Rapport Mondial 2005

Afghanistan

Malgré quelques améliorations, l’année 2004 a encore été caractérisée par une forte instabilité en Afghanistan. Les seigneurs de la guerre et les factions armées, y compris ce qui reste des forces talibanes, dominent la plus grande partie du pays et malmènent les droits de l’homme de manière routinière, en particulier les droits des femmes et des jeunes filles. La communauté internationale n’a pas attribué les troupes ou les ressources nécessaires pour faire face à la situation et le respect des droits humains les plus fondamentaux reste médiocre dans de nombreuses régions du pays, surtout en dehors de Kaboul.

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Des progrès ont été réalisés pour stabiliser le système de gouvernance de l’Afghanistan. Les Afghans ont commencé à exercer leur droit de participation au processus politique par l’approbation d’une nouvelle constitution en janvier 2004, et par l’élection d’Hamid Karzaï à un mandat de président de cinq ans, au terme d’un scrutin qui, dans l’ensemble, s’est déroulé de manière pacifique en octobre : il s’agit du premier vote direct au suffrage universel pour la présidence du pays. Les Afghans, dont un nombre significatif de femmes, ont participé massivement aux deux processus, mais leur légitimité a souffert de l‘inadéquate préparation de la communauté internationale, ainsi que de l’insuffisance des mesures de sécurité et de contrôle.  
 
Malheureusement, ces avancées sont compromises par l’épanouissement du marché de la drogue afghane et par les effets persistants de la pauvreté généralisée. A l’échelle mondiale, l’Afghanistan est en 2004 le premier producteur d’opium et d’héroïne. Les bénéfices tirés du trafic de drogue montent en flèche, étouffant toute tentative pour rétablir la primauté du droit et améliorer les efforts de reconstruction et de développement. Les dépenses moyennes par habitant en Afghanistan, c’est-à-dire la quantité d’argent qu’un Afghan dépense en moyenne en nourriture et autres produits de premières nécessités en un an, ne s’élèvent qu’à $165 US. Les taux d’alphabétisation et de scolarisation du pays sont en hausse, mais restent extrêmement faibles, surtout en ce qui concerne les femmes. Et le pays connaît encore des taux extrêmement élevés de mortalité et de maladie qui pourraient être évités.  
 
Les forces américaines opérant contre les insurgés talibans continuent d’être à l’origine de nombreuses plaintes en matière de violation des droits de l’homme envers la population civile : arrestations arbitraires, emploi abusif de la force et maltraitance des détenus, dont un grand nombre sont gardés en captivité au mépris des Conventions de Genève.  
 

Le règne des seigneurs de la guerre et de l’insécurité

 
Les menaces telles que la répression politique, les violations des droits de l’homme et les activités criminelles perpétrées par les seigneurs de la guerre (les commandants des milices et des vestiges des anciennes forces militaires afghanes qui ont accédé au pouvoir grâce à l’aide des Etats-Unis après la chute des Talibans), constituent les principales préoccupations de la plupart des Afghans. Cependant, la marginalisation de deux des principaux seigneurs de la guerre (le général Fahim, premier vice-président et ministre de la Défense, et Ismaïl Khan, l’« Emir » autoproclamé d’Hérat), a fait renaître l’espoir. En effet, il semblerait que le président Hamid Karzaï et la communauté internationale aient commencé à inverser leur politique et ne font désormais plus confiance aux seigneurs de la guerre pour assurer la sécurité du pays.  
 
 
Des forces armées et des polices locales se sont livrées, même à Kaboul, à des arrestations arbitraires, des enlèvements, des extorsions, des actes de torture et des meurtres extrajudiciaires de suspects d’actes criminels. Hors de la ville de Kaboul, des commandants et leurs troupes sont responsables de nombreux viols de femmes, fillettes et jeunes garçons, de meurtres, de détentions illégales, de déplacements forcés et d’autres violations spécifiques à l’encontre de femmes et d’enfants, y compris de trafic d’êtres humains et de mariage forcé. Dans plusieurs régions, Human Rights Watch a témoigné de la manière dont les commandants et leurs troupes saisissaient les biens des familles et percevaient des « taxes » illégales par habitant (payées en espèces ou avec des aliments ou des biens) au sein de la population locale. Dans certaines régions éloignées, il n’existe pas de réelles structures ou activités gouvernementales; c’est le règne des factions qui commettent violations et autres entreprises criminelles.  
 
