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IV.       Obstacles liés aux conditions de sécurité

La sécurité est encore très précaire en Ituri.  Le programme était basé sur la supposition que les conditions de sécurité allaient progressivement s’améliorer et permettre un fonctionnement normal de la justice.  Cela n’a pas été le cas.  La sécurité a été citée par les magistrats comme un obstacle parmi les plus sérieux auxquels ils doivent faire face.  « Les juges ne sont pas à l’aise, » a déclaré le procureur à la presse, ajoutant qu’il a lui-même reçu des menaces.22

Les magistrats ont récemment stigmatisé les pauvres conditions de sécurité à Bunia, dans un mémorandum commun remis à RCN le 22 mai 2004.23  Le mémorandum rappelle que les magistrats et le personnel judiciaire « travaillent dans une psychose totale liée aux multiples menaces contre leur intégrité physique, proférées contre eux par les extrémistes de tout bord, hier membres actifs des différents groupes armés dont plusieurs ténors attendent, en état d’arrestation, leur jugements comme auteurs moraux ou matériels des massacres orchestrés dans le District [de l’Ituri]. »24

  • Un large fossé de l’impunité

A Bunia la présence de la MONUC a contribué à l’amélioration d’une situation de sécurité qui était inexistante.  Elle a eu un effet dissuasif important sur les groupes armés qui n’ont pas été désarmés.  Des patrouilles sont régulièrement organisées dans certains quartiers de la ville pour sécuriser la population.  En dehors de la ville, cependant, la situation est moins reluisante.  La MONUC étend à peine son contrôle sur les périphéries immédiates de la ville de Bunia et de quelques agglomérations de l’intérieur, laissant des localités entières de l’Ituri au contrôle des groupes armés.  Le contrôle de la MONUC sur la ville de Bunia elle-même n’est ni total ni effectif.  La ville est encore régulièrement l’objet d’actes sporadiques d’insécurité et des quartiers entiers sont encore sous le contrôle effectif des groupes armés.

Il y a par conséquent d’énormes difficultés à exécuter les mandats du procureur dans ces quartiers inaccessibles à la MONUC ou à y procéder à des enquêtes.  Les magistrats n’ont pas non plus commencé à enquêter dans les localités de l’intérieur du district, et ne pourraient probablement pas le faire dans les localités où la MONUC n’est pas en mesure de patrouiller.25

Un fossé de l’impunité se creuse ainsi entre les crimes commis à Bunia qui sont pour la plupart à la portée des enquêtes du Tribunal et ceux commis dans le reste de l’Ituri, qui échappent aux poursuites.  D’après une organisation locale, « Le tribunal de grande instance de Bunia, compétent par définition pour connaître des infractions commises sur l’ensemble du district de l’Ituri, n’exerce ses attributions que dans la ville de Bunia.  Les habitants des territoires de Aru, Mahagi, Irumu, et Djugu savent que le tribunal existe mais ils ne savent pas son action dans leur vie quotidienne. »26

  • Peur de témoigner

A cause de l’état précaire de la sécurité, la justice à Bunia ne peut pas compter sur une collaboration efficace de la population.  Les témoins potentiels refusent de déposer, invoquant les limites de la MONUC et son incapacité à établir la sécurité sur tout le territoire de l’Ituri.  Ils citent également les menaces dirigées contre les juges eux-mêmes, comme celles contenues dans un tract déposé dans les bureaux des juges, leur promettant la mort et envisageant de mettre le feu sur le palais de justice.27  La peur de témoigner prive donc les magistrats des moyens d’enquêter sur les crimes commis en Ituri.  D’après un magistrat, la plupart des victimes qui déposent refusent ensuite de signer leurs déclarations qui ne peuvent de ce fait être utilisées au tribunal.  Et lorsqu’ils sont sollicités, beaucoup exigent de ne parler aux magistrats qu’à la stricte condition de ne pas être appelés ensuite à témoigner au procès.

La peur de témoigner est justifiée par une présence encore très active des groupes armés.  Alors même que les juges ont réussi à imposer une relative discipline dans la salle d’audience, les groupes armés ont redoublé d’activités en dehors des procès.  Des actes d’intimidation ont été rapportés par des témoins potentiels et les familles des victimes.  Un dirigeant d’une entreprise publique locale a reçu des appels téléphoniques contenant des menaces de mort alors qu’il s’apprêtait à témoigner contre Aimable Rafiki.  Certains auteurs des menaces s’identifiaient ouvertement comme membres de l’UPC ou disaient appeler de la part de Thomas Lubanga, président de l’UPC.28  Les magistrats déplorent le fait qu’ils n’ont pas de moyen de protéger les témoins.

La peur de témoigner pourrait expliquer en partie l’acquittement de Matthieu Ngunjolo par le tribunal de grande instance de Bunia le 3 juin 2004.  Ngunjolo était poursuivi, entre autres faits, pour l’enlèvement et le meurtre en septembre 2003 d’un partisan de l’UPC qui avait été envoyé au quartier général du FNI pour y parlementer avec les dirigeants de ce groupe armé et les inviter à une réunion organisée par la MONUC.  Alors qu’il paraissait très confiant avant l’ouverture du procès,29 le procureur n’a finalement pu présenter qu’un témoin à charge.  Les autres témoins qui avaient dépose au cours de l’instruction s’étaient rétractés et avaient refusé de se présenter aux audiences du tribunal par peur de représailles devant des pressions des dirigeants du groupe armé FNI.  L’unique témoin à charge présenté par le procureur n’a lui-même déposé qu’à la première audience du tribunal avant de refuser de comparaître aux audiences suivantes, citant les menaces de plus en plus pressantes des partisans du FNI.  Le procureur n’avait plus rien pour soutenir ses accusations et le tribunal n’avait plus que le choix d’acquitter Matthieu Ngunjolo pour inexistence de preuves.

