Résumé
«Tout le monde sait qu'il y a une souffrance énorme dans certains daaras. Il est temps que le gouvernement prenne des mesures concrètes pour protéger les enfants talibés et pour mettre fin aux abus. »
– Mamadou Wane, coordonnateur, la Plateforme pour la Promotion et la Protection des Droits Humains (PPDH), Sénégal, juin 2018
« S’il y a de la maltraitance dans le daara, les enfants talibés préfèrent généralement rester dans la rue plutôt que de rentrer au daara où ils sont souvent battus, maltraités, privés de liberté, de droits… [ou] c’est le marabout qui les envoie mendier et les exploite... Je dis toujours, et je maintiens cette position : la place de ces enfants n’est pas dans la rue. »
– Travailleuse sociale, Mbour, Sénégal, décembre 2018
Depuis plus de dix ans, des journalistes sénégalais et internationaux, des défenseurs des droits de l’homme et des experts en protection de l’enfance ont documenté et dénoncé l’exploitation, la maltraitance et la négligence dont sont victimes des enfants qui vivent dans de nombreuses écoles coraniques traditionnelles, ou daaras, au Sénégal. Des milliers de ces enfants, appelés talibés, continuent de vivre dans des conditions de misère extrême, privés de nourriture et de soins médicaux adéquats.
Les recherches de Human Rights Watch indiquent qu'environ 100 000 enfants talibés vivant en internat dans des daaras à travers le Sénégal sont contraints par des centaines de maîtres coraniques, ou marabouts, de mendier chaque jour pour de l'argent, de la nourriture, du riz ou du sucre. Certains d’entre eux forcent les enfants à mendier pour rassembler des sommes d’argent fixes, en leur infligeant des passages à tabac souvent sévères. Cela contraste avec les nombreux autres maîtres coraniques qui respectent les droits des enfants à leur charge.
Le président Macky Sall, réélu en février 2019 pour un second mandat, a promis depuis 2016 de mettre fin à la mendicité des enfants et de « retirer les enfants de la rue », réitérant en mai 2019 son intention de « résoudre définitivement le problème des enfants dans les rues. » Cependant, à la fin de 2019, ces discours ne s'étaient pas encore
accompagnés d'une action cohérente, résolue et ambitieuse pour protéger les talibés des abus et de l'exploitation à travers le pays, et pour prévenir de nouvelles violations.
Ce rapport examine les efforts politiques, programmatiques et judiciaires du Sénégal de 2017 à 2019 visant à protéger les enfants talibés des abus, de la négligence et de la traite, à traduire les responsables en justice et à améliorer les conditions de vie dans les daaras. Il formule des recommandations sur les mesures que le nouveau gouvernement devrait prendre pour mieux protéger les enfants talibés et apporter des changements durables.
Le rapport s'appuie sur dix semaines de recherche sur le terrain au Sénégal entre juin 2018 et janvier 2019, sur des entretiens téléphoniques de mai 2018 à novembre 2019, ainsi que sur des informations provenant de sources secondaires fiables, notamment des documents juridiques et des articles de presse. Human Rights Watch s'est rendu dans les villes de Dakar, Saint-Louis, Diourbel, Touba, Mbacke, Louga et Coki et a interrogé plus de 150 personnes au cours de cette recherche, qui s'appuie sur des recherches antérieures menées depuis 2009.
Abus, négligences et traite
Human Rights Watch a signalé de graves abus commis contre des enfants talibés depuis 2009. Un rapport de juin 2019 a documenté de dizaines d'abus commis en 2017 et 2018 par des maîtres coraniques ou leurs assistants dans huit des 14 régions administratives du Sénégal. Parmi ceux-ci figuraient 16 décès de talibés dus à des abus ou à de la négligence, ainsi que des dizaines de cas de passages à tabac, d'abus sexuels et d'enfants enchaînés ou emprisonnés dans des daaras.
Le rapport faisait également état de nombreuses formes de négligence et de mise en danger menaçant la santé et la sécurité des talibés. Les longues heures passées dans la rue à mendier mettent les talibés en danger d'accidents de voiture et de voies de fait. En raison du manque de nourriture et de soins médicaux dans de nombreux daaras, les talibés souffrent souvent de malnutrition ou de maladies non traitées, pouvant parfois entraîner la mort d'enfants. D'autres ont été blessés ou tués dans des incendies de daara lorsque le marabout était absent.
Enfin, le rapport a documenté la mendicité forcée, la traite et les problèmes liés à la migration des talibés, notamment le transport illicite de groupes de talibés à travers les régions ou les frontières du pays ; des cas de talibés abandonnés par leurs marabouts ou leurs parents ; et les centaines de talibés qui se retrouvent chaque année dans la rue ou dans des centres pour enfants après s’être enfuis de daaras où des abus étaient commis.
Insuffisance des efforts du gouvernement
Si le gouvernement sénégalais s’est efforcé d’élargir ses interventions de protection de l’enfance ces dernières années, les incohérences dans les programmes et la portée limitée de la justice n’ont pas permis de protéger les talibés des abus et de prévenir la mendicité forcée des enfants à plus grande échelle.
Entre 2017 et 2019, les autorités ont lancé la deuxième phase du programme visant à « retirer les enfants de la rue » à Dakar et ont annoncé des plans pour une troisième phase. Elles ont fourni une assistance sociale à certains daaras et talibés, et ont construit plusieurs « daaras modernes » publics. Le tant attendu projet de loi portant statut du daara, rédigé pour la première fois en 2013 et soumis à des années de révision, a finalement été adopté en juin 2018 par le Conseil des ministres. Mais au moment de la rédaction du présent rapport, il n'avait pas encore été soumis au vote à l'Assemblée nationale.
Cependant, un certain nombre d'autres difficultés ont compromis les efforts déployés pour lutter contre la mendicité des enfants, réglementer les daaras, protéger les enfants talibés des abus et garantir la justice.
Efforts pour lutter contre la mendicité des enfants et réglementer les daaras
Le gouvernement a tenté de lutter contre la mendicité des enfants ces dernières années en envoyant des policiers et des travailleurs sociaux dans les rues pour « retirer » les enfants. Cependant, ces initiatives sont restées superficielles et limitées à Dakar, avec plusieurs faiblesses – notamment l’absence de traitement des causes profondes ou l’incorporation de mesures dissuasives au moyen de poursuites – empêchant un impact généralisé ou durable.
La première phase de l’une de ces initiatives, un programme connu sous le nom de « retrait des enfants de la rue (ou retrait) », a « retiré » plus de 1 500 enfants – dont environ 1 000 talibés – des rues de Dakar de juin 2016 à début 2017. Un rapport de Human Rights Watch publié en juillet 2017 a mis en évidence un certain nombre de problèmes graves liés au programme, notamment l'absence d'enquête ou d'arrestation des maîtres coraniques responsables de forcer les enfants à mendier, et le renvoi d’environ 1 000 talibés à ces mêmes enseignants.
Par la suite, une opération de police anti-traite menée en novembre 2017 en partenariat avec Interpol (séparément du programme de « retrait ») ont « sauvé » plus de 50 enfants – des talibés pour la plupart – des rues de Dakar, comprenant l'étape manquante : enquêtes, arrestations et poursuites. Malheureusement, des sources provenant de centres d’accueil où les enfants ont été placés ont confié à Human Rights Watch que certains de ces enfants avaient été renvoyés plus tard en 2018 à leurs maîtres coraniques, dont plusieurs n'avaient purgé que quelques mois en prison.
Au début de 2018, le gouvernement a lancé la « deuxième phase » du programme de « retrait », regroupant plus de 300 talibés entre avril et juin 2018. Un changement important a été mis en œuvre : les enfants ont été restitués uniquement à leurs familles, pas à des daaras. Cependant, l'élément justice a de nouveau été laissé de côté. « Nous [n'avions] aucune instruction d'arrêter ou de renvoyer les marabouts aux fins de poursuites. Cette fois-ci, nous [nous] sommes concentrés sur le retrait des enfants », a déclaré en août 2018 à Human Rights Watch un commissaire de police engagé dans le programme.
En retirant les enfants de la rue sans enquêter ou garantir de graves conséquences pour les individus qui les ont contraints à mendier, les autorités omettent de s’attaquer à la
racine du problème et d’empêcher de nouveaux abus. De plus, du fait que le programme de « retrait » est étroitement concentré sur Dakar, il n’a pas eu d’impact sur les dizaines de milliers de talibés contraints de mendier dans d’autres régions.
« Certaines actions du gouvernement doivent être applaudies. Mais ce programme visant à ‘retirer les enfants de la rue’ revient à prélever une tasse d’eau de l’océan », a déclaré Yahya Sidibe, président de l’association sénégalaise SOS Talibés. « Cela a-t-il vraiment fait une différence ? Je vois encore des enfants dans les rues. Je n’ai pas remarqué de diminution. Le phénomène est répandu dans tout le pays. »
Là où la mendicité d'enfants a diminué, elle semble limitée à quelques communes – telles que Medina et Gueule Tapée-Fasse-Colobane, à Dakar – où des maires engagés ont interdit la mendicité et ont collaboré avec leurs communautés pour faire respecter la règle. Ces maires, soutenus par des partenaires internationaux, ont également lancé des inspections des daaras locales, en supprimant plusieurs qui ne respectaient pas l'interdiction de mendicité ou qui présentaient des risques pour la santé et la sécurité. Malheureusement, peu d'autres responsables locaux ont utilisé leur autorité pour réglementer les daaras dans leurs zones administratives.
Services de protection de l'enfance sous-financés
L'absence de services de protection de l'enfance adéquats pour soustraire les enfants de situations de violence, fournir des soins et un abri, et signaler des cas de maltraitance à la police ou au procureur, contribue également au nombre élevé d'enfants dans les rues, et soumis à des abus continus dans les daaras. Ce rapport montre à quel point les services de protection de l'enfance au Sénégal manquent cruellement de ressources et sont souvent submergés par les talibés fugueurs ou les victimes d'abus.
Aucune unité de police spéciale pour la protection de l'enfance n'existe en dehors de Dakar, et les Comités Départementaux de Protection de l’Enfant (CDPE) luttent avec des ressources limitées. Les agences régionales de l’Action éducative en milieu ouvert (AEMO) – une agence de services sociaux et d’aide juridique relevant du ministère de la Justice – ne comptent souvent que trois ou quatre personnes, dont certaines ne disposent pas de véhicule de travail, et n’ont que des ressources limitées pour atteindre les enfants victimes d'abus. Les centres d’accueil pour enfants existants ont une capacité limitée et seules trois des 14 régions du Sénégal disposent de centres d’accueil d’urgence pour enfants gérés par l’État. Même si les centres non gouvernementaux tentent de combler les lacunes dans diverses régions, les installations existantes sont loin d’être suffisantes pour répondre aux besoins.
En conséquence, de travailleurs sociaux dans certaines régions ont été obligées d’héberger des talibés fugueurs ou victimes d'abus dans des bureaux, des daaras ou des orphelinats privés pendant que leurs parents sont recherchés. De plus, les travailleurs sociaux ont signalé qu'ils se sentaient souvent obligés de donner la priorité aux cas « les plus urgents ».
