Rapport Mondial 2005

Côte d’Ivoire

Le cessez-le-feu, signé il y a dix-huit mois entre le Gouvernement de Côte d’Ivoire et les rebelles qui contrôlent le nord du pays, ainsi que l’ensemble du processus de paix ont été gravement mis à mal au début du mois de novembre 2004 quand l’aviation nationale ivoirienne a mené des raids contre les principales villes rebelles de Bouaké (centre) et Korhogo (nord). La mort de neuf soldats français dans le bombardement de leur position, le 6 novembre, a détérioré la crise diplomatique et des droits humains. Les Français ont répliqué en détruisant les moyens aériens de l’armée ivoirienne, déclenchant une vague d’attaques brutales des milices pro-gouvernementales contre les ressortissants français et occidentaux et contre les civils en général dans la capitale économique, Abidjan et dans la « ceinture du cacao », à l’ouest. Les appels xénophobes des médias d’Etat au cours de la crise de novembre ont incité les milices pro-gouvernementales à commettre de graves crimes contre les étrangers, dont des viols.

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Face à cette crise, le Conseil de sécurité des Nations Unies a adopté la résolution 1572 imposant un embargo immédiat de treize mois sur les armes destinées à la Côte d’Ivoire et prévoyant d’autres sanctions économiques et l’embargo sur les voyages, si les parties au conflit ne mettaient pas en œuvre leurs engagements pris en vertu de précédents accords de paix. A la fin de l’année, le gouvernement ivoirien se retrouve politiquement isolé sur la scène internationale. Cependant, ni l’embargo ni la menace de sanctions à venir ne l’ont empêché de brandir la menace d’une solution militaire au conflit. Le risque de nouvelles offensives gouvernementales contre les rebelles soulève de graves préoccupations pour la situation des droits humains dans ce pays, compte tenu du recours désormais évident à des milices aux ordres et de l’usage que le gouvernement fait des programmes haineux des médias, pour inciter à la violence contre tout présumé opposant. La reprise du conflit en Côte d’Ivoire fait en outre peser de graves menaces sur la stabilité de la région en attirant les combattants désoeuvrés des pays voisins.  
 
Le nord et la majeure partie de l’ouest du pays restent sous le contrôle des forces rebelles, les Forces Nouvelles (FN), tandis que le gouvernement contrôle le sud. Quelque 4.000 soldats français surveillent les lignes de cessez-le-feu. Ni le processus de paix chancelant, ni les 6.000 hommes déployés dans le cadre de l’Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire (ONUCI), créée en avril 2004, n’ont été capables d’imposer le respect des droits humains.  
 
La junte militaire au pouvoir en 1999-2000, le conflit interne armé de 2002-2003 entre le gouvernement et les rebelles et les troubles politiques qui s’en sont ensuivis ont tous été marqués par un grave délitement de l’état de droit avec, souvent, des conséquences fatales. Les questions qui sont au cœur même du conflit ivoirien - exploitation de l’appartenance ethnique à des fins politiques, compétition pour le contrôle de la terre et des ressources naturelles, corruption - n’ont pas été résolues, loin s’en faut. Depuis 1999, des atrocités ont été commises par les deux parties, dont de nombreux massacres, des abus sexuels et le recours aux enfants soldats. Ni le gouvernement ivoirien, ni la direction rebelle n’ont pris de mesures concrètes pour enquêter sur ces cas et exiger des comptes auprès des principaux responsables de ces crimes. Par conséquent, leurs auteurs se sont sentis encouragés par le climat d’impunité qui laisse de graves abus exempts de sanctions.  
 
L’impunité des forces gouvernementales  
Les forces de sécurité de l’Etat continuent d’agir en toute impunité dans la mesure où le gouvernement n’a pas montré la volonté politique de leur demander des comptes.  
 
