Rapports de Human Rights Watch

Résumé exécutif

Depuis l’irruption d’un conflit armé en 2002 entre le gouvernement ivoirien et des groupes rebelles basés au nord et à l’ouest du pays, de nombreuses filles et femmes ont été victimes de violences sexuelles brutales en Côte d’Ivoire, commises par des hommes armés des deux camps.

Human Rights Watch a documenté des cas de violences sexuelles en Côte d’Ivoire tels que des viols individuels et en groupe, l’esclavage sexuel, l’inceste forcé, et l’agression sexuelle insigne. De nombreux combattants ont violé des femmes assez âgées pour être leurs grand-mères, des enfants n’ayant pas plus de six ans, des femmes enceintes, et des mères allaitant. Des femmes furent violées devant leurs parents, et parfois même violées par des membres de leurs familles sous peine de mort. Certaines femmes et filles ont eu des fusils, des bâtons, des crayons, et autres objets insérés dans leur vagin. D’autres ont été enlevées pour servir d’esclaves sexuelles, ou ont été enrôlées de force dans les rangs des combattants. Les femmes et les filles enlevées ont souvent été obligées de devenir les esclaves sexuelles de leurs ravisseurs (« maris »), et subirent des sévices sexuels pendant de longues périodes. Certaines esclaves sexuelles et survivantes du viol ont donné naissance à des enfants conçus par leurs violeurs. Par surcroît, la victimisation sexuelle des filles et des femmes s’est souvent accompagnée d’autres violations générales des droits humains à leur encontre, contre leurs familles et leurs communautés, et les hommes armés des deux camps ont massacré, tué, torturé, agressé et kidnappé des civils innocents.1

Certaines victimes sont mortes suite aux violences sexuelles qui leur ont été infligées. Beaucoup de survivantes furent violées de façon si violente qu’elles en subirent des hémorragies graves, des déchirures de la région génitale, de l’incontinence, et de graves infections. Tandis que certaines femmes enceintes ont fait une fausse couche et que d’autres sont devenues stériles à la suite des violences sexuelles qu’elles avaient subies, d’autres encore ont connu le traumatisme de grossesses non désirées résultant du viol. Les femmes avec qui nous nous sommes entretenues souffraient psychologiquement aussi bien que physiquement. Au cours de leurs entretiens avec Human Rights Watch, elles ont évoqué leur angoisse, leur honte, leur colère et leur dépression - et leur courage face à une souffrance inimaginable.

Déterminer l’ampleur totale du problème des violences sexuelles est une tâche compliquée, rendue plus complexe encore en vertu des difficultés de documentation, vu la peur de représailles que peuvent ressentir les victimes ou les témoins, le manque d’intérêt de la part des autorités, et les risques sécuritaires énormes qu’encourent les enquêteurs et les défenseurs des droits humains. La sous-estimation de ces violences pose un grave problème et reflète en partie le statut inférieur des femmes et des filles en Côte d’Ivoire, les tabous culturels sur la question des violences sexuelles, et la peur qu’ont les victimes d’être rejetées par leurs familles ou leurs communautés au moment ou elles on le plus besoin de soutien moral et social.

Causes et criminels : la responsabilité des forces rebelles et pro-gouvernementales

Le conflit armé qui a éclaté en 2002 a déclenché les pires violences sexuelles que le pays ait connu, quoique la crise politique nationale de 2000 ait déjà déclenché bon nombre de violences sexuelles. Les exactions se sont produites à travers le conflit armé de 2002 à 2003 ont particulièrement sévit dans les régions âprement contestées de l’ouest, la partie de la Côte d’Ivoire qui a connu le plus de combats. Des groupes composés de libériens et de sierra léonais, combattant dans l’ouest du pays en tant que mercenaires aussi bien du côté des forces gouvernementales que des forces rebelles, se sont rendus coupables de violences sexuelles particulièrement flagrantes et largement répandues.

Toutefois, même après la fin des hostilités actives, à partir de 2004 et au delà, les violences sexuelles sont restées un problème important dans toutes les régions, qu’elles soient détenues par les Forces Nouvelles ou par le gouvernement.