Justice : Avances et blocages
Au Sénégal, des lois nationales sévères interdisent la maltraitance et la négligence volontaire des enfants, les abus sexuels sur enfants, l'emprisonnement ou la séquestration injustifiés, la mise en danger, et le trafic d'êtres humains (notamment « l'exploitation de la mendicité d’autrui » et le « trafic de migrants »). Cependant, ces lois sont rarement appliquées aux maîtres coraniques, ce qui réduit le potentiel de dissuasion. Si davantage de cas d'abus et d'exploitation par des maîtres coraniques ont été jugés en 2017, 2018 et 2019 qu'au cours des années précédentes, le total est demeuré faible en proportion de la nature généralisée des abus passés et actuels, et un certain nombre d'obstacles à la justice ont persisté.
Les obstacles à la justice examinés dans le présent rapport incluent le fait que des travailleurs sociaux omettent de signaler des cas de maltraitance ou d’exploitation d’enfants talibés, que la police n’enquête pas ou n’informe pas le pouvoir judiciaire dans certains cas, qu’il manque de services d’assistance judiciaire adéquats pour des enfants victimes, que des membres de la famille ne déposent pas de plainte officielle contre des maîtres coraniques, et que certains procureurs omettent de s’auto-saisir. Le processus judiciaire dirigé par les tribunaux pour enfants qui attribue la garde provisoire d’enfants à des centres d’accueil est un exemple d’une occasion souvent manquée par le parquet d’ouvrir une enquête. Human Rights Watch a constaté que même lorsque des enquêtes judiciaires sont ouvertes, les procureurs et les juges sont souvent soumis aux pressions exercées par les chefs religieux, la communauté ou les politiciens pour qu'ils classent leurs affaires, réduisent leurs charges ou prononcent des peines plus légères.
Cela dit, la décennie écoulée a été marquée par une tendance nationale lente mais positive à une application accrue de la loi contre les maîtres coraniques responsables d’abus. Human Rights Watch a analysé des informations montrant qu'au moins 32 enquêtes judiciaires sur des abus présumés perpétrés par des maîtres coraniques ou leurs assistants ont été ouvertes entre 2017 et 2019 dans neuf régions administratives, entraînant au moins 29 poursuites et 25 condamnations pour mendicité forcée, sévices ou mort d’enfants. Le nombre de poursuites et de condamnations prononcées au cours de ces années était probablement supérieur à celui documenté dans le présent rapport, car des travailleurs sociaux et des responsables judiciaires de plusieurs régions ont mentionné des cas supplémentaires que Human Rights Watch n'a pas été en mesure de vérifier en détail.
L'application policière et judiciaire de la loi de 2005 contre la traite des personnes a augmenté ces dernières années. Au moins neuf maîtres coraniques ont été arrêtés pour des infractions liées au trafic d'enfants ou à « l'exploitation de la mendicité d’autrui » entre 2017 et 2019 dans quatre régions. Huit ont été poursuivis et condamnés ; cependant, les juges ont réduit les sanctions à des amendes ou à quelques mois de prison.
Les membres du pouvoir judiciaire ont abandonné ou réduit les charges ou les peines prononcées à l'encontre des maîtres coraniques ou de leurs assistants dans au moins 17 cas entre 2017 et 2019. Selon des sources au sein de l'appareil judiciaire et du ministère de la Justice, cette situation résultait souvent de la pression publique liée à l'influence sociale des maîtres coraniques et des chefs religieux.
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Le 19 novembre 2019, dans une lettre transmise à l’ambassadeur du Sénégal aux États-Unis, Human Rights Watch a détaillé les principales conclusions contenues dans ce rapport et a demandé des informations sur les efforts du gouvernement pour protéger les enfants talibés. Le 3 décembre 2019, le ministère de l'Éducation Nationale a répondu en soulignant plusieurs projets visant à améliorer les normes dans les daaras, à réduire les abus et à faire progresser le respect des droits des talibés, notamment le Projet d’appui à la Modernisation des Daara (PAMOD), le Projet de Renforcement de l’Appui à la Protection des enfants dans l’Éducation (RAP), et autres. La lettre est jointe en annexe au présent rapport.
La feuille de route : Justice, politique et programmation
Pour protéger les enfants talibés des abus, le gouvernement sénégalais devrait intensifier et améliorer le programme de retrait des enfants de la rue, consolider les capacités des services de protection de l'enfance, renforcer les mesures préventives et punitives prises contre le trafic d'enfants talibés, et donner la priorité à la justice pour les violations commises contre les talibés. Les efforts déployés par les communautés et les gouvernements locaux pour lutter contre la mendicité des enfants et réglementer les daaras devraient être appuyés par le gouvernement sénégalais et étendu à l’ensemble du pays.
Le gouvernement devrait également envisager de mener des campagnes nationales de communication afin de sensibiliser le public aux risques auxquels sont exposés les enfants talibés, aux lois et sanctions en vigueur, et aux pouvoirs des autorités administratives (maires ou préfets) de réglementer les daaras relevant de leur compétence.
Pour assurer un changement durable aux talibés, le Sénégal devrait prendre les cinq mesures exposées ci-dessous. Des recommandations plus détaillées sont incluses dans chaque section et à la fin du présent rapport.
Enfin, la communauté internationale devrait dénoncer les abus en cours à l'encontre des enfants talibés ; exprimer son soutien à une approche qui accorde la même priorité à la dissuasion, à l'assistance sociale et à la sensibilisation ; et accompagner le gouvernement sénégalais en apportant un soutien financier, matériel ou technique aux domaines prioritaires identifiés dans ce rapport.
Méthodologie
Ce rapport, qui s’appuie sur les résultats de six précédents rapports de Human Rights Watch depuis 2010, repose sur une mission de recherche de deux semaines dans les régions administratives sénégalaises de Dakar, Saint-Louis et Diourbel en juin 2018 ; deux mois de recherches dans les régions de Dakar, Diourbel, Louga et Saint-Louis en décembre 2018 et janvier 2019 ; et des entretiens téléphoniques et des correspondances électroniques menés entre mai 2018 et novembre 2019 avec des sources dans les régions de Dakar, Saint-Louis, Diourbel, Louga, Thiès, Tambacounda, Kaolack, Kolda, et Ziguinchor.
Des membres de la Plateforme pour la promotion et la protection des droits humains (PPDH) au Sénégal ont aidé à organiser les visites de daaras, et ont facilité les entretiens avec des maîtres coraniques et des autorités locales dans les régions de Diourbel, Louga et Saint-Louis.
Pour ce rapport et un rapport précédent de juin 2019, « Il y a une souffrance énorme » : Graves abus contre des enfants talibés au Sénégal, 2017-2018, Human Rights Watch a interrogé plus de 150 personnes en tout, dont des enfants talibés, des maîtres coraniques, des experts de la protection de l’enfance, des travailleurs sociaux, des activistes, des représentants des Nations Unies, des membres de la police sénégalaise et du personnel judiciaire, et des employés et agents du gouvernement sénégalais des ministères de la Justice, de l’Éducation Nationale, de l’Intérieur, et de la Femme, de la Famille, du Genre et de la Protection des enfants ; ainsi que des agents de l’ancien ministère de la Bonne gouvernance et de la Protection de l’enfance. Des renseignements sur plusieurs cas d’abus ont été obtenus à partir d’entretiens avec des travailleurs sociaux qui avaient travaillé avec les enfants, de dossiers et d’autres documents juridiques, et d’articles de presse fiables.
Human Rights Watch s’est rendu en tout dans 22 écoles coraniques et 13 centres d’accueil ou refuges pour enfants dans quatre régions (Dakar, Saint-Louis, Diourbel et Louga). Sur ces 22 écoles coraniques, quatre se trouvaient à Dakar, cinq à Diourbel, trois à Saint-Louis, cinq à Touba, quatre à Louga et une à Coki. Quinze d’entre elles étaient des daaras traditionnels pratiquant la mendicité des enfants, et sept étaient des daaras « modernes » ou « modernisés » (pour reprendre l’expression employée au Sénégal) qui ne pratiquaient plus la mendicité.
Sur les 13 centres d’accueil ou refuges pour enfants visités, sept se trouvaient à Dakar, quatre à Saint-Louis, un à Diourbel et un à Louga. Deux d’entre eux étaient des centres de jour et 11 des établissements pour des séjours de courte ou longue durée, y compris un orphelinat privé et quatre centres étatiques. Dix des 11 centres hébergeaient des enfants talibés au moment de la visite de Human Rights Watch.
Les entretiens ont été conduits en français, en wolof et en pulaar. Concernant les entretiens en wolof et en pulaar, ils ont été réalisés à l’aide d’interprètes, essentiellement des travailleurs sociaux et des experts de la protection de l’enfance.
Human Rights Watch n’a offert aucune mesure incitative aux personnes interrogées et leur a fait savoir qu’elles pouvaient à tout moment mettre fin à l’entretien. Dans tout le rapport, les noms et les éléments d’information permettant d’identifier certaines des personnes interrogées ne sont pas communiqués afin de protéger leur vie privée et leur sécurité. Certaines personnes n’ont accepté de parler que sous couvert d’anonymat, par peur de représailles.
I. Programmes visant à réduire la mendicité des enfants
Soumis à une pression nationale et internationale croissante pour faire face aux dizaines de milliers d'enfants mendiants dans la rue – dont un grand nombre sont des talibés actuels ou fugitifs – le gouvernement sénégalais a lancé en juin 2016 un ambitieux programme de retirer des enfants de la rue, afin de les réunir avec leurs familles.[1]
Premier programme du genre au Sénégal, le programme est connu sous le nom de « retrait des enfants de la rue » ou le « retrait ». La première phase du programme a duré un peu moins d'un an, jusqu'au début de 2017. Elle a été suivie par une opération de police anti-traite sur deux jours en novembre 2017. Le gouvernement a mené trois mois d'opérations de rue au cours de la deuxième phase du programme de « retrait, » lancée en avril 2018.
Jusqu'à présent, ces efforts du gouvernement pour retirer les enfants de la rue n'ont eu lieu qu'à Dakar et ont eu un impact limité sur la réduction ou la dissuasion de la mendicité forcée des enfants ou d'autres abus contre les talibés, qui restent largement répandus – comme cela a été largement documenté dans les récents rapports de Human Rights Watch.[2] Cependant, quelques efforts menés par les gouvernements locaux et les communautés ont montré un certain succès en fournissant des modèles prometteurs pour une reproduction à plus grande échelle.
Fin mai 2019, le président Sall s'est engagé à « régler définitivement le problème des enfants de la rue ».[3] Au moment de la rédaction du présent document, le programme de « retrait » était en phase de restructuration et de préparation d'une troisième phase, selon Niokhobaye Diouf, directeur de la Promotion des Droits et de la Protection des Enfants, au sein du nouveau ministère de la Femme, de la Famille, du Genre et de la Protection des enfants (« ministère de la Famille »).[4]
Programme de « retrait des enfants de la rue », Phase 1 (2016-2017)
En juin 2016, le président Macky Sall a ordonné « le retrait d’urgence des enfants des
rues »[5], ce qui a permis de lancer rapidement la première phase du programme. De mi-2016 au début de 2017, plus de 1 500 enfants – dont environ 1 000 talibés – ont été retirés de la rue et placés temporairement dans des centres d’accueil. Plusieurs centaines d’entre eux ont été ramenés à leurs familles. Toutefois, comme l'indique un rapport de Human Rights Watch de 2017, le programme a retourné plus de 1 000 enfants aux mêmes maîtres coraniques qui les avaient envoyés mendier initialement. Le gouvernement n'a pas ouvert d'enquêtes officielles sur les maîtres concernés et aucune inspection n'a été menée afin de vérifier les conditions de vie dans les daaras en question.[6]
Des experts en matière de protection de l'enfance et des activistes de la société civile ont largement critiqué le programme pour son lancement précipité, le manque de coordination entre le ministère du gouvernement chargé du programme à l'époque (l'ancien ministère de la Femme, de la Famille et de l'Enfance)[7] et d'autres ministères et acteurs de la société civile, ainsi que la décision d’accorder une aide pécuniaire à certains maîtres coraniques afin de les inciter à mettre un terme à la mendicité des enfants. Certains travailleurs sociaux ont également critiqué le recours à la force présumé par la police lors du ramassage d'enfants dans la rue. En proie à des problèmes et à un financement limité, le programme s'est arrêté au début de 2017.[8]
Opération policière de lutte contre la traite des personnes (fin 2017)
Avant le lancement de la nouvelle phase du programme de « retrait », une opération de lutte contre la traite des personnes dirigée par la police sénégalaise et Interpol en novembre 2017 à Dakar avait montré à quoi pourrait ressembler l'intégration de la justice comme élément incontournable dans les efforts de protection de l'enfance.[9] L’opération Épervier, qui a duré deux jours, a recueilli 54 enfants dans la rue, dont 47 seraient des talibés. La police a arrêté sept personnes, dont cinq maîtres coraniques, qui ont par la suite été poursuivis pour avoir exploité des enfants par la mendicité forcée.[10] (Voir la Section V pour plus d'informations sur les poursuites).