Lors des journées du 25 au 27 mars 2004, les forces pro-gouvernementales ont participé à une répression meurtrière des groupes d’opposition qui entendaient protester contre le manque d’avancées dans la mise en œuvre de l’accord signé à Linas-Marcoussis, près de Paris, en janvier 2003. Au cours de ces journées de violences, les membres des forces de sécurité ivoiriennes, dont les milices pro-gouvernementales des « Jeunes patriotes » et les militants du Front populaire ivoirien (FPI), ont réagi avec une violence excessive, disproportionnée et inutile à la supposée menace que posait la marche de l’opposition. Plutôt que de disperser les manifestants avec des moyens adaptés lors de leur rassemblement, les forces de sécurité ont ouvert le feu sur eux et les ont arrêtés dans leurs quartiers alors qu’ils se préparaient à se mettre en route ; elles ont tiré sur ceux qui tentaient de s’enfuir et ont exécuté de nombreux détenus. Au cours de ces violences, au moins 105 civils ont été tués, 290 blessés et une vingtaine ont « disparu » après avoir été placés en garde à vue par des membres des forces de sécurité ivoiriennes et des miliciens pro-gouvernementaux, la plupart sur la seule base de leur appartenance ethnique, nationale ou religieuse.  
 
Depuis septembre 2004, les forces de sécurité ont été mêlées à de nombreuses exactions, dont des disparitions de parents proches des leaders du parti d’opposition, le Rassemblement de Républicains (RDR), des descentes contre des mosquées, et des marchés et un nombre accru de rackets et d’extorsions visant particulièrement les Ivoiriens du nord, les partisans ou supposés tels du RDR et les immigrés ouest-africains. Fin septembre, l’armée ivoirienne a effectué plusieurs descentes contre des mosquées de Yamoussoukro et arrêté quelque 250 personnes, pour la plupart immigrées d’Afrique de l’ouest. Le 29 septembre, les gendarmes ivoiriens ont mené un raid sur un marché d’Adjamé, dans la banlieue d’Abidjan et arrêté 380 personnes en majorité du nord du pays ou immigrées d’Afrique de l’ouest, dont nombre ont été battues et forcées de payer pour leur libération. Le 5 octobre, un jardinier et trois gardes de sécurité ont été enlevés par les Gardes républicains dans la résidence de l’opposant Allassane Ouattara à Abidjan. Le corps du jardinier, portant des traces de coups, a été retrouvé quelques jours plus tard flottant dans la lagune de la capitale économique.  
 
Les attaques des forces pro-gouvernementales contre les journalistes et la presse  
Les journalistes nationaux et internationaux ont été menacés à de nombreuses reprises et harcelés par les forces pro-gouvernementales. En avril 2004, le journaliste franco-canadien Guy-André Kieffer, qui avait notamment écrit sur la corruption dans la filière du cacao, disparut à Abidjan et est donné pour mort. Un proche du président a été accusé de complicité d’enlèvement et de meurtre, mais aucune autre arrestation n’a été effectuée. Les procureurs français, qui ont ouvert une enquête séparée, ont accusé le gouvernement ivoirien d’entrave. La reprise des attaques sur les positions rebelles s’est accompagnée d’agressions contre les quatre journaux privés d’opposition—Le Patriote, 24 Heures, Le Nouveau Réveil et Le Libéral Nouveau—qui, le 4 novembre, ont été pillés, mis à sac et incendiés par des centaines de miliciens pro-gouvernementaux.  
 
Le recours à un discours de haine  
La presse pro-gouvernementale, publique et privée, a continué de jouer un rôle crucial en exacerbant les tensions de la société ivoirienne, non seulement au travers de leur couverture biaisée et souvent provocatrice des événements, mais aussi en incitant directement à la haine, l’intolérance et la violence à l’encontre des groupes perçus comme d’opposition. L’exemple le plus dramatique s’est produit en novembre 2004 quand les responsables gouvernementaux de haut niveau et ceux des milices, s’exprimant sur les ondes de la radio et de la télévision nationale, ont diffusé sans relâche des messages incitant les miliciens à attaquer les civils français. Dans l’un au moins de ces messages, son auteur a appelé à attaquer un véhicule, dont il a donné le numéro de plaque d’immatriculation, indiquant qu’il était conduit par des Français.  
 
