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People pass by portraits of Israeli hostages from Israel held in Gaza since the October 7 attacks in Tel Aviv, December 17, 2023. 

Entretien : Réunir des preuves des crimes commis en Israël le 7 octobre

Un policier israélien et une femme marchaient devant un mur ou étaient collées des photos d’otages enlevés le 7 octobre 2023 et détenus à Gaza, dans une rue de Tel Aviv, le 17 décembre 2023. © 2023 Menahem Kahana/AFP via Getty Images

Belkis Wille, directrice adjointe de la division Crises et conflits à Human Rights Watch, a passé trois semaines en Israël après les attaques perpétrées le 7 octobre 2023 par des groupes armés palestiniens menés par le Hamas contre plus de 20 communautés et un festival de musique proches de la frontière avec la bande de Gaza, ainsi que contre des bases militaires dans le sud d’Israël. Avec son collègue, elle s’est efforcée de faire la lumière sur divers aspects de cette journée, lors de laquelle des hommes armés ont tué des centaines de civils et enlevé plus de 230 personnes. L’ampleur de cette opération et le nombre des personnes tuées en un seul jour ont laissé de profondes cicatrices, non seulement chez les survivants, les victimes et leurs familles, mais aussi chez de nombreux Israéliens et de nombreuses personnes de confession juive ailleurs dans le monde. Plusieurs mois plus tard, les survivants sont encore sous le choc de la mort de leurs proches ou de leurs voisins et craignent pour la vie des personnes qui sont toujours retenues en otages à Gaza. Dans cet entretien avec Birgit Schwarz, directrice adjointe de la communication pour l’Europe et l’Afrique à Human Rights Watch, Belkis Wille évoque ce que son équipe a découvert jusqu’à présent au sujet de ces attaques, ce qu’il convient de faire pour réunir des preuves suffisantes lorsqu’on enquête sur de graves crimes internationaux, les raisons pour lesquelles des recherches méticuleuses et indépendantes sont essentielles dans la quête d’une justice impartiale.

Belkis, que savons-nous sur la manière dont les attaques du 7 octobre se sont déroulées ?

Les attaques ont commencé vers 6h30 du matin, d’après les éléments que nous avons recueillis, après que des combattants menés par le Hamas eurent ouvert des brèches dans les clôtures séparant Gaza d’Israël. Pratiquement toutes les personnes avec lesquelles nous nous sommes entretenus, de presque toutes les localités civiles - il y en a eu plus de 20 - qui ont été attaquées ont entendu les sirènes d’alerte aérienne à ce moment-là. Celles qui vivent dans ce qu’on appelle l’Enveloppe de Gaza (les communautés israéliennes les plus proches de la bande de Gaza) sont habituées aux sirènes et aux tirs de roquettes effectués par les groupes armés palestiniens à Gaza. Les habitants de ces zones ont doté leurs maisons de « pièces de sécurité » – des espaces renforcés destinés à protéger les habitants contre de telles attaques – et la plupart y ont cherché refuge. Mais pour beaucoup d’entre eux, ces pièces de sécurité se sont avérées insuffisamment sûres.

Des survivants ont décrit comment ils ont passé des heures sans eau, ni électricité ni nourriture pendant qu’ils se cachaient, écoutant anxieusement les tirs d’armes à feu dehors. Ils ont affirmé que les attaquants sont allés de maison en maison, enfonçant les portes et incendiant certaines maisons pour forcer les personnes qui s’abritaient à l’intérieur à sortir, puis ont abattu certaines de ces personnes et en ont emmené d’autres en otages. De nombreux cadavres qui ont été retrouvés par la suite présentaient des traces de balles, d’autres étaient carbonisés et certains étaient mutilés, nous ont précisé des survivants.

Un festival de musique en plein air a été le site du plus grand nombre de meurtres. Alors que des roquettes commençaient à tomber, les festivaliers ont couru vers le parc de stationnement, pour essayer de partir en voiture afin de se mettre à l’abri. Ceci a provoqué un embouteillage. Certaines personnes ont alors changé d’avis et décidé de tenter de fuir à pied, mais se sont retrouvées face à face avec les assaillants. Des gens ont été tués alors qu’ils fuyaient. D’autres l’ont été alors qu’ils se cachaient parmi des arbres, nous a raconté un des organisateurs du festival. Les attaquants ont fait monter des personnes de force dans des véhicules et les ont emmenées à Gaza comme otages.

