Rapports de Human Rights Watch

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Rappel historique

La guerre contre la Libye et les conflits internes au Tchad

Le Tchad a obtenu son indépendance de la France le 11 août 1960 et a connu peu de périodes de paix réelle depuis. Une longue guerre civile, plusieurs invasions par la Libye et l’émergence de mouvements rebelles dans différentes régions ont déchiré le pays durant plusieurs décennies. La division entre le Nord du Tchad, désertique et peuplé de Musulmans, et le Sud fertile et habité par des animistes devenus Chrétiens, a été renforcée par le colonisateur français qui a favorisé le Sud et renversé la domination « historique » du nord.

Pendant près de vingt ans, la Libye a eu un poids direct sur les affaires politiques tchadiennes. Elle a occupé en 1973, puis annexé en 1975, la bande d’Aozou, un territoire au Nord revendiqué par les deux pays2. Le gouvernement libyen a aussi soutenu plusieurs groupes rebelles du Nord du Tchad, notamment le Front de Libération Nationale du Tchad, FROLINAT, fondé en 1966 qui voulaient combattre le monopole de pouvoir exercé par le sud.

Au moment où Ronald Reagan arrive à la présidence américaine en 1981, le Tchad est dirigé par le Président Goukouni Oueddei qui tente difficilement alors de se maintenir au pouvoir à la tête du Gouvernement d’Union Nationale de Transition (GUNT). Le GUNT a pris le pouvoir au Tchad en 1979 à la suite des accords de Lagos qui, sous l’égide de l’Organisation de l’Unité Africaine, a réuni les principales factions de la guerre civile qui s’étaient battues au Tchad pendant quatre ans. En mars 1980, cette coalition s’effondre lorsque le ministre de la défense de l’époque, Hissène Habré, ancien membre du FROLINAT de Goukouni Oueddei, fait sécession avec un mouvement dissident du GUNT, les Forces Armées du Nord (FAN) qu’il a fondé trois ans plus tôt. Cette défection entraîne neuf mois de combats acharnés qui dévasteront  la capitale N’Djaména. Les combats ne cesseront qu’avec l’intervention massive (7,000 hommes) et directe des troupes libyennes de Kadhafi lourdement armées au côté de Goukouni Oueddei. Habré est battu et s’enfuit en décembre 1980. Les troupes libyennes restent au Tchad afin, non seulement, de garantir la stabilité du régime de Goukouni mais encore de maintenir l’influence de Tripoli à N’Djaména.

Hissène Habré se distinguait de Goukouni et de ses autres adversaires par le rejet absolu des prétentions libyennes sur la bande d’Aouzou et du rôle que la Libye entendait jouer dans les affaires tchadiennes. Lorsque Kadhafi et Goukouni ont déclaré publiquement en janvier 1981 leur intention de fusionner la Libye et le Tchad en une seule et même nation, Ronald Reagan fait alors de l’arrêt de l’hégémonie libyenne une priorité. Reagan rompt les relations diplomatiques de Washington avec Tripoli et décide d’apporter une aide massive et secrète aux FAN d’Habré qui prennent finalement  N’Djaména le 7 juin 1982.

Dès son arrivée au pouvoir, Hissène Habré est décidé à en finir avec la dissidence du Sud. En 1982, les FAN d’Habré, désormais armée régulière et qui prendront plus tard le nom de Forces Armées Nationales Tchadiennes (FANT), reprennent les principales villes du sud du Tchad. Loin de se pacifier, le Sud voit l’émergence d’une opposition armée très hétérogène farouchement anti-Habré, les CODOS (abréviation de « Commandos »), qui incitera davantage Habré à vouloir « nettoyer » le Sud. Ce climat de résistance et d’opposition à Habré entraînera le « Septembre Noir » de 1984 (voir infra) au cours duquel la répression de l’opposition au Sud sera particulièrement violente et visera non seulement les rebelles CODOS, mais aussi la population civile et surtout les responsables, fonctionnaires et cadres administratifs locaux, tous soupçonnés de complicité.

Après la prise de pouvoir par Hissène Habré, le GUNT continuera sa lutte, mais en exil, avec l’appui de la Libye. En juin 1983, les forces du GUNT prennent Faya-Largeau dans l’extrême Nord du Tchad avec l’aide des troupes libyennes. Les forces libyennes occuperont le Nord du Tchad jusqu’à la contre-offensive des forces de Habré commencée en 1986 et qui se poursuivra jusqu’en mars 1987, date du début de la reconquête du Nord avec le soutien de l’armée française. Habré et Kadhafi concluront un cessez-le-feu en septembre 1987. Les relations diplomatiques entre le Tchad et la Libye seront rétablies en octobre 1988. Les Accords de Bagdad seront signés le mois suivant et scelleront la réconciliation, sous les auspices de l’Irak, entre Habré et Acheikh Ibn Oumar, ancien chef du GUNT.

Le régime de Hissène Habré 

Hissène Habré a dirigé le Tchad de 1982 à 1990 jusqu’à son renversement par l’actuel Président Idriss Déby et sa fuite vers le Sénégal. À son arrivée au pouvoir, Hissène Habré a instauré une dictature. Son régime de parti unique fut marqué par de graves et constantes violations des droits humains et des libertés individuelles et de vastes campagnes de violence à l’encontre de son propre peuple.

Pendant ses huit années à la tête de l’Etat, Hissène Habré a progressivement détruit toute forme d’opposition à son régime. Par périodes et en procédant à des arrestations collectives et à des meurtres en masse, Hissène Habré a persécuté différents groupes ethniques dont il percevait les leaders comme des menaces à son régime, notamment les Sara et d’autres groupes sudistes en 1984, les Arabes, les Hadjaraï en 1987 et les Zaghawa en 1989.

Le nombre exact des victimes de Habré reste à ce jour inconnu. Une Commission d’Enquête du Ministère tchadien de la Justice, établie par le Président Déby, a accusé, en 1992, le gouvernement Habré de 40 000 assassinats politiques et de torture systématique3. La plupart des exactions furent perpétrées par la terrifiante police politique de Habré, la Direction de la Documentation et de la Sécurité (DDS), dont les directeurs ne rendaient des comptes qu’à Hissène Habré et appartenaient tous à sa propre ethnie, les Goranes.

Les Tchadiens et Tchadiennes témoignent encore aujourd’hui qu’un état de méfiance généralisée s’était installé dans tout le pays durant le régime Habré. Le citoyen moyen explique qu’il n’osait même pas parler à son époux ou épouse, enfants ou amis sans craindre qu’eux aussi puissent un jour rapporter ses paroles. Dans certains cas, les agents cherchaient des informations auprès des jeunes, qui n’avaient pas du tout conscience de l’impact de leurs paroles. Une fiche d’information de la DDS d’avril 1988 découverte par Human Rights Watch (voir infra) rapporte, par exemple, comment un enfant de douze ans a donné des informations à la DDS sur les propos à teneur politique de ses parents au cours d’un repas du soir.

