Rapports de Human Rights Watch

Violences à l’est du Tchad

Les causes sous-jacentes de la crise à l’est du Tchad sont multiples. Elles comportent les conflits portant sur la terre et les ressources naturelles, en particulier l’eau, dans une zone de conditions environnementales extrêmes où le manque de pluie peut gravement perturber l’accès aux pâtures et le succès de l’agriculture. Au-delà des conflits portant sur les ressources, l’impact déstabilisateur des tensions politiques plus générales au Tchad, l’influence des nombreux groupes armés dans la région, dont beaucoup liés au conflit du Darfour, et la manière dont le gouvernement tchadien a répondu à l’insécurité sont tous des facteurs du conflit. Au niveau communautaire, les mécanismes de résolution de conflit se sont rompus.

Ces frictions constituent les ingrédients nécessaires d’un mélange explosif, mais les tensions communautaires par elles-mêmes ne sont pas suffisantes pour libérer la violence intercommunautaire largement répandue.51  Les atrocités l’est tchadien en 2006 sont principalement causés par les décisions des divers dirigeants politiques et des différentes forces armées présentes dans la région, en réponse à la prolifération des attaques des mouvements rebelles tchadiens. Par exemple la décision du gouvernement tchadien de retirer l’Armée Nationale du Tchad  (ANT) de la région, qui a provoqué un vide sécuritaire durable le long de la frontière.

En octobre 2005, l’ANT a commencé à redéployer des forces loin des zones frontalières dans le sud-est du Tchad afin de fortifier des points stratégiques plus au nord, comme Adré et Abéché, contre les attaques rebelles. Début 2006, les garnisons militaires tchadiennes de Modoyna, Koumou, Koloy, Adé, Aourado, Borota, et Goungour étaient vides,52 permettant ainsi à divers groupes armés d’opérer dans le sud-ouest sans être inquiétés. Les redéploiements militaires ultérieurs dans la région frontalière, notamment dans les villes de Adé et Daguessa, n’ont pas été suffisants en termes de puissance militaire et de portée géographique pour avoir un impact matériel sur les violences des milices.

Le vide sécuritaire créé par les redéploiements frontaliers fin 2005 a persisté tout au long de 2006 et jusqu’en 2007, avec des conséquences désastreuses pour les civils. La relative absence de forces de sécurité dans la zone frontalière a permi une violente guerre par procuration. Pendant ce temps, les forces politiques plus larges du Tchad comme du Soudan attaquaient les partisans supposés de leurs ennemis et entraînaient les milices d’autodéfense villageoises dans la dynamique de leurs luttes. Les alliances —et les violences– ayant revêtu des aspects sectaires, les groupes ethniques se sont polarisés.

Les attaques dans la zone frontalière au sud-est prennent en général pour cible les civils non arabes, et la plupart ont été attribuées aux milices désignées localement et dans les médias comme les Janjawid.  Cependant, il est de plus en plus évident que le terme Janjawid est utilisé couramment par les victimes pour désigner tout agresseur armé, et qu’il est en fait inapproprié, en particulier tel qu’il est utilisé dans le contexte tchadien.  Historiquement, le terme Janjawid renvoyait aux criminels, bandits, ou hors-la-loi au Darfour. Avec l’avènement du conflit du Darfour en 2003, ce terme a pris une plus grande spécificité, mais il est resté ambigu, recouvrant au moins deux types distincts de forces armées : les milices recrutées, entraînées, armées et approvisionnées par le gouvernement du Soudan et utilisées comme forces par procuration dans la campagne militaire du gouvernement contre les groupes rebelles soudanais, et composées principalement d’Arabes soudanais et tchadiens ; et d’autre part des éléments armés circonstanciels qui profitent de l’effondrement total de la loi et de l’ordre pour régler des comptes, piller des villages, et s’emparer de bovins et de bétail.  