Les rebelles en Côte d’Ivoire ont perpétré des violences sexuelles contre des femmes et des filles dans les zones se trouvant sous leur contrôle, à savoir le viol, le viol en groupe, les tortures sexuelles, les fausses couches forcées et l’inceste forcé. Les différentes factions rebelles ont pris certaines femmes pour cible à cause de leur appartenance ethnique ou de leur affiliation présumée pro-gouvernementale, souvent parce que leur mari, leur père ou un autre homme de la famille travaillait pour l’État. Beaucoup d’autres ont été la cible d’agression sexuelle sans raison apparente.

Des filles et des femmes ont subi des violences sexuelles chez elles, pendant qu’elles se réfugiaient en brousse, aux barrages, dans leurs fermes, et même dans des lieux de culte. Les violences sexuelles ont été souvent accompagnées de violences physiques tels que des coups, tortures, meurtres, mutilations, ou des actes de cannibalisme.

De nombreuses filles et femmes ont été enlevées et soumises à l’esclavage sexuel dans des camps rebelles, où elles ont subi des viols successifs pendant de longues périodes. Celles qui résistaient étaient souvent punies de façon atroce, voire même tuées. Les chefs rebelles ont fait pas ou peu de tentatives pour sanctionner les violeurs dans leurs rangs, ni pour empêcher les violences sexuelles, en particulier à l’ouest et pendant les périodes de combats et tensions accrues.

Les forces pro-gouvernementales, y compris des membres de la gendarmerie, de la police, de l’armée et des milices, ont aussi perpétré des actes de violence sexuelle. Les viols et autres abus sexuels commis par les forces gouvernementales ont été particulièrement répandus dans la région disputée de l’ouest et dans les zones de combats, notamment les zones qui chargèrent de mains à plusieurs reprises. Les forces pro-gouvernementales ont aussi pris pour cible des filles et des femmes soupçonnées de soutenir les rebelles. Dans cette optique, ils ciblèrent des femmes des groupes ethniques venant du nord de la Côte d’Ivoire aussi bien que des femmes originaires des États voisins, tels que le Burkina Faso, le Mali, et la Guinée ; des musulmanes ; et des femmes issues des milieux politiques d’opposition. En particulier, les forces pro-gouvernementales ont pris pour cible des femmes affiliées au parti d’opposition principalement musulman dénommé le Rassemblement des républicains (RDR). Les forces de l’ordre, les membres des milices, et d’autres forces pro-gouvernementales ont abusé des femmes à des barrages, dans leurs habitations au cours de descentes, dans des prisons temporaires, et dans des marchés. Les violations commises par les forces pro-gouvernementales semblaient augmenter pendant les périodes de tension politique accrue, au cours des quatre années d’impasse politique de 2004 à 2007.

Le statut inférieur des femmes et des filles dans les lois et les coutumes traditionnelles accroît leur vulnérabilité dans le domaine de la violence sexuelle. La récurrence prédominante des violences sexuelles impliquant des femmes (plutôt que des victimes du sexe masculin) souligne une dynamique d’inégalité persistante de genre et de subordination, inégalité qui semblerait être profondément ancrée dans de multiples attitudes sociales.

Pour les victimes, pas de justice et peu de services

Les autorités rebelles et gouvernementales semblent avoir directement ou indirectement autorisé les violences sexuelles depuis le début de la guerre en 2002. L’impunité qui prévaut pour ces crimes ne fait qu’encourager les criminels et les commanditaires à tous les niveaux.

Tout au long du conflit en Côte d’Ivoire, le gouvernement ivoirien et les autorités rebelles n’ont fait que des efforts limités pour enquêter ou poursuivre les auteurs des crimes, y compris ceux des plus ignobles violences sexuelles. Cette lacune a contribué à un environnement d’illégalité dans lequel prévaut une impunité flagrante. Plusieurs facteurs importants soutiennent cet état néfaste. Figure ici en premier lieu la destruction du système judiciaire dans le nord du pays, contrôlé par les rebelles. Les hostilités actives et les actions des rebelles ont démantelé le système judiciaire déjà insuffisant. Pour les survivantes de viols, où aller pour trouver justice ? Deuxièmement, au sud contrôlé par le gouvernement, une grande partie des forces de l’ordre et du personnel judiciaire font preuve d’incompréhension ou même d’indifférence relatives à la violence sexuelle. Dans la zone gouvernementale, les lois sont mal appliquées ou parfois pas appliquées du tout dans les cas de violence sexuelle, ce qui permet à maints criminels d’échapper à la justice. Troisièmement, bien des femmes et des filles en Côte d’Ivoire sont soumises à une discrimination structurelle dans le domaine des droits coutumier, qui offrent d’habitude une protection défectueuse aux survivantes de viol. En résulte que les victimes de violence sexuelle en Côte d’Ivoire souffrent en silence face aux coupables, eux encore en liberté.