La Direction de la Documentation et de la Sécurité (DDS)

L’appareil sécuritaire que Hissène Habré avait créé et qu’il contrôlait totalement était composé d’un certain nombre d’organes de répression. Néanmoins, la DDS s’est distinguée, selon la Commission d’Enquête, « par sa cruauté et son mépris de la vie humaine ». La DDS était solidement contrôlée par des agents qui relevaient directement de la présidence et qui quadrillaient le territoire national et même international pour éliminer ou emprisonner les « ennemis de l’Etat ».

C’est par un décret en date du 26 janvier 1983 que Habré a créé la DDS, une force «directement subordonné[e] à la présidence de la République en raison du caractère confidentiel de ses activités ». Lesdites activités couvraient notamment « la collecte et la centralisation de tous les renseignements [...] susceptibles de compromettre l’intérêt national », ainsi que « la collaboration à la répression par l’établissement de dossiers concernant des individus, groupements et collectivités suspectés d’activités contraires ou seulement nuisibles à l’intérêt national ». Très vite, la DDS s’est transformée en une impitoyable machine de répression.

En mai 2001, Human Rights Watch a découvert dans les locaux de l’ancienne DDS à N’Djaména des milliers de documents constituant les archives de la sinistre police politique de Hissène Habré. Suite à cette découverte, le gouvernement tchadien a permis à l’Association des Victimes des Crimes et Répressions Politiques au Tchad (AVCRP), assistée de Human Rights Watch et de La Fédération Internationale des ligues des Droits de l’Homme (FIDH), de consulter ces documents et de les exploiter librement. Il s’agit entre autres de certificats de décès, de listes quotidiennes de prisonniers, de rapports des services secrets, de listes des agents de la DDS et de notes adressées à Hissène Habré. Les documents retracent en détail les campagnes contre les groupes ethniques perçus par Hissène Habré comme des menaces à son régime4.

Des copies de centaines de ces documents de la DDS ont été, dans un premier temps, classées puis transportées dans les locaux de Human Rights Watch à New York. Dans un deuxième temps, les informations contenues dans ces documents ont été entrées dans une base de données créée par Patrick Ball, du Human Rights Data Analysis Group de l’organisation Benetech.

L’équipe de Benetech a maintenant commencé l’analyse des documents en se concentrant surtout sur l’année 1986. Benetech a entre autres analysé trois facteurs: le nombre de prisonniers dans les sept centres de détention de la DDS à N’Djaména, le taux de mortalité des détenus dans ces centres et le nombre de documents envoyés par la DDS à Habré.

Cette analyse5 préliminaire montre notamment que:

  • Le nombre de détenus entre janvier 1985 et janvier 1986 est relativement stable, soit entre 200 et 250 personnes, avant de monter à 571 détenus en mars 1986.
  • Le taux de mortalité en détention était de 3,69% en 1986. Pour cette même année, les détenus politiques étaient donc 16 fois plus susceptibles de mourir que la population du Tchad en général, laquelle inclue la mortalité infantile.
  • Parmi les 2488 documents clés trouvés dans les archives de la DDS, plus de 15% étaient directement adressés à Hissène Habré, qui semblait informé de presque tout6.

La structure et le personnel de la DDS

Dans une « note d’instruction » datée du 26 août 1987, le Directeur de la DDS déclarait que, « grâce à la toile d’araignée tissée sur toute l’étendue du territoire national, [son service veillait] particulièrement à la sécurité de l’Etat », qu’il constituait « l’œil et l’oreille du président, [de qui] il [dépendait] et à qui il [rendait] compte de ses activités ».

Parmi les différents services de la DDS, la Brigade Spéciale d’Intervention Rapide (BSIR) en était le véritable « bras armé ». Elle était composée de militaires chargés d’effectuer les arrestations et les assassinats politiques. D’autres services de la DDS ont aussi collaboré étroitement à l’arrestation des supposés opposants au régime. Ce fut le cas du Service de Recherche chargé de la collecte d’informations dans N’Djaména, du Service de Contre-Espionnage, chargé de surveiller toutes les ambassades à N’Djaména, et du Service de Mission Terroriste, chargé de persécuter et liquider les opposants politiques se trouvant à l’étranger.

Pendant leur détention, les victimes du régime étaient souvent torturées par les agents de la DDS, qui utilisaient un large éventail de moyens de torture (voir infra).

Le soutien de la DDS par les Etats-Unis

Hissène Habré a pu compter sur un solide soutien des Etats-Unis. Convaincu de son utilité en sa qualité d’allié dans la lutte contre Kadhafi, les leaders de la politique américaine appelait Hissène Habré leur « ami » et l’ont aidé à se maintenir au pouvoir en lui fournissant d’importantes d’aides sous la forme d’équipements militaires, d’entraînements, de connaissances et de soutien politique. Selon un responsable américain, les aides versées par les Etats-Unis au Tchad « pourraient totaliser des centaines de millions de dollars »7. Hissène Habré lui-même a été reçu à la Maison Blanche. Les Etats-Unis ont également formé une petite armée d’opposants libyens « Contras » issue des rangs de prisonniers de guerre libyens détenus par Habré.

Les documents retrouvés par Human Rights Watch ont également révélé de nouvelles informations sur le soutien de la DDS par les Etats-Unis. Ainsi, un document de la DDS décrit un entraînement « très spécial » pour les agents de la sécurité tchadiens dans la banlieue de Washington en 1985. Les agents ont rapportés que « nos amis américains accordent une importance capitale à cette formation. Ils nous ont promis des matériels […]. Ils nous ont déclaré en outre que nous ne devons pas seulement assurer la sécurité de notre pays, mais également celle de leurs représentants résidant chez nous, ainsi que de leurs sociétés »8. Trois des agents ont reçu une promotion à l’échelon supérieur au sein de la DDS dès leur retour de Washington. Deux agents seront identifiés plus tard par la commission nationale d’enquête comme certains des « tortionnaires les plus redoutés » du régime d’Hissène Habré.

Bien que la nature exacte de l’équipement fourni par les Etats-Unis ne soit pas claire, un document évoque la demande tchadienne de sérum de vérité et d’un générateur destiné aux interrogatoires. Un autre document fait référence à un certain « Maurice » qui était le « Conseiller américain de la DDS »9  tandis que d’autres rapports détaillent les entraînements des agents tchadiens au Tchad par les Etats-Unis.

