Commentaires sur la proposition sénégalaise

Human Rights Watch a examiné le rapport Sow, et le Rapport Financier sur lesquels la demande sénégalaise se fonde. Ces rapports représentent une étape très positive et contribuent à une bonne compréhension des défis auxquels le Sénégal doit faire face. En particulier, le rapport Sow souligne que :

  • Au regard des articles 5(2) et 6(1) de la Convention des Nations Unies contre la torture, le Sénégal doit « prendre immédiatement les mesures administratives (assignation à résidence et interdiction de quitter le territoire) de nature à garantir la présence de M. Hissène Habré au Sénégal » ;8

  • Le Sénégal devrait solliciter l’entraide judiciaire de la Belgique, conformément à l’article 9 de la Convention des Nations Unies contre la torture, de manière à tirer profit de l’instruction menée des années durant par ce pays ;9

  • La procédure qui doit être engagée contre Hissène Habré au Sénégal n’est pas affectée par les décisions d’incompétence rendues en 2001 (pour juger  M. Habré)  et 2005 (sur son extradition), dés lors qu’aucune de ces décisions sénégalaises ne s’est prononcée sur le fond ;  

  • Une formation des juges en droit pénal international sera nécessaire ;

  • Un solide programme de protection des témoins sera nécessaire ;

  • Des bureaux de liaison en Belgique et au Tchad seront nécessaires ;

  • Le procès devra être accessible à la population tchadienne.

  • Il faut néanmoins rappeler que le rapport Sow et le Rapport Financier – et leurs auteurs l’admettent – ont tous les deux été rédigés sans une connaissance approfondie des faits de l’affaire, des preuves réunies ou du travail déjà réalisé par les autorités belges, ne permettant donc pas de se prononcer sur l’étendue des poursuites ou sur la stratégie à retenir.

    Le Rapport Financier souligne d’ailleurs le problème en considérant qu’il est difficile de proposer un projet précis en présence de tant d’« incertitudes », notamment concernant le nombre de témoins, l’accessibilité des preuves, etc.

    La suite de cette note se penche sur les éléments clés du procès Habré : la stratégie et l’étendue des poursuites, le travail de sensibilisation de la population tchadienne et le contrôle indépendant du procès.

    La stratégie : des poursuites circonscrites étayées par des preuves

    Le Sénégal doit prendre des décisions cruciales sur la portée et la nature des investigations et du procès. L’étendue de l’affaire et plus particulièrement la stratégie pour instruire l’affaire doivent être précisées au plus tôt puisqu’elles détermineront la suite qui sera donnée au dossier.

    Par exemple, concernant le TSSL, la décision selon laquelle ce tribunal est compétent pour juger exclusivement « les personnes qui portent la responsabilité la plus lourde des violations graves du droit international humanitaire » (article 1 du Statut du TSSL) – ce qui signifiait qu’environ une douzaine de personnes allaient être jugées – a été prise avant l’adoption d’un budget de travail pour cette juridiction.

    Si l’option retenue est de poursuivre Hissène Habré pour tous les crimes qui lui sont reprochés (comme ce fut le cas devant le Tribunal Pénal International pour l’Ex-Yougoslavie dans la procédure menée contre Slobodan Milosevic), cela aura une répercussion certaine sur la durée du procès et sur le budget nécessaire pour le mener à terme. A contrario, une stratégie visant à le poursuivre pour certains crimes reconnus comme étant les plus graves et pour lesquels il existe des preuves solides – option que recommande Human Rights Watch – aura des conséquences différentes. Tant qu’aucune décision sur ce point n’aura pas été prise, il sera difficile de déterminer l’étendue de l’aide nécessaire pour le bon déroulement du procès.

    Le Rapport Financier se fonde sur le postulat que 500 victimes seront appelées à témoigner et que chaque témoignage pourrait durer plusieurs jours. Certes, il est essentiel que les victimes témoignent, mais ce postulat traduit une méconnaissance de ce qui sera demandé au procès pour établir la culpabilité d’Hissène Habré. En l’occurrence, pour démontrer la responsabilité de Hissène Habré, il sera plus pertinent d’apporter la preuve de sa participation et de son implication personnelle ou comme responsable hiérarchique – dans la perpétration des crimes retenus – que d’établir une longue liste de témoignages redondants. Par exemple, pour établir la culpabilité des principaux responsables du génocide commis au Rwanda, tant la justice internationale (le TPIR) que la justice belge n’ont eu recours qu’à quelques dizaines de témoins, exceptionnellement à plus d’une centaine dans le cas de procès collectifs mettant en cause plus d’un accusé.

    Une analyse préliminaire des documents existants et des éléments de preuves déjà recueillis par d’autres organisations pourrait s’avérer précieuse dans le but d’établir une stratégie de poursuite précise et efficace qui maximisera l’utilisation des ressources disponibles pour mener à bien l’instruction du dossier.Les documents de la DDS contiennent de nombreuses preuves écrites de la commission de meurtres politiques, d’actes de torture, etc., par le régime d’Hissène Habré. Parmi les dizaines de milliers de documents de la DDS récupérés – qui font maintenant partie intégrante du dossier judiciaire belge – des rapports d’interrogatoires et de surveillance, des certificats de décès ainsi que des listes quotidiennes de prisonniers et de décès en détention ont été retrouvés. Les documents à eux seuls révèlent le nom de 1.208 personnes décédées, et font mention d’un nombre total de 12.321 personnes victimes de différentes formes de mauvais traitements. Il résulte de ces seuls fichiers qu’Hissène Habré a reçu 1.265 communications directes de la part de la DDS à propos de la situationde 898 détenus.    