En juillet 2004, le président Hamid Karzaï a abandonné Mohammad Qasim Fahim et opté pour un autre candidat à la vice-présidence sur sa liste électorale. Premier vice-président et ministre de la Défense pendant la plus grande partie de l’année 2004, le général Fahim est un chef de faction qui résiste depuis trois ans à toute tentative visant à désarmer ses forces ou remplacer les commandants de faction qu’il a nommés à des positions élevées au sein de son ministère.  
 
La ville d’Hérat à l’ouest du pays a sombré dans la violence à deux reprises après que le président Hamid Karzaï a révoqué le principal seigneur de la guerre d’Hérat, Ismaïl Khan, en septembre 2004. Les actes de violence perpétrés par des factions ont entraîné la suspension temporaire des opérations humanitaires menées par les Nations Unies et les ONG. Les rivalités entre factions empêchent toujours l’acheminement de l’aide et le développement dans plusieurs provinces au nord et à l’ouest du pays.  
 
De nombreuses circonscriptions restent exposées au danger en raison d’actes de violence commis par des factions qui sont ostensiblement affiliées au gouvernement. L’association d’aide médicale Médecins Sans Frontières (MSF) a décidé de se retirer d’Afghanistan suite au meurtre de cinq de ses employés dans le nord-ouest du pays en juin 2004. Ce retrait représente une décision très importante puisque MSF était déjà présente en Afghanistan au moment des périodes d’extrême violence du début des années 1990. Près de cinquante travailleurs humanitaires et représentants électoraux ont été tués en 2004, ce qui constitue un chiffre bien supérieur à tout ce que nous avons connu précédemment.  
 
Dans le sud et le sud-est du pays, les vestiges des forces talibanes ainsi que d’autres forces antigouvernementales opérant hors du cadre politique afghan, continuent à s’en prendre aux travailleurs humanitaires, aux forces de la coalition et aux forces gouvernementales afghanes. Ces agressions ont entraîné la suspension par les organismes internationaux d’un grand nombre d’opérations dans les régions concernées, et le développement et le travail humanitaire en ont souffert. Dans certaines régions, comme dans les provinces de Zaboul et de Kounar, des circonscriptions entières sont devenues à proprement parler des zones en guerre où les forces américaines et gouvernementales afghanes sont engagées dans des opérations militaires contre des groupes composés de Talibans et d’autres insurgés. Des centaines de civils afghans ont été tués en 2004 au cours de ces opérations, parfois en raison des violations des lois de la guerre par les insurgés, voire même par les forces de coalition ou les forces afghanes.  
 
Dans de nombreuses régions d’Afghanistan la production de pavot a battu tous les records et de nombreuses factions, y compris les forces talibanes et antigouvernementales, sont suspectées de se livrer au trafic de stupéfiants. Les fonctionnaires des Nations Unies et de l’administration américaine ont estimé qu’en 2004, l’opium et l’héroïne produits en Afghanistan représentaient environ 75 % de la totalité de la production mondiale et environ 90 % de la production consommée en Europe. Les revenus liés au trafic de stupéfiants s’élèvent environ à 2.5 milliards de dollars US, soit la moitié du produit intérieur brut afghan. Ces bénéfices très importants assurent aux seigneurs de la guerre une source indépendante de revenus, ce qui rend la création d’un Etat de droit particulièrement ardue.  
 

L’élection présidentielle et le processus de Bonn

 
La toute première élection présidentielle afghane s’est tenue le 9 octobre 2004. De manière surprenante, le jour de l’élection a été relativement calme et plus de huit millions de bulletins de vote ont été remplis. Mais la communauté internationale n’a pas fourni un nombre suffisant d’observateurs internationaux pour contrôler l’élection et la majorité des bureaux de vote n’était pas correctement surveillée. Souvent, les Afghans ont pu voter relativement librement, mais dans beaucoup d’endroits, surtout dans les zones rurales, les électeurs n’ayant pas reçu d’éducation civique relative au secret du scrutin ont sans doute été menacés par les potentats locaux qui ont orienté leur vote. Les organisateurs politiques indépendants qui n’étaient affiliés à aucune faction ni milice, ont été l’objet de menaces de mort et de harcèlement et, dans de nombreuses régions, ont dû se battre pour exercer leur droit de syndicat. Au cours des mois qui ont précédé l’élection, Human Rights Watch a été le témoin d’une répression politique constante de la part des chefs de factions locaux.  
 
