HUMAN RIGHTS WATCH

Irak

En 2004, la situation des droits de l’homme, déjà fort critique, s’est encore aggravée suite à l’augmentation des attaques armées par les insurgés et des ripostes anti-insurrectionnelles par les forces armées américaines et les forces Irakiennes. Les deux parties ont commis de graves violations du droit des conflits armés, y compris les crimes de guerre.

Le nombre d’attaques violentes menées contre les civils par les insurgés, y compris les attentats suicides et le meurtre délibéré de civils Irakiens travaillant avec les USA et d’autres forces étrangères, est resté très élevé en 2004. On a également assisté à une hausse notoire du nombre d’enlèvements et dans certains cas, des meurtres d’Irakiens et d’étrangers. Dans un tel climat d’insécurité, les femmes et les jeunes filles n’ont pratiquement aucune possibilité de sortir de chez elles, encore moins de trouver des emplois ou d’aller à l’école.  
 
Les forces américaines sont également responsables de violations du droit de la guerre. Les photos des tortures et autres mauvais traitements de détenus à la prison d’Abu Ghraib, réalisées en avril 2004, ont fourni la preuve incontestable de ces abus, d’autres investigations ont révélé que les abus contre les détenus ne se limitaient pas à Abu Ghraib. Le contrôle des opérations militaires américaines contre les bastions rebelles était limité pour des raisons de sécurité, mais des rapports ont été publiés sur des soldats américains tuant des combattants Irakiens handicapés, forçant des civils à entrer dans des zones de combat et utilisant inutilement la force contre des civils à des postes de contrôle. Les forces américaines continuent à détenir des centaines d’Irakiens sur base de l’autorisation du Conseil de Sécurité, mais sans l’accord d’aucune loi.  
 
Suite à l’invasion américaine en Irak et au renversement du gouvernement Ba’athist en avril 2003, le pouvoir d’occupation et le gouvernement par intérim ont voulu démanteler l’appareil répressif érigé sous Saddam Hussein. Mais la coalition dirigée par les USA n’a pas réussi à restaurer la sécurité, et l’expansion de l’insurrection et l’augmentation des attaques d’agences humanitaires par les insurgés ont sérieusement compromis le processus et les efforts de reconstruction économique.  
 
L’Irak n’arrive pas à se débarrasser de l’héritage de près de trois décennies de dictature de Saddam Hussein et de son gouvernement Ba’athist. Un héritage lourd de crimes contre l’humanité, de crimes de guerre et de génocides, restés longtemps impunis, et un système juridique criminel atrophié en raison de sa subordination à l’appareil de sécurité de l’état et corrompu par les « tribunaux révolutionnaires », faisant un usage extensif de la peine de mort, de la torture et de la détention arbitraire. La plupart des victimes de l’ancien gouvernement étaient les Kurdes, une minorité ethnique et les Shi`a, la religion de la majorité irakienne. La politique gouvernementale et les sanctions économiques imposées par le Conseil de sécurité des Nations Unies ont dévasté l’infrastructure et l’économie du pays.  
 
L’autorité qui gouverne l’Irak  
Suivant la déclaration de fin d’occupation par les forces de la coalition, dirigée par les USA, et la dissolution de la Coalition Provisional Authority (CPA, autorité provisoire de la coalition), le 2 juin 2004, la coalition dirigée par les USA a transféré la souveraineté au gouvernement irakien intérimaire. Les forces américaines sont restées en Irak, sous l’autorité de la Résolution 1546 du Conseil de sécurité des Nations Unies, adoptée le 8 juin 2004, créant la Force multinationale en Irak (MNF-I). La résolution donne à la MNF-I “l’autorité de prendre toutes les mesures nécessaires pour contribuer au maintien de la sécurité et de la stabilité en Irak,” en collaboration avec le gouvernement intérimaire.  
 
Avec le transfert de la souveraineté, la Loi d’Administration de l’Etat d’Irak pour la période de transition (TAL) est entrée en vigueur. La TAL a été promulguée par la CPA le 8 mars 2004, et devrait rester en effet jusqu’à “la formation d’un gouvernement irakien élu conformément à une constitution permanente,” envisagée pour la fin 2005, suivant les élections générales. La TAL préconise une série de droits pour les citoyens irakiens, y compris le droit à la liberté d’expression et d’association, la liberté de la foi et le droit à ne pas subir de discrimination fondée sur la religion, l’ethnie ou autre motif. La loi stipule également que tous les citoyens sont égaux devant la loi et doivent être protégés de toute arrestation arbitraire, détention illégale, procès iniques et torture.  
 