    Un autre facteur essentiel concernant les recherches que devront effectuer les enquêteurs sénégalais sur les crimes imputés à Hissène Habré, est le travail qui a déjà été accompli par les autorités judiciaires belges. Le dossier belge, réalisé sur plusieurs années par un juge d’instruction et une unité spéciale d’enquêteurs expérimentés travaillant exclusivement sur  des crimes internationaux, comporte des rapports de police, des auditions de témoins, et surtout les milliers de documents de la DDS ainsi que leur analyse. Les autorités belges ont déclaré être prêtes à transférer ces données aux enquêteurs sénégalais. Par le biais d’une commission rogatoire, le juge sénégalais peut demander que son collègue belge lui transmette le dossier, et le juge belge, ainsi que les enquêteurs de police, peuvent être appelés à témoigner.

               

    Pour toutes ces raisons, l’affirmation, dans le rapport Sow, qu’ « entre le Tchad et la Belgique il est estimé y avoir entre 20.000 et 40.000 témoins et victimes », estimation répétée dans le rapport financier et dans la lettre d’invitation du président Wade à la conférence des donateurs (le procès concernerait « des milliers de victimes et de témoins, la plupart vivant à l’étranger »10) n’est pas pertinente dans l’appréciation du coût du procès.

    Les victimes d’Habré et le peuple tchadien apprécieraient sans doute que tous les crimes reprochés à M. Habré soient jugés. Les victimes des crimes qui ne seront pas jugés se sentiront certainement lésées. Mais l’expérience a démontré que pour des raisons de coût et d’efficacité, une sélection de crimes spécifiques doit être préférée. Cette sélection devra toutefois impérativement refléter la gravité et l’ampleur des crimes perpétrés par le régime d’Hissène Habré, en particulier ceux commis à l’encontre de plusieurs des principaux groupes ethniques du Tchad.

    Afin de faire la lumière sur les crimes les plus graves commis au Tchad etde rendre justice aux différentes catégories de victimes tchadiennes, et pour que le procès serve la cause de la réconciliation au Tchad, il est important que les poursuites visent des évènements spécifiques, notamment les faits criminels suivants :

  • Les massacres au Sud du Tchad commis entre 1982 et 1984, incluant la période appelée « Septembre Noir » de 1984

  • La persécution des Hadjerais en 1987

  • La persécution des Zaghawas en 1989 et 1990

  • La persécution des Arabes tchadiens

  • Les mauvais traitements infligés aux prisonniers de guerre libyens et tchadiens

  • La torture systématique et les mauvais traitements subis par les détenus de la DDS

  • Le travail de sensibilisation

    Le défi majeur à relever pour maximiser l’impact du jugement de l’ex-président tchadien est de s’assurer que le peuple tchadien, qui est le premier concerné et le plus touché par cette affaire, puisse accéder au mieux à la procédure judiciaire. Le procès d’Hissène Habré, qui va se dérouler à Dakar, autrement dit à des milliers de kilomètres des victimes et du pays qu’il dirigea, exige un programme de sensibilisation significatif afin de s’assurer qu’il soit accessible aux Tchadiens, compris par eux, qu’il stimule leur propre compréhension du passé et leur recherche de justice.

    Le TSSL, qui met en œuvre des programmes de sensibilisation pour rendre accessible à la population de la Sierra Leone les jugements des plus importants responsables des crimes commis durant la guerre civile, peut être considéré comme un modèle à suivre. La Cour pénale internationale développe également de tels programmes.

    Les techniques de sensibilisation employées par le TSSL comprennent:11

  • La préparation et la distribution de documents imprimés, incluant des brochures illustrées, des affiches, et des enregistrements des débats du Tribunal ;

  • L’organisation de consultations avec des groupes spécifiques, comme des groupes de la société civile ou des organisations non gouvernementales, afin de transmettre directement leurs préoccupations au Tribunal ; et

  • L’organisation de programme ciblés à destination de groupes socialement démunis, de groupes potentiellement déstabilisés, d’organismes chargés de l’application des lois et de personnes influentes de la société civile.

  • Le Bureau des affaires publiques du greffe du TSSL facilite également l’accès aux débats du Tribunal en produisant des résumés audio et vidéo. Les résumés vidéo sont préparés deux fois par mois, avec des versions en langue krio qui sont projetées dans tout le pays.12 Les résumés audio, en anglais et en krio, sont préparés une fois par semaine et diffusés sur 10 stations de radio différentes, incluant le service de radiodiffusion gouvernemental.13

    Pour le procès de Charles Taylor qui se déroule à La Haye, le Tribunal Spécial projette  les débats à Freetown et organise la venue de journalistes Ouest-africains aux Pays-Bas pour suivre la procédure sur place.