Quand l’armée israélienne a enfin repris le contrôle des zones affectées dans le sud d’Israël, plus de mille personnes – pour la plupart des civils – avaient été tuées, des centaines de maisons pillées et incendiées et plus de 230 hommes, femmes et enfants pris en otages.

Façade calcinée d’une maison détruite le 7 octobre 2023 par des combattants du Hamas dans le kibboutz Be'eri, dans le sud d'Israël, photographiée le 5 novembre 2023. © 2023 Human Rights Watch

Quels progrès espérez-vous accomplir avec votre enquête ?

Un objectif capital est de documenter rigoureusement les abus et d’évaluer soigneusement les diverses violations des lois de la guerre qui ont été commises, et d’estimer si elles peuvent équivaloir à des crimes internationaux.

Puisque plusieurs groupes armés ont participé aux attaques, nous essayons de déterminer lesquels ont commis certains abus particuliers et l’ampleur des crimes qu’ils ont commis. Ce genre d’information deviendra particulièrement importante quand il s’agira de faire rendre des comptes aux auteurs de ces crimes.

Quoique cela nous prendra du temps de vérifier les informations que nous avons recueillies, le rapport que nous tirerons de nos recherches sera basé sur les récits corroborés de 110 témoins et survivants, membres des équipes de secours, membres des familles d’otages et personnes qui se sont rendues sur les lieux des attaques pour porter secours à d’autres. En outre, nous avons préservé, vérifié et contextualisé des centaines de pièces à conviction visuelles pour instruire cette recherche.

Vous avez passé des semaines à interroger des survivants et des témoins. Quels récits vous ont le plus marqués ?

Il est difficile de n’en mentionner qu’un seul, car tant de ces récits étaient horribles et sont maintenant gravés dans mon esprit. Mais il y a l’histoire de Sagi Shifroni, un ingénieur en mécanique du kibboutz Be'eri. Be'eri est une communauté extrêmement soudée et a été l’une des plus affectées par les attaques. Je me suis entretenue avec Sagi dans un hôpital à Jérusalem. Il récupérait de graves brûlures. Lui et sa fille âgée de 5 ans n’auraient peut-être pas survécu si sa femme ne l’avait pas exhorté, il y a des années, à désactiver la poignée extérieure de la porte de leur pièce de sécurité. L’existence de ces pièces est exigée par la loi dans chaque maison construite dans l’Enveloppe de Gaza depuis les années 1990. Normalement, elles sont conçues de telle manière qu’elles ne peuvent être verrouillées, afin que des voisins puissent venir en aide si nécessaire. Ceci a rendu de nombreuses personnes vulnérables, une fois que les assaillants eurent pénétré dans leurs maisons.

Du fait que la porte de la pièce de sécurité de Sagi n’avait pas de poignée extérieure, les assaillants ont tenté d’autres moyens pour y entrer de force, tirant dans la porte et dans les gonds. Voyant que cela ne marchait pas, ils ont incendié la maison. Nous avons parlé à des voisins qui ont été témoins de ce qu’il s’est passé, notamment un homme qui a vu Sagi sauter par une fenêtre dans la cour arrière, avec sa fille dans ses bras. Quand il a senti l’odeur du feu, il l’a enveloppée dans une couverture et lui a fait tenir un oreiller sur son visage. La petite fille est restée indemne. Cependant, Sagi a été si gravement brûlé aux pieds que sa peau partait en lambeaux.

Quel accès avez-vous eu aux zones affectées ?

Les équipes israéliennes de secours ont emmené mon collègue à Be'eri, et il a pu voir l’endroit où Sagi et sa fille ont échappé de peu à la mort. Mais nous n’avons jamais obtenu des autorités israéliennes l’autorisation de visiter d’autres communautés qui ont été attaquées.

Ceci a rendu plus difficile la vérification des informations que nous avons recueillies auprès de témoins et de survivants. Idéalement, quand des personnes nous décrivent ce qu’elles ont vu ou vécu, nous cherchons à corroborer leurs récits par nous-mêmes en visitant le site et en confirmant les détails qu’elles nous ont fournis par un examen des indices sur le terrain, comme une maison incendiée ou une porte criblée d’impacts de balles.

Nous n’avons pas non plus été en mesure de nous entretenir avec les agents israéliens chargés de l’application des lois ou avec les militaires qui ont été les premiers arrivés sur place. Leurs récits auraient été extrêmement précieux. Mais les autorités n’ont jamais répondu officiellement à nos demandes.

Quels autres aspects de ces recherches les ont rendues particulièrement difficiles ?