Sécurité interne et loi d’urgence  
En juin 2004, le premier ministre Ayad Allawi a annoncé une grande réorganisation des forces de sécurité irakiennes, y compris la création de nouvelles agences, responsables de la collecte de renseignements et du maintien de l’ordre. Un service de renseignements national irakien avait déjà été constitué sous l’autorité de la CPA en avril 2004, dépendant initialement de l’administrateur de la CPA, L. Paul Bremer, et ensuite du premier ministre. Diverses agences du ministère de l’Intérieur ont également été réorganisées et agrandies sous la CPA, chargées de réaliser des enquêtes sur les infractions criminelles—comme le blanchiment d’argent, les enlèvements et le crime organisé—ainsi que de la collecte d’informations sur les activités criminelles.  
 
Le 3 juillet 2004, le gouvernement intérimaire a passé l’Ordre de sauvegarde de la sécurité nationale (Numéro 1 de 2004), introduisant la législation d’urgence dans le code des lois et permettant au premier ministre de déclarer la loi martiale pour soixante jours (renouvelable moyennant l’approbation du Conseil de la présidence). L’Ordre impose le couvre-feu, la fermeture des routes, des voies maritimes et de l’espace aérien, les restrictions ou interdictions des rassemblements publics, la surveillance des communications électroniques et autres; et possède de larges pouvoirs en matière de recherche de biens et de détention de suspects.  
 
En vertu de la Loi de sécurité publique, l’état d’urgence peut être décrété “en raison de l’exposition du peuple irakien à un grave danger, menaçant la vie des individus et émanant d’une campagne permanente de violence par certaines personnes, une campagne dont l’objectif serait d’empêcher l’établissement d’un large gouvernement de base en Irak, ainsi que la participation pacifique de tous les Irakiens au processus politique, ou à toute autre fin” (Article 1.)  
 
En annonçant l’Ordre, les officiels Irakiens ont souligné les clauses stipulant que les personnes ne peuvent pas être arrêtées, sauf sur base d’un mandat d’arrêt des autorités judiciaires, et doivent être présentées à un juge d’instruction dans les vingt-quatre heures. La loi, toutefois, autorise de telles arrestations ou recherches sans mandat « dans des conditions extrêmes », qui ne sont pas définies. Le 7 novembre 2004, le premier ministre a déclaré l’état d’urgence pour une période de soixante jours, à la veille de l’offensive américaine dans la ville de al-Falluja, visant des insurgés suspectés d’y être basés.  
 
Dans le cadre de l’intention déclarée de punir les crimes violents, le gouvernement intérimaire a réintroduit la peine de mort qui avait été suspendue par les autorités de la CPA. L’Ordre 3 de 2004, passé le 8 août, autorise la peine capitale pour certains crimes affectant la sécurité de l’état, la sécurité publique, les attaques des moyens de transport, le meurtre prémédité, le trafic de drogue et l’enlèvement.  
 
Plusieurs jours avant la réintroduction de la peine de mort, le premier ministre Allawi a annoncé une amnistie pour une série de délits liés à la détention d’armes et d’explosifs, à l’omission d’avertir les autorités de l’existence d’un projet ou d’un financement du terrorisme ou d’autres actes de violence, à la participation à des groupes terroristes en vue de saper la sécurité de l’état ou le bien-être public et la propriété, et au fait de donner refuge à des personnes recherchées par les autorités judiciaires pour terrorisme ou crimes violents ou en rapport avec des crimes perpétrés par l’ancien gouvernement Irakien. L’Ordre n° 2/2004 exclut des conditions d’amnistie pour les coupables de meurtre, d’enlèvement, de viol, de vol, de dommages ou de destruction de biens publics ou privés. Il limite aussi ceux qui bénéficient de ces conditions aux nationaux irakiens qui ont commis lesdits crimes entre le 1er mai 2003 et la date d’entrée en vigueur de la loi. L’amnistie, valable à l’origine pour une période de trente-trois jours, a été prolongée d’un mois supplémentaire, jusqu’à la mi-septembre 2004. Le nombre de personnes qui en ont bénéficié est inconnu.  
 
Le système de la justice criminelle  
Après la chute du gouvernement de Saddam Hussein, les tribunaux criminels d’Irak ont commencé à fonctionner à nouveau autour de juin 2003, mais sur base d’un cadre légal obsolète et défectueux, en attente d’une réforme complète du système judiciaire Irakien et des lois criminelles.  
 
Human Rights Watch a observé de nombreux procès et auditions pendant 2003 et 2004, impliquant des suspects accusés de divers délits dans le cadre du Code Pénal de 1969 devant les tribunaux criminels de Bagdad ainsi que le tribunal criminel central d’Irak. Ce dernier a été créé en juillet 2003 sous l’autorité de la CPA pour traiter les actes délictueux graves comme le terrorisme, le crime organisé, la corruption gouvernementale, les actes en vue de déstabiliser les institutions ou processus démocratiques, et la violence fondée sur la race, la nationalité, l’ethnie ou la religion. Les prévenus amenés devant ce tribunal comprenaient les accusés d’attaques contre les forces de la coalition dirigée par les USA et ceux qui restent actuellement sous la garde MNF-I. Le tribunal est également compétent pour les suspects arrêtés et accusés sur base de l’ordre du 3 juillet 2004 relatif à la sécurité nationale, comme décrit ci-dessus.  
 
