HUMAN RIGHTS WATCH

Kosovo/Albanie : Enquêter sur les enlèvements postérieurs à la guerre et les transferts vers l’Albanie

Les fins officielles de non recevoir sont prématurées

(New York, le 5 mai 2008) – De nouvelles informations sont apparues qui appuient les allégations d’enlèvements et de transferts transfrontaliers du Kosovo vers l’Albanie après la guerre du Kosovo de 1998-1999, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. Les gouvernements kosovar et albanais devraient ouvrir des enquêtes indépendantes et transparentes pour aider à déterminer le sort de quelques 400 Serbes portés disparus après la guerre.

« Des allégations sérieuses et crédibles sont apparues à propos d’exactions horribles au Kosovo et en Albanie après la guerre », a affirmé Fred Abrahams, chercheur senior sur les situations d’urgence à Human Rights Watch, qui a enquêté pour l’ONG sur les violations des droits humains perpétrées au Kosovo et en Albanie entre 1993 et 2000. « Les gouvernements de Pristina et de Tirana peuvent démontrer leur engagement en faveur de la justice et de l’Etat de droit en menant des enquêtes appropriées. »  
 
Les allégations ont été récemment rendues publiques dans un nouveau livre de Carla Del Ponte, ex procureure générale du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY). Human Rights Watch a obtenu des documents et des renseignements indépendants qui rendent vraisemblables et corroborent une grande partie de ce qu’écrit Del Ponte à propos des exactions commises après la guerre au Kosovo. Le livre de Del Ponte, rédigé en italien, est intitulé « La chasse : moi et les criminels de guerre ».  
 
Le 4 avril, Human Rights Watch a écrit au Premier Ministre du Kosovo, Hashim Thaci, ainsi qu’au Premier ministre albanais, Sali Berisha, leur demandant d’ouvrir des enquêtes sur ces allégations, mais en date du 2 mai aucun de ces gouvernements n’avait répondu, a déclaré Human Rights Watch. Des hauts responsables de ces deux pays ont rejeté publiquement ces allégations comme non fondées et diffamatoires.  
 
Selon Del Ponte, le TPIY a reçu des informations de la part de « journalistes fiables » en 2003, selon lesquelles des individus au Kosovo avaient enlevé et transporté entre 100 et 300 personnes depuis le Kosovo vers le nord de l’Albanie après le 12 juin 1999, date à laquelle les forces de l’OTAN sont entrées au Kosovo. Les informations concordaient et corroboraient ce que le tribunal avait établi en interne.  
 
Human Rights Watch a pu consulter les informations communiquées au TPIY par les journalistes, et les considèrent comme crédibles et bien documentées : sept individus appartenant au groupe ethnique albanais et qui ont servi dans l’Armée de libération du Kosovo, interrogés séparément, ont donné des détails sur leur participation (ou bien ont dit en avoir été témoins) au transfert de Serbes et autres prisonniers enlevés du Kosovo vers l’Albanie après la guerre.  
 
Selon les informations des journalistes, les personnes enlevées ont été détenues dans des entrepôts et autres bâtiments, dont des installations à Kukës et Tropojë. Contrairement à d’autres prisonniers, ont affirmé certaines des sources, quelques-uns des détenus les plus jeunes et bien portants ont été nourris, examinés par des docteurs et jamais frappés. Ces personnes enlevées, et dont le nombre est inconnu, auraient été conduites dans une maison jaune de la ville albanaise de Burrel ou dans ses environs, où des docteurs auraient prélevé les organes internes des prisonniers. Ces organes auraient ensuite été expédiés à l’extérieur de l’Albanie via l’aéroport proche de la capitale Tirana. La plupart des victimes présumées étaient des Serbes portés disparus après l’arrivée des forces de l’ONU et de l’OTAN au Kosovo. Mais d’autres prisonniers étaient des femmes en provenance du Kosovo, de l’Albanie, de la Russie et d’autres pays slaves.  
 
« Les informations sur le trafic d’organes sont évocatrices mais loin d’être complètes », a déclaré Abrahams. « Mais il demeure que des centaines de personnes, des Serbes pour la plupart, sont portées disparues après la guerre. Les gouvernements de l’Albanie et du Kosovo devraient essayer de déterminer le sort de ces personnes en ouvrant des enquêtes sérieuses avec une protection des témoins suffisante. »  
 
Selon les informations recueillies par le TPIY, les corps de certaines des personnes enlevées ont été enterrés près de la maison jaune et dans un cimetière voisin à une vingtaine de kilomètres au sud de Burrel. Des enquêteurs du tribunal et de la Mission de l’ONU au Kosovo (MINUK), accompagnés d’un procureur albanais, ont inspecté la maison en février 2004. La maison avait été peinte en blanc mais, sur une photo du lieu de l’inspection examinée par Human Rights Watch, une bande jaune était visible au bas de la maison.  
 