Les crimes du régime de Hissène Habré 

La torture

La torture était une pratique généralisée dans les centres de la DDS. Elle était utilisée par les agents de la DDS lors des interrogatoires et servait à faire avouer la victime ou à lui soutirer des informations. Parmi les formes de tortures les plus communes:

  •  Le ligotage « Arbatachar »: Une forme de torture qui consiste à attacher les deux bras aux  chevilles derrière le dos de manière à faire bomber la poitrine. Ce ligotage provoque rapidement l’arrêt de la circulation sanguine, entraînant ainsi la paralysie des membres.
  • L’ingurgitation forcée d’eau: La victime est forcée d’avaler une grande quantité d’eau souvent jusqu’à l’évanouissement. Parfois, un agent montait également sur le ventre de la victime ou y plaçait un pneu.
  • Le pot d’échappement: Cette torture consiste à introduire dans la bouche du détenu le pot d’échappement d’une voiture dont le moteur est en marche. Une simple accélération du moteur provoque d’atroces brûlures.
  • Les brûlures au moyen de corps incandescents: Des bûchettes d’allumettes enflammées ou les bouts incandescents de cigarettes sont utilisés pour brûler les parties sensibles du corps.
  • Le supplice des baguettes: Au niveau des tempes, deux baguettes de bois sont attachés solidement aux deux extrémités par des cordes. Plus les cordes sont serrées, plus la pression est forte et la victime a l’impression que sa tête va éclater. Il arrivait que l’on tape sur les baguettes également, ce qui provoquait une résonance insupportable dans la tête.
  • L’utilisation de piment: Il s’agit de placer la tête de la victime dans un trou à même le sol et de souffler de l’air dans du feu auquel on a ajouté des piments qui se trouve dans un autre trou communiquant avec le premier.
  • La décharge d’électricité, le tabassage, la flagellation, l’extraction d’ongles, etc.

Si les documents exhumés des archives ne mentionnent évidemment jamais directement les actes de torture, ces derniers sont fréquemment évoqués. Une lettre adressée au directeur de la DDS concernant un supposé opposant, s’y réfère à demi-mot: « C’est en le contraignant à révéler certaines vérités qu’il a trouvé la mort le 14 octobre à 8 heures».

De la même façon, le procès-verbal d’un détenu interrogé révèle que le prévenu « n’a reconnu certains faits qui lui sont reprochés en dernière position [qu’] après lui avoir infligé une correction physique ». Plusieurs autres documents parlent d’interrogatoires «serrés » ou « musclés ».

Les morts en détention

Des centaines de certificats de décès de détenus ont été retrouvés dans les archives de la DDS. Sous le régime Habré, sept centres de détention ont été utilisés à N’Djaména pour les prisonniers politiques ou les prisonniers de guerre, dont un sur le terrain de la Présidence, pour les détenus « très spéciaux » que Habré voulait avoir sous la main. La prison la plus sinistre fut sans aucun doute la redoutable « Piscine », une prison souterraine. Ce qui était anciennement la piscine Leclerc réservée aux loisirs des familles des militaires français pendant la colonisation a été, sur ordre de Habré, recouverte d’une chape de béton, divisée en dix cellules et flanquée d’un escalier qui plongeait dans un sous-sol lugubre.

Parmi les causes de décès énumérées, les documents retrouvés parlent notamment de dysenterie amibienne sévère, de déshydratation sévère, d’hypertension artérielle, d’œdèmes des membres inférieurs et supérieurs, d’impotence fonctionnelle des membres inférieurs contractés depuis plusieurs jours, d’altération de l’état général, etc. Dans un « Rapport mensuel » pour le mois de juin 1987, le Chef du service pénitencier de la DDS expose la raison principale de l’affaiblissement des prisonniers, c’est-à-dire les repas qu’ils recevaient: « Toutes ces maladies énumérées ci-dessus proviennent par manque d’équilibration de régime alimentaire des détenus »10.

La torture et les conditions atroces aidant, la mort pouvait survenir rapidement en prison. Un document de 1989 énumère les noms de 14 détenus arrêtés entre le 2 et le 5 avril 1989. Tous sont « décédés par suite de maladie » entre le 16 et le 26 du même mois11.

Dans un rapport intitulé « Sur les circonstances des décès successifs des détenus dans les locaux de détention de la DDS », le Contrôleur de la DDS établit un lien direct entre le nombre important de morts et les conditions en prison:

« Du 01 mai au 16 juin 1985 dix-neuf (19) détenus sont morts dans « Les Locaux » [l’une des prisons de N’Djaména] de la Brigade Spéciale d’Intervention Rapide. De l’enquête effectuée aux locaux et auprès de l’infirmier Major, il s’avère que ces décès successifs sont dus aux différentes maladies contactées (sic) au sein des locaux à savoir:

  • dysenterie hématophage

  • paralysie des membres

  • cas de furonculoses provoquées par la chaleur

  • insuffisance de nourriture.

    Aussi, aucun traitement n’a été donné aux détenus car il y a de cela trois (3) mois, le poste de soins de la BSIR est dépourvu de médicaments »12.

    Le traitement des prisonniers de guerre

    Le régime Habré a été marqué par plusieurs années de guerre où ses forces gouvernementales se sont opposées au Gouvernement d’Union Nationale de Transition (GUNT) de Goukouni Oueddeï soutenu par la Libye (voir supra). Plusieurs combats ont fait des centaines de prisonniers, notamment à Faya-Largeau en 1983 et, par la suite, en 1986 et 1987. Ceux qui n’ont pas été exécutés sur place ont été transférés sur ordre de Habré et emprisonnés, pour certains, à la Maison d’arrêt de N’Djaména dans des conditions de détention atroces. 

    Un effrayant rapport du Comité International de la Croix-Rouge retrouvé dans les archives de la DDS fait état d’une rare visite autorisée au mois de mars 1984 à la Maison d’Arrêt de N’Djaména (la seule prison visitée par le CICR au Tchad). Le rapport expose le traitement inhumain subi par les prisonniers de guerre en décrivant la surpopulation chronique des cellules, construites pour accueillir 180 personnes, mais qui abritent en moyenne plus de 600 prisonniers, ces derniers ne disposant que d’un demi-mètre carré par individu. Le rapport mentionne aussi l’ « hygiène inexistante », la « sous-alimentation généralisée », et la « carence des soins médicaux ».

    En conclusion, le rapport explique que:

    « La combinaison de ces facteurs a causé une situation critique pour ce qui concerne la santé des prisonniers. Plus de la moitié d’entre eux doivent être qualifiés de gravement malades; 160 prisonniers se trouvent dans un état gravissime, 22 ont été mis à l’écart car considérés comme perdus, 28 cas de décès ont été rapportés pour les deux mois précédents. »13

    De nombreux certificats de décès de prisonniers de guerre ont été retrouvés. L’un de ces certificats contient les noms de 32 détenus décédés le même jour, le 21 mars 1986, « suite à leurs blessures de guerre ».

