Rapports de Human Rights Watch

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Contexte

En 1992, après que le gouvernement ait suspendu les élections parlementaires que le Front Islamique du Salut (FIS) était sur le point de remporter, l'Algérie a plongé dans un cycle de violence politique. Depuis lors, cette violence a coûté la vie à plus d’une centaine de ressortissants étrangers et plus de 100.000 Algériens — nombre qui inclut des soldats et des activistes mais surtout des civils. Le Président Bouteflika lui-même a évoqué dans des discours le chiffre de 200.000 morts.

La vaste majorité des crimes commis au cours de cette période n'a jamais fait l'objet d'enquêtes approfondies visant à en identifier les auteurs et à établir leurs responsabilités. Cette absence d'investigation à large échelle ne peut être expliquée complètement par le climat d'insécurité et de violence régnant; elle dénote surtout un manque de volonté politique de la part des autorités pour établir la vérité et les responsabilités dans les violations des droits humains.

Les groupes islamistes armés qui sont entrés en pleine activité après l'annulation des élections ont d'abord pris pour cible la police et l'armée avant de commencer à assassiner des civils. Au départ, ils visaient les personnes qu'ils estimaient hostiles à leur agenda politique ou qui s'écartaient de leur interprétation d'une conduite pieuse mais par la suite, ils se sont attaqués aveuglément et sur une vaste échelle aux civils, hommes, femmes et enfants confondus. Ils ont perpétré des massacres en zones rurales et enlevé des centaines, voire des milliers de civils algériens et violé un grand nombre de femmes. 6

Agissant en vertu de l'état d'urgence décrété en février 1992, les autorités appuyées par l'armée ont tout d'abord interné des milliers d'islamistes présumés dans des centres de sûreté dans le désert du sud. Ces camps ont finalement été fermés. Les forces de sécurité se sont engagées dans une répression féroce à l'égard des activistes présumés et des personnes soupçonnées de les soutenir ou de leur témoigner de la sympathie. Opérant en quasi totale impunité, les unités de l'armée ont exécuté sommairement des suspects, tué des civils en guise de représailles et commis des actes de torture généralisés sur les suspects lors des interrogatoires. En 1997, les forces de sécurité se sont bel et bien abstenues d'intervenir lorsque des groupes armées ont commis plusieurs grands massacres de civils non loin d'avant-postes de l'armée, éveillant des soupçons à propos de la passivité de ces forces. Ces doutes n'ont jamais été dissipés par aucune enquête impartiale portant sur ces événements. L'appareil judiciaire algérien a condamné des milliers d'activistes et de personnes soupçonnées de les soutenir à des peines d'emprisonnement au cours de procès qui ne respectaient pas les normes internationales en matière de procès équitable. Beaucoup ont été jugés par des “cours spéciales” mises sur pied par la loi antiterroriste de 1992.7 Bien que les cours spéciales aient été supprimées en 1995, les autres dispositions principales de ladite loi, avec sa définition floue du terrorisme, ont été incorporées cette année dans le code pénal.8 Le nombre précis d'Algériens incarcérés en lien avec le terrorisme n'est pas connu mais il s'élève facilement à mille.

Au milieu des années 90, les forces de sécurité ont enlevé plusieurs milliers d'Algériens qui ont ensuite “disparu” et qui sont toujours portés disparus. Il y a quelques mois, le Président de la commission ad hoc sur les disparus a déclaré que celle-ci avait enregistré 6.146 cas de ce genre; certaines organisations algériennes de défense des droits humains font état d'un chiffre réel beaucoup plus élevé.

Lorsque le Président Bouteflika a été élu en avril 1999, la violence politique était déjà en recul après avoir atteint son plus haut niveau au milieu des années 90. Les forces de sécurité avaient sécurisé la plupart des régions du pays et l'un des principaux groupes armés observait un cessez-le-feu depuis l'automne 1997.

L'une des premières démarches du Président Bouteflika lors de son arrivée au pouvoir a été de proposer la Loi sur la concorde civile (loi 99-08 du 13 juillet 1999), qui exonérait de toute poursuite les activistes qui se rendaient volontairement. Ils ne pouvaient bénéficier de cette amnistie que s'ils dévoilaient entièrement tous leurs actes passés et n'avaient  “pas commis ou participé à la commission d'infractions ayant entraîné mort d'homme ou infirmité permanente, viol” et s'ils n'avaient “pas utilisé des explosifs en des lieux publics ou fréquentés par le public” (Article 3).

Les extrémistes qui avaient commis l'une de ces infractions pouvaient bénéficier d'une peine réduite mais pas d'une amnistie complète. La Loi sur la concorde civile a été adoptée aux deux chambres du parlement sans grand débat et sans une seule voix contre, et est entrée en vigueur le 13 juillet 1999. Elle a été avalisée par une majorité écrasante d'Algériens lors d'un référendum organisé le 16 septembre de la même année.9

Un décret exécutif du 20 juillet 1999 (no 99-142) faisant suite à la Loi sur la concorde civile a établi des “comités de probation” dans chaque wilaya (province). Ces comités sont dirigés par le procureur général responsable du district et composés principalement de représentants de diverses forces de sécurité. Le décret a chargé ces comités d'examiner si chaque activiste qui se rendait remplissait les critères définis pour bénéficier d'une amnistie et de fixer les conditions de sa probation.

La Loi sur la concorde civile a apparemment contribué à réduire la violence politique mais a également alimenté la polémique, notamment à propos de son mode d'application. La loi exclut de l'amnistie les responsables de crimes graves. Dans la pratique cependant, les comités de probation ont travaillé de façon non transparente, sans informer le public de leurs délibérations ou décisions, donnant l'impression qu'ils agissaient à partir d'instructions politiques et faisaient défiler une série de candidats sans chercher à déterminer s'ils avaient commis ou ordonné la commission de crimes graves.