Le recours extensif du gouvernement à un discours haineux et à l’incitation à la violence contre les Français et autres Européens a suscité une profonde inquiétude quant à de futures attaques contre des cibles plus familières comme les Musulmans, les gens du nord et les immigrés ouest-africains. Ce recours à la haine a été largement condamné par la communauté internationale, le conseiller des Nations Unies pour la prévention des génocides lançant même un avertissement, décrétant l’obligation pour la mission de maintien de la paix, en vertu de la résolution 1572 du Conseil de sécurité, de renforcer l’observation du rôle des médias appelant à la haine ou incitant à la violence. Cependant, l’ONU n’a pas précisé si sa mission est prête à mettre un terme aux appels à la haine par des interventions techniques ou autres.  
 
L’impunité des militants et miliciens civils pro-gouvernementaux  
Les développements politiques, tout au long de l’année, ont été accompagnés d’actes de harcèlement, d’intimidation et de violence de la part des groupes pro-gouvernementaux et des milices civiles. Depuis 2000, le gouvernement s’est de plus en plus appuyé sur les miliciens, que ce soit pour faire respecter l’ordre ou, depuis 2002, pour combattre la rébellion. Depuis septembre 2004, les membres des milices pro-gouvernementales suivraient un entraînement militaire à Abidjan. Tout au long de l’année, les membres de l’opposition politique, le personnel de l’ONUCI, les soldats français, les journalistes et les ressortissants étrangers ont été pris pour cibles. Ainsi, le 10 mars, de très nombreux « Jeunes patriotes » ont mis à sac le Ministère de la Justice à Abidjan pour protester contre les appointements versés au ministre, qui est aussi président de l’un des principaux partis d’opposition. Alors que les dates butoires pour le désarmement des rebelles étaient dépassées, en juin puis en octobre, des centaines de « Jeunes patriotes » ont attaqué le personnel des Nations Unies et celui de la France. Après qu’une petite attaque rebelle contre la ville de Gohitafla eut été repoussée par les troupes françaises en juillet, des jeunes militants ont détruit plusieurs dizaines de véhicules de l’ONUCI à Abidjan et San Pedro. En novembre, la foule a attaqué, pillé et incendié des maisons de Français et d’Européens, des bureaux et commerces et des écoles, entraînant une évacuation massive d’au moins 7.000 ressortissants français. Selon des sources gouvernementales françaises, au moins trois Françaises ont été violées et de nombreux autres blessés au cours de ces violences.  
 
Les exactions des Forces Nouvelles  
Les régions sous contrôle rebelle—environ la moitié du territoire national—ne comportent aucun tribunal légalement constitué ; la direction rebelle n’a pas non plus établi d’autorité judiciaire légitime ni fait preuve de volonté politique pour juger les crimes graves auxquels ses combattants ou ses officiers auraient été mêlés. Des informations font pourtant état, dans les zones rebelles, de fréquents cas d’extorsion, pillage de biens civils, vols à main armée, imposition arbitraire, enlèvements, exécutions extrajudiciaires de présumés informateurs du gouvernement et attaques contre les casques bleus de l’ONU et les soldats français.  
 
L’incident le plus sérieux s’est produit les 20 et 21 juin 2004, lors d’accrochages entre des factions rebelles rivales dans la ville de Korhogo (nord), faisant une centaine de morts dont des fonctionnaires. Selon une mission d’établissement des faits envoyée par la section des droits de l’Homme de l’ONUCI, la plupart des corps découverts dans trois charniers étaient ceux de personnes exécutées ou décédées par étouffement dans une prison de fortune. Beaucoup d’autres avaient été torturés et soumis à des traitements inhumains et dégradants.  
 
