Rapports de Human Rights Watch

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Le Journal condamné à une peine record pour diffamation

 

Le jugement le plus récent rendu dans une affaire de diffamation et ayant donné lieu à une peine aux proportions inquiétantes est celui qui a été prononcé à l'encontre du Journal. Le Journal et son principal concurrent, TelQuel (voir plus loin), sont des hebdomadaires agressifs, basés àCasablanca, publiés sur papier glacé et qui attirent un lectorat recruté dans l'élite.

 

Dans son édition du 3 décembre 2005, Le Journal a publié un article sur le Sahara Occidental dans lequel il critiquait et ridiculisait un document élaboré par une cellule de réflexion basée à Bruxelles, le European Strategic Intelligence and Security Center (ESISC). Le document de l'ESISC porte sur le Front Polisario, le mouvement pour l'indépendance qui est l'adversaire du Maroc dans le long conflit qui les oppose sur le Sahara Occidental. Le rapport de l'ESISC s'intitule "Le Front Polisario: partenaire crédible de négociations ou séquelle de la Guerre froide et obstacle à une solution pacifique au Sahara Occidental?" Le Journal accusait le rapport de faire preuve de tant de partialité en faveur de la position marocaine officielle qu'il donnait l'impression d'avoir reçu des instructions et de l'argent du gouvernement marocain ou de ses lobbyistes.

 

Le Journal, qui est diffusé à environ 16.000 exemplaires, n'a en réalité jamais accusé l'ESISC d'avoir reçu de l'argent ou des instructions des autorités marocaines ou d'intermédiaires agissant en leur nom. Mais son article, basé sur une analyse du contenu du rapport, est rempli de sous-entendus. Il emploie des termes tels que "téléguidé" et "dirigé" pour décrire le rapport, mais il prend la peine de les mettre entre guillemets. Par exemple, l'hebdomadaire titrait en couverture: "Les mauvais arguments d'un rapport 'téléguidé' par Rabat. Le Polisario est-il fini?".

 

Le président de l'ESISC, Claude Moniquet, a intenté un procès en diffamation contre Le Journal au Maroc, faisant valoir que les allégations selon lesquelles il avait accepté de l'argent marocain pour publier le rapport avaient nui à la réputation de l'ESISC. "Nous refusons les financements de toute partie impliquée dans nos recherches", a-t-il déclaré lors d'une conférence de presse le 20 décembre.7 Moniquet réclamait cinq millions de dirhams en dommages-intérêts ainsi que la publication par Le Journal d'un "rectificatif" à ses frais dans les journaux au Maroc, en Europe et aux Etats-Unis. Le ministère public réclamait également cinq millions de dirhams de dommages-intérêts pour le plaignant.

Le procès en diffamation à l'encontre du directeur du Journal Aboubakr Jamaï et du reporter Fahd Iraqi s'est ouvert le 16 janvier devant le Tribunal correctionnel de Rabat. Les défendeurs ont demandé au juge de convoquer comme témoins deux spécialistes du conflit au Sahara Occidental basés respectivement en Espagne et en France. La défense espérait que ces témoins experts cautionneraient l'opinion du Journal selon laquelle le rapport de l'ESISC semblait étrangement proche de la position marocaine officielle, démontrant par là-même la "bonne foi" du Journal lorsqu'il avait jugé sévèrement le rapport.

 

Au regard de la loi marocaine, la vérité est généralement un bon argument de défense dans les procès en diffamation. L'Article 73 du Code de la Presse stipule que la partie accusée de diffamation "doit prouver la vérité des faits diffamatoires" en fournissant au procureur du Roi "la copie des pièces; [et] les noms, professions et adresses des témoins par lesquels il entend faire sa preuve."