Toutefois, selon le personnel de deux des trois centres pour enfants de Dakar où les 54 enfants ont été placés, des responsables de la police ou du gouvernement ont demandé arbitrairement que certains des enfants soient renvoyés dans leurs daaras au lieu d’être réunis avec leur famille.
Un responsable au centre Ginddi, géré par l’État, a déclaré que plusieurs des 28 talibés que Ginddi avait reçus avaient été renvoyés dans leurs daaras, à la suite d’une demande qui, selon lui, émanait de la police. Quelques mois plus tard, a-t-il ajouté : « Certains des enfants ramassés dans la rue pendant l’opération Épervier figuraient de nouveau sur la liste pour la deuxième phase de retrait. Nous savions donc qu'ils étaient encore dans la rue ».[11]
Le directeur d’un autre centre pour enfants a signalé qu'un responsable du gouvernement avait appelé quelques mois après l'opération Épervier pour demander le retour de 10 talibés bissau-guinéens à leur maître coranique, alors même que des entretiens avec les enfants avaient déjà établi la mendicité forcée. Le centre ayant reçu des ordonnances de garde provisoire des enfants du tribunal pour enfants, le directeur a pu refuser la demande et a rendu les enfants à leurs familles en Guinée Bissau.[12]
Il est extrêmement préoccupant en premier lieu que ces demandes aient été faites, car de telles actions sont en contradiction directe avec les obligations du Sénégal en vertu du droit international et national visant à protéger les enfants de l’exploitation.
Programme de « retrait des enfants de la rue », Phase 2 (2018)
Au début de 2018, le nouveau ministère de la Bonne Gouvernance et de la Protection de l'enfance (« ministère de la Protection de l'enfance ») a impulsé à la hâte une « deuxième phase » remaniée du « retrait » en raison d'événements catalyseurs : « Nous avons démarré la deuxième phase en urgence », a déclaré Alioune Sarr, ancien directeur de la Protection de l'enfance et responsable du programme de « retrait » de fin 2017 à début 2019. « Le président a donné des instructions fermes, et également nous étions dans un contexte des rapts des enfants, des enlèvements, des agressions sur les enfants, donc il fallait tout de suite se lancer ».[13]
D'avril à juin 2018, 339 enfants âgés de 7 à 14 ans, dont 332 talibés, ont été recueillis dans les rues de Dakar. Parmi ces enfants, 205 seraient Sénégalais, 99 Bissau-guinéens, 25 Gambiens, 5 Maliens, 3 Guinéens et 2 Nigériens. Un responsable au centre Ginddi, le refuge public où les enfants ont été placés dans l'attente de la réunification familiale, a indiqué que la plupart des talibés avaient parlé de mendier pour des quotas quotidiens de 300 à 1 000 francs CFA (0,50 à 1,80 dollars US).[14]
Amélioration des pratiques
Au cours de la deuxième phase du programme de « retrait », le ministère de la Protection de l’enfance a apporté des améliorations notables en veillant à ce que les enfants soient rendus à leur famille ; en contactant directement les parents, qui ont été exhortés à garder leurs enfants hors des daaras qui pratiquaient la mendicité ; et en renforçant la coordination avec les autres ministères et les acteurs de la protection de l’enfance, afin d’améliorer l’efficacité ainsi que la durabilité du programme.
Aucun retour aux daaras ; augmentation de la pression sur les parents
Dans le cadre d'une amélioration importante par rapport à la première phase, les responsables ont veillé à ce qu'aucun des enfants retirés de la rue pendant la deuxième phase ne soient renvoyés dans leurs daaras.[15] Au moment de la visite de Human Rights Watch au centre Ginddi en janvier 2019, tous ces enfants avaient été rendus à leurs familles, selon le personnel de Ginddi.[16]
« La dernière fois, nous avons placé les enfants dans le centre Ginddi, mais le centre était débordé… on les a remis aux mêmes marabouts, on les a sermonnés, peut-être dans la naïveté de penser qu’ils vont respecter leurs engagements [d’arrêter la mendicité des enfants] », a déclaré un responsable du ministère de la Protection de l’enfance. « Une stratégie unique, c’est le retour de l’enfant en famille … aucun enfant n’est remis au marabout cette fois-ci ».[17]
Le gouvernement a également demandé aux parents, souvent originaires de régions éloignées, de se rendre à Dakar afin de retrouver leurs enfants, les avertissant de ne pas renvoyer leurs enfants dans des daaras où ils étaient contraints à mendier. Cette fois, le responsable a expliqué :
On a obligé tous les parents à se présenter physiquement … J’ai dit, [cette fois] on ne dépense pas un seul franc pour le parent. C’est aux parents de dépenser de l’argent, et de venir prendre leur enfant. Et nous avons les moyens de les obliger…. Ces parents qui étaient au Sénégal, nous leurs avons donné 48 heures pour venir chercher leurs enfants…On a été très ferme dans notre message.[18]
Coordination améliorée entre les ministères et avec la société civile
Appelant cela une « nouvelle approche inclusive », le ministère de la Protection de l’enfance a pris des mesures pour améliorer la coordination avec les autres ministères et la société civile au cours de la deuxième phase du retrait, afin de rendre les enfants à leurs familles de façon plus efficace ainsi que d’empêcher la récidive.[19]
À la suite d’un atelier consultatif en avril 2018 réunissant des représentants de plusieurs ministères, de la police et de la justice, des organismes de l’ONU et de la société civile[20], la participation du ministère de l’Intérieur au programme a été renforcée grâce à l’implication des préfets.[21] Les Comités Départementaux de Protection de l'Enfant (CDPE) – présidés par les préfets – ont également été officiellement impliqués pour la première fois.
Un responsable du ministère de la Protection de l’enfance a expliqué les rôles des préfets et des CDPE de la manière suivante : dans chaque localité d’origine de l’enfant, le préfet a été informé qu’un enfant avait été retiré des rues à Dakar et s’était organisait avec le CDPE pour convoquer les parents à Dakar.[22] Il a expliqué qu’une fois à Dakar, les parents des enfants et les maîtres coraniques ont été envoyés au préfet, qui leur a expliqué la loi contre l’exploitation de la mendicité et les aurait menacés d’être punis si l’enfant se retrouvait à nouveau dans la rue.[23] Une fois que les parents et les enfants sont rentrés chez eux, leur préfet local a de nouveau été informé et le CDPE a été chargé du suivi. Le responsable a également indiqué que son ministère travaillait avec les CDPE et les ONG afin d’élaborer un plan de suivi pour chaque enfant, surveiller leur réintégration et fournir un soutien social si nécessaire.[24]
Aspects problématiques de la deuxième phase du « retrait »
Les problèmes liés à la deuxième phase du retrait comprenaient la portée limitée du programme et l'incapacité de la police, des acteurs de la protection de l'enfance et du système judiciaire à faire des progrès en matière de dissuasion en assurant des enquêtes et des poursuites à l'encontre de maîtres coraniques abusifs.
Programme limité à Dakar
D'après des études existantes, Human Rights Watch a estimé à plus de 100 000 le nombre d'enfants talibés forcés de mendier au Sénégal, dont environ 30 000 mendient à Dakar.[25] Lancé à Dakar uniquement pendant les deux premières phases, le programme gouvernemental de « retrait de la rue » n’a pas encore permis d’atteindre les dizaines de milliers d’enfants talibés sujets à la mendicité forcée dans d’autres régions.[26]
Même à Dakar, de nombreux activistes de la protection de l'enfance et travailleurs sociaux – en particulier ceux des refuges pour enfants – ont déclaré à Human Rights Watch qu'ils n'avaient constaté aucune diminution du nombre de talibés mendiants depuis le lancement du programme en 2016. De juin 2018 à janvier 2019, Human Rights Watch et la PPDH ont observé et discuté avec des dizaines de talibés mendiant dans les rues des villes de Dakar, Saint-Louis, Diourbel, Touba et Louga, soulignant le caractère généralisé et persistant du problème.[27]
Police : Insuffisances des enquêtes sur la mendicité forcée pendant le « retrait »
Les commissaires de police de la Division de la Sûreté urbaine de Dakar, dont sa Brigade Spéciale des Mineurs a accompagné des travailleurs sociaux pour récupérer des enfants mendiant dans les rues, ont déclaré à Human Rights Watch que la police n'était ni chargée d'enquêter sur les maîtres coraniques des enfants ni de visiter leurs daaras pendant la deuxième phase du « retrait » – malgré le fait que la plupart des enfants étaient des talibés et qu'il existait des preuves aisément disponibles permettant de penser qu'ils étaient victimes de la traite, notamment les conclusions des travailleurs sociaux et les déclarations de parents qui ignoraient que leurs enfants avait été emmenés à Dakar.[28]
« Nous travaillons sur la base d’instruction. Si on n’a pas d’instructions d’entendre les marabouts, on ne peut pas les entendre », a déclaré un commissaire de police de la Brigade Spéciale des Mineurs,[29] soulignant que le processus pourrait potentiellement changer pour la prochaine phase du « retrait. »[30] Un deuxième commissaire de police interrogé en 2018 a décrit de manière similaire le rôle de la police dans la deuxième phase du « retrait » :
Les enfants trouvés dans les rues, ils n'ont pas été interrogés par la police… Ils ont été retirés et emmenés au centre Ginddi. … Nous nous sommes limités à ce stade, car il ne s'agissait pas d'une opération organisée par Brigade des Mineurs, mais d'un programme organisé par les autorités administratives… c'est le préfet qui était responsable [cette fois-ci]… la Brigade des Mineurs n'a pas interpellé les marabouts… ni n’a ouvert d’enquêtes.[31]
Dans le cadre du retrait, le commissaire de police a déclaré qu'il incombait aux centres pour enfants de renvoyer devant le procureur tous les cas de maltraitance ou d'exploitation découverts par des travailleurs sociaux.[32] Cependant, un responsable du ministère de la Justice a contredit cette position : « La loi dit déjà que l'exploitation est un crime. Vous n'avez pas besoin d'instructions pour mener une enquête », a-t-il déclaré à Human Rights Watch. « Normalement, ils [la police] devraient toujours mener une enquête pour savoir pourquoi chaque enfant est dans la rue. Je pense que c'est un problème de compréhension de la part de la police ... leur rôle et leur obligation est d’entendre les parents, les marabouts ».[33]
Au-delà du programme de retrait à Dakar, la police sénégalaise de plusieurs régions du Sénégal a souvent omis d’ouvrir ou de poursuivre des enquêtes sur des affaires de mendicité forcée ou d’abus à l'encontre d'enfants talibés entre 2017 et 2019. Cette dynamique et ses effets néfastes sur l’accès des enfants talibés à la justice sont examinés plus en détail à la section V du présent rapport.