    « Septembre noir »

    Après sa prise de pouvoir à N’Djaména en 1982, Hissène Habré a commencé la « pacification » du Sud du Tchad qu’il considérait peuplé de traîtres entraînés par différents groupes armés et en voie de sécession. La très violente répression exercée alors par Habré et ses troupes a non seulement visé les CODOS (voir supra), mais aussi les populations civiles. Dans certaines préfectures, les arrestations et les exécutions massives de civils ont été perpétrées sciemment dans le but de semer la terreur; des villages ont été pillés et incendiés, forçant les villageois qui avaient réussi à s’échapper à chercher refuge dans la brousse pendant des mois.

    A partir de septembre 1984, une répression particulièrement féroce et meurtrière a eu comme objectif apparent d’éliminer les élites du Sud et de les remplacer par des cadres fidèles à Hissène Habré. Cette période est communément connue de tous les Tchadiens comme celle de « Septembre noir ». Un rapport interne à la DDS classé « très confidentiel » décrit l’esprit troublé des populations civiles à l’époque, suite aux exactions dans la région par les troupes militaires de Habré, les Forces Armées Nationales Tchadiennes (FANT):

    « La sécurité des populations est perturbée puisque certains éléments FANT se lancent [dans] des actions vandaliques semant la terreur parmi la population paysanne tant que fonctionnaire (sic). La population vit dans la haine depuis les évènements du 15.09.84, les jeunes garçons et filles fuient cette zone en direction de Bongor pour chercher refuge puisque leur sécurité n’est pas garantie. La masse paysanne est vraiment terrorisée, elle voit [ses] biens tomber aux mains des éléments FANT comme un fruit mûr, et elle n’ose pas dire un mot en présence des militaires du fait qu’elle est recroquevillée par la peur »14.

    Toutefois, la terreur dans le Sud a persisté bien après « Septembre noir ». D’autres documents retrouvés rapportent des informations obtenues quotidiennement et  décrivent cette violence massive en province. De la même façon, une correspondance du 4 août 1985 révèle les noms de 68 personnes parmi la « population des villages Djola II et III » qui ont été « massacrées dans la journée du 28 juillet 1985, par les Forces Gouvernementales ».

    La « responsabilité collective » des Hadjaraï et Zaghawa

    Hissène Habré n’a jamais hésité à se retourner, si nécessaire, contre ses anciens compagnons d’armes ni à se venger sur la famille ou sur toute l’ethnie d’une personne ou d’un groupe de personnes qui lui aurait fait du tort. Les Hadjaraï et les Zaghawa, par exemple, qui avaient pris le pouvoir avec Habré ont été sauvagement persécutés pour les punir du fait que certains de leurs chefs avaient osé s’opposer à lui.

    Les chefs Hadjaraï avaient pendant longtemps été les compagnons de Hissène Habré et avaient même constitué la principale force de frappe qui l’avait porté au pouvoir en juin 1982. Mais Hissène Habré a commencé à se méfier des Hadjaraï dès 1984 au moment où son Ministre des affaires étrangères de l’époque, Idriss Miskine, un leader Hadjaraï, devenait une figure de plus en plus populaire et commençait à lui faire de l’ombre. Idriss Miskine est mort en 1984 dans des circonstances mystérieuses, créant un climat de méfiance entre les Goranes d’Hissène Habré et les Hadjaraï. A partir de 1987, Hissène Habré, après avoir appris que le Général Malloum, un Hadjaraï, avait crée un mouvement d’opposition armée, le MOSANAT, s’en est pris aux dignitaires Hadjaraï, à leurs familles et à l’ethnie en général.

    En 1989, Hissène Habré soupçonne Idriss Déby, son conseiller chargé de la défense et de la sécurité, de préparer un coup d’État contre lui, avec Mahamat Itno, alors Ministre de l’Intérieur, et Hassan Djamous, Commandant en Chef de l’Armée tchadienne, le vainqueur des Libyens. Tous les trois sont d’ethnie Zaghawa. Habré a ainsi non seulement fait arrêter, torturer et exécuter Itno et Djamous (seul Déby parviendra à s’échapper) mais il s’en est encore pris à l’ethnie Zaghawa dans son ensemble, dont des centaines de membres, liés ou non à la tentative de rébellion, ont été pris dans des rafles, torturés et internés. Des dizaines sont morts en détention ou ont été sommairement exécutés.

    D’après des ex-agents de la DDS, Hissène Habré a même créé en 1987 au sein de la DDS des commissions spécifiques pour arrêter et interroger les Hadjaraï et en 1989 pour arrêter et interroger les Zaghawa.

    Des documents retrouvés par Human Rights Watch dans les archives de la DDS révèlent qu’il suffisait seulement que quelqu’un soit Hadjaraï ou Zaghawa pour être arrêté. À titre d’exemple, un document concernant le transfert de détenus est classé sous la rubrique « affaire Hadjaraï ». Un autre document manuscrit fait état des personnes arrêtées ou tuées et des villages détruits ou abandonnés. Le nombre total provisoire de personnes tuées est de 286. Toutes les personnes dont les noms se trouvent sur ce document sont des Hadjaraï.

    Une liste datée du 26 mai 1989 intitulée « Objet: Situation des agents traîtres Zakawa arrêtés pour complicité gardés dans nos locaux à la suite du complot ourdi par Hassane Djamous » contient les noms de 98 personnes, dont plusieurs sont des bergers, des chauffeurs, des élèves, des commerçants, des militaires, etc. Sous les motifs d’arrestation, il est indifféremment indiqué: « soupçonné complice des traîtres », à l’exception de quelques personnes qui avaient des liens de parenté avec les rebelles15.

    Le professeur d’université et écrivain Zakaria Fadoul Khidir, de l’ethnie Zaghawa, a été arrêté uniquement parce qu’il était le parent d’un supposé putschiste et qu’il appartenait à la même ethnie. Quand il fut arrêté et interrogé, Zakaria Fadoul Khidir (ZFK) a eu cet échange avec son tortionnaire, le commissaire Mahamat Djibrine (Dj), échange qu’il rapportera dans un livre qu’il publiera après sa libération:

                « Dj: Monsieur le professeur, pourquoi vous a-t-on arrêté?

                ZFK: Je n’en sais rien.

                Dj: Comment ça! Vous n’en savez rien? Mais vous ne savez rien de ce qui se passe en ville ou au pays?

                ZFK: Si. Je sais que des gens ont rejoint l’opposition, d’autres sont arrêtés. Mais pour ce qui me concerne, on est allé me chercher dans mon bureau en plein jour alors que j’étais en train de corriger les copies de mes étudiants.

                Dj: Mais tu n’es pas né seul, tu as aussi des frères !

                ZFK: Je ne suis pas responsable de ce que font mes frères.

    Dj: Monsieur le professeur, la responsabilité est collective » 16.

    Tout était résumé en une seule réplique. D’après des recherches personnelles effectuées par le professeur Zakaria Fadoul Khidir, environ 270 membres de sa famille proche et éloignée auraient été arrêtées et toutes à l’exception de 28 d’entre-elles auraient été exécutées ou seraient mortes en détention.

