HUMAN RIGHTS WATCH

Tanzanie: Les expulsions mettent en danger les personnes vulnérables

A l’attention de Monsieur le Président  
Jakaya Mrisho Kikwete  
Office of the President,The State House  
Magogoni Road, PO Box 9120  
Dar es Salaam, Tanzania  
 
Via facsimile: +255 22 211 3425  
 
New York, le 7 mai 2007  
 
Monsieur le Président,  
 
Nous nous adressons à vous afin d’exprimer notre préoccupation au sujet des expulsions de personnes d’origine rwandaise et burundaise qui ont lieu en Tanzanie depuis quelques mois. Selon les témoignages recueillis par les chercheurs de Human Rights Watch, certaines personnes expulsées ont été menacées, battues et ont vu leurs biens être confisqués par des fonctionnaires, des soldats et des policiers tanzaniens, ou par des membres des milices agissant avec l’accord apparent de fonctionnaires du gouvernement. Les expulsés, notamment ceux qui sont reconnus comme réfugiés et d’autres qui ont été naturalisés tanzaniens, ont été emmenés de force hors de chez eux sans le moindre semblant de procédure légale.

Il est urgent que vous preniez des mesures afin de prévenir ce type de mauvais traitements dans les mois à venir, d’autant que la Tanzanie a annoncé son intention de refouler des dizaines de milliers d’autres personnes de l’autre côté des frontières rwandaise et burundaise.  
 
Nous vous prions par ailleurs de veiller à ce que les personnes privées illégalement de leurs droits, qu’il s’agisse du droit d’asile, de nationalité ou de propriété, bénéficient de toutes les opportunités de se voir rétablies dans la pleine jouissance de ces droits en vertu du droit international des droits humains.  
 
Au regard du droit international, toutes les personnes réclamant le statut de réfugié en Tanzanie sont protégées contre les mauvais traitements et le refoulement vers leurs pays d’origine, jusqu’à ce qu’il soit statué sur leur demande. En tant que partie au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), à la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés (Convention de 1951), à son Protocole de 1967, à la Convention de l’OUA régissant les aspects propres aux problèmes des réfugiés en Afrique (Convention de l’OUA), et conformément à la Loi tanzanienne de 1998 sur les réfugiés (Loi de 1998), la Tanzanie s’est engagée à protéger les demandeurs d’asile et les réfugiés contre les mauvais traitements, le refoulement ou les déplacements forcés hors de leurs lieux habituels de résidence.  
 
Nous demandons en outre aux autorités tanzaniennes d’ouvrir une enquête et de réclamer des comptes aux auteurs de violations des droits des personnes expulsées.  
 
Mauvais traitements et expulsion de personnes d’origine rwandaise  
En mai 2006, le gouvernement tanzanien a commencé à expulser de force des personnes d’origine rwandaise vivant en Tanzanie, estimant qu’au total quelque 60 000 personnes seraient affectées. Début 2007, quelque 15 000 d’entre elles étaient déjà arrivées au Rwanda, dont beaucoup en provenance de villages situés dans les districts tanzaniens de Mureba, Karagwe, Ngara et Bukoba.  
 
Selon le gouvernement tanzanien, les personnes visées étaient des « immigrés illégaux » (Communiqué conjoint de clôture de la réunion conjointe entre la Tanzanie et le Rwanda, 22-23 juin 2006). Pourtant, beaucoup de personnes expulsées affirment qu’elles avaient acquis la nationalité tanzanienne ou jouissaient d’un statut de résident temporaire. Certains expulsés interrogés dans un camp de transit rwandais en juillet 2006 ont montré aux chercheurs de Human Rights Watch des cartes d’électeurs tanzaniennes ainsi que des photocopies de documents prouvant leur naturalisation. D’autres ont expliqué que les autorités tanzaniennes avaient confisqué et déchiré leur déclaration de naturalisation. Certains des expulsés étaient nés en Tanzanie et ne parlaient pas le kinyarwanda, ayant grandi en apprenant le kiswahili ou d’autres langues locales tanzaniennes. D’autres étaient mariés avec des Tanzaniens et avaient été séparés par la force de leurs conjoints et enfants.  
 
Des personnes expulsées ont raconté que beaucoup avaient eu leurs biens pillés, notamment des troupeaux de bétail illégalement « confisqués » par des membres des forces de sécurité, les autorités administratives et les milices connues sous le nom de « sungu-sungu ». Une femme a confié aux chercheurs de Human Rights Watch : « Si vous dites que vous avez la nationalité, ils répondent ‘la nationalité n’existe pas pour les Rwandais. Vous devez partir’. Ce ne sont pas que des mots. Les sungu-sungu et l’armée nous battent… ». D’autres ont eu leurs biens détruits, notamment leurs maisons et d’autres biens incendiés délibérément.  
 