Quand des centaines de personnes sont tuées en une seule journée, démêler ce qu’il s’est passé prend du temps. De nouvelles informations arrivent chaque jour, même des mois après les attaques : des informations qui sont importantes pour comprendre l’ampleur véritable de ces attaques.

Jusqu’à présent, les gens sont encore sous le choc de la brutalité de l’assaut et de l’énormité des pertes en vies humaines survenues autour d’eux. Certains corps ont nécessité plusieurs semaines d’efforts pour être identifiés. Donc, pendant que nous menions nos recherches en Israël, de nombreux survivants et membres des familles de victimes ne savaient pas si leurs proches étaient toujours en vie. Ils espéraient tous que leurs proches dont ils étaient sans nouvelles avaient été enlevés, car c’était la moins mauvaise des possibilités. D’autres étaient tellement traumatisés qu’ils étaient tout simplement incapables de parler.

Mener des recherches dans de telles circonstances exige patience et sensibilité, afin d’éviter de retraumatiser ou de causer de nouvelles peines aux personnes affectées par de graves abus.

Nombre de nos entretiens ont dû se tenir dans le vestibule d’hôtels qui sont devenus la résidence temporaire de personnes qui ne peuvent pas retourner dans leur communauté. Ces vestibules étaient très animés, avec notamment beaucoup d’enfants. Les enfants étaient nerveux et anxieux et les parents ne voulaient pas ajouter à leur détresse en parlant des traumatismes qu’ils avaient vécus. Nous avons également dû tenir compte du fait que ces personnes devaient participer à des cérémonies d’obsèques, parfois quatre ou cinq dans la même journée. Tout ceci a encore compliqué nos recherches.

Les décombres d’une maison partiellement détruite le 7 octobre 2023 par des combattants du Hamas dans le kibboutz Be'eri, dans le sud d'Israël, photographiés le 5 novembre 2023. © 2023 Aris Messinis/AFP via Getty Images

Quelles sont les récits les plus frappants que vous avez recueillis auprès des familles des otages ?

Dès notre arrivée en Israël le 11 octobre, nous avons commencé à nous entretenir avec les familles de certains des otages. Nous nous sommes rendus dans un village proche de Jérusalem pour parler à Orian Adar. Sa grand-mère âgée de 85 ans, Yaffa Adar, et son oncle de 38 ans, Tamir Adar, un agriculteur, ont été enlevés dans le kibboutz Nir Oz. Ils sont parmi les 10 membres de la famille d’Orian qui vivaient là-bas. Orian a affirmé que lors de l’attaque du kibboutz, la femme et les enfants de Tamir étaient dans la pièce de sécurité, tandis que Tamir était dehors. Dans son dernier message, envoyé à sa femme à 9h00 du matin, il l’implorait de ne pas ouvrir la pièce de sécurité à qui que ce soit, même pas à lui-même.

Orian nous a indiqué que sa grand-mère Yaffa s’aide d’un déambulateur et d’un appareil auditif. Elle a le cœur fragile, est atteinte d’insuffisance rénale, a des douleurs chroniques et plusieurs hernies discales. Elle nous a montré la longue liste des médicaments que Yaffa doit prendre chaque jour. La famille a regardé avec horreur une vidéo affichée sur les réseaux sociaux, montrant des combattants palestiniens emmenant Yaffa à travers Gaza dans une voiturette de golf. Yaffa a été par la suite libérée, fin novembre. En janvier, il a malheureusement été annoncé que Tamir était décédé. Plus de 100 personnes semblent être toujours retenues comme otages. Certaines d’entre elles, malheureusement, ne sont plus en vie.

Détenir des personnes en otages est un crime de guerre. Nous et beaucoup d’autres avons appelé les groupes armés palestiniens à remettre en liberté immédiatement et en toute sécurité les civils qu’ils détiennent toujours. La Turquie, l’Iran, les États du Golfe et d’autres gouvernements qui soutiennent le Hamas devraient exiger la même chose et appeler à ce que des comptes soient rendus. Jusqu’à leur libération, les otages devraient être traités humainement, être autorisés à communiquer avec leurs familles de manière privée et recevoir des visites d’une agence humanitaire impartiale comme le Comité international de la Croix-Rouge.

Vous avez évoqué plus tôt la préservation et l’analyse des pièces à conviction visuelles. Pouvez-vous expliquer comment vous utilisez des vidéos et des photos quand vous réunissez des preuves de crimes de guerre ?