Les élections présidentielles ont constitué un autre jalon de taille du processus politique initié par l’Accord de Bonn de 2001, un accord qui a été signé par des représentants de l’armée de milice[ de milices armées ?] qui a combattu aux côtés de la coalition menée par les Etats-Unis contre les Talibans, des représentants de l’ancien roi d’Afghanistan, Zaher Shah, et des représentants de différents autres groupes d’Afghans exilés. Cet accord a permis l’élection du président Hamid Karzaï à la tête du premier gouvernement de transition d’Afghanistan. Deux Loya Jirgas nationales (grandes assemblées traditionnelles d’Anciens) se sont tenues en 2002 et 2003, et la constitution a été approuvée, mais ces deux processus ont été marqués par des menaces répétées et par une répression politique de la part des factions des seigneurs de la guerre.  
 
On note quelques avancées dans le sens d’une concrétisation des aspirations de l’Accord de Bonn. Le gouvernement afghan a peu à peu reconstruit l’appareil du pouvoir public à Kaboul. Des travaux de développement ont été amorcés dans des provinces en dehors de Kaboul, y compris la construction de routes, d’établissements scolaires et d’hôpitaux, qui participent à la croissance de l’économie afghane. Bien que les possibilités de recevoir une éducation adéquate ne bénéficient pas à la majorité des filles en âge d’être scolarisées, des millions de filles sont retournées à l’école et les universités sont opérationnelles. La formation d’une nouvelle armée et d’une nouvelle police centrale afghanes a commencé. La Commission indépendante des droits de l’homme en Afghanistan, créée dans le cadre de l’Accord de Bonn, a élargi ses activités. Des processus de réforme judiciaire limités et la formation de juges et d’avocats ont débuté.  
 
Cependant, de nombreuses dispositions parmi les plus importantes de l’Accord de Bonn ont été soit oubliées soit ignorées : les milices qui occupent Kaboul n’ont jamais été chassées de la ville, aucun désarmement significatif des milices au niveau national n’a été opéré (les objectifs de démobilisation ont été réduits à moins de 40 % avant les élections d’octobre, pourcentage qui n’a de toute façon pas été atteint) et de nombreux chefs de milices ont maintenu leur leadership autonome sur ce que l’on considère être de véritables armées privées.  
 

Les femmes et les jeunes filles

 
Les femmes et les jeunes filles restent les premières victimes des pires effets de l’insécurité qui règne en Afghanistan. Les conditions de vie sont meilleures que sous le régime des Talibans, mais les femmes et les jeunes filles font toujours l’objet d’une forte discrimination au niveau social et gouvernemental et elles luttent pour participer à la vie politique de leur pays.  
 
Les femmes afghanes qui s’organisent en syndicats ou qui critiquent les potentats locaux sont victimes de menaces et d’actes de violence. Les soldats et la police harcèlent les femmes et les jeunes filles de manière routinière, même dans la ville de Kaboul. Beaucoup de femmes et de jeunes filles redoutent encore de quitter leur maison sans porter la burqa. Parce que les femmes et les jeunes filles craignent encore la violence des factions, beaucoup d’entre elles passent encore la majorité de leur temps à la maison, surtout dans les régions rurales. Cette situation ne les encourage évidemment pas à se rendre à l’école, au travail ou à participer activement à la reconstruction de leur pays. La majorité des jeunes filles en âge d’être scolarisées en Afghanistan ne l’est toujours pas.  
 