Les quelques efforts qu’ont faits les acteurs ivoiriens et internationaux ont été manifestement insuffisants jusqu’à présent pour protéger les femmes en danger ou pour procurer aux survivantes un soutien social, psychologique et médical. Peu de programmes ont été mis en place pour les filles et les femmes qui ont subi des violences sexuelles, même celles qui ont subi un esclavage sexuel. Les survivantes luttent souvent seules contre les graves conséquences physiques et mentales des exactions qu’elles ont endurées.

Si toutefois quelques acteurs locaux et organismes d’aide internationale mettent en œuvre des programmes louables et importants, leurs efforts ne peuvent pas compenser l’absence de stratégies nationales adoptées par les autorités ivoiriennes pour répondre aux différents besoins des survivantes. De plus, les attaques et les menaces des groupes armés pro-gouvernementaux ou rebelles à l’encontre des organisations non gouvernementales (ONG) locales et internationales ont abouti à des fermetures ou des restrictions de certains programmes.

La situation peut et doit s’améliorer. Le droit international relatif au droit international humanitaire et aux droits humains exige des autorités ivoiriennes qu’elles mettent immédiatement fin à l’impunité pour les coupables et qu’elles fournissent des services appropriés aux survivantes.

Il incombe aux rebelles des Forces Nouvelles(FN) et au gouvernement ivoirien d’endosser leurs responsabilités pour mettre fin à l’impunité relative aux abus passés et pour freiner les abus qui continuent à sévir. Il leur faudra reconnaître les abus sexuels passés commis par leurs partisans, les condamner, enquêter sur les crimes présumés, et punir les coupables de violence sexuelle. Des unités spécialisées habilitées à gérer les violences sexuelles devraient être créées au sein des forces de sécurité pour freiner les abus. Autrement, il faudrait un recrutement ciblé et des formations supplémentaires pour améliorer la capacité du personnel judiciaire et des forces de l’ordre pour répondre à ce problème.

Le gouvernement ivoirien devrait immédiatement autoriser le Bureau du procureur de la Cour pénale internationale (CPI) à conduire une mission en Côte d’Ivoire afin de déterminer s’il faut y ouvrir une enquête. Pour sa part, le Conseil de sécurité des Nations Unies doit immédiatement publier du rapport de 2004 de la Commission d’enquête internationale sur les violations des droits de l’homme en Côte d’Ivoire, envoyée par le Haut Commissaire des Nations Unies pour enquêter sur les allégations de violations des droits humains commises depuis 2002, et se réunir pour débattre de ses conclusions et recommandations. Il importe que le Comité des sanctions du Conseil de sécurité des Nations Unies active des sanctions supplémentaires économiques et sur les déplacements contre les individus identifiés comme responsables de violations graves du droit international humanitaire et des droits humains en Côte d’Ivoire.

Assurer la justice demeure une préoccupation majeure a l’échelle internationale tant que nationale. Cependant, la justice seule ne peut pas alléger les souffrances des survivantes. Les Forces Nouvelles, le gouvernement et les organismes d’aide doivent améliorer l’aide médicale, fournir des certificats médicaux gratuits aux victimes de viol, lancer une campagne d’information nationale sur la relation entre les violences sexuelles et les infections sexuellement transmissibles y compris le VIH/SIDA (sur la prévention, le conseil, le contrôle et le traitement), et donner la priorité à la mise en place de programmes sur la santé sexuelle et reproductive au niveau national. Les femmes elles-mêmes devraient pouvoir jouer un rôle prépondérant dans la formulation et à la mise en œuvre de ces programmes.




1 Un débat est en cours sur l’emploi des termes « victime » et « survivante. » Certains proposent que le terme « victime » soit écarté parce qu’il implique la passivité, la faiblesse et une vulnérabilité inhérente et qu’il ne reconnaît pas la réalité de l’action et de la résistance des femmes. Pour d’autres, le terme « survivante » est problématique parce qu’il nie la sensation de victimisation ressentie par les femmes qui ont été la cible de crimes violents. Notre rapport emploie les deux termes.