    La répression contre les Arabes

    Hissène Habré considérait les Arabes du Tchad comme « les parents » de ses ennemis libyens. C’est ainsi que des arrestations et des exécutions d’Arabes ont eu lieu tout au long du régime de Hissène Habré, avec cependant une vague d’arrestations plus importante au cours des années 1982 à 1984 pendant les conflits armés au Nord du Tchad.

    La chute du régime de Hissène Habré et le Rapport de la Commission d’Enquête

    Le 1er décembre 1990, après une année de rébellion, le Front Patriotique du Salut, force rebelle menée par l’actuel Président Idriss Déby, chasse Hissène Habré du pouvoir. Les portes des prisons de sont alors ouvertes et des centaines de prisonniers politiques qui étaient détenus dans différents centres de détention secrets de la capitale du Tchad ont été libérés.

    Le nouveau gouvernement dirigé par le Président Idriss Déby a institué par décret la « Commission d’enquête sur les crimes et détournements commis par l’ex-Président, ses co-auteurs et/ou complices ». La Commission, dirigée par le juriste distingué Mohamat Hassan Abakar, a commencé ses travaux le 1er mars 1991.

    La Commission d’Enquête a dû travailler dans des conditions sécuritaires et financières très difficiles. Elle était, initialement, composée de douze membres: deux juges, quatre officiers de police, deux administrateurs, deux archivistes ainsi que deux secrétaires17.

    La Commission d’Enquête a dû se battre dès ses débuts pour obtenir un budget minimum et ne disposant pas de locaux, a dû tenir ses entretiens dans les bureaux même de la DDS, ce qui n’encourageait pas réellement les victimes à venir témoigner et à apporter les preuves dont la commission avait besoin. De plus, d’anciens membres de la DDS, réhabilités au sein de la nouvelle police politique, et le Centre de Recherches et de Coordination de Renseignements(CRCR) ont été accusés d’avoir intimidé les témoins et de menacer de représailles les personnes qui avaient témoigné devant la Commission. Au bout de six mois, le Président de la Commission a demandé à ce que certains de ses membres, qui avaient peur de trop s’impliquer dans l’affaire soient remplacés. La Commission n’a pu réellement commencer son travail qu’après le remplacement de ces membres. Enfin, peu de véhicules ont été mis à la disposition de la Commission, limitant ainsi ses déplacements dans les zones rurales où les massacres avaient eu lieu.

    En dehors de conseils prodigués par Amnesty International qui avait rendu public les crimes du régime d’Hissène Habré et qui avait mené des campagnes pour la libération de prisonniers politiques18, aucune participation, ni aucune aide technique ou financière internationale n’a été apportée à la Commission d’Enquête. La Commission a néanmoins pu auditionner 1726 témoins19 et procéder à trois exhumations.

    Après 17 mois de travail, la Commission a rendu public son rapport qui détaille les méthodes répressives du gouvernement Habré, accusé de dizaines de milliers d’assassinats politiques et d’actes de tortures systématiques20.

    La Commission a également réalisé un documentaire montrant les fosses communes exhumées pendant son enquête, certaines des prisons de Habré ainsi que des entretiens avec des victimes du régime.

    Ce rapport dénonce la réhabilitation de nombreux membres de la DDS à des postes clefs de l’administration ainsi qu’au sein de l’appareil sécuritaire de l’Etat tchadien21.

    Lorsque que le rapport fut publié, certains des agents qui y étaient mentionnés ont fui le pays vers le Cameroun dans la crainte, pourtant non fondée, de voir leur responsabilité engagée22.

    Cette Commission d’Enquête a été l’une des seules commissions de ce type à s’être intéressée au soutien d’une ou de plusieurs puissances étrangères apporté aux abus commis par un régime national. Le rapport a révélé que les Etats-Unis avaient été le principal soutien financier, militaire, matériel et technique de la DDS. Ce même rapport a également établi  que certains conseillers américains étaient reçus régulièrement par le directeur de la DDS afin de le conseiller ou d’échanger des informations.

    Le rapport accusait également la France, l’Egypte, l’Irak et le Zaïre d’avoir aidé à financer, former et équiper la DDS. La Commission d’Enquête a non seulement inclus dans son rapport les noms des principaux agents de la DDS mais a inséré également leurs photographies. Ses recommandations insistent sur la nécessité d’exclure les agents de la DDS qui ont été réhabilités et réintégrés au sein de l’armée, des forces de police et de  la nouvelle police politique, le Centre de Recherche et de Coordination des Renseignements (CRCR)23.

    La Commission a demandé au gouvernement « d’écarter de leurs fonctions, dès la publication de ce rapport, tous les anciens agents de la DDS réhabilités et engagés dans la DGCRCR » mais aussi d’ « engager sans délai des poursuites judiciaires contre les auteurs de cet horrible génocide, coupables de crimes contre l’humanité »24.

    La Commission d’Enquête a également recommandé qu’« un monument en mémoire des victimes de la répression de Habré soit construit » et de « décréter un jour de prière et de recueillement  pour lesdites victimes ». Elle a de plus demandé à ce que les anciens locaux de la DDS ainsi que la prison souterraine, la «Piscine », soient réhabilités en musée. Enfin, la Commission a appelé à la création d’une Commission Nationale pour les Droits de l’Homme.

    Le rapport a été présenté au Président Idriss Déby et au gouvernement tchadien qui ont regardé le documentaire sur un projecteur d’emprunt.

    Les locaux de la Commission d’Enquête furent alors ouverts au public pour quelques jours où chacun pouvait voir le film et des photographies préparées  par la Commission. Selon Maître Abakar, « le public a dû se battre pour rentrer » 25. Le rapport a reçu une large couverture médiatique au niveau national.

    En 1993, la Conférence Nationale Souveraine, où tous les secteurs de la société tchadienne étaient représentée, a, elle aussi, appelé à l’« expulsion des membres de la DDS responsables de détournements, d’actes de tortures et de crimes politiques qui continuent à ne pas être inquiétés de leurs actes ou continuent à travailler au sein même du CRCR », mais également à la création d’une cour pénale indépendante chargée de juger les crimes violents, les expropriations ainsi que les détournements.

    L’Association des Victimes de Crimes et Répressions Politiques (AVCRP)

    Dès la chute de l’ex-Président Habré, des victimes de son régime, issues de différents groupes ethniques, ont créé l’Association des Victimes de Crimes et Répressions Politiques au Tchad (AVCRP).