Selon des plaintes non encore vérifiées recueillies par Human Rights Watch et des organisations régionales de défense des droits humains, des femmes expulsées ont été violées et d’autres personnes ont été délibérément tuées. (Ligue des Droits de la Personne dans la Région des Grands Lacs, « Près de deux cents Rwandais expulsés de force par la Tanzanie », 19 mai 2006). D’après la Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, beaucoup de personnes affectées par les expulsions « présentent des signes de traumatisme mental » (Bulletin DREF, 20 septembre 2006).  
 
Une Equipe technique conjointe (Joint Technical Team, JTT) a été mise sur pied par les gouvernements tanzanien et rwandais en juillet 2006. Elle a pour mandat d’identifier les personnes d’origine rwandaise, de dresser une liste de leurs biens, y compris ceux qui devront être laissés en Tanzanie, de réunir les familles séparées et de traiter les plaintes émanant des personnes concernées. Neuf mois après avoir été créée, elle n’a toujours pas commencé à enquêter sur les exactions qui auraient été commises, à réunir les familles séparées et à dédommager ceux dont les droits ont été violés. (Compte rendu concerté de la rencontre des responsables des gouvernements de la République unie de Tanzanie et de la République du Rwanda sur l’évaluation de la mise en œuvre du processus de rapatriement des Rwandais, 26 février 2007).  
 
Mauvais traitements et refoulement de réfugiés burundais  
Depuis août 2006, les responsables tanzaniens expulsent les Burundais qui vivent en dehors des camps de réfugiés dans la région de Kagera, alors que beaucoup d’entre eux pourraient prétendre au statut de réfugié. Les autorités tanzaniennes ont considéré qu’il s’agissait « d’immigrés illégaux » et les ont expulsés. (IRIN News, Expelled Burundians are Illegal Migrants says Government, 16 août 2006.) Pourtant, aux termes du droit international, les réfugiés ne peuvent être privés de leur droit au non-refoulement pour la seule raison qu’ils vivent en dehors des camps de réfugiés. Avant d’agir, les autorités ont l’obligation de procéder à un examen équitable des demandes introduites par ces personnes ainsi que de leur besoin de protection internationale.  
 
Les autorités tanzaniennes ont également expulsé des réfugiés enregistrés résidant dans le camp de Lukole mais qui avaient été trouvés en dehors des limites du camp alors qu’ils cherchaient du bois ou d’autres produits essentiels à leur survie. En Tanzanie, les résidents des camps de réfugiés voient leur liberté de circulation strictement limitée et ils risquent d’être arrêtés, placés en détention et expulsés s’ils quittent le territoire du camp. Plusieurs de ces personnes ont été expulsées vers le Burundi en 2007 et ont donc fait l’objet d’un refoulement, mesure spécifiquement interdite par la Convention de l’OUA et la Convention de 1951 sur les réfugiés.  
 
Par ailleurs, selon des rapports du HCR et des entretiens réalisés par Human Rights Watch, les autorités tanzaniennes ont expulsé d’autres personnes d’origine burundaise qui résidaient en Tanzanie depuis longtemps.  
 
Elles ont procédé à ces expulsions précipitamment, ne faisant aucun cas des procédures légales, sans octroyer aux intéressés la possibilité de contester la décision et sans que leurs intérêts puissent être représentés. Par voie de conséquence, certaines familles se sont retrouvées divisées et dans deux cas connus, des mères ont été séparées de leurs nourrissons. Des expulsés ont confié à un chercheur de Human Rights Watch que des fonctionnaires tanzaniens les avaient battus et intimidés, et certains ont montré des coupures, des ecchymoses et autres blessures qui, selon eux, avaient été infligées lors de ces passages à tabac. Beaucoup ont déclaré que leurs biens avaient été pillés par les fonctionnaires tanzaniens.  
 
Qui plus est, une « interdiction d’immigrer » a été notifiée à bon nombre de ces personnes, rendant un futur retour en Tanzanie extrêmement difficile pour elles.  
 
Human Rights Watch a exprimé ses préoccupations concernant l’opération d’expulsion auprès de l’Ambassadeur Francis Mndolwa au Burundi, lequel s’est engagé à se pencher sur la question. Entre le 1er janvier et le 1er mai 2007, le programme du gouvernement burundais en vue de la réinsertion des personnes affectées par la guerre a enregistré plus de 2 000 expulsés provenant de Tanzanie.  
 
