HUMAN RIGHTS
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Hissène Habré président-tortionnaire

Par Jean-Philippe Rémy

Publié dans Le Monde

2-3 juillet 2006  
 
Réfugié au Sénégal depuis 1990, l'ancien homme fort du Tchad attend de savoir s'il sera jugé en Belgique. 40 000 personnes ont été tuées sous son régime

A l'oeil nu, la plaine des morts de N'Djamena ne se distingue en rien. A la sortie de la capitale tchadienne, passé les murs d'une prison jamais achevée pour cause de détournement de fonds, rien ne signale que sous l'étendue de brousse désolée se cache la nécropole des victimes d'Hissène Habré. Un homme est encore capable d'indiquer où gisent les milliers de corps tirés des prisons de l'ex-dictateur. Clément Abaifouta, cinq années durant, est venu enterrer à la va-vite les morts dans cette terre ingrate, sans même le temps d'une prière.  
 
Le président, après huit ans de règne, a fui N'Djamena en 1990 devant l'avancée des troupes rebelles de son successeur, Idriss Déby, et vit aujourd'hui en exil au Sénégal. Depuis son arrivée au pouvoir en 1982, il avait traqué les opposants et les complots, réels ou imaginaires, et N'Djamena était devenue la capitale des centres de détention et des " chambres de torture ", où sont passés, comme l'a établi une commission d'enquête nationale, " plus de 40 000 victimes - tuées - , plus de 80 000 orphelins, plus de 30 000 veuves et plus de 200 000 personnes se trouvant, du fait de cette répression, sans soutien moral et matériel ".  
 
Clément Abaifouta n'était qu'un détenu parmi d'autres, arrêté un " matin de pluie ", le 12 juillet 1985, parce qu'on trouvait suspecte sa bourse pour aller étudier la médecine en Allemagne de l'Est. Les hommes qui l'ont amené au siège de la redoutable direction de la documentation et de la sécurité (DDS) ne lui ont jamais indiqué le motif de son arrestation. On cherchait quelqu'un pour une sale besogne, il a été chargé d'aller enterrer quelques malheureux.  
 
Pendant cinq ans, Clément Abaifouta a fait partie d'un petit commando d'esclaves fossoyeurs, alignant tombes et fosses communes sur plus de deux kilomètres, dans la plaine des morts. " On se demandait comment tant de gens pouvaient mourir. Les corps arrivaient à l'arrière d'un camion. Souvent, ils étaient déjà gonflés. On creusait, pas très profondément, et on se dépêchait de s'en aller. "  
 
Un camp militaire français se trouvait à moins d'un kilomètre. " Les Français sont venus plusieurs fois nous survoler en hélicoptère, ils devaient savoir ce que nous faisions ", assure Clément. Les fosses communes ne semblent pas avoir été un sujet de friction entre le président tchadien et ses alliés d'alors, la France et les Etats-Unis, qui appuyaient avec enthousiasme le Tchad, en guerre contre la Libye. Pendant que l'armée tchadienne, soutenue par des fonds américains et appuyée par les Jaguar français, repoussait l'ennemi et prenait pied sur le territoire du colonel Kadhafi, on torturait en toute tranquillité à N'Djamena. Selon l'organisation Human Rights Watch, le Tchad d'Hissène Habré recevait aussi des experts américains en " méthodes d'interrogatoire ", ainsi qu'une aide de Saddam Hussein.  
 
Hissène Habré peut difficilement affirmer qu'il n'y était pour rien. Des documents rédigés à l'intention du chef de l'Etat détaillent les tortures subies par certains prisonniers " spéciaux ". L'ex-dictateur veillait en personne sur sa police secrète, comme le montre une note du 26 août 1987 du directeur de la DDS, qui se félicite que la " toile d'araignée tissée sur toute l'étendue du territoire national " par son service constitue " l'oeil et l'oreille du président ", à qui il " rend compte de ses activités ". Certains témoins l'accusent d'avoir procédé en personne à des exécutions.  
 
Le " centre d'investigation ", un des hauts lieux de la torture, se trouvait au sein même de la " présidence ", ce quartier habité par les dignitaires du régime. Aujourd'hui, l'ancienne prison tombe en ruine. Derrière les buissons de barbelés rouillés, des squatteurs ont aménagé des tentes sous les toits crevés.  
 
Un homme au regard fixe, le visage mangé de tics, interdit l'accès aux ruines, dont il affirme avoir la responsabilité car, ajoute-t-il, solennel, " c'est moi qui avais les clefs ". Le régime est tombé, la présidence et ses prisons ont été pillées, mais Moustahamid Idriss, le gardien du " centre d'investigation ", est resté et s'anime au souvenir de ses années de bons et loyaux services.  
 
" On avait un cachot secret dans le jardin là-bas, qui a été damé au bulldozer quand Hissène est parti, explique l'ancien geôlier. Il fallait prendre un petit escalier pour descendre. Il y avait toujours beaucoup de prisonniers là-dedans. " La villa était habitée par un cadre du régime qui avait organisé son petit centre de détention privé, comme tant d'autres, à commencer par la propre soeur du président. " Moi, j'obéissais aux ordres, c'est tout ", se hâte de conclure Moustahamid.  
 