    Les objectifs principaux de l’AVCRP sont les suivants:

    • identifier et localiser les victimes des crimes et de la répression politiques  de la dictature Habré;
    •  inventorier les biens spoliés ou confisqués injustement;
    • engager des procédures judiciaires nationales et/ou internationales contre les auteurs des crimes de la dictature Habré;
    •  exiger l’indemnisation des victimes atteintes tant physiquement que moralement et des victimes expropriées injustement de leurs biens;
    • informer l’opinion nationale et internationale sur les méthodes et moyens utilisés pour commettre des crimes et organiser la répression politique;
    • prévenir, dénoncer et combattre par tous les moyens, toute forme de crime et de répression politique.

    L’AVCRP a regroupé des informations sur 792 victimes des exactions de Habré, prévoyant d’utiliser ces dossiers lors d’éventuelles poursuites judiciaires contre l’ancien dictateur. Toutefois, dépourvue de ressources financières et du soutien du gouvernement, l’AVCRP a dû, dès 1992, renoncer temporairement à son projet.

    La réadaptation des victimes

    L’Association pour les Victimes de la Répression en Exil (AVRE), située à Paris, a été mandatée par le gouvernement tchadien pour effectuer plusieurs missions d’évaluation et d’assistance au Tchad entre 1991 et 199626.

    Le Dr Hélène Jaffe, présidente fondatrice de l’Association, et son équipe ont ainsi examiné 581 victimes de torture pendant le régime Habré, dont 119 enfants au cours de 1778 consultations.

    Lors de leur première mission en 1991, les patients examinés se sont plaints de maux rhumatologiques (346 plaintes), de pathologies périodiques/parasitologies (240), de problèmes psychologiques (216), de maux de tête (213) et de problèmes ophtalmologiques (178), urologiques/sexologiques (160), digestifs (137), cardiologiques (45), O.R.L. (31) et autres (240)27.

     

    Dans un rapport de l’AVRE sur la santé des enfants de victimes de torture, le pédopsychiatre a établi que « « le rôle pathogène du secret »dans ces situations de deuil nous est apparu de première importance: mort cachée, mort non dite, absence de corps à honorer, absence de cérémonie funéraire, puis de deuil, enfin absence de sépulture; tout pèse du côté de la dépression. Le travail psychothérapeutique avec les familles nous est apparu en mesure d’amorcer un changement en leur sein »28.

    Durant leur dernière mission au Tchad en septembre 1996, les médecins de l’AVRE ont constaté que plusieurs victimes souffraient toujours des séquelles physiques des tortures subies, auxquelles s’ajoutaient les souffrances psychologiques plus difficilement exprimées.

    Parmi les 44 patients examinés:

  • 25 patients présentaient des séquelles rhumatologiques souvent invalidantes: rachialgies, douleurs articulaires, contractures musculaires

  • 22 patients se plaignaient de troubles psychologiques allant de l’anxiété, à la tristesse, voire même à de réels syndromes dépressifs

  • 15 patients souffraient encore de troubles digestifs

  • 15 patients souffraient de troubles du sommeil, surtout de cauchemars et de difficultés d’endormissement

  • 14 patients se plaignaient de problèmes de vision29.

    Parmi les recommandations faites par l’AVRE, l’importance accordée à la reconnaissance « officielle » de l’histoire tragique des familles des victimes est essentielle. Selon l’AVRE, il faut « en finir avec le silence et le non-dit » sur les tortures et les disparitions, sur la souffrance et ses conséquences sur la famille de la victime et sur les façons de faire le deuil. L’AVRE a aussi insisté sur le rôle de la « reconnaissance collective » et a suggéré la pose de stèles sur les charniers qui ont été localisés ainsi que la construction d’un mémorial aux victimes qui servirait lors des cérémonies de deuil et du souvenir. L’association AVRE a aussi estimé qu’une Journée nationale des victimes des crimes et de la répression politique devrait être instaurée. Enfin, le rapport de l’AVRE explique que la mise en œuvre de ces propositions, « adaptée aux réalités locales, est essentielle pour que les parents puissent retrouver un équilibre de vie et leurs enfants, victimes de victimes, un développement harmonieux »30.

    Les poursuites pénales contre Hissène Habré

    En janvier 2000, inspirée par l’arrestation du Général Augusto Pinochet31 à Londres, l’Association tchadienne pour la promotion et la défense des droits de l’homme (ATPDH) a demandé à Human Rights Watch d’aider les victimes tchadiennes à poursuivre Habré devant la justice sénégalaise.

    A deux reprises, des enquêteurs se sont secrètement rendus au Tchad, où ils ont rencontré des victimes et des témoins, et ont étudié les nombreux documents rassemblés, dès 1991, par l’AVCRP. Parallèlement, une coalition d’organisations de défense des droits de l’homme tchadiennes, sénégalaises et internationales a été discrètement mise en place pour soutenir les victimes dans leur quête de justice32.

    Sept Tchadiens et l’AVCRP se sont constitués parties civiles et ont porté plainte le 26 janvier 2000. Dans la plainte déposée devant le tribunal régional hors-classe de Dakar, les demandeurs, dont plusieurs s’étaient rendus au Sénégal pour l’occasion, ont accusé Habré de torture et de crimes contre l’humanité. Le chef d’accusation de torture était fondé sur la législation sénégalaise contre la torture ainsi que sur la Convention de 1984 des Nations Unies contre la Torture, ratifiée par le Sénégal en 1986. La plainte citait également les obligations du Sénégal en droit international coutumier de poursuivre les auteurs de crimes contre l’humanité33. Les preuves et documents soumis au juge d’instruction Demba Kandji contenaient des informations détaillées sur 97 assassinats politiques, 142 cas de torture, 100 « disparitions » et 736 arrestations arbitraires, la plupart de ces crimes ayant été perpétrés par la DDS. Un rapport sur la pratique de la torture du temps de Habré, écrit en 1992 par une équipe médicale de l’AVRE, et celui de la Commission d’Enquête tchadienne ont également été versés au dossier. En quelques jours, les victimes venues du Tchad témoignaient à huis clos devant le juge — moment qu’elles avaient attendu pendant neuf ans!

    Le 3 février 2000, le juge Kandji cita Hissène Habré à comparaître, l’inculpa pour complicité de crimes contre l’humanité, d’actes de torture et de barbarie et le plaça en résidence surveillée. Pour la première fois, un ancien chef d’Etat était poursuivi par la justice du pays où il avait trouvé refuge.

    Quelques semaines plus tard, de fortes pressions politiques apparurent. Les avocats de Habré introduisirent une requête en annulation des poursuites devant la Chambre d’accusation de la Cour d’appel de Dakar. Le parquet de la République soutint la requête de Habré, renversant sa position antérieure favorable aux poursuites.

    Peu après, une réunion du Conseil supérieur de la Magistrature déboucha sur la mutation du juge Kandji et donc son dessaisissement du dossier Habré. A plusieurs reprises, le nouveau président élu de la République du Sénégal, Abdoulaye Wade, déclarait publiquement que Habré ne serait jamais jugé au Sénégal.