Secteur de la Protection de l’enfance : non signalement de la mendicité forcée
Les acteurs de la protection de l’enfance qui ont procédé au « retrait, » notamment les centres d’accueil pour enfants et les anciens responsables du ministère de la Protection de l’enfance, n’ont pas non plus signalé ni renvoyé les cas présumés de mendicité forcée à la police ou au parquet.
Un responsable du ministère de la Protection de l’enfance impliqué dans la deuxième phase du programme a déclaré qu’aucune instruction n’avait été donnée aux travailleurs sociaux ou à toute autre personne impliquée dans la deuxième phase de signaler les cas de mendicité forcée aux fins d’enquêtes officielles. Il a suggéré que les avertissements qui auraient été adressés aux parents et aux maîtres coraniques par le préfet suffisaient à dissuader et que des sanctions seraient mises en place à l'avenir pour les récidivistes.[34]
Un responsable du centre Ginddi a admis que Ginddi n’avait pas pour habitude de signaler à la police les cas de mendicité forcée, ce qu’ils n’avaient pas fait pendant la première ou la deuxième phase du « retrait ». Il a noté que s'il était pratique courante pour Ginddi de signaler des cas graves de suspicion de sévices physiques, aucun cas de ce type n'avait été découvert pendant le « retrait ». Il a déclaré qu’il estimait que c’est à d’autres personnes qu’il incombait de signaler ou d’enquêter sur des cas – la police, la justice ou le ministère de la Protection de l’enfance – plutôt qu’aux travailleurs sociaux surchargés de Ginddi. Cependant, il a noté qu'après chaque opération de retrait, Ginddi avait envoyé des listes d'enfants et leurs informations personnelles au ministère de la Protection de l'Enfance et à la Brigade Spéciale des Mineurs de la police, ainsi que des rapports au Tribunal pour Enfants afin d'obtenir des Ordonnances de Garde Provisoires, ce qui aurait pu servir de base à une enquête plus approfondie sur les abus et la mendicité des enfants.[35] (Ces facteurs constituant des obstacles à la justice pour les talibés sont analysés plus en détail dans la section V.)
Non-implication du secteur de la Justice dans le programme de retrait
Malgré l’amélioration de la coordination entre les ministères de l’Intérieur et de la Protection de l’enfance, les principaux acteurs du secteur de la justice – tant au sein de l’appareil judiciaire que du ministère de la Justice – ont été remarquablement absents de la planification, des opérations et du suivi de la deuxième phase du « retrait ». Leur participation aux phases ultérieures du programme est essentielle, à la fois pour superviser les procédures juridiques relatives au placement provisoire de l’enfant et à son retour dans la famille, et pour déclencher des enquêtes et engager des poursuites contre ceux qui les ont forcés à mendier, de manière à prévenir de nouveaux abus.
Le fait qu’aucune enquête judiciaire sur la mendicité forcée n’ait été ouverte au cours de la première ou de la deuxième phase du programme indique que le pouvoir judiciaire n’a pas joué un rôle actif dans le « retrait », bien que le bureau du procureur de Dakar ait été informé avant le lancement de la deuxième phase.[36] En outre, deux agences gouvernementales importantes qui auraient pu aider au suivi ou à des poursuites judiciaires n'étaient pas impliquées : la Cellule Nationale de Lutte contre la Traite des Personnes (CNLTP), un organe interministériel dirigé par le ministère de la Justice ; et l’Action éducative en milieu ouvert (AEMO) du ministère de la Justice, agence chargée de la protection, d’accompagner les enfants dans les procédures judiciaires, et d’aider aux rapports de suivi après leur retour dans leurs familles.
Amadou Ndiaye, directeur adjoint de la Direction de l'éducation surveillée et de la protection sociale (DESPS), sous la tutelle du ministère de la Justice et qui supervise l’AEMO, a souligné l'importance d'un suivi coordonné par l’AEMO et par la police pour enquêter et déférer les cas présumés d’abus ou d'exploitation, et pour déclencher les procédures judiciaires pertinents. Ces procédures devraient inclure des ordonnances de garde provisoires émises par les tribunaux pour enfants afin de placer les enfants dans des centres d’accueil, ainsi que des enquêtes officielles menées par le procureur, le cas échéant.[37] Ndiaye a déclaré : « Nous voyons toujours les talibés retirés de la rue revenir dans la rue. Nous avons besoin de [l’implication de] l’AEMO et des tribunaux pour enfants pour que cela ne se produise pas ».[38]
À cette fin, les procédures visant à assurer une communication régulière entre la police, le préfet, le pouvoir judiciaire, l’AEMO et les travailleurs sociaux des centres pour enfants devraient être intégrées aux futures phases du programme de « retrait des enfants de la rue ». Un système devrait être mis en place afin de renvoyer automatiquement au parquet les cas de mendicité forcée découverts au cours des opérations de « retrait », et les maîtres coraniques de tous les talibés qui signalent une mendicité forcée devraient être officiellement interrogés par la police.
En fin de compte, le fait de ne pas inclure d’enquêtes et de poursuites pour mendicité forcée dans le cadre du « retrait » compromet l’impact durable ou généralisé sur les enfants talibés, en suggérant que les maîtres coraniques auteurs d’abus peuvent continuer de procéder en toute impunité. Tant que les responsables de la mendicité forcée continueront à diriger leurs daaras sans subir de conséquences, quel que soit le nombre d'enfants retirés de la rue, d'autres continueront d'être exploités et maltraités.
Étapes vers un programme de retrait remanié en 2019
Dans les mois qui ont suivi la promesse du Président Sall en mai 2019 de relancer les efforts de retirer les enfants de la rue,[39] plusieurs réunions de planification interministérielles ont eu lieu pour discuter des prochaines étapes.[40] Niokhobaye Diouf, directeur de la Promotion des Droits et de la Protection des Enfants, a informé Human Rights Watch que plusieurs ministères – Famille, Justice, Intérieur, Éducation, Santé et Action sociale, Développement communautaire, Culture et Communication – se réunissaient pour discuter de « la création d'un comité national de pilotage qui devra valider les procédures du retrait, …et ensuite parallèlement évaluer les besoins avant de lancer les opérations durables et efficaces ».[41]
Le fait que le gouvernement prenne le temps de planifier et de coordonner la prochaine évolution du « retrait », plutôt que de se précipiter comme lors des phases précédentes, constitue une étape positive et pourrait corriger certains des problèmes décrits ci-dessus. Le comité directeur désigné devrait élaborer des procédures opérationnelles standard pour le programme qui accordent la priorité à la protection des droits des enfants, à la durabilité ainsi qu’à la justice.
Modèles de réussite : efforts communautaires pour réduire la mendicitéCompte tenu de l'impact limité du programme de retrait de 2016 à 2018, il est important d'examiner d'autres efforts démontrant du succès. Bien que de portée limitée, là où la mendicité des enfants a diminué au Sénégal, elle semble avoir eu lieu dans des quartiers ou des communes fortement engagés au niveau communautaire pour lutter contre la mendicité des enfants. Selon plusieurs travailleurs locaux de la protection de l'enfance, de tels efforts – équilibre entre sensibilisation proactive, soutien aux enfants et dissuasion – semblent avoir entraîné une réduction du nombre de daaras soumettant les talibés à la mendicité forcée dans ces localités. Par exemple, cela aurait été le cas dans deux communes de Dakar, Médina et Gueule Tapée-Fass-Colobane, où les deux maires ont interdit la mendicité des enfants en 2016 et où les communautés se sont réunies pour faire respecter l'interdiction. Dans le cadre d'un projet de lutte contre la mendicité, lancé par l'Office de l’ONU contre la drogue et le crime (UNODC) et financé par l'USAID, les deux maires et leurs conseils municipaux ont mené une vaste campagne de sensibilisation des populations de leurs communes, ainsi que des enquêtes et inspections sur les daaras locaux, avant de délivrer des arrêtés municipaux interdisant la mendicité. Les projets comprenaient également l'organisation de « brigades de vigilance » pour appliquer les arrêtés municipaux, ainsi que l'installation de kiosques ou de « maisons de la solidarité » pour la collecte d'aumônes afin de soutenir les daaras locaux.[42] À Gueule Tapée, les brigades de surveillance étaient composées d’acteurs communautaires,[43] tandis que Médina élargissait le mandat de la brigade municipale.[44] Des représentants des deux communes ont déclaré à Human Rights Watch avoir constaté un impact important à la fin de 2018. Moussa Ndoye, coordinateur du projet à Gueule Tapée, a estimé que la mendicité avait diminué de 80% dans les espaces publics de la commune, la majorité des daaras locaux ayant cessé cette pratique sous la menace d'expulsion.[45] Souleymane Diagne, assistant de projet à Médina, a déclaré que tous les daaras de la commune avaient cessé d'envoyer des enfants mendier : « Les autres enfants qui pratiquent la mendicité viennent des daaras qui sont hors de notre commune », a-t-il affirmé.[46] Les deux coordinateurs de projet ont déclaré à Human Rights Watch que les arrêtés n'étaient pas strictement nécessaires pour interdire la mendicité des enfants, car la loi nationale de 2005 relative à la lutte contre la traite des personnes interdisait déjà cette pratique. Cependant, les arrêtés ont servi à illustrer la volonté politique des maires et le soutien de la population pour mettre fin à la mendicité et protéger les talibés.[47] Le champ d'application des arrêtés municipaux va également au-delà de la loi nationale, qui punit toute personne qui : « organise la mendicité d’autrui en vue d’en tirer profit, embauche, entraîne ou détourne une personne en vue de la livrer à la mendicité ou d’exercer sur elle une pression pour qu’elle mendie ».[48] Par exemple, l’arrêté de Médina stipule qu’« Il est interdit dans le périmètre communal de la Médina, la mendicité publique, la maltraitance et l’exploitation des enfants », et que « Les daaras clandestines et irrégulières ne répondant pas aux normes sécuritaires et sanitaires en vigueur seront sommées de fermer leur établissement ».[49] Deux autres communes de Dakar – Pikine Nord et Diamaguène Sicap Mbao – ont lancé des projets anti-mendicité avec l'USAID et l'UNODC en 2018, bien qu'aucun arrêté municipal n'ait encore été délivré à la date de rédaction de ce rapport fin 2019.[50] De plus, à Saint-Louis, le bureau du maire a franchi une étape prometteuse en créant et en formant des Comités de Quartier pour la Protection de l’Enfant (CQPE) chargés de la veiller contre la maltraitance des enfants et la traite des personnes. « Le maire est prêt à voir la fin de la mendicité à Saint-Louis », a déclaré Lamine Ndiaye, adjoint au maire de Saint-Louis et responsable du Comité Communal de Protection de l’Enfant (CCPE), qui supervise les CQPE.[51] Au cours des deux dernières années, d'autres communautés locales dans l'ensemble du Sénégal auraient réalisé des progrès en matière de réduction de la mendicité des enfants dans leurs localités, souvent en mobilisant des associations ou des volontaires communautaires (comme des femmes connues sous le nom de ndeye daara) afin de réduire le besoin de mendier en fournissant de la nourriture et de l’aide aux talibés locaux.[52] Certains travailleurs sociaux ont souligné le fonctionnement des programmes communautaires en synergie avec les efforts de justice et les campagnes d'éducation du public visant à réduire la mendicité des enfants. Modou Diop, responsable du centre du jour pour enfants de Enda Jeunesse Action à Pikine (Dakar), a expliqué : Certaines personnes ne donnent plus l'aumône aux talibés [de Pikine], afin de décourager la mendicité. Ce changement est dû à la sensibilisation réalisée par des ONG, et la presse a également joué un rôle ; et aussi parce que certains marabouts ont été condamnés pour certaines pratiques. Toute la population écoute la radio et entend parler de ces cas. Il y a encore des enfants dans les rues, mais au moins le temps qu'ils passent dans la rue a diminué. Il y a beaucoup d'acteurs qui interviennent pour stopper ce mal.[53] Ces efforts locaux visant à interdire et à réduire la mendicité des enfants devraient être répliqués par des maires et des préfets à travers le pays – parallèlement à un programme de « retrait » renforcé et amélioré, à des campagnes de communication publiques menées par le gouvernement, et à un renforcement de l'application de la loi par le biais d'enquêtes et de poursuites des maîtres coraniques auteurs d’abus ou d’exploitation – afin d’avoir un impact bien plus important sur la réduction du nombre d'enfants talibés dans les rues. |
II. Règlementation et soutien des daaras
Au Sénégal, des milliers de daaras exercent leurs activités sans aucune supervision ni soutien de la part du gouvernement, et beaucoup sont installés au domicile de maîtres coraniques ou dans des bâtiments abandonnés ou inachevés. Les conditions de vie dans les daaras traditionnelles sont souvent exiguës, sales et peu hygiéniques, présentant de nombreux risques pour la santé et la sécurité des enfants – y compris des incendies dans lesquels des dizaines d’enfants ont péri.[54]
Si le gouvernement et ses partenaires internationaux ont déployé plusieurs programmes importants d'aide aux daaras et à la construction de nouveaux « daaras modernes », ces initiatives sont loin de répondre à l'ampleur des besoins, pas plus qu'elles ne traitent de la réglementation.