Human Rights Watch a découvert des preuves qui relient  des attaques contre les civils dans l’est tchadien à des chefs de milices Janjawid connus53 , ou à des forces paramilitaires du gouvernement soudanais connues pour compter de nombreux membres de milices Janjawid.54 Cependant, dans beaucoup d’autres incidents, l’identité des criminels est inconnue ou les témoins affirment qu’ils peuvent seulement identifier leurs agresseurs comme Arabes. De plus, certains groupes armés qui ne sont pas nécessairement soutenus et dirigés directement par le gouvernement soudanais semblent bénéficier du conflit de façon opportuniste en s’emparant du bétail et en attaquant et en pillant des villages dans l’est tchadien. En conséquence, Janjawid n’est pas le terme idéal pour caractériser tous les groupes armés responsables d’attaques contre les civils dans cette zone. Dans ce rapport, le terme « milice arabe » est employé pour caractériser les groupes armés désignés par les victimes de la violence comme Janjawid.55

Is s’est avéré difficile de déterminer la mesure dans laquelle le gouvernement soudanais est coupable pour les actes de violence commis par les milices contre les civils dans l’est du Tchad. Cependant, des sources dans le gouvernement tchadien, l’armée, et dans d’autres groupes armés, suggèrent que les officiers du gouvernement tchadien peuvent avoir une part de responsabilité pour ces actes responsabilité qui irait au-delà de l’échec à prendre des mesures préventives pour défendre ses citoyens.  Si Human Rights Watch ne dispose pas de preuves concernant les zones le long de la frontière Tchad/Soudan où a été menée l’enquête (Dar Tama au nord-est et Dar Sila au sud-est ), des témoignages de sources militaires sur des combats entre factions à Faya dans le nord-est du Tchad, et à Am Timan dans le lointain sud-est, soulèvent des préoccupations sur le fait que des agents de sécurité tchadiens auraient pu délibérément provoquer des conflits interethniques dans le but d’affaiblir les mouvements rebelles tchadiens.

En août 2006, des agents de sécurité tchadiens ont été signalés pour avoir exploité l’inimitié historique entre les Kamaya Goran et les Anakaza Goran à Faya, dans le nord-est du Tchad, en armant les Kamaya dans une tentative de déstabilisation de la base tribale du chef de l’UFDD Mahamat Nouri, un Anakaza Goran.56 D’autres sources militaires et un fonctionnaire civil57 ont affirmé à Human Rights Watch qu’en novembre le gouvernement avait armé les deux factions ethniques à Am Timan, à environ 180 kilomètres au sud-ouest de Goz Beida, dans la province de Salamat au sud, dans un conflit entre Arabes Salamat et Kibet au cours duquel plus de 200 personnes auraient été tuées.58 Selon un officier supérieur de l’ANT, le gouvernement tchadien a armé les deux groupes ethniques divisés afin de provoquer des violences entre deux groupes dont il pensait qu’ils s’étaient alliés aux rebelles tchadiens.59

Le conflit au Tchad peut être défini comme un conflit armé interne, bien qu’il soit un conflit avec des dimensions internationales.60 Toutes les parties impliquées dans le conflit au Tchad ont l’obligation de respecter les principes fondamentaux du droit humanitaire international, ce qui exige que toutes les parties au conflit fassent à tout moment la distinction entre civils et combattants, et entre biens civils et objectifs militaires. Les actes ou menaces de violence visant à répandre la terreur dans la population civile, et en particulier le meurtre, la torture physique ou mentale, le viol, la mutilation, le pillage, et les punitions collectives, sont interdits. La destruction d’éléments indispensables à la survie de la population civile, tels que les denrées alimentaires, les zones agricoles destinées à la production agro-alimentaire, les récoltes, l’approvisionnement en eau potable et les installations, est également interdite.61

Des différentes milices, dont les groupes Janjawid basés au Darfour et les milices arabes basées au Tchad et au Darfour, ont violé et tué des civils tchadiens, ont pillé et brûlé des villages tchadiens et volé du bétail et autres biens. Les groupes d’autodéfense villageois tchadiens ont tué des civils tchadiens. Les groupes d’autodéfense et les mouvements rebelles soudanais soutenus par le gouvernement du Tchad ayant des bases au Tchad se sont rendus responsables du recrutement et de l’utilisation d’enfants soldats. Le gouvernement tchadien n’a pas agi suffisamment pour la protection des civils, il n’a pas traduit en justice les auteurs d’atteintes aux droits humains, et il a permis à un climat d’impunité de s’installer dans l’est tchadien.  Le gouvernement du Tchad porte la responsabilité des exactions commises par les groupes qui reçoivent son soutien ou son aide, y compris les groupes rebelles soudanais et les milices d’autodéfense villageoises.