Le décret présidentiel n° 2000-03 daté du 10 janvier 2000 a également fait l'objet d'une controverse en amnistiant collectivement les membres de deux groupes armés qui avaient accepté de déposer les armes et de se démanteler. Ce décret relatif à la grâce amnistiante se basait sur l'Article 41 de la Loi sur la concorde civile qui exonérait de poursuites les membres de groupes armés acceptant sans réserve ou condition de désarmer et de se disperser. Les membres de l'Armée Islamique du Salut (AIS) et de la Ligue Islamique pour le Da’wa et le Djihad (LIDD) ont donc bénéficié d'une amnistie totale. Le décret stipulait qu'une liste des noms des bénéficiaires de cette amnistie était annexée au décret mais aucune liste de ce genre n'a jamais été rendue publique. Les bénéficiaires ont donc échappé à tout examen quant à leur possible implication dans de graves crimes de toute nature et ont pu immédiatement jouir de leurs droits civils et politiques, contrairement aux membres des groupes armés qui se sont rendus individuellement aux termes de la Loi sur la concorde civile.

Les autorités affirment que plus de 5.500 activistes ont profité de la Loi sur la concorde civile et de la grâce amnistiante pour se rendre.10 Elles ont annoncé dernièrement que le nombre d'activistes armés encore actifs avait diminué pour ne plus s'élever qu'à quelques centaines.11

Les mesures d'amnistie prévues par la Loi sur la concorde civile ne s'étendent pas aux agents de l'Etat qui continuent, en principe, à devoir pleinement répondre de leurs actes au regard de la loi algérienne. Mais l'offre faite par la loi d'amnistier partiellement les activistes a suscité des appels en faveur d'une mesure parallèle visant les agents de l'Etat qui, autrement, pourraient faire l'objet de poursuites pour des infractions commises lorsqu'ils combattaient les groupes armés.12

 



[6] A propos de l'évolution de la situation des droits humains depuis les années 90, voir les rapports périodiques d'Amnesty International, de la Fédération internationale des ligues des droits de l'homme, de Human Rights Watch et d'Algeria-Watch (www.algeria-watch.org) ainsi que les rapports annuels du Département d'Etat américain, Country Reports on Human Rights Practices.

[7] Décret législatif no 92-03 du 30 septembre 1992 relatif à la lutte contre la subversion et le terrorisme. A propos des cours spéciales, voir Middle East Watch (aujourd'hui Human Rights Watch/Moyen-Orient), “Human Rights Abuses in Algeria: No One is Spared,”A Human Rights Watch Report, Janvier 1994.

[8] Voir Article 87bis du Code pénal, amendé par l'ordonnance no 95-11 du 25 février 1995.

[9] Les électeurs devaient répondre à la question «Etes-vous pour ou contre la démarche générale du président de la république visant à la réalisation de la paix et de la concorde civile?» Selon le décompte officiel, 98,63 pour cent des électeurs ont voté oui, avec un taux de participation de 85,03 pour cent.

[10] Des responsables du Ministère de la Justice lors d'un entretien avec Human Rights Watch, Alger, 21 juin 2005.  L'ex-dirigeant de l'AIS, Madani Mezrag, aurait déclaré que 3.800 membres de l'AIS avaient déposé les armes et quitté le maquis suite à des négociations avec l'armée et aux mesures d'amnistie. Fayçal Oukasi, « Madani Mezrag donne le ‘Coup d’envoi Islamiste’ à la réconciliation », l’Expression, 24 août 2005.

[11] Selon Le Monde, les autorités disent que le Groupe salafiste pour la prédication et le combat, seul groupe armé organisant encore régulièrement des attaques, compte entre 300 et 600 membres. Florence Beaugé, « Le Groupe salafiste pour la prédication et le combat, dernier mouvement armé algérien encore actif », Le Monde, 26 juin 2005. Les estimations allant de 300 à 1.000 ont été fournies par divers responsables de la sécurité cités dans Faycal Oukaci, “Cartographie des maquis,” l’Expression, 17 août 2005.

[12] L'un des plus ardents avocats d'une amnistie a été Farouk Ksentini, président de la Commission nationale consultative de promotion et de protection des droits de l'homme et depuis la fin 2003, aussi président de la Commission ad hoc sur les disparus, commissions qui dépendent toutes deux de la Présidence. Dans une interview publiée en janvier 2003, il déclarait: “Les premiers bénéficiaires de cette amnistie seraient les gens qui appartiennent aux institutions accusées d'avoir procédé à ces disparitions. Une telle mesure aurait pour effet d'entraîner la cessation de toutes les recherches. Bien sûr qu'une amnistie profiterait à un certain nombre de criminels, mais elle serait dans l'ordre des choses, et c'est ce qu'on peut souhaiter de mieux à l'Algérie pour tourner la page et aller de l'avant.” « Farouk Ksentini, président de la Commission nationale de protection des droits de l'homme: ‘Une amnistie générale est inéluctable,’ » Le Monde, 7 janvier 2003. Dans un entretien avec Human Rights Watch, Ksentini a fait le lien entre une éventuelle amnistie pour les agents de l'Etat et celle dont bénéficient déjà les activistes. “Dans notre rapport [de la Commission ad hoc sur les disparus, soumis au président], nous avons dit que s'il devait y avoir une amnistie, elle devrait tout d'abord être en faveur des agents de l'Etat car leurs actions ont été menées dans le cadre de la bataille contre le terrorisme et parce que les terroristes ont déjà bénéficié d'une amnistie en vertu de la Loi sur la concorde civile.” Entretien, Alger, 15 juin 2005.


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