La réglementation des écoles coraniques existantes n'est pas subordonnée à l'adoption du projet de loi portant statut du daara – rédigé pour la première fois en 2013, adopté finalement en Conseil des ministres en juin 2018 et dans l'attente d'un vote devant l'Assemblée nationale au moment de la rédaction de ce rapport – bien que cela encouragerait et faciliterait certainement la réglementation. Les fonctionnaires de l'administration locale tels que les maires et les préfets ont déjà le pouvoir légal d'inspecter et de fermer les daaras qui représentent un danger pour la santé, la sécurité ou le bien-être des enfants dans leur zone administrative. Cela peut inclure des daaras avec des conditions de vie terribles, ou avec des enfants contraints de mendier. En outre, des Services d’Hygiène locaux relevant du ministère de la Santé et de l’Action sociale peuvent être dépêchés pour inspecter les conditions de santé et d’assainissement des daaras, et ils peuvent infliger des amendes ou d’autres sanctions si les conditions ne sont pas remplies.
En réalité, peu de responsables locaux ont exercé de tels pouvoirs. Des experts en protection de l'enfance et des responsables gouvernementaux ont déclaré que cela était souvent dû à l'influence sociale des maîtres coraniques et au manque de volonté politique de s'attaquer à un problème controversé. Certains responsables locaux ou leurs électeurs peuvent également ne pas comprendre ces pouvoirs et responsabilités.[55]
À Saint-Louis, où Human Rights Watch s’est rendu dans des dizaines de daaras sordides depuis 2009, « il y a une prolifération de daaras », selon un membre du personnel d’un centre local pour enfants. « Ils viennent, ils louent une maison et ils installent les enfants dans des conditions de précarité extrême… Il n’y a pas de système efficace mis en place pour éradiquer ce phénomène », a-t-il expliqué.[56]
En fait, Human Rights Watch a constaté qu'il existait des systèmes et des processus locaux permettant de traiter ce problème, bien qu'ils soient rarement utilisés – à l'exception de quelques communes, notamment à Saint-Louis et dans certaines parties de Dakar.
Réglementation réussie de daaras au niveau local
À Dakar, les maires de Médina et de Gueule Tapée-Fasse-Colobane, soutenus dans leurs projets de lutte contre la mendicité par l'USAID et l'UNODC, ont montré à quoi cela pourrait ressembler si les autorités locales prenaient la réglementation au sérieux. À la suite des arrêtés municipaux de 2016 interdisant la mendicité dans leurs communes, ils ont tous deux fermé plusieurs daaras qui n'avaient pas cessé la mendicité des enfants ou qui ne respectaient pas les normes de santé et de sécurité.
À Medina, « Nous avons fermé six daaras qui ne respectaient pas les normes », a déclaré Souleymane Diagne, assistant de projet. Quatre des maîtres coraniques ont accepté de rentrer chez eux après la campagne de sensibilisation, et deux daaras ont été fermés par la police.[57] Diagne a expliqué :
Dans ces deux cas, nous avons pris l’initiative de fermer [les deux daaras] avec la police sur la base du rapport des éléments du Service d’Hygiène. …Des éléments du Service d’Hygiène sont allés là-bas pour consulter sur les conditions dans lesquelles ces enfants se trouvaient. Ils ont constaté que, en fait, les conditions n’étaient pas adéquates pour que ces enfants puissent rester là. …Ce n’était pas normal que les enfants passeraient une journée de plus dans ces deux daaras, où en fait les conditions de vie étaient extrêmement difficiles. Il n’y avait pas d’assainissement, il n’y avait pas d’eau… le daara se trouvait dans un lieu dangereux où des gens venaient les exploiter – c’était un risque pour les enfants.
…Donc les éléments du Service d’Hygiène ont donné injonction à la municipalité de prendre des dispositions pour fermer ces daaras-là. Sur cette base, nous sommes allés là-bas avec les éléments de la police pour déplacer les enfants et fermer ces daaras.[58]
À Gueule Tapée-Fass-Colobane, selon le coordinateur de projet Moussa Ndoye, la mairie a envoyé la brigade municipale pour fermer trois daaras entre 2016 et le début de 2019, expulsant les maîtres coraniques.[59]
À Saint-Louis, un agent de la mairie a déclaré à Human Rights Watch que les Comités de quartier de protection de l’enfant (CQPE) avaient reçu l’autorisation de surveiller les daaras dans leurs quartiers.[60] Entre fin 2018 et fin 2019, selon le responsable, des éléments de la mairie et des Services d’hygiène ont inspecté 18 daaras après que des membres de la communauté – dont certains membres des CQPE – ont signalé que des enfants y vivaient dans des conditions insalubres et dangereuses. « Certaines des bâtiments n’avaient pas de portes, pas de toits, pas de fenêtres. Il n'y avait pas de toilettes. Les conditions d’hygiène n’étaient pas remplies… Il y avait des ordures à l’intérieur », a-t-il expliqué.
Au vu de ces constatations, a-t-il ajouté, la mairie a « donné sommation » aux 18 propriétaires des bâtiments (dont 6 étaient des marabouts ; les 12 autres propriétaires avaient autorisé les marabouts à louer ou à utiliser leurs bâtiments), les prévenant qu'ils disposaient de 30 jours pour améliorer les conditions de sécurité structurelle, sous peine de sanctions. Il a noté que les Services d'hygiène avaient également fixé un délai aux propriétaires pour nettoyer et améliorer les conditions sanitaires. En fin de compte, la menace de sanctions a contraint la majorité de ces marabouts à quitter les locaux avec leurs enfants talibés, a déclaré le responsable.[61]
Les actions entreprises par ces communes de Dakar et de Saint-Louis pour utiliser leurs pouvoirs administratifs afin de réglementer les daaras sont encourageantes. Une direction et un financement clairs de ces efforts de la part du ministère de l'Intérieur, ainsi qu'une campagne d'information publique menée par le gouvernement, pourraient inciter davantage de gouvernements locaux à faire de même.
Afin de prévenir d'autres décès de talibés dus à des maladies, des incendies ou d'autres dangers dans des daaras mal entretenus – ainsi que de faire respecter la loi contre la mendicité des enfants – les gouvernements locaux à l'échelle nationale doivent intervenir et prendre des mesures plus énergiques. Les mairies et les préfectures sont responsables de la protection des enfants dans leurs zones administratives. De leur côté, les Comités de Protection de l’Enfant devraient signaler tout daara dangereux, insalubre ou pratiquant l’exploitation, à des responsables administratifs ou aux Services d’hygiène locaux. À leur tour, les responsables locaux devraient s’attacher en priorité à ce que ces daaras soient inspectés et fermés le cas échéant.
Programmes de soutien et d'assistance sociale aux daaras
Plusieurs programmes d'assistance sociale en 2017-2019 ont démontré un certain engagement de la part du gouvernement sénégalais et des autorités locales pour répondre aux besoins en matière de santé et d'éducation des enfants talibés, et améliorer les conditions de vie dans les daaras.
Premièrement, les ministères de la Santé et de l’Éducation ont annoncé en juillet 2018 que le programme de Couverture Maladie Universelle (CMU) destiné aux élèves serait étendu aux daaras.[62] Bien que le programme n’ait pas encore été lancé au niveau national, la Direction générale de l’Action sociale du ministère de la Santé et quelques mairies, ainsi que des donateurs privés, ont financé l’inscription de plusieurs milliers d’enfants talibés en 2017 et 2018.[63]
Deuxièmement, certaines mairies – par exemple Touba, Louga et Saint-Louis – ont fourni une petite assistance financière ponctuelle aux maîtres coraniques, construit des latrines et procuré des fournitures à plusieurs daaras.[64]
Troisièmement, le ministère de l’Éducation a poursuivi la mise en œuvre de deux programmes dirigés et financés conjointement, comprenant des efforts pour « améliorer » ou « moderniser » les daaras : le Projet d’appui à la modernisation des daaras (PAMOD) avec la Banque de développement islamique, et le Projet d'Appui à la qualité et à l'équité dans l'éducation de base (PAQEEB), avec la Banque mondiale.[65]
Le PAQEEB a soutenu 100 daaras en 2017 et 2018 pour améliorer les conditions de vie, couvrir les soins de santé et intégrer l'alphabétisation et le calcul dans leurs programmes. Selon un consultant impliqué dans le projet, 400 daaras supplémentaires seraient sélectionnés pour la prochaine phase du PAQEEB, qui avait connu des retards.[66]
Le PAMOD, lancé à l’origine en 2013, avait pour objectif d’établir des normes pour les daaras, notamment un programme scolaire plus diversifié et des normes en matière d’hygiène, de santé, de protection de l’enfance et de droits de l’enfant. Le projet a fourni un soutien à 32 « daaras modernes privés » et la construction prévue de 32 nouveaux « daaras modernes publics ». Bien qu'au moins la moitié des daaras modernes prévus aient été construits, aucun n'était encore opérationnel au début de 2019.[67] Human Rights Watch a demandé des informations plus récentes au gouvernement, mais aucune réponse n’avait été reçue au moment de la rédaction du présent document.