Des ressources accessibles au public telles que des vidéos et des photos sont cruciales pour être en mesure de reconstituer ce qu’il s’est passé, lorsqu’on enquête sur de possibles crimes de guerre, en particulier quand l’accès aux lieux de ces crimes est limité. D’innombrables vidéos et photos sont apparues sur les réseaux sociaux après le carnage. Elles sont toutes horribles. Bien que beaucoup d’entre elles soient authentiques, certaines autres ont répandu de fausses nouvelles, des contenus manipulés ou ont propagé des informations non vérifiées. La vérification de ce qu’il s’est réellement passé ajoute un niveau supplémentaire de complexité à notre enquête.

La première chose que nous devons faire avec chaque vidéo ou photo que nous obtenons est de déterminer si elle est authentique ou si elle a pour origine un contexte différent, comme une attaque armée survenue il y a des années dans un pays totalement différent, ce qui arrive souvent. Nous analysons le lieu où une photo a été prise ou les endroits où les événements capturés sur une vidéo se sont produits. Ce procédé s’appelle la géolocalisation. Par exemple, nous identifions des points de repère visibles sur les vidéos, comme un immeuble particulier ou un coin de rue, et nous vérifions si les tendances climatiques et les ombres correspondent effectivement au temps qu’il faisait et à l’heure qu’il était le jour où la vidéo ou la photo a été prétendument prise. Lorsque nous avons établi avec suffisamment de certitude qu’une photo ou une vidéo est authentique, nous l’examinons de près, comparant ce qu’elle montre avec les déclarations que nous avons recueillies auprès de témoins. Ceci nous aide à déterminer si ce que nous voyons est compatible avec ce qui nous a été dit et quels événements autres auraient pu se dérouler au même moment.

Des informations terribles ont circulé concernant des actes de violence sexuelle et d’autres formes de violence sexiste commis lors des attaques. Avez-vous pu les vérifier ?

Il est d’une importance capitale d’enquêter sur les violences sexuelles et, ce faisant, nous devons aussi travailler avec précaution afin d’éviter de causer davantage de torts. À travers le monde, Human Rights Watch adopte une approche centrée sur les besoins et les droits des survivant-e-s, des témoins et des familles de victimes, et nous faisons tout notre possible pour éviter de retraumatiser. C’est l’une des complexités auxquelles nous faisons face dans tous nos travaux et c’est particulièrement crucial quand nous documentons des violences sexuelles.

Nous avons étudié des déclarations faites par des personnes qui ont affirmé avoir été témoins de viols et d’autres formes de violence sexiste. Et des premiers secouristes, auxquels nous avons parlé, ont déclaré avoir vu des cadavres de femmes qui étaient dans un tel état que l’affirmation qu’elles ont subi des violences sexuelles serait cohérente.

Cependant, il y a un manque d’éléments de preuve médico-légaux qui rend difficile d’appréhender l’étendue et la vraie nature des abus. Nous n’avons pas eu d’entretien avec des victimes de violences sexuelles commises lors des attaques du 7 octobre.

Nous continuons à surveiller et à évaluer toute information qui fait surface. Il est possible que des victimes de violences sexuelles aient été tuées et, comme c’est souvent le cas avec les violences sexuelles, que des survivantes ne soient pas prêtes ou aient choisi de ne pas divulguer d’informations sur ce qu’elles ont subi, pour des raisons qui peuvent être le traumatisme et la crainte de l’ostracisme. Au cours du dernier mois, les médias d’information ont publié des entretiens dans lesquels plusieurs survivants des attaques décrivaient des viols dont ils avaient été témoins. Une investigation minutieuse, indépendante, centrée sur les survivantes et crédible de toutes les informations concernant des violences sexuelles – et d’autres formes de violence sexiste et autres – commises le 7 octobre est une nécessité urgente. Les violences sexuelles et sexistes commises lors d’un conflit armé sont des crimes de guerre.

Quand les résultats complets de votre enquête seront-ils rendus publics ?

Nous comptons rendre public l’ensemble des preuves que nous avons pu recueillir dans les prochains mois. Nous espérons que cela aidera à faire en sorte que les auteurs de ces crimes, en particulier les personnes qui sont responsables aux plus hauts niveaux de graves crimes, soient amenés un jour à en répondre devant un tribunal, et que cela rapproche les survivants, les victimes et leurs familles du jour où ils pourront enfin obtenir justice.

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Correction

Cet entretien a été mis à jour pour indiquer le décès de Tamir Adar, qui a été annoncé par les autorités israéliennes en janvier 2024.

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