Les obligations de la Tanzanie à l’endroit des réfugiés aux termes du droit national et international  
La Convention de 1951 et le Protocole de 1967, la Convention de l’OUA ainsi que la Loi tanzanienne de 1998 sur les réfugiés interdisent expressément l’expulsion ou le refoulement de réfugiés. L’article 33 de la Convention de 1951 interdit d’expulser ou de refouler « de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques ». L’article 2 de la Loi de 1998 reflète l’interdiction internationale de refoulement lorsqu’il s’avère qu’un réfugié « sera poursuivi ou sanctionné pour une infraction à caractère politique après son arrivée sur le territoire d’où il provient ou s’il est susceptible de faire l’objet d’attaques physiques sur ledit territoire ». Aux termes de la Convention de 1951 et de la Loi de 1998, une dérogation à ce principe n’est acceptable que s’il est déterminé que l’intéressé constitue une menace pour la sécurité de l’Etat. L’expulsion de réfugiés par la Tanzanie viole clairement toutes ces obligations.  
 
L’article 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, auquel la Tanzanie a accédé en 1976, interdit les traitements cruels, inhumains ou dégradants à l’encontre de quiconque. Les représentants des autorités tanzaniennes qui maltraitent et menacent des réfugiés ou des immigrés violent les obligations qui incombent à la Tanzanie au regard du PIDCP. Le PIDCP protège également le droit de toute personne de circuler librement et interdit les restrictions à la liberté de circulation à l’égard de toute personne se trouvant légalement sur le territoire d’un Etat (Article 12). Jusqu’à ce qu’un examen individuel ait déterminé qu’une personne se trouve illégalement en Tanzanie, son droit à la liberté de circulation est protégé par le PIDCP.  
 
Enfin, le droit des réfugiés à la propriété est protégé tant par la Convention de 1951 sur les réfugiés que par la Loi de 1998. L’article 13 de la Convention de 1951 exige que les réfugiés jouissent des mêmes droits que les autres étrangers en matière de propriété. Les articles 13 et 14 de la Loi de 1998 stipulent que des compensations doivent être versées aux réfugiés dont les biens, tels que le bétail ou les véhicules, ont été saisis. Les fonctionnaires tanzaniens violent ces articles lorsqu’ils saisissent le bétail et autres biens des personnes expulsées sans leur verser de compensations.  
 
Réparations et action future  
La réputation dont jouit depuis longtemps la Tanzanie est celle d’une terre d’accueil généreuse pour les réfugiés et autres personnes en quête de protection. Cette réputation risque de se trouver ternie par les mesures prises au cours des douze derniers mois. Les nouvelles récentes faisant état de l’action conjointe menée par les gouvernements tanzanien et rwandais ainsi que le retour en Tanzanie de quatorze personnes d’origine rwandaise en vue de résoudre des litiges en matière de propriété constituent toutefois des faits encourageants.  
 
A l’instar de toutes les nations souveraines, la Tanzanie a le droit d’expulser les personnes se trouvant illégalement sur son territoire mais ces expulsions devraient avoir lieu dans le cadre de procédures appropriées et équitables pour tous ceux qui invoquent une raison légitime à leur présence en Tanzanie. Eu égard aux nouvelles faisant état de futures expulsions prévues, nous prions instamment le gouvernement tanzanien d’examiner soigneusement le cas de chaque personne concernée avant de procéder à une expulsion, et ce de préférence conjointement avec le personnel du HCR. Celui-ci est en effet le plus à même d’établir quelles personnes répondent aux critères légaux à appliquer pour déterminer le statut de réfugié, tel qu’il est défini dans la Convention de 1951. Par ailleurs, si cet examen venait à déterminer qu’une personne n’est pas légalement réfugiée en Tanzanie, la personne concernée devrait être refoulée dans son pays d’origine dans la dignité, avec les biens qui lui appartiennent et en compagnie des membres de sa famille, sans subir d’intimidations et sans qu’aucun mal ne lui soit fait. Les personnes en mesure de démontrer qu’elles ont la nationalité tanzanienne devraient être autorisées à exercer pleinement leurs droits, y compris celui de résider en Tanzanie, sans aucune discrimination.  
 
Nous vous remercions d’avance pour l’attention que vous voudrez porter aux questions soulevées dans la présente et en espérant recevoir prochainement de vos nouvelles, nous vous prions d’agréer, Monsieur le Président, l’expression de nos sentiments les plus respectueux.  
 
 
 
Alison Des Forges  
Conseillère principale, Division Afrique  
Human Rights Watch  
 
 
c.c.