Après avoir bénéficié du soutien de ces projets, certaines écoles coraniques ont amélioré leurs conditions de vie et abandonné la pratique de la mendicité.[68] Cependant, les initiatives susmentionnées sont restées de portée limitée. Ces programmes devraient être élargis pour s’étendre à l’ensemble du pays, conformément aux engagements pris par le Sénégal en vertu du droit international de défendre les droits des enfants à la santé, à la nutrition, aux soins médicaux, à l’éducation et à un cadre de vie sûr et stimulant.[69]
III. Services de protection de l’enfance
Comme en témoignent les nombreux cas d'abus documentés dans les daaras – mendicité forcée, passages à tabac, enchaînements, abus sexuels – les talibés représentent un nombre important d'enfants ayant besoin d'une protection et d'une assistance d'urgence au Sénégal.
Lorsque Human Rights Watch a visité 13 centres pour enfants, publics et privés, dans quatre régions du Sénégal entre juin 2018 et janvier 2019, des travailleurs sociaux ont clairement indiqué qu'un fort pourcentage des enfants qu'ils aidaient chaque année étaient des talibés, principalement des fugueurs qui avaient fui des situations de mendicité forcée, d’abus ou de maltraitance.[70]
Cette section décrit comment les services de protection de l’enfance mis en place pour aider ces enfants – police, travailleurs sociaux d’État, centres pour enfants, et comités de protection de l’enfant – souffrent d’un grave manque de ressources, de personnel et de capacités. En conséquence, chaque année, des centaines, voire des milliers d’enfants talibés faisant l’objet de mendicité forcée ou de violences ne reçoivent pas d’assistance adéquate ou passent simplement inaperçus, restant dans des daaras abusifs ou vivant dans les rues.
Les services de protection de l'enfance devraient être renforcés de toute urgence et disposés de toutes les ressources nécessaires dans toutes les régions afin de veiller à ce que tous les enfants talibés victimes de maltraitance ou d'exploitation soient retirés de leurs daaras, bénéficient de soins ainsi que d'une assistance judiciaire appropriés, et soient rendus à leur famille et non au daara, quelle que soit la gravité de l'abus.
Police : personnel de protection de l'enfance limité
Selon les entretiens menés auprès de policiers et de travailleurs sociaux, la pénurie de policiers formés et dédiés spécifiquement au travail de protection de l'enfance à travers le Sénégal empêche de nombreuses enfants victimes de maltraitance, en particulier des talibés, d'accéder au soutien et à l'assistance juridique dont elles ont besoin.[71] Les commissaires de police interrogés par Human Rights Watch ont invoqué le manque de temps ou de personnel pour justifier l’absence d’enquêtes ou l’omission de renvoi de certains cas de mendicité forcée au parquet.[72]
La Brigade Spéciale des Mineurs de la police à Dakar, chargée de traiter les affaires de protection de l’enfance, est la seule du genre au Sénégal et comptait moins de 10 agents à la mi-2017.[73]
En 2015, le ministère de l'Intérieur a annoncé son intention de créer des « bureaux » spéciaux afin de traiter les affaires concernant des mineurs dans tous les commissariats centraux de police. Au moment de la rédaction du présent document, aucun bureau de ce type n'avait encore été mis en place dans les autres régions, même si un ou plusieurs officiers avaient été formés à la protection de l'enfance dans la plupart des commissariats de police.[74] Un travailleur social du gouvernement à Diourbel a déclaré avoir constaté une amélioration du traitement policier des affaires impliquant des enfants, à la suite de formations : « Maintenant plus de policiers sont formés à la prise en charge des enfants – comment les accueillir, les mettre à l’aise, les laisser s’exprimer », a-t-il affirmé. « Je ne dirais pas qu'ils sont encore ‘bien formés’, mais il y a eu une évolution ».[75] Un travailleur social du gouvernement à Tambacounda a exprimé des points de vue similaires : « De plus en plus de policiers collaborent avec nous [dans des affaires de protection de l'enfance], particulièrement les inspecteurs ».[76]
Le ministère de l'Intérieur devrait tirer parti de cet élan et veiller à ce que les policiers de toutes les régions reçoivent une formation adéquate en matière de protection de l'enfance. Il devrait également tenir son engagement d'installer des bureaux spéciaux ou des brigades consacrées aux affaires des mineurs dans tous les commissariats centraux de police.
Manque de soutien aux travailleurs sociaux de l’AEMO
Une grande partie des activités d’urgence de l’État dans le domaine de la protection de l’enfance est assurée par les bureaux régionaux ou départementaux de l’Action éducative en milieu ouvert (AEMO), agence de services sociaux et d’assistance juridique auprès du ministère de la Justice. Cependant, les bureaux de l’AEMO sont sérieusement sous-financés, ce qui les empêche de s’acquitter de leur mandat de traiter les cas urgents de protection de l’enfance dans leurs localités, d’effectuer les renvois appropriés, et de soutenir les enfants par le biais de procédures judiciaires.
Chacune des 14 régions du Sénégal compte au moins un bureau de l’AEMO ; quelques régions – comme Dakar, Thiès et Diourbel – ont un bureau de l’AEMO pour chacune de leurs départements (zones administratives). Les services de l’AEMO sont généralement connectés aux tribunaux régionaux ou départementaux.
Si les bureaux de l’AEMO sont généralement informés immédiatement des cas graves de maltraitance, de blessures ou de décès d’enfants, Human Rights Watch a constaté qu’ils ne disposaient ni des ressources ni du personnel nécessaires pour traiter chaque incident : la plupart ne disposent que de trois ou quatre personnes, et certains n’ont pas de véhicule en état de marche. En conséquence, les travailleurs sociaux de l’AEMO sont constamment submergés par le nombre de cas, et certains n’ont aucun moyen de fournir une aide d’urgence immédiate aux enfants, notamment aux talibés.[77]
Plusieurs travailleurs sociaux de l’AEMO ont expliqué à Human Rights Watch qu’en raison de leur temps et de leurs ressources limités, associés au manque de centres pour enfants (voir plus bas), ils se sentaient souvent obligés de se concentrer uniquement sur les cas « les plus urgents » – notamment les sévices graves ou le viol. En conséquence, ont-ils déclaré, des enfants talibés en fuite porteurs d'allégations « moins graves » – mendicité forcée, négligence, châtiments corporels – ont parfois été renvoyés dans leurs daaras à la suite d'un « avertissement » ou d'une « médiation » par le personnel de l'AEMO avec le maître coranique responsable.[78]
À Louga, lors de la visite de Human Rights Watch en janvier 2019, le bureau régional de l’AEMO ne disposait que d’une motocyclette. À Mbacké (région de Diourbel) et à Saint-Louis, les bureaux de l’AEMO n’avaient pas de véhicule en état de marche. Le service de l’AEMO à Mbacké, qui comptait quatre personnes à l’époque – deux travailleurs sociaux, un agent de sécurité et une femme de ménage – est responsable de l’ensemble du département de Mbacké, notamment Touba, une ville de plus de 500 000 habitants et une forte concentration de talibés. « Nous avons beaucoup de difficultés à couvrir notre mission en raison du manque de moyens, de ressources humaines, de logistique et de la taille de la zone couverte », a déclaré un travailleur social de l'AEMO à Mbacke. « Notre véhicule est actuellement en panne. Louga, Kaolack, Tambacounda… pas mal de structures [de l’AEMO] n’ont pas de véhicule, ou alors ils sont en panne. »[79]
Le coordinateur de l’AEMO à Saint-Louis lors de la visite de Human Right Watch, a déclaré qu’avec un effectif de trois personnes, sans véhicule et avec un budget limité, il était contraint de faire comme il pouvait. « Pendant un moment, je n'ai même pas eu de véhicule – il est en panne – et parfois la police m'appelle tard dans la nuit, même à 4 ou 5 heures du matin », a-t-il déclaré. « Dès qu'un enfant arrive, c’est moi qu’ils appellent. Si je suis obligé d’y aller, je prends un taxi ou je marche. Je ne veux pas laisser un enfant passer la nuit avec la police ».[80]
Manque de centres d’accueil d’urgence pour enfants
Le Sénégal manque également de systèmes de soins ou de centres adéquats pour accueillir les enfants en situation d’urgence – dont beaucoup sont des talibés – notamment les fugueurs, les victimes d’abus, les enfants en danger ou ceux qui ont commis des infractions mineures. Ces installations sont nécessaires afin de s'occuper de l'enfant pendant que des membres de la famille sont recherchés ou des placements à long terme déterminés, ce qui peut prendre plusieurs jours à plusieurs mois. Les foyers d'accueil au Sénégal sont pratiquement inexistants, seuls quelques placements ayant été effectués dans des régions spécifiques.[81] Le manque de centres d’accueil d’urgence pour enfants dans de nombreuses régions constitue un obstacle majeur à la protection de l’enfance ainsi qu’à la justice, et a contribué à restreindre la portée du programme gouvernemental de « retrait des enfants de la rue », limité à Dakar de 2016 à 2018.
Au moment de la rédaction du présent document, il n'existait au Sénégal que huit centres gérés par le gouvernement pouvant héberger des enfants, dont un était réservé aux enfants ayant des problèmes de comportement particuliers (le Centre d'Adaptation Sociale de Mbour). Sur les sept autres, le Centre Ginddi de Dakar est géré par le ministère de la Famille ; les autres, gérés par le ministère de la Justice, comprennent trois Centres de Premier Accueil (CPA) à Dakar, Saint-Louis et Ziguinchor, ainsi que trois Centres Polyvalents (CP) – destinés aux séjours de longue durée et non aux urgences – à Dakar, Diourbel et Kaolack. Bien que le ministère de la Santé et de l'Action sociale gère plusieurs dizaines de centres de réintégration et de réinsertion sociales, ceux-ci ne sont ni capables, ni destinés à fournir un refuge d'urgence aux enfants, selon un responsable interviewé.[82]
Au total, seules cinq des 14 régions du Sénégal (Dakar, Saint-Louis, Diourbel, Ziguinchor, Kaolack) possédaient des centres d'accueil pour enfants gérés par le gouvernement au moment de la rédaction du présent rapport, et seules trois régions (Dakar, Saint-Louis et Ziguinchor) avaient des centres pour enfants dédiés aux séjours d’urgence et de courte durée – les trois CPA et le Centre Ginddi. Ces centres existants ont des ressources, un personnel et une capacité extrêmement limités.[83] Un certain nombre de refuges et de centres pour enfants privés ou à but non lucratif fonctionnent dans différentes régions, mais les installations ne sont pas suffisantes pour répondre aux besoins.
Certaines régions – telles que Diourbel, Tambacounda et Louga, dans lesquelles se trouvent des milliers d'enfants talibés, et des centaines de fugueurs qui se retrouvent dans la rue chaque année – ne disposent d'aucune installation gérée par l'État afin d’accueillir les enfants séparés, pendant que leurs familles sont recherchées. Les services de l’AEMO dans ces régions dépendent de la volonté d'organisations privées, de bénévoles de la communauté ou même de marabouts locaux pour les aider en accueillant des enfants en situation d'urgence – ce qui peut clairement entraîner des conflits d'intérêts et d'autres problèmes de protection des enfants.