    La  Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants oblige le  Sénégal qui l’a ratifiée, soit à poursuivre, soit à extrader l’auteur présumé d’actes de torture qui se trouve sur son territoire.34 D’après la Constitution sénégalaise, ce genre de traité international est d’application immédiate35. La Chambre d’accusation a néanmoins décidé, le 4 juillet 2000, que les tribunaux sénégalais n’étaient pas compétents pour juger au Sénégal des crimes commis à l’étranger par un étranger et a, en conséquence, annulé la procédure contre Hissène Habré36. Les victimes se sont alors immédiatement pourvues en cassation. Le 20 mars 2001, la Cour de Cassation du Sénégal confirmait l’arrêt de la Chambre d’accusation et mettait un terme aux poursuites contre Habré au Sénégal37.

    Les victimes de l’ancien dictateur ont immédiatement annoncé qu’elles chercheraient à faire extrader Habré vers la Belgique, où des plaintes avaient déjà été déposées contre lui. Ces plaintes émanent de plus de 21 victimes, dont trois sont de nationalité belge. Elles sont instruites par Monsieur Daniel Fransen, juge d’instruction près le tribunal de première instance de Bruxelles. Les plaintes ont été déposées en Belgique en application de la loi dite de compétence universelle qui, dans sa version initiale, permettait l’ouverture de poursuites pénales contre les responsables des pires violations des droits humains, quel que soit le lieu où ces violations avaient été commises et quelle que soit la nationalité des responsables ou des victimes.

    En avril 2001, peu après la décision de la Cour de Cassation, le Président sénégalais Abdoulaye Wade déclarait publiquement qu’il avait donné un mois à Habré pour quitter le Sénégal. Cette surprenante décision sonnait comme un hommage rendu à la lutte des victimes, mais représentait un risque sérieux de voir Habré se réfugier sur le territoire d’un Etat peu soucieux du respect du droit international et qu’il devienne inaccessible à la justice. Les victimes ont alors déposé un recours devant le Comité des Nations Unies contre la Torture, et le Comité a prié le Sénégal de « ne pas expulser Hissène Habré et de prendre toutes les mesures nécessaires pour empêcher que Hissène Habré ne quitte le territoire du Sénégal autrement qu’en vertu d’une procédure d’extradition »38.

    A la suite de demandes expresses formulées par le Haut Commissaire des Nations Unies aux droits de l’Homme, Mary Robinson, et le Secrétaire Général des Nations Unies, Kofi Annan, le président Wade déclarait, le 27 septembre 2001, qu’il avait accepté de garder Hissène Habré sur le sol sénégalais le temps qu’un pays comme la Belgique, capable d’organiser un procès équitable, le réclame:

    « J’étais prêt a envoyer Hissene Habré n’importe ou, y compris dans son propre pays, le Tchad, mais Kofi Annan est intervenu pour que je garde Hissene Habré sur mon sol, le temps qu’une justice le réclame. Je l’ai fait, mais je ne souhaite pas que cette situation perdure. Le Sénégal n’a ni la compétence ni les moyens de le juger. Le Tchad ne veut pas le juger. Si un pays, capable, d’organiser un procès équitable — on parle de la Belgique — le veut, je n’y verrai aucun obstacle. Mais qu’il fasse vite. Je ne tiens pas à garder Hissène Habré au Sénégal » 39.

    Puis le 23 février 2003, le président sénégalais a confirmé que:

    « Tout Etat qui le souhaite peut introduire auprès de la justice sénégalaise une demande d’extradition qui recevra, si cela ne tient qu’à moi, une suite favorable. Je note simplement que pour l’instant aucun pays, même pas le Tchad, ne m’a demande cette extradition » 40.

    Du 26 février au 7 mars 2002, le juge Fransen et le procureur fédéral belge Philippe Meire se sont  rendus au Tchad dans le cadre d’une Commission rogatoire internationale, accompagnés du substitut du procureur du roi au Parquet de Bruxelles, de quatre officiers de police judiciaire spécialistes des enquêtes sur les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre et de torture et d’une greffière. Avec la coopération totale du gouvernement tchadien, le juge et son équipe ont interrogé plaignants, victimes de Hissène Habré, témoins des atrocités et plusieurs agents de la DDS. Le juge a pu également visiter les anciens lieux des massacres près de N’Djaména et tous les centres de détention du régime Habré dans la capitale tchadienne, dont la sinistre « Piscine », la prison souterraine de la DDS. Il était accompagné à chaque fois d’anciens détenus qui décrivaient les traitements qu’ils avaient subis et indiquaient l’emplacement des charniers. Le juge a enfin eu accès aux archives de la DDS découvertes par Human Rights Watch et a consulté et saisi des milliers de documents.

    En octobre 2002, en réaction aux inquiétudes exprimées suite à la décision de la Cour internationale de Justice de février 2002 ayant trait a la question de l’immunité d’un ancien chef d’Etat devant les juridictions étrangères41, le Ministre de la Justice du Tchad déclarait par écrit au juge Fransen que « Monsieur Hissène Habré ne peut prétendre à une quelconque immunité de la part des Autorités tchadiennes »42.

    Au mois d’août 2003, et après de fortes pressions du gouvernement américain, le parlement belge a abrogé la loi de compétence universelle et l’a remplacé par une loi au champs d’application beaucoup plus limitée. Un grand nombre de poursuites engagées en application de cette loi ont été  abandonnées.

    L’affaire Habré n’avait, néanmoins, pas été affectée et avait pu se poursuivre dans le cadre de dispositions transitoires autorisant les affaires pendantes à être poursuivies lorsque: (1) un des plaignants était un citoyen belge ou un résident au moment ou la plainte avait été déposée et (2) des actes d’instruction avait déjà été accomplies.

    Le juge d’instruction Daniel Fransen poursuit son investigation et il est fermement attendu qu’il inculpe Hissène Habré et qu’il délivre un mandat d’arrêt international à son encontre. Le gouvernement belge demandera alors au Sénégal d’extrader Hissene Habré, ce que le président Wade a déclaré être prêt a le faire.



    [2] En 1994, la Cour Internationale de Justice réglera définitivement ce différent en accordant la bande d’Aozou au Tchad.

    [3] Les crimes et détournements de l’ex-Président Habré et de ses complices, Commission d’Enquête Nationale du Ministère tchadien de la Justice, pp.69 et 97. La Commission d’Enquête avance de façon non-scientifique le chiffre de 40 000 victimes, en estimant que les 3 780 victimes qu’elle parvint à identifier de façon certaine ne représentaient que 10% seulement du total des personnes tués. Voir aussi Amnesty International, Tchad - L’héritage Habré (2001).

    [4] Voir « Tchad: Les archives de l’horreur », par Tidiane Dioh, Jeune Afrique l’Intelligent, 9 mars 2003.