Selon Del Ponte, les enquêteurs ont trouvé à proximité de la maison des instruments médicaux utilisés en chirurgie : des seringues, de la gaze, des poches de perfusion et des flacons de médicaments décontractants souvent utilisés en chirurgie. Grâce à un pulvérisateur chimique, l’équipe a trouvé des traces de tâches de sang importantes sur les murs et le sol d’une pièce, à l’exception d’un rectangle net sur le sol, mesurant un mètre quatre-vingt par soixante centimètres.  
 
Human Rights Watch s’est entretenu séparément avec deux personnes qui étaient présentes au cours de la visite des enquêteurs du TPIY et de la MINUK dans la maison près de Burrel. Ces deux personnes ont confirmé le récit des faits contenu dans le livre de Del Ponte.  
 
Human Rights Watch a également obtenu une copie du rapport officiel de la MINUK sur l’enquête des 4 et 5 février 2004, intitulé « Evaluation et enquête judiciaire en Albanie », qui corrobore largement les affirmations de Del Ponte. Le pulvérisateur contenant un produit chimique appelé Luminol, selon le rapport, a révélé des traces de sang dans deux pièces, dont une tâche formant un angle droit sur le sol, ce qui « indiquerait qu'il aurait pu y avoir [sic] un objet rectangulaire couvrant cette zone ». Dans le lit d’un cours d’eau près de la maison, les enquêteurs ont trouvé une poche pour intraveineuses vide, des seringues et des flacons de médicaments vides, qu’ils ont recueillis à titre de preuves.  
 
Une porte-parole du tribunal a confirmé le 16 avril que des enquêteurs du TPIY et de la MINUK avaient vérifié les allégations et visité la maison près de Burrel, mais qu’ils « ne pouvaient pas confirmer les allégations et n’avaient pas d’autres éléments sur lesquels s’appuyer pour poursuivre au regard de la juridiction [du tribunal] ». Répondant à une question, la porte-parole a ajouté que les enquêteurs n’avaient trouvé « aucune preuve fiable » pour confirmer les allégations.  
 
« Recueillir des preuves fiables pour déclencher des poursuites criminelles et recueillir des preuves qui donnent du poids à des assertions sont deux choses différentes, et les preuves trouvées près de Burrel donnent clairement du poids aux assertions », a ajouté Abrahams. « Par ailleurs, le mandat du tribunal couvre seulement les crimes commis au cours du conflit armé, qui a pris fin le 12 juin 1999. Les enlèvements et autres crimes présumés se sont produits après cette date, ce qui a constitué un obstacle supplémentaire à la poursuite d’une enquête. »  
 
La semaine dernière, le ministre albanais des Affaires étrangères, Lulzim Basha, a rejeté les allégations de Del Ponte comme « immorales » et « diffamatoires ».  
 
« Le ministre Basha devrait prendre les allégations plus au sérieux car il sait de par sa propre expérience qu’il y a des preuves crédibles de transferts transfrontaliers », a déclaré Abrahams. « Il a travaillé pour le tribunal et le Département de la Justice à la MINUK après la guerre, et il a personnellement enquêté sur des rapports relatifs à des installations de détention dans le nord de l’Albanie. »  
 
Human Rights Watch a dit ne pas avoir mené sa propre enquête sur ces rapports, au-delà de l’examen des pièces présentées au TPIY, de l’obtention du rapport d’enquête de la MINUK et d’entretiens avec deux personnes qui étaient présentes au cours de l’enquête à Burrel. Mais Human Rights Watch a remarqué le grand nombre de personnes disparues depuis la guerre du Kosovo : des Albanais, des Serbes et des personnes appartenant à d’autres groupes ethniques.  
 
Selon le Comité international de la Croix-Rouge, 1 613 personnes du Kosovo sont toujours portées disparues et 350 sont déclarées mortes, mais leur corps n’a toujours pas été retrouvé et identifié. L’organisation ne donne pas la répartition selon l’appartenance ethnique. Selon l’Association des personnes disparues en Serbie, 533 Serbes du Kosovo sont toujours portés disparus, et 430 d’entre eux ont disparu après le 10 juin 1999.  
 
Human Rights Watch a aussi demandé au gouvernement serbe d’aider à déterminer le sort d’environ 1500 Albanais portés disparus pendant la guerre. Human Rights Watch a documenté l’enlèvement de corps albanais dans dix endroits au Kosovo en 1999. Des centaines de corps ont été ensuite enterrés à nouveau dans des fosses communes en Serbie, entre autres dans une base utilisée par la police spéciale.  
 
« Le gouvernement serbe se plaint à juste titre des enlèvements et des transferts de Serbes en Albanie qui ont été signalés», a ajouté Abrahams. « Mais il s’est également abstenu de coopérer suffisamment pour faire la lumière sur le nombre encore plus important d’Albanais du Kosovo portés disparus depuis la guerre. »