Par exemple, un travailleur social de l’AEMO a noté que le fait de renvoyer certaines affaires au procureur nuirait à sa relation avec les marabouts qui l’ont aidé à répondre au besoin de lits d’urgence. « Parfois, la prise en charge des enfants aidés sort de ma propre poche, et je suis obligé de passer la nuit au bureau avec les enfants et de payer leur nourriture », a-t-il ajouté.[84]
À Diourbel, le Centre Polyvalent (CP) géré par l’État est le seul centre pour enfants. Cependant, sa capacité est limitée à 20 enfants, et il est destiné aux séjours de longue durée axés sur la réadaptation sociale. Un membre du personnel du centre a indiqué à Human Rights Watch que certains enfants peuvent parfois être hébergés dans des cas urgents, mais que « l’accueil d'urgence n’est pas la vocation première du CP ».[85]
« Pour les enfants talibés qui fuguent des daaras ou qui commettent des petits larcins à Diourbel, nous n’avons nulle part où les placer », a déclaré Malick Sy, coordinateur de Diourbel pour l’organisation de droits humains RADDHO. « Lorsqu'il reçoit ces affaires, le procureur n'a souvent d'autre choix que de les placer en détention préventive à la maison d’arrêt et de correction de Diourbel. Le manque de centres d’accueil pour enfants est un grand problème ».[86]
Dans la région de Louga, il n’existe aucun refuge pour enfants géré par le gouvernement. Au moment de notre visite, les centres privés existants comprenaient trois orphelinats et une crèche pour bébés. Un « centre de transit » géré par l’ONG SOS Villages d'enfants, qui pouvait potentiellement accepter des cas urgents, n'était pas encore opérationnel au moment de notre visite en janvier 2019.[87] « À Louga, nous avons ce problème – nous n'avons pas de centres d'accueil d'urgence », a déclaré un travailleur social de l’AEMO. « Pour l'instant, je suis obligé de placer des enfants dans d'autres structures [privées], comme les orphelinats ».[88]
L'un des établissements privés de Louga, l'orphelinat Ahmed Madjid, a périodiquement accepté d'accueillir des enfants dans des situations urgentes – souvent des talibés – à la demande de l'AEMO, même s'il ne bénéficie d'aucun soutien gouvernemental pour fournir ce service. Au moment de la visite de Human Rights Watch en janvier, l’orphelinat accueillait deux talibés en fuite, qui ont tous deux affirmé avoir été victimes de mendicité forcée et de passages à tabac dans des daaras à Darou Mousty (une ville dans la région de Louga).[89] En novembre 2017, à la suite de l'arrestation de cinq adultes dont un maître coranique à Kébémer (région de Louga), pour accusations de trafic d’enfants, le groupe d'enfants talibés soustraits à la garde du maître a été divisé et placé dans trois lieux différents – l'orphelinat Ahmed Madjid, un daara à Kébémer, et le CPA de Saint-Louis – pendant que leurs parents étaient recherchés.[90]
La situation dans la région de Tambacounda est la même : « Nous n’avons pas de centre d’accueil d’urgence. En cas d'urgence, je suis obligé d'accueillir les enfants la nuit au bureau », a déclaré un travailleur social de l'AEMO.[91]
Considérant le besoin urgent de disposer de davantage de structures d'accueil pour héberger convenablement les enfants séparés ou maltraités, le gouvernement sénégalais – ainsi que ses partenaires nationaux et internationaux – devraient investir d'urgence dans la construction et l'exploitation de nouveaux centres d'accueil pour enfants dans les régions du pays. Un soutien accru aux centres d’accueil existants, tels que Ginddi et les trois CPA, pourrait également aider à renforcer leur potentiel ainsi que leur capacité à aider davantage d’enfants dans le besoin.
Pour les placements à long terme d'enfants séparés ou abandonnés, le gouvernement devrait envisager d'investir dans le développement d'un système national de placement en famille d'accueil, afin d'éviter de trop insister sur le placement d'enfants dans des institutions. Là où les institutions sont la seule possibilité, un modèle mettant l’accent sur la création d’une dynamique « familiale », consistant à loger les enfants en petits groupes avec un ou deux principaux pourvoyeurs de soins, serait le meilleur moyen de soutenir le développement et le bien-être psychosocial des enfants.[92]
Comités de protection de l’enfant : Progrès et obstacles
Les Comités Départementaux de Protection de l'Enfant (CDPE) – ainsi que les comités locaux sous leur supervision – devraient idéalement jouer un rôle important dans la prévention, le signalement et le traitement des abus commis contre les talibés au Sénégal.[93]
Présidé par le préfet du département administratif compétent, chaque CDPE réunit
tous les acteurs locaux des secteurs public, privé, communautaire et de la société civile « dont la mission a une incidence dans la protection de l’enfance », deux personnes étant désignées comme des points focaux « institutionnelles » (de l’État) et de la société civile.[94] Les membres comprennent des représentants des autorités administratives et judiciaires, des services sociaux, des services de santé et d'éducation, de la police et de la gendarmerie, des associations de la société civile, des ONG, des organisations religieuses et des dirigeants locaux.[95]
Élément clé de la Stratégie nationale Protection de l'Enfant (SNPE) du Sénégal adoptée en 2013, les CDPE visent à renforcer la coordination afin de prévenir les abus envers les enfants, à sensibiliser le public, et à établir un réseau de suivi, d'orientation et de prise en charge des enfants ayant besoin de protection.[96]
Le système des CDPE a fait plusieurs progrès ces dernières années. Premièrement, plusieurs CDPE ont utilisé de manière proactive leur réseau afin de renvoyer les cas de maltraitance d'enfants à la police ainsi qu’aux services sociaux, et certains ont innové dans de nouvelles approches. Par exemple, en 2019, le CDPE Pikine-Guédiawaye à Dakar a piloté une technologie mobile sponsorisée par l'UNICEF, RapidPro, pour signaler et traiter les cas de maltraitance d'enfants au fur et à mesure qu'ils se produisent. En juillet-août 2019, le CDPE a utilisé cette technologie pour répondre à un cas d'enfant talibé sévèrement battu par son maître coranique.[97]
Deuxièmement, comme indiqué dans la Section I du présent rapport, les CDPE ont été officiellement impliqués dans la planification, la recherche de la famille et le suivi du programme gouvernemental de « retrait des enfants de la rue » en 2018.[98]
Troisièmement, des comités locaux sous la supervision du CDPE ont été de plus en plus mis en place dans les communes, les quartiers et les villages.[99] Un ancien membre de CDPE a également énuméré plusieurs autres réussites des comités : le développement d'outils pour la collecte et le partage d'informations, notamment pour l'identification et le suivi des victimes ; la cartographie de tous les acteurs de la protection de l'enfance et une meilleure harmonisation de leurs approches ; et les campagnes d'éducation du public.[100]
Cependant, trois problèmes persistants ont empêché les CDPE d'atteindre leur pleine efficacité. Premièrement, certains CDPE tardent à signaler et à partager des informations sur les cas d’abus. Quelques points focaux de CDPE qui ont parlé à Human Rights Watch entre 2017 et 2019 n'étaient pas au courant des cas de maltraitance d'enfants talibés ou de décès dans des accidents de la route survenus au cours de cette période, et dont certains avaient été couverts par la presse locale. Dans au moins un cas, le préfet était impliqué mais n'avait pas communiqué de rapport sur le cas en question au point focal.[101]
Deuxièmement, les membres de la société civile des CDPE de certaines localités ont estimé que les responsables des gouvernements locaux ainsi que les services de l’État échouaient souvent de tenir ou d’assister aux réunions, de remplir leur rôle de répondre aux cas de maltraitance d’enfants, et de fournir des ressources aux activités du comité.[102] « Le CDPE ne fonctionne que grâce au dynamisme de la société civile », a déclaré un ancien membre de CDPE.[103] Une recherche menée par Human Rights Watch dans les régions de Saint-Louis, Louga et Diourbel en 2018 et 2019 a corroboré cette conclusion, soulignant que certains services publics membres des CDPE – notamment la police et des responsables administratifs – avaient recours à des ONG ou à des travailleurs sociaux de l'AEMO débordés pour accomplir les démarches nécessaires afin d’enquêter sur les daaras, en cas de suspicion d'abus ou de danger pour les talibés.
Troisièmement, les CDPE manquent de financement et de ressources, ce qui limite leur capacité à réagir aux cas de maltraitance d’enfants, notamment ceux de talibés. Un petit nombre seulement de CDPE auraient reçu un financement gouvernemental (limité)[104] ; la plupart comptaient sur des financements de l'UNICEF, de l'UE et d'autres bailleurs de fonds, ou sur d'acteurs de la société civile pour mobiliser des ressources.[105] Plusieurs mairies ont fourni un financement partiel, des ressources ou un soutien technique aux Comités de Quartier de Protection de l’Enfant (CQPE) sous leur supervision, bien que certains aient indiqué qu’ils étaient limités par des budgets restreints.[106]
Afin d’accroître l'efficacité du système de CDPE dans toutes les régions et tous les départements du pays, le gouvernement sénégalais devrait veiller à ce que sa Stratégie Nationale de Protection de l'Enfant soit correctement financée, à ce que chaque CDPE reçoive les ressources nécessaires à la mise en œuvre de ses plans d'action, à ce que les responsables administratifs ainsi que les services de l'État augmentent leur soutien aux CDPE, et à ce que les membres de CDPE suivent des protocoles clairs pour signaler, suivre et partager des informations sur les cas de maltraitance, d’exploitation, de négligence ou de mise en danger d’enfants, y compris ceux impliquant des écoles coraniques.
IV. Lutte contre la traite et le trafic d’enfants talibés
Les recherches de Human Rights Watch suggèrent que des centaines d'enfants talibés en 2017 et 2018 ont été victimes de traite des personnes, ce qui, en vertu de la loi sénégalaise, consiste à héberger des enfants dans un daara et à les exploiter par la mendicité forcée, ainsi qu'en procédant au recrutement ou au transport des enfants à cette fin.[107] Un rapport de juin 2019 de Human Rights Watch a également documenté la manière dont certains parents perpétuent de telles pratiques en renvoyant à plusieurs reprises des enfants fugueurs dans des daaras où ils subissent des abus ou sont exploités.[108]
Afin de s'attaquer aux nombreux problèmes liés à la traite, le trafic et le mouvement des enfants talibés – mendicité forcée et exploitation dans des daaras loin de chez eux, abandon des talibés par les parents ou les maîtres coraniques, et fugueurs qui finissent par vivre dans la rue – le gouvernement devrait prendre des mesures plus énergiques à plusieurs niveaux.