    [5] Preliminary Statistical Analysis of AVCRP & DDS Documents. A report to Human Rights Watch about Chad under the government of Hissène Habré, The Benetech Initiative, 4 novembre 2003. http://www.hrw.org/justice/pdfs/benetechreport.pdf.

    [6] Maintenant qu’une base de données qui permet de faire des recherches de statistiques et des recherches par nom a été créée, Human Rights Watch espère transformer ces dossiers — qui ont été copiés sur CD Rom — en archives publiques que les victimes tchadiennes et leurs familles pourraient consulter en vue de retrouver la trace de ceux qui ont disparu. Cette base de données pourrait faire partie d’un mémorial aux victimes du régime de Hissène Habré.

    [7] Douglas Farah, «Chad’s Torture Victims Pursue Habré in Court », The Washington Post, 27 novembre, 2000.

    [8] Ce document peut être consulté à l’adresse suivante http://www.hrw.org/justice/pdfs/usatraining-p1-3.pdf.

    [9] Ce document peut être consulté à l’adresse suivante http://www.hrw.org/justice/pdfs/13intletter.pdf.

    [10] Ce document peut être consulté à l’adresse suivante: http://www.hrw.org/justice/pdfs/junereport-p1-4.pdf.

    [11] Ce document peut être consulté à l’adresse suivante: http://www.hrw.org/justice/pdfs/prisonerlist-p1-2.pdf.

    [12] Le document peut être consulté à l’adresse  http://www.hrw.org/justice/pdfs/prisonerreport-p1-2.pdf.

    [13] Le document peut être consulté à l’adresse  http://www.hrw.org/justice/pdfs/redcross-p1-4.pdf.

    [14] Rapport non daté de la DDS (bureau de Tangilé) « Compte-rendu de la situation après événements de la Tandjilé du 15/09/84 ». Ce document peut être consulté à l’adresse suivante http://www.hrw.org/justice/pdfs/fantreport-p1-2.pdf.

    [15] La première page du document peut être consulté à l’adresse suivante: http://www.hrw.org/justice/pdfs/12traitorlist.pdf.

    [16]  « Les moments difficiles, dans les prisons d’Hissène Habré en 1989 », Editions Sépia, France, 1998, pp. 114-115, emphase ajoutée.

    [17] Voir Amnesty International, « Tchad – L’héritage Habré »  (2001) pour une analyse de la Commission d’Enquête.

    [18] La Commission d’Enquête a découvert plus de 50 000 cartes et lettres écrites par les membres d’Amnesty International à Hissène Habré et aux autorités tchadiennes.

    [19] La Commission a auditionné 662 ex-prisonniers politiques, 786 familles de victimes d’exécutions extrajudiciaires, 236 ex-prisonniers de guerre et 30  ex-membres de la DDS.

    [20] « Les Crimes et Détournements de l’ex- Président Habré et de ses Complices », pp.69 et 97.

    [21] Ibid, p.29

    [22] Entretien avec Mahamat Abakar le 1er septembre 2004

    [23] Le CRCR a remplacé la DDS lorsque cette dernière  a été dissoute par Idriss Déby en 1990. Elle a pris par la suite le nom  d’Agence Nationale de Sécurité (ANS) et fut placée sous le contrôle direct d’Idriss Déby.

    [24] Ibid, pp.97-99

    [25] Entretien avec Mahamat Hassan Abakar, le 1er septembre 2004

    [26] Mission AVRE au Tchad 1991 / 1996, Association pour les Victimes de la Répression en Exil (AVRE).

    [27] Mission AVRE au Tchad 1991 / 1996, Association pour les Victimes de la Répression en Exil (AVRE).

    [28] Il est à noter que les plaintes, éléments subjectifs, ne représentent pas nécessairement une réalité clinique.

    [29] Mission AVRE.

    [30] Mission AVRE.

    [31] Voir par ex.,Human Rights Watch, Le Précédent Pinochet: comment les victimes peuvent poursuivre les criminels des droits de l’homme à l’étranger, (modifié en juin 2001).

    [32] Au sein de cette coalition, outre l’AVCRP et Human Rights Watch, collaborent également la Fédération Internationale des Ligues de Droits de l’Homme (FIDH), la Ligue Tchadienne des Droits de l’Homme (LTDH), l’Association tchadienne pour la Promotion des Droits de l’Homme (ATPDH), l’Association pour la Promotion des Libertés Fondamentales au Tchad (APLFT), l’Organisation Nationale Sénégalaise des Droits de l’Homme (ONDH), la Rencontre Africaine pour les Droits de l’Homme au Sénégal (RADDHO), et les organisations françaises AVRE, Association pour les Victimes de la Répression en Exil, et Agir Ensemble pour les Droits de l’Homme.

    [33] La plainte, ainsi que tous les documents juridiques sur l’affaire Habré peuvent être consultés sur le site suivant: http://www.hrw.org/french/themes/habre.htm.

    [34] Article 5 section 2 de la Convention contre la torture, qui impose une obligation légale, dispose: « Tout Etat partie prend également les mesures nécessaires pour établir sa compétence aux fins de connaître desdites infractions dans le cas où l’auteur présumé de celles-ci se trouve sur tout territoire sous sa juridiction et où ledit Etat ne l’extrade pas… »  Article 7 section 1, qui établit l’obligation d’extrader ou de poursuivre, dispose: « L’Etat partie sur le territoire sous la juridiction duquel l’auteur présumé [d’actes de torture] …  est découvert, s’il n’extrade pas ce dernier, soumet l’affaire … à ses autorités compétentes pour l’exercice de l’action pénale ».

    [35] Article 79 de la Constitution sénégalaise dispose: « Les traités ou accords régulièrement ratifiés ou  approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l’autre partie ».

    [36] République du Sénégal, Cour d’Appel de Dakar, Chambre d’accusation, Arrêt no 135 du 4 juillet 2000. Voir http://www.hrw.org/french/themes/habre-decision.html.

    [37] Cour de Cassation, Crim, Arrêt nº 14 du 20 mars 2001, Souleymane Guengueng et autres Contre Hissène Habré, http://www.hrw.org/french/themes/habre-cour_de_cass.html.

    [38] Lettre du Chef de la branche des Services de soutien de l’Office du Haut-Commissaire aux Droits de l’Homme des Nations Unies, adressée à Reed Brody. Cette lettre peut être consultée à l’adresse suivante:http://www.hrw.org/french/themes/images/guengueng_small.jpg.

    [39] Dans  Le Temps (Genève) du 27 septembre 2001.

    [40] Dans Walf Djiri (Sénégal) du  24 février 2003.

    [41] Cour Internationale de Justice (CIJ) Affaire sur le mandat d’arrêt du 11 avril 2000  (République Démocratique du Congo c. Belgique), 14 Février 2002.

    [42] Voir lettre: http://www.hrw.org/french/press/2002/tchad1205a.htm.


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