Conflits fonciers entre communautés  
La tension qui règne de longue date autour de l’accès à la terre et de la propriété foncière entre Ivoiriens autochtones, dont certains se sont organisés en milices civiles et fermiers immigrés ouest-africains, majoritairement venus du Burkina Faso, a continué de faire de nombreuses victimes en 2004. Cette tension, exacerbée par la rhétorique politique au cours des années 2002-2003, a chassé des centaines de personnes des terres qu’elles cultivaient dans l’ouest et le sud-ouest du pays. A la fin décembre 2003 et en janvier 2004, les soldats français ont découvert les corps de trente-cinq personnes, probablement des immigrés ouest-africains, dans plusieurs villages autour de Bangolo, dans l’ouest. A peu près à la même époque, des centaines de personnes d’origine burkinabé ont été contraintes par des miliciens de l’ethnie Bétè de quitter leurs foyers autour de Gagnoa. En mars et avril 2004, au moins douze personnes ont été tuées près de Gagnoa et ailleurs dans le sud-ouest du pays. Depuis juin 2004, les communautés étrangères autour de Guiglo et Duékoué ont été les cibles de groupes armés non identifiés qui ont fait au moins sept morts et entraîné le déplacement de milliers de personnes. En novembre, les violences entre communautés Bétè et Dioula à Gagnoa ont fait au moins cinq morts. La loi réformant la propriété foncière fait partie intégrante de l’accord de paix inter-ivoirien de Marcoussis, mais le gouvernement n’a pas à ce jour pris les mesures pour mettre fin à la violence et engager les réformes demandées.  
 
Les principaux acteurs internationaux  
Tout au long de 2004, le blocage dans la mise en oeuvre de l’accord de Linas-Marcoussis et la crainte qu’il ne provoque de nouvelles explosions de violence ont provoqué une kyrielle d’initiatives diplomatiques, tant de la part des Nations Unies que de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’ouest (CEDEAO), de l’Union africaine (UA) et du gouvernement français. La reprise des hostilités du fait du gouvernement ivoirien, malgré ces efforts, a suscité une condamnation quasi-générale et l’isolement international de la Côte d’Ivoire. Elle a aussi provoqué une crise dans les relations franco-ivoiriennes.  
 
En février 2004, le Conseil de sécurité a étendu le mandat de la Mission de l’ONU en Côte d’Ivoire qui est devenue ainsi une véritable opération de maintien de la paix, comprenant le déploiement de six mille casques bleus et de deux cents observateurs militaires. Un sommet de haut niveau destiné à relancer le processus de paix a débouché sur la signature de l’accord d’Accra III, enjoignant le gouvernement à adopter plusieurs réformes essentielles d’ici la fin du mois d’août 2004, dont l’une concernant la citoyenneté des immigrés d’Afrique de l’ouest, une autre sur les critères d’éligibilité à l’élection présidentielle et une autre devant modifier le droit à la propriété foncière. L’accord imposait également la date du 15 octobre pour le début du désarmement. A la fin de l’année, aucune de ces réformes essentielles n’avait été adoptée par les autorités ivoiriennes.  
 
Tout au long de 2004, l’ONU, l’Union européenne (UE) et les Etats-Unis ont multiplié les appels aux deux parties à mettre fin aux violations des droits humains, notamment aux incitations à la violence par des discours haineux et à mettre en œuvre les accords de paix. Les Nations Unies, dont leur Secrétaire général, le Conseil de sécurité et le Bureau du Haut Commissaire aux droits de l’Homme (OHCDH), ont pris une part active pour dénoncer et enquêter sur les graves crimes commis au regard du droit international en Côte d’Ivoire et pour que leurs auteurs soient amenés à rendre des comptes. Depuis 2000, l’OHCDH a dépêché trois commissions d’enquête indépendante sur la grave situation des droits humains en Côte d’Ivoire ; la première a été envoyée après les violences d’octobre 2000 ; la seconde après la sanglante répression de la marche de l’opposition en mars 2004 ; et la troisième suivait une requête de toutes les parties à l’accord de Linas-Marcoussis pour enquêter sur toutes les violations graves des droits humains et du droit humanitaire perpétrées en Côte d’Ivoire depuis le 19 septembre 2002.