51 Violence impliquant des groupes qui se définissent eux-mêmes par des différences de religion, d’ethnicité, de langue ou de race.

52 Human Rights Watch, communication confidentielle, 30 janvier 2006.

53 Des personnes déplacées tchadiennes à Koloy, Tchad, ont déclaré à Human Rights Watch qu’elles avaient vu le commandant Janjawid Hamid Dawai dirigeant une milice dans l’est du Tchad en décembre 2005.  Voir Human Rights Watch, “Le Darfour saigne.”

54 Human Rights Watch a obtenu des copies de documents qui auraient été trouvés sur des membres de milices tués ou capturés lors de l’attaque lancée le 16 mai 2006 contre Koukou-Angarana dans l’est du Tchad, documents qui indiquaient qu’ils appartenaient à la Garde de renseignements aux frontières et à d’autres forces connues pour compter de nombreux  Janjawid parmi leurs membres.  Voir Human Rights Watch, “Violence au-delà des frontières.”

55 Tout comme “Janjawid”, ce terme est imparfait, car il implique une homogénéité ethnique qui peut ne pas correspondre à la composition réelle de ces milices, puisque des membres de groupes ethniques non arabes semblent se trouver dans leurs rangs (voir discussion ci-dessous).

56 Entretiens de Human Rights Watch, officier supérieur de l’ANT et soldat de l’ANT qui ont prétendu avoir des informations de première main sur la pratique de cet armement, N’Djamena, Tchad, 25 – 29 novembre 2006.

57 Entretiens de Human Rights Watch, N’Djamena, Tchad, 29 novembre 2006. Un officier de l’ANT a déclaré à Human Rights Watch :  “Déby a envoyé des soldats et un ministre du gouvernement au Salamat, ils ont dit aux Arabes Salamat : “‘Cette terre est la vôtre.  Les Kibet sont des immigrants.’”  Ils ont donné des armes aux Salamat.  Puis Déby a envoyé une délégation aux Kibet. Ils ont dit : “‘Les Salamat, ils sont avec les rebelles.  Ils vous feront du tort. Vous devez vous défendre.’” Ils ont donné des armes aux Kibet. Deux jours plus tard, les Kibet ont attaqué un village Salamat et ils ont tué quatre personnes. Les Arabes se sont rassemblés et ont attaqué les Kibet.” Un cadre supérieur de l’administration de Déby a raconté une histoire similaire de provocation de conflit ethnique au Salamat: “Déby a appelé les chefs blancs [il veut dire Arabes] au Salamat et il a dit : ‘les Noirs prennent votre terre.  Ils travaillent contre les bergers.’ Il a armé les Arabes blancs.  Puis il est allé voir les chefs Noirs [c’est-à-dire non Arabes].  Il a dit :  ‘Les Blancs piétinent votre terre.’  Il leur a donné des fusils aussi. Deux semaines plus tard, les violences ont commencé, faisant beaucoup de morts.’”

58 HCR, “Sudan/Chad Situation Update 67,” 3 décembre 2006, http://www.reliefweb.int/rw/RWB.NSF/db900SID/HMYT-6W6LXF?OpenDocument (consulté le 26 décembre 2006).

59 Entretien de Human Rights Watch, N’Djamena, Tchad, 29 novembre 2006.

60 Selon le droit humanitaire international, un conflit interne est défini comme un conflit qui se déroule entre les forces armées d’un pays et “des forces armées dissidentes ou autres groupes armés organisés qui, sous la conduite d’un commandement responsable, exercent sur une partie de son territoire un contrôle tel qu’il leur permette de mener des opérations militaires continues et concertées et d’appliquer le présent Protocole.” Article 1.1, Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949, et relatif à la Protection des victimes des conflits armés non internationaux (Protocole II), 8 juin 1977.

61 Conventions de Genève du 12 août 1949 (Conventions de Genève). Le Tchad a ratifié les Conventions de Genève ; le Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949, et relatif à la Protection des victimes des conflits armés internationaux (Protocole I), 8 juin 1977; Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949, et relatif à la Protection des victimes des conflits armés non internationaux (Protocole II), 8 juin 1977. Le Tchad a ratifié les Protocoles additionnels de 1977 le 17 janvier 1997.