    Cependant, le procès d'Hissène Habré présente des défis particuliers dans la mise en œuvre d’un programme de sensibilisation performant, défis qui n’existaient pas en Sierra Léone. En premier lieu, le procès aura lieu au Sénégal et non au Tchad. Par conséquent, la procédure judiciaire se déroulera loin de la population tchadienne. En deuxième lieu, le procès d’Hissène Habré se déroulera devant une juridiction nationale, et non devant une juridiction internationale. Une telle juridiction ne constitue donc pas l’organisme adéquat pour conduire un programme de sensibilisation dans un autre pays, même si pour des raisons évidentes de cohérence, elle pourrait superviser ce programme. Il est dés lors suggéré qu’un organisme ou une ONG non impliqué(e) dans le procès d’Hissène Habré soit chargé(e) de mettre en œuvre ce programme, en coopération avec la juridiction sénégalaise qui sera saisie de l’affaire. En dernier lieu, même si le gouvernement tchadien soutient pleinement le procès, le Tchad ne présente pas un environnement aussi « perméable » que la Sierra Léone : les conditions pour une discussion complète et ouverte concernant les questions de justice transitionnelle ne sont pas aussi développées au Tchad.

    Au minimum, des dispositions devront être prises pour :
     

  • Tenir des consultations avec les organisations de la société civile tchadienne pour élaborer une stratégie et un programme de sensibilisation ;

  • Organiser des formations pour la mise en œuvre du programme de sensibilisation en direction de certains groupes spécifiques ;

  • Téléviser et enregistrer les débats de la Cour ;

  • Préparer des résumés audio et vidéo des débats de la Cour et les retransmettre au Tchad ;

  • Préparer des résumés écrits des débats de la Cour ;

  • Organiser des projections du procès et animer des discussions dans les localités tchadiennes ;

  • Prendre en charge les frais de déplacements à Dakar de journalistes et de représentants de la société civile tchadienne, en particulier des organisations de défense des droits de l’homme, pour suivre le procès.

  • Le contrôle indépendant du procès par la société civile sénégalaise et africaine ainsi que par l’Union africaine

    L’UA a donné mandat au Sénégal « poursuivre et de faire juger, au nom de l’Afrique Hissène Habré par une juridiction sénégalaise compétente avec les garanties d‘un procès juste ».

    Human Rights Watch estime qu’un des moyens d’encourager la tenue d’une enquête et d’un procès équitable et indépendant,  est de promouvoir un contrôle de ce procès par les sociétés civiles sénégalaise, tchadienne et africaine. En outre, cette observation indépendante et contrôlée du procès favorisera sa visibilité au Sénégal et en Afrique en général.

    Les objectifs généralement assignés à une mission d’observation d’un procès sont les suivants:

  • Encourager le tribunal à conduire un procès équitable par la présence d’observateurs au procès. Une telle présence indique que le travail du tribunal est attentivement observé, ce qui est susceptible d’influencer positivement la manière dont il conduit la procédure ;

  • Mobiliser l’attention internationale sur le déroulement de la procédure ; et

  • Fournir aux organisations spécialisées des informations précises et détaillées, nécessaires pour encourager le gouvernement à mettre en œuvre un procès équitable.14

  • Enfin, et parce que ce procès est conduit “ au nom de l’Afrique ” sous mandat de l’UA, il paraît impératif que cette dernière participe à cette observation, par exemple sous la supervision de son envoyé spécial pour assister au procès, M. Robert Dossou.



    8 L’article 6.1 de la Convention contre la torture dispose : « tout Etat partie sur le territoire duquel se trouve une personne soupçonnée d'avoir commis [tout acte de torture] assure la détention de cette personne ou prend toutes autres mesures juridiques nécessaires pour assurer sa présence ».

    9 L’article 9.1 de la Convention contre la torture dispose : “1. Les Etats parties s'accordent l'entraide judiciaire la plus large possible dans toute procédure pénale relative aux infractions visées à l'article 4, y compris en ce qui concerne la communication de tous les éléments de preuve dont ils disposent et qui sont nécessaires aux fins de la procédure ».

    10 Lettre du président Abdoulaye Wade à Reed Brody, Human Rights Watch,  29 Novembre 2007.

    11  Tribunal Spécial pour la Sierra Leone, Special Court Outreach Report 2003-2005, (2006).

    12  Tribunal Spécial pour la Sierra Leone, Video Productions, http://www.sc-sl.org/video.html,
    7 Septembre 2007.

    13  Tribunal Spécial pour la Sierra Leone, Audio Segments, http://www.sc-sl.org/audio.html,
    7 Septembre 2007; Human Rights Watch, Bringing Justice:  The Special Court for Sierra Leone, Accomplishments, Shortcomings, and Needed Support, http://hrw.org/reports/2004/
    sierraleone0904/8.htm#_Toc81830592.

    14 The International Commission of Jurists, Trial Observation Manual, http://www.hrea.org/erc/Library/monitoring/icj02.pdf,  June 2002.