Rapports de Human Rights Watch

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7. JUSTICE EN COTE D’IVOIRE – L'ENGAGEMENT INTERNATIONAL, UN ELEMENT ESSENTIEL

Human Rights Watch estime que les tribunaux nationaux sont responsables au premier chef de la poursuite des crimes commis à l'intérieur des frontières du pays. Cependant, lorsque l'appareil judiciaire national n'est pas disposé ou n'est pas en mesure de poursuivre les graves violations du droit international, des mécanismes judiciaires alternatifs, tels qu'un tribunal international ou mixte (national-international), peuvent se révéler nécessaires pour veiller à ce que justice soit faite. Au moment d'évaluer si le recours aux tribunaux nationaux est approprié, il faut examiner attentivement la capacité et la volonté du gouvernement pour juger ces crimes, le contrôle qu'il exerce réellement sur le territoire où certains de ces crimes ont eu lieu, ainsi que le contexte politique et social dans lequel les procès devraient se dérouler. Plusieurs autres facteurs cruciaux concernant le système judiciaire ivoirien doivent également être examinés soigneusement: son adhésion aux normes internationales en matière de procès équitable; l'indépendance et l'impartialité des tribunaux et des poursuites; l'expérience suffisante des juges, procureurs et enquêteurs; la protection des témoins; et la sécurité.

Human Rights Watch considère que sans un soutien et un engagement significatifs de la communauté internationale, il est impossible, en Côte d'Ivoire, de rendre justice aux victimes des graves crimes contre les droits humains, notamment les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité.

Nous citerons quelques-unes de ces raisons:

1) Le gouvernement ivoirien a fait montre de très peu de volonté politique pour traduire en justice les membres des forces de sécurité, des partis politiques ou des milices considérés responsables de graves crimes.

2) Dans la partie du pays aux mains des rebelles – estimée à au moins cinquante pour cent du territoire –, il n'existe pas de tribunaux légalement constitués et les chefs rebelles n'ont pas établi d'autorité judiciaire légitime. Ces dirigeants n'ont affiché aucune volonté politique de juger les graves crimes dans lesquels leurs commandants ou combattants sont impliqués. Selon de nombreux témoignages, les rebelles auraient exécuté sommairement des pilleurs et violeurs présumés sans procès et des criminels présumés ainsi que des combattants rivaux seraient décédés en détention. Il est très peu probable que les dirigeants rebelles se soumettent, eux ou leurs subordonnés, à la juridiction des tribunaux du gouvernement ivoirien sans engagement significatif de la communauté internationale.

3) Bien que la constitution de la Côte d'Ivoire prévoie un système judiciaire indépendant, la justice ivoirienne a dans la pratique succombé aux pressions exercées par le pouvoir exécutif et aux influences extérieures, surtout la corruption. Les cas plus délicats sur le plan politique feraient l'objet de pressions de la part de l'exécutif, du parti au pouvoir ou d'intérêts ethniques. L'équité dans les procès est souvent mise à mal par des magistrats et des juges corrompus.15 Certains s'inquiètent par ailleurs du fait que l'activité ou l'affiliation politique manifeste de certains membres du ministère de la justice pourrait créer un sentiment de parti pris ou, dans certains cas, compromettre leur indépendance dans des dossiers sensibles au niveau politique.

4) Même s'ils ne sont pas systématiques, les cas d'arrestations et de détentions arbitraires sont fréquents et la période de détention préventive, tant dans les affaires criminelles que dans celles sensibles sur le plan politique, dépasse souvent la limite prévue par la loi.16 Bien que cela ne soit pas systématique, Human Rights Watch a recueilli des informations sur de nombreux cas de civils et de combattants non armés qui ont été brutalement torturés, violés, qui ont “disparu”, ont avoué sous la contrainte et parfois ont été tués alors qu'ils étaient détenus dans des postes de police ou de gendarmerie.17 En outre, lorsque la justice fournit un avocat désigné par la cour, très peu de défenseurs publics sont prêts à offrir ce service.

5) La sécurité dans le pays est toujours polarisée en fonction de l'appartenance ethnique, religieuse et politique; c'est aussi le cas dans le système judiciaire. La protection suffisante des témoins et du personnel des tribunaux représente donc un énorme défi. A plusieurs reprises, les forces de sécurité n'ont pas voulu ou n'ont pas pu maîtriser les attaques menées contre des institutions judiciaires et gouvernementales. Par exemple, le 10 mars 2004, une foule de jeunes appartenant à un groupe radical pro-gouvernemental appelé “Jeunes Patriotes,” a fait irruption dans le Ministère de la Justice à Abidjan pour protester contre les récentes nominations faites par le Ministre de la Justice, qui est également président de l'un des principaux partis d'opposition.

Comme l'a expliqué un avocat ivoirien vivant en exil, “Les problèmes du système judiciaire ivoirien reflètent les divisions et les faiblesses qui caractérisent la société ivoirienne d'aujourd'hui. L'indépendance et l'impartialité de nos juges et magistrats sont sévèrement compromises non seulement par la corruption, mais également par le favoritisme ethnique, les affinités politiques et les préjugés religieux. La société est divisée par de profondes rivières ethniques et ces rivières traversent aussi l'appareil judiciaire.”18




[15] Entretien téléphonique de Human Rights Watch, New York, le 17 septembre 2004. Voir également entre autres les Rapports sur les droits de l'homme publiés par le Bureau américain pour la Démocratie, les Droits de la Personne et le Travail, le 25 février 2004, Section 1(e).

[16] Entretien téléphonique de Human Rights Watch, New York, le 17 septembre 2004.

[17] Voir, “The New Racism: The Political Exploitation of Ethnicity in Côte d’Ivoire” et “Trapped Between Two Wars,” p.23-24.

[18] Entretien de Human Rights Watch avec un avocat ivoirien, New Jersey, le 22 septembre 2004.


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