  • Délocaliser les procès

Citant les menaces et ce climat d’insécurité, le procureur a proposé que les affaires soient instruites localement mais jugées ailleurs.30  L’idée que certains procès devraient être tenus en dehors de l’Ituri comme solution possible au problème de sécurité des témoins a été endossée par la MONUC qui l’a présentée au ministère de la Justice.31  Le Ministre de la Justice semble acquis à l’idée que Kinshasa pourrait accueillir certains procès. Une liste de personnes poursuivies qui pourraient être transférées à Kinshasa pour y être jugées était en cours de préparation, même si certains conseillers du ministre ont cru voir des obstacles constitutionnels à la délocalisation des procès.32

La délocalisation de certains procès présenterait des avantages certains.  A Kinshasa certains témoins pourraient se sentir plus libérés des pressions et menaces des groupes armés.  La protection des témoins par la police ou la MONUC à Kinshasa pourrait également être plus aisée qu’à Bunia.

Cependant, l’instruction des affaires à Bunia et le déroulement des procès à Kinshasa ressemble à un mauvais compromis entre la sécurité des témoins et l’efficacité des poursuites.  La déposition des témoins est aussi nécessaire – voire plus nécessaire – en cours d’instruction qu’au procès.  La sécurité des témoins au procès n’a de sens que si elle reflète une sécurité identique en phase d’instruction.  Or si l’instruction se déroule à Bunia elle continuera à être négativement affectée par la peur de déposer.  Si elle se déroule à l’extérieur de l’Ituri les enquêtes seront rendues inefficaces par leur éloignement des lieux de la commission des crimes.

Certains magistrats de Bunia préfèrent voir les procès se dérouler localement.  D’après un magistrat, « les crimes ont été commis ici, il est important que les auteurs soient jugés ici. »33  Un autre a exprimé la crainte que le transfert des affaires les plus importantes à Kinshasa ne puisse porter atteinte au prestige et à l’autorité de la justice locale.  D’après lui, transférer des affaires à Kinshasa pourrait remettre en cause l’effet dissuasif de la justice : « Les arrestations que nous avons opérées jusque-là ont commencé à dissuader ici. On a vu que les chefs des groupes armés sont fragilisés face à la justice. »34

Human Rights Watch pense que renvoyer systématiquement tous les procès ou une bonne partie de ces procès à Kinshasa pourrait établir un précédent malheureux et détourner le gouvernement de son obligation de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la protection des témoins.  Il apparaîtrait raisonnable d’explorer toutes les possibilités disponibles et de prendre toutes les mesures pouvant permettre le déroulement des procès sur les lieux de commission des crimes et de ne recourir à la délocalisation des procès qu’au titre de mesure absolument exceptionnelle.



[22] « Pour la fin de l’impunité en Ituri, les moyens ne sont pas au rendez-vous », AFP, 11 avril 2004.

[23] « Réseau Citoyens Network » (RCN Justice et Démocratie) est l’organisation non gouvernementale belge qui gère le programme de restauration rapide du système judiciaire pénal à Bunia au nom de la Commission européenne.  Elle s’occupe notamment de l’approvisionnement du tribunal et du parquet en matériel de fonctionnement, de la supervision des conditions de viabilité dans la prison, de l’octroi des cycles de formation et de recyclage des magistrats, du paiement de leurs « primes », etc.

[24] Note confidentielle à l’intention de l’ONG RCN/Bunia, 22 mai 2004.

[25] Cette situation pourrait progressivement évoluer : des enquêteurs de la MONUC et des représentants du parquet ont récemment effectué des missions conjointes d’enquête, notamment dans les localités de Tchomia, Kasenyi, et Fataki.

[26] Justice Plus, « Une justice sélective contre une masse d’impunité, » communiqué de presse, Bunia, 8 mai 2004.

[27] Mémorandum des magistrats, voir note 24 ci-dessus.

[28] Entretiens conduits à Bunia en mai 2004.

[29] Il a notamment déclaré à l’AFP à propos de Ngunjolo que « les faits semblent maintenant incontestables et [Ngunjolo] encourt la peine de mort » : « Pour la fin de l’impunité en Ituri, les moyens ne sont pas au rendez-vous, » AFP, 11 avril 2004.

[30] « Pour la fin de l’impunité en Ituri, les moyens ne sont pas au rendez-vous, » AFP, 11 avril 2004.

[31] Entretien avec M. Yenyi Olungu, Directeur de cabinet du ministre de la Justice, Kinshasa, 3 mai 2004.

[32] Ibid.  M. Yenyi Olungu a invoqué l’article 22 de la Constitution de transition qui prévoit que « nul ne peut être soustrait contre son gré au juge que la loi lui assigne. »

[33] Entretiens conduits par Human Rights Watch, Bunia, 8 avril 2004.

[34] Idem.


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