A quelques centaines de mètres, Hissène Habré recevait des notes confidentielles sur ses " prisonniers spéciaux ". Dans un rayon de 500 mètres, cinq centres de détention opéraient, dont trois au moins étaient secrets. A côté de ces centres, de nombreuses " chambres de torture " informelles avaient été installées.  
 
Aucun n'était aussi redouté que la " piscine ". Dans l'ancienne piscine Leclerc des colons français, recouverte d'une dalle de béton et divisée en dix cellules, on mourait le corps brisé sous la torture, d'épuisement, de maladie, de déshydratation, dans une chaleur infernale. " C'est le sel qui sort en premier du corps de l'homme. Après viennent de gros boutons rouges, très douloureux, qui donnent du pus. Puis l'agonie commence ", se souvient Ismaël Hachim Abdallah, qui y a été détenu plusieurs mois en 1989 avant de devenir président de l'Association des victimes des crimes et répressions politiques au Tchad (AVCRP). " On se relayait pour venir aspirer un peu d'air sous la porte ou pour s'allonger. Quand quelqu'un mourait, il se passait parfois plusieurs jours avant que les gardiens ne le sortent. On plaçait les malades contre les cadavres pour leur donner un peu de fraîcheur. " A ce régime, la mortalité était effrayante. " L'être humain est bizarre, soupire Ismaël Hachim. Avant de mourir, j'ai entendu des hommes qui disaient qu'ils voyaient le ciel s'ouvrir au-dessus d'eux. "  
 
L'association tente à présent de poursuivre les responsables. Une microscopique minorité de ses deux mille adhérents a osé porter plainte contre les tortionnaires, qu'ils croisent toujours dans les rues de N'Djamena. Les cas d'" intimidation " sont nombreux, jusqu'à la tentative de meurtre, en 2001, contre Jacqueline Moudeïna, l'avocate des plaignants, qui porte encore les séquelles de la grenade lancée vers elle dans une manifestation.  
Dans ces conditions, le juge supposé instruire les 21 plaintes, actuellement au point mort, craint pour sa vie. " Il se déplace à moto, on ne lui a pas donné d'escorte, il ne peut rien faire ", soupire Clément Abaifouta. Un bon connaisseur du dossier ajoute : " Le président Déby a fait preuve de bonne volonté, il est allé jusqu'à retirer l'immunité à Hissène Habré. Mais personne n'a envie d'un procès à N'Djamena. Habré pourrait mouiller beaucoup de gens, à commencer peut-être par Déby, qui a été mis en cause dans "septembre noir" ", une campagne d'élimination des cadres sudistes en 1984.  
 
Des responsables de l'appareil répressif ont été écartés après une campagne d'Human Rights Watch, mais " il en reste à tous les niveaux ", assure Ismaël Hachim, capable de citer le nom d'un conseiller de la présidence ou celui d'un responsable des enlèvements au service de l'actuel régime. Un des tortionnaires les plus célèbres de l'ère Habré, toujours colonel, prend chaque jour l'apéritif dans un restaurant du centre-ville. La DDS a été dissoute, mais une partie de ses membres opèrent à présent à l'Agence nationale de sécurité (ANS).  
 
A la fin de l'année 1990, Hissène Habré aurait pu défendre, les armes à la main, la capitale qu'il avait en partie détruite, huit ans plus tôt, pour la conquérir. Mais les dés étaient jetés. L'ex-rebelle a préféré ordonner à la banque centrale de tasser dans des cantines les liquidités disponibles, entre 3 milliards et 7 milliards de francs CFA (4 à 10 millions d'euros). Puis, le 1er décembre, le président Habré s'en est allé, murmurant, selon ses proches : " S'il veut N'Djamena, il n'a qu'à la prendre. " Au Cameroun, il a retrouvé son avion et son trésor, et s'est envolé pour le Sénégal. Pendant dix ans, il y a vécu un exil doré, invité de marque aux cérémonies officielles.  
 
Mais, en 2000, à la suite des plaintes de victimes, l'ex-dictateur a été inculpé par la justice sénégalaise. Puis, la justice sénégalaise s'étant déclarée incompétente, une nouvelle série de plaintes a été déposée devant un tribunal belge. Pour être jugé en Belgique, Hissène Habré devrait y être extradé. La procédure, à ce jour, n'a pas abouti et le président sénégalais, Abdoulaye Wade, a décidé en janvier de confier le sort de l'ex-président à l'Union africaine. L'organisation, jusqu'ici, s'est contentée de nommer un comité d'experts, qui doit rendre son avis lors du sommet de Banjul, qui s'ouvre samedi 1er juillet.  
 
Pour éviter de répondre de ses crimes, l'ex-président ne peut plus désormais compter que sur l'ultime conjonction d'atermoiements et de petits services rendus au sein de l'Union africaine. Une partie des victimes, cependant, ne veut pas d'un procès en Europe. " Je ne veux pas qu'il aille chez les colons pour être jugé, dit Ismaël Hachim. Ce serait minimiser mon frère africain Habré, et ce serait minimiser ma colère. "  

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