 

Pourtant, le juge présidant le procès contre Le Journal, Mohammed Alaoui,8 a rejeté la requête de l'hebdomadaire de convoquer les deux experts en tant que témoins. Dans son jugement écrit, il fondait son refus non pas sur le manque de pertinence des témoins mais plutôt sur une lecture peu orthodoxe et contre-intuitive de l'Article 73, selon laquelle les preuves présentées par le défendeur pour l'innocenter devaient inclure à la fois des documents et des témoins oraux mais pas uniquement l'un ou l'autre. Cette décision procédurale a poussé les avocats du Journal à se retirer du procès en signe de protestation, faisant valoir que le Juge Alaoui les avait privés du moyen de défendre leurs clients.

 

Le 16 février, le Juge Alaoui a annoncé la condamnation du Journal pour diffamation envers le plaignant, Jamaï et Iraqi devant chacun verser 50.000 dirhams, soit l'amende maximale prévue en cas de diffamation en vertu de l'Article 47 du Code de la Presse. Il a également ordonné au Journal de verser à Moniquet trois millions de dirhams de dommages-intérêts et d'assumer les frais de publication du jugement dans trois journaux marocains.

 

Bien que la loi marocaine précise les amendes maximales qui peuvent être fixées en cas de diffamation, elle laisse à la discrétion du juge le montant des dommages-intérêts à accorder à la partie diffamée, en fonction de l'évaluation que fait le juge du préjudice causé. Cependant, lors du procès du Journal, le juge n'a jamais demandé à Moniquet de justifier le montant du préjudice subi par l'ESISC et il n'a pas expliqué comment il était arrivé au chiffre de trois millions de dirhams pour les dommages-intérêts. (Lors d'une conversation téléphonique avec Human Rights Watch le 20 avril 2006, Moniquet a reconnu que le tribunal ne lui avait jamais demandé de préciser comment les dommages matériels et moraux qu'il avait subis atteignaient le chiffre de cinq millions de dirhams qu'il réclamait. Il a toutefois signalé à Human Rights Watch le 10 avril 2006 qu'outre le fait d'avoir porté gravement atteinte à la réputation de l'institut, l'article du Journal avait contribué à la décision d'au moins un client de postposer ou d'annuler sa commande auprès de l'ESISC pour un travail se rapportant à l'Afrique du Nord.)

 

Tant les défendeurs que le plaignant et le ministère public ont fait appel du verdict, les défendeurs, d'une part, cherchant à obtenir l'acquittement, les parties adverses, d'autre part, considérant que les trois millions de dirhams accordés étaient insuffisants.

 

En appel, la défense a demandé à la Cour d'appel de Rabat d'annuler la condamnation de l'instance inférieure en raison de supposées erreurs de procédure, notamment le refus de convoquer les témoins proposés par la défense. Le juge de la cour d'appel a rejeté cette requête mais, de sa propre initiative, il a assigné à comparaître les deux témoins proposés par la défense lors du procès devant l'instance inférieure.

 

Seul l'un des deux, l'expert espagnol Bernabé López García, s'est présenté. Il est venu à la barre lors de l'audience du 4 avril – mais à cette date, la défense s'était déjà retirée du procès pour protester contre le refus de la cour d'annuler le verdict de l'instance inférieure. Le juge n'a posé qu'une seule question importante à Lopéz García: Le gouvernement marocain a-t-il commandé ou payé pour le rapport publié par l'ESISC? López García a répondu qu'il l'ignorait. Le juge a évité de mener son interrogatoire dans le sens souhaité par la défense, c'est-à-dire de chercher à éclaircir si les spécialistes du conflit au Sahara Occidental considéraient que la critique du rapport de l'ESISC par Le Journal était raisonnable. Le 18 avril, la Cour d'appel a confirmé le verdict et la peine rendus par l'instance inférieure.

 

Selon le défendeur et directeur du Journal, Aboubakr Jamaï, la peine record prononcée contre Le Journal n'était pas motivée par sa prétendue diffamation de l'ESISC mais plutôt par l'idée sous-jacente de l'article, selon laquelle les autorités marocaines géraient mal le problème du Sahara Occidental en cherchant à discréditer le Polisario et à le présenter comme un partenaire indigne de négocier. Les autorités, qui ne tolèrent pas les critiques à l'égard de leur politique au Sahara Occidental, ont trouvé dans la plainte pour diffamation déposée par l'ESISC un moyen commode de punir Le Journal, a déclaréJamaï à Human Rights Watch le 20 avril.