Dans la plupart des cas observés par Human Rights Watch, les accusés ont été détenus sans mandat d’arrêt et ont été traînés devant les tribunaux criminels sans avoir pu accéder au préalable à un conseil en défense. Nombre d’entre eux ont été gardés pendant des semaines ou des mois en détention préventive et dans certains cas torturés ou maltraités pour obtenir leurs aveux. Des avocats ont été commis d’office aux accusés qui n’étaient pas capables ou qui ne désiraient pas engager des avocats pour les représenter, mais ces avocats n’avaient aucun accès au préalable aux défendeurs ni aux charges pesant sur eux et dans certains cas, les avocats n’étaient pas présents aux auditions de l’instruction. Les procès devant les tribunaux criminels étaient sommaires et expédiés en moins de trente minutes dans la majorité des cas.  
 
Responsabilité des crimes du passé  
Le statut du tribunal spécial Irakien, promulgué sous la CPA par le conseil du gouvernement irakien, en décembre 2003, comporte d’importants manquements au niveau du fond et des procédures qui, indépendamment de la façon dont le tribunal a été établi et d’autres facteurs, peuvent saper la légitimité du tribunal et l’équité des procès futurs.  
 
Parmi d’autres problèmes, la loi relative aux compétences du tribunal ne prévoit pas l’interdiction d’obtenir des aveux par la torture, pas de droit d’accès à un avocat au début de l’enquête et ne demande pas que la culpabilité soit prouvée hors de tout doute raisonnable. Ceux qui sont reconnus encourent la peine de mort. Et alors que les efforts de la justice partout dans le monde vont dans le sens de la création d’un cadre de juges et de procureurs possédant une expérience précieuse en matière de génocide et de crimes contre l’humanité, le tribunal a été structuré pour exclure presque entièrement la participation de tels experts. Au lieu de cela, le tribunal est occupé par des avocats et des juges qui ont reconnu leur propre manque d’expérience dans des affaires aussi complexes que celles-là.  
 
Human Rights Watch a évoqué ces sujets avec les officiels irakiens et américains et demandé l’introduction de changements majeurs dans cette loi, afin qu’elle corresponde aux normes internationales en matière de procès équitables. A ce jour, la loi du tribunal n’a pas encore été amendée.  
 
Depuis la fin juin 2004, le MNF-I détient physiquement des “détenus de grande valeur,” parmi lesquels des membres de l’ancien gouvernement Irakien qui seront peut être jugés par le tribunal spécial irakien. En ce moment, plus de quatre-vingt dix personnes restent en détention, la plupart à Camp Cropper à proximité de l’aéroport international de Bagdad. A ce jour, seuls douze accusés ont été traduits en justice, parmi eux l’ancien président Saddam Hussein, sous la juridiction du tribunal criminel central d’Irak, pour des crimes punissables par le Code pénal irakien.  
 
Acteurs clés internationaux  
Dans le sillage de la guerre en vue de renverser l’ancien gouvernement, les Etats-Unis constituent le principal pouvoir extérieur en Irak. A l’heure actuelle 138.000 forces américaines actives sont basées dans le pays, engagées dans des opérations contre les rebelles et des efforts de reconstruction. Bagdad compte une grande ambassade américaine, en pleine expansion, et de nombreuses entreprises américaines opèrent dans le pays, sous contrat avec le gouvernement américain. Le Royaume-Uni est le premier allié militaire et politique dans la coalition menée par les USA, avec une présence militaire d’environ 8.500 individus, principalement dans le Sud du pays. D’autres pays assurant une présence militaire sont l’Italie (2.700), la Pologne (2.500), la Corée du Sud (3.600), et les Pays-Bas (1.400).  
 
Après la publication des photos montrant des militaires américains abusant des détenus à la prison d’Abu Ghraib (voir Introduction), le groupe de travail des NU chargé des détentions arbitraires et les rapporteurs spéciaux des NU pour la torture, l’indépendance des juges et des avocats et le droit à la santé ont introduit une requête commune, le 25 juin 2004, pour visiter tous les lieux où des suspects accusés de terrorisme sont détenus en Irak.  
 
Suite aux attaques contre le quartier général et le personnel des Nations Unies, et contre les agences humanitaires en général, les NU n’assurent plus qu’une présence limitée en Irak. La détérioration générale des conditions de sécurité a poussé de nombreuses organisations non gouvernementales étrangères à retirer leurs équipes internationales du pays ou à cesser complètement leurs opérations. De nombreux journalistes étrangers, dont plusieurs ont été la cible d’enlèvements, ont également quitté l’Irak. A la fin 2004, les conditions de sécurité interdisaient à ceux qui sont restés de voyager pour mener des enquêtes, en dehors des missions « intégrées » avec les forces américaines engagées dans des attaques contre des rebelles.