Opérations militaires menées par les forces armées américaines  
Les forces armées américaines et de la coalition qui sont actives en Afghanistan dans le cadre de l’opération Liberté immuable depuis novembre 2001, continuent de détenir des civils de manière arbitraire, d’employer abusivement la force au cours des arrestations de non-combattants et de maltraiter les détenus. On dispose également de rapports fiables illustrant la manière dont des soldats afghans, déployés aux côtés des forces américaines, battent et maltraitent des personnes au cours d’arrestations et se livrent au pillage et à la confiscation des terres des personnes détenues.  
 
Les simples civils pris dans des opérations militaires et arrêtés ne sont pas en mesure de contester la base juridique de leur détention ni d’obtenir une audience devant un tribunal. Ils n’ont pas accès aux conseils d’un avocat. La mise en liberté des détenus, quand elle a lieu, dépend totalement des décisions du commandement militaire des Forces armées américaines, sans considération apparente pour les spécifications du droit international – qu’il s’agisse de la manière de traiter les civils dans le cadre du droit international humanitaire ou des spécifications de procédure de la législation relative aux droits humains. En règle générale, les Etats-Unis ne se conforment pas aux normes juridiques applicables à leurs opérations en Afghanistan, dont les Conventions de Genève et les autres normes applicables du droit international humanitaire.  
 

Les acteurs clés sur le plan international

 
En l’absence d’un soutien international adéquat, le gouvernement a continué à se démener pour trouver une solution aux problèmes liés à la sécurité et aux droits de l’homme de l’Afghanistan. Le gouvernement central a pris des mesures pour écarter plusieurs commandants « barbares » mais, dans la plupart des cas, le gouvernement a négocié et coopéré avec des leaders impliqués dans des violations du droit, tout comme les fonctionnaires administratifs américains présents dans le pays qui demeurent des acteurs influents des processus politiques en Afghanistan.  
 
Fin 2003, l’OTAN a repris la responsabilité de la Force internationale d’assistance à la sécurité (ISAF) sous mandat des Nations Unions, mettant en service entre six et huit mille troupes de sécurité. Le champ d’action de l’ISAF est encore plus ou moins limité à Kaboul, avec un petit poste dans la ville de Koundouz, au nord du pays. Le leadership OTAN a répété sa volonté d’élargir son étendue géographique, mais les états membres n’ont pas attribué suffisamment de troupes et de soutien logistique. Le programme d’extension a donc été plusieurs fois reporté.  
 
Les Etats-Unis et les partenaires de la coalition, dont l’Allemagne, la Nouvelle-Zélande et le Royaume-Uni, ont dépêché dans plusieurs régions des petites Equipes de reconstruction provinciale (PRT), avec un effectif de cinquante à cent troupes, mais celles-ci n’ont pas apporté les améliorations escomptées en matière de respect des droits de l’homme et de sécurité. L’effectif restreint des équipes, le caractère vague de leurs mandats, ainsi que les relations de travail parfois très étroites qu’elles entretiennent avec les milices afghanes locales – les mêmes forces à la base du climat de violations des droits de l’homme et d’insécurité – ont créé une impasse et empêché toute évolution.  
 
Les Etats-Unis, l’acteur international le plus important et le plus impliqué en Afghanistan, ont commencé à s’occuper plus sérieusement des problèmes de sécurité du pays, mais ils n’ont pas pris les mesures nécessaires pour amener d’autres pays à fournir des troupes, des fonds et un leadership politique permettant de garantir l’avenir de l’Afghanistan. Les pays membres de l’OTAN et les autres contributeurs potentiels sont également responsables de cette situation car ils n’ont pas fourni davantage de troupes à l’ISAF et un financement global adéquat pour les efforts internationaux en Afghanistan.  
 
L’échec des pays membres des Nations Unies à assurer un cadre de sécurité pour la reconstruction en Afghanistan n’a pas permis à la Mission d’assistance des Nations Unies en Afghanistan (MANUA) d’accomplir plusieurs parties de son mandat.  
 
Mais le leadership de la MANUA a également limité les critiques adressées aux seigneurs de la guerre afghans, ainsi que sa mission d’observation de respect des droits de l’homme et de sécurité. En raison de ces décisions, on ne dispose que de très peu de rapports détaillés de la communauté internationale sur la situation de droits de l’homme en Afghanistan.