 

Des faits troublants coïncidant avec le procès du Journal devant l'instance inférieure ont renforcé le sentiment que les autorités marocaines cherchaient à exercer des pressions ou à punir l'hebdomadaire. Le 14 février – soit deux jours avant le verdict de l'instance inférieure – des manifestants se sont rassemblés devant le siège du Journal dans le centre de Casablanca, dénonçant le fait qu'il avait reproduit les caricatures controversées du Prophète Mahomet, d'abord publiées dans un journal danois. Un rassemblement similaire, également pour protester contre la supposée publication des dessins satiriques par Le Journal, avait eu lieu la veille devant le bâtiment du parlement à Rabat. La télévision marocaine a couvert les manifestations de façon entièrement partiale, interviewant les protestataires en colère sans diffuser aucun entretien avec des membres du Journal et sans attirer l'attention sur le fait que l'hebdomadaire n'avait jamais reproduit les caricatures.

 

Les manifestations étaient tout sauf spontanées. Comme Le Journal et d'autres l'ont démontré de façon crédible, les responsables marocains ont recruté et fourni des moyens de transport à des hommes, des femmes et des enfants issus des quartiers pauvres, après leur avoir dit que la cible des manifestations était des "infidèles" qui avaient reproduit les caricatures. Bien que des témoins aient déclaré que des véhicules et des responsables locaux étaient présents aux rassemblements et y avaient contribué, une enquête plus approfondie est nécessaire pour identifier quels fonctionnaires publics ont ordonné et supervisé ces activités. Le Ministre de la Communication, Nabil Benabdellah, a démenti toute implication des autorités marocaines dans les manifestations. En dehors d'autres démentis allant dans le même sens, les responsables marocains ne se sont pas exprimés publiquement à ce propos.

Les membres du personnel du Journal ont déclaré, à juste titre, qu'ils craignaient pour leur intégrité physique en raison des manifestations anti-Journal et de la couverture hostile des événements par la télévision publique, au moment même où des dizaines de personnes avaient perdu la vie lors des vagues de protestations violentes qui avaient déferlé sur tout le monde musulman en lien avec les caricatures.

 



[7] Morad Aziz, “Claude Moniquet: ESISC to sue Le Journal Hebdomadaire,” Morocco Times, 23 décembre 2005.

[8] Le Juge Alaoui est connu pour avoir jugé d'autres affaires à caractère politique, notamment une en avril 2005 où il a reconnu le journaliste Ali Mrabet coupable de diffamation envers une association non gouvernementale peu connue, parce qu'il avait qualifié de réfugiés les Sahraouis vivant dans les camps dirigés par le Polisario à Tindouf, en Algérie, contredisant la position officielle du Maroc selon laquelle il s'agit de "séquestrés" retenus contre leur gré par le Polisario. Pour cela, le Juge Alaoui a interdit à Mrabet d'exercer le journalisme pendant dix ans, peine qui existe dans le Code pénal marocain mais que personne ne se rappelle avoir vu appliquer récemment à l'égard d'un journaliste. L'Article 87 du code stipule que ”l'interdiction d'exercer une profession, activité ou art, doit être prononcée contre les condamnés pour crime ou délit, lorsque la juridiction constate que l'infraction commise a une relation directe avec l'exercice de la profession, activité ou art, et qu'il y a de graves craintes qu'en continuant à les exercer, le condamné soit un danger pour la sécurité, la santé, la moralité ou l'épargne publiques."

En 2003, le Juge Alaoui a condamné Mrabet à quatre ans d'emprisonnement et à une amende pour avoir "offensé le roi" et "porté atteinte à la monarchie" et à "l'intégrité du territoire national" par le biais des articles, des caricatures et des entretiens qu'il avait publiés. Le Roi Mohammed VI a pardonné Mrabet en janvier 2004, après que ce dernier eut purgé plus de sept mois de prison.


<  |  index  |  suivant>>9 mai 2006