Mesures prises
Le Sénégal et d'autres pays de la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) ont pris plusieurs mesures au cours des dernières années afin de s'attaquer aux problèmes liés à la vulnérabilité des « enfants en mobilité » dans la région – un phénomène défini par le Groupe inter-institutions sur les Enfants en mobilité, comme suit : « Les enfants qui se déplacent pour diverses raisons, volontairement ou non, dans ou entre les pays, avec ou sans leurs parents ou d’autres personnes qui en assurent la garde, et dont le mouvement… pourrait également les exposer à un risque (ou à un risque accru) d'exploitation économique ou sexuelle, d'abus, de négligence et de violence ».[109]
Au cours des dernières années, les États de la CEDEAO ont adopté des normes sur la protection des enfants en mobilité (2016), un cadre stratégique pour la protection des enfants (2017) et une politique de l'enfance et son plan d'action stratégique (2019-2023).[110] La CEDEAO a désigné le Réseau Afrique de l'Ouest pour la protection des enfants (RAO) – composé de gouvernements et d'organisations de la société civile – en tant que
« le mécanisme de référence pour la protection des enfants en situation de mobilité en Afrique de l’Ouest », chargé de coordonner le retour des enfants séparés entre les États membres.[111]
Le Sénégal a également lancé un plan national de lutte contre la traite 2018-2020, organisé des discussions avec les États de la CEDEAO sur des stratégies visant à prendre en charge les enfants en mobilité et dans la rue, mis en place des cadres de coopération pour le retour des enfants dans les États voisins, et a augmenté le nombre de postes de contrôle de police aux frontières, de 45 en 2014 à 77 en 2018, avec au moins deux nouveaux postes construits en 2018 le long des frontières avec la Gambie et le Mali.[112] La Cellule nationale de lutte contre la traite des personnes (CNLTP) a reçu un financement accru et a organisé de nombreuses formations de 2017 à 2019 pour renforcer la vigilance en matière de traite des enfants, notamment avec la police et les gendarmes, des membres du pouvoir judiciaire, des mairies et des responsables administratifs locaux, des comités de protection de l'enfant, des maîtres coraniques, ainsi que la société civile.[113]
En octobre 2019, le gouvernement sénégalais a annoncé le lancement de la première base de données jurisprudentielle du pays sur la traite des personnes, « Systraite », ou Système de suivi de la traite. Au moment de la rédaction du présent document, Systraite était en phase pilote et collectait des informations dans cinq régions : Dakar, Saint-Louis, Thiès, Kédougou et Tambacounda.[114]
Des actions plus fortes sont nécessaires
Si le Sénégal a pris des mesures importantes, le gouvernement doit appliquer de manière plus cohérente la loi nationale de 2005 contre la traite des personnes, renforcer les contrôles aux frontières pour surveiller les mouvements des enfants talibés et s'attaquer aux causes profondes et aux facteurs incitant les parents des villages et des zones rurales à confier leurs enfants à des « maîtres coraniques » qui les conduisent dans des villes lointaines sans garanties appropriées.
Les forces de sécurité devraient intensifier leurs efforts pour lutter contre le trafic d'enfants dans les régions frontalières, ainsi que dans les villes sénégalaises servant de centres de transit ou de destinations pour les talibés et les marabouts en migration. Cela devrait inclure l’arrêt et la remise en question des maîtres coraniques autoproclamés ou de leurs assistants voyageant avec des groupes d’enfants. Tout individu incapable de fournir une pièce d'identité et une autorisation parentale pour chaque enfant avec lequel il voyage, ainsi que ses diplômes ou preuves de sa profession, devrait faire l'objet d'une enquête plus approfondie.
« L’État inspecte déjà les véhicules qui traversent la frontière pour vérifier s’ils sont en règle. Ils devraient donc également rechercher les raisons pour lesquelles des enfants émigrent ou voyagent, par exemple de la Guinée Bissau jusqu’à Dakar », a déclaré Alassane Diagne, du centre d’accueil l’Empire des Enfants à Dakar, qui accueille fréquemment des talibés en fuite originaires d'autres régions et pays. « Ils doivent réprimer cela et impliquer toutes les forces de l’ordre – la police, la gendarmerie. Ils devraient être plus stricts chaque fois qu’ils voient des enfants voyager, et demander : ‘Qui êtes-vous, où allez-vous, c’est qui avec vous ?’ »[115]
Parallèlement, afin de remédier à certains des facteurs qui poussent les familles à envoyer leurs enfants dans des daaras éloignés, le gouvernement sénégalais devrait prendre des mesures afin d’accroître l’accès des enfants à l’éducation à l’échelle nationale (notamment en supprimant les frais de scolarité et les coûts indirects) ; élargir les programmes créant des opportunités pour les jeunes des zones rurales (associations, stages, formations) ; et sensibiliser davantage le public aux risques et à la législation en matière de traite des personnes. Le Sénégal devrait notamment envisager de mener une campagne nationale d’information – mettant l’accent sur les zones rurales et, idéalement, en collaboration avec les gouvernements voisins – afin d’informer les parents des risques auxquels sont exposés les enfants ayant migré pour se rendre dans des daaras situés dans des villes éloignées.
V. Justice relative aux abus
Considérés depuis longtemps comme étant au-dessus des lois en raison de leur forte influence sociale au Sénégal, les maîtres coraniques commettant des actes de maltraitance, d'exploitation ou de mise en danger des enfants ont fait de plus en plus l'objet d'enquêtes et de poursuites judiciaires ces dernières années – notamment depuis 2017, plusieurs dizaines d'affaires étant jugées par les tribunaux sénégalais entre 2017 et 2019.[116] Cela dit, le nombre d'enquêtes et de poursuites est resté globalement faible par rapport à la nature généralisée des exactions.
Les enfants talibés disposent de trois options principales pour accéder à la justice : toute personne peut dénoncer au procureur des faits constitutifs d’infraction à la loi pénale au préjudice d’un enfant ; des parents peuvent porter plainte ; ou des procureurs peuvent ouvrir une enquête d’office.[117] Dans des affaires de traite des personnes, une association peut également déposer plainte au nom d’un enfant.[118]
Cependant, des centaines de milliers de talibés vivent dans des daaras loin de chez eux, les membres de leur famille ignorant tout de l’abus ou ne pouvant ou ne voulant pas engager de poursuites judiciaires. En outre, un certain nombre de difficultés aux niveaux judiciaire, policier, social et gouvernemental ont continué de faire obstacle à l’accès des enfants talibés à la justice ou d’empêcher une administration efficace de la justice.
Si les activistes de la société civile ont applaudi au nombre croissant d'affaires judiciaires engagées contre des maîtres coraniques abusifs, beaucoup ont déploré auprès de Human
Rights Watch que ce nombre était encore bien trop faible pour dissuader les futurs agresseurs. Certains ont souligné à quel point la police ouvrait rarement des enquêtes, même si, avec des milliers de talibés mendiant dans les rues, « c’est une exploitation à ciel ouvert. »[119]
Les travailleurs sociaux ont déclaré que des centaines d’enfants victimes de maltraitance, notamment des talibés, passent chaque année par le système de protection de l'enfance sans déclencher d’enquête formelle sur ceux qui les ont exploités.[120] Ils ont également noté que l'incapacité d'intégrer une composante judiciaire dans le programme gouvernemental visant à « retirer les enfants de la rue » (le « retrait ») de 2016 à 2018 a gâché une opportunité de dissuasion, comme indiqué dans la section I de ce rapport.[121]
L'augmentation nationale du nombre de poursuites pour violations à l’encontre des enfants talibés constitue une avancée importante. Cependant, pour que la menace de conséquences juridiques ait un effet dissuasif à plus grande échelle sur les abus, les autorités sénégalaises doivent appliquer de manière plus proactive et cohérente les lois en vigueur afin de protéger les enfants talibés dans tout le pays.
Progrès des enquêtes et des poursuites
L'analyse de Human Rights Watch et les entretiens avec des experts sénégalais dans les domaines de la protection de l'enfant, de la justice et des politiques de 2017 à 2019 ont révélé une tendance positive à l'application accrue de la loi contre les maîtres coraniques abusifs ces dernières années. Human Rights Watch a constaté que les cas étaient plus régulièrement renvoyés à la police ou aux tribunaux pour enquête par les services de la protection de l'enfant et le public ; la police – dans une certaine mesure – a manifesté une volonté accrue d'arrêter des maîtres coraniques soupçonnés d'abus ; un nombre croissant de ces cas ont été jugés par les tribunaux ; et les procureurs se sont de plus en plus auto-saisis, lorsque les parents des enfants n’étaient pas présents ou ne souhaitaient pas porter plainte.
Les experts ont attribué l’augmentation du nombre d’enquêtes et de poursuites à la combinaison des informations de plus en plus nombreuses de la presse locale sur les exactions commises à l’encontre des talibés ; l'impact de la sensibilisation du public par les comités de protection de l'enfant et les ONG ; la formation des fonctionnaires de justice et des agents de la force publique ; et des pressions internationales et nationales accrues pour que des mesures soient prises afin de lutter contre les sévices infligés aux enfants.[122]
Moustapha Ka, qui était Directeur des droits humains au ministère de la Justice du Sénégal pendant cette période, a déclaré que les « enquêtes, poursuites et jugement contre des maîtres coraniques [qui auraient commis des abus] ont augmenté… selon les statistiques recueillies et couvrant la période 2017-2019. Au moins environ une dizaine de condamnations pour exploitation de la mendicité d’autrui a été recensée. »[123]
Les recherches de Human Rights Watch ont révélé qu'au moins 10 maîtres coraniques avaient été poursuivis pour avoir commis des actes de violence à l'égard de talibés en 2015 et 2016 (quatre en 2015 et six en 2016), entraînant au moins cinq condamnations.[124] Il est possible qu’il y ait eu d’autres cas pendant cette période, pour lesquels Human Rights Watch n'a pas reçu d'informations.
En 2017 et 2018, ces chiffres ont augmenté : au moins 25 enquêtes judiciaires sur des abus présumés commis par des maîtres coraniques ou leurs assistants à l'encontre d'enfants talibés, garçons et filles, ont été ouvertes au cours de cette période dans huit régions administratives, entraînant au moins 21 poursuites et 18 condamnations au cours de cette période. Douze de ces condamnations ont eu lieu en 2017. Les poursuites pour traite des personnes ont augmenté par rapport aux années précédentes et représentent 7 condamnations sur 18.
En 2019, au moins sept maîtres coraniques ont été reconnus coupables d'abus, dont un accusé d'abus ainsi que de traite. Human Rights Watch a demandé au ministère de la Justice de lui fournir des informations complémentaires sur les affaires de 2019, mais n'avait pas encore reçu de réponse à ce jour.
Les cas jugés en 2017-2019 pour lesquels Human Rights Watch a reçu des informations sont énumérés ci-dessous. Des fonctionnaires de justice et des travailleurs sociaux du gouvernement ont mentionné plusieurs autres cas dans plusieurs régions, que Human Rights Watch n'a pas été en mesure de vérifier en détail, et qui n'ont pas été inclus dans les tableaux ci-dessous. D'autres poursuites et condamnations impliquant des maîtres coraniques au cours de cette période pourraient ne pas avoir été signalées.
Condamnations en 2019Au moment de la rédaction de ce rapport, Human Rights Watch était au courant des condamnations d’au moins sept maîtres coraniques en 2019 : |
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1. Ziguinchor |
Un maître coranique qui avait battu et attaché un enfant talibé âgé d'environ 9 à 10 ans en février 2019 a été reconnu coupable de voies de fait et condamné à trois mois de prison, selon des travailleurs sociaux locaux.[125] |
2. Mpal, |
Après le passage à tabac sévère d’un talibé dans la commune de Mpal qui a conduit à la mort de l’enfant en mai 2018, son maître coranique a été reconnu coupable en février 2019 de « coups et blessures volontaires ayant entrainé la mort sans intention de la donner », condamné à deux ans de prison.[126] |
3. Pikine, |
Un maître coranique a été reconnu coupable de coups et blessures, et condamné à trois mois de prison, après avoir sévèrement battu en juillet 2019 un talibé âgé de 10 ans qui avait « des blessures sur tout le corps et des cicatrices de coups antérieurs », selon un travailleur social impliqué dans l'affaire.[127] |
4. Touba, |
En juillet 2019, un maître coranique qui avait violé deux de ses élèves coraniques, des filles âgées entre 8 et 10 ans, a été reconnu coupable de « viols sur mineures de moins de 13 ans et pédophilie, avec la circonstance que l'auteur avait autorité sur les victimes. » Il a été condamné à 10 ans de prison.[128] |
5. Saint-Louis |
Un maître coranique qui avait battu un enfant talibé pour avoir volé en septembre 2019 a été reconnu coupable de « coups et blessures volontaires sur mineur par une personne ayant autorité sur lui » ainsi que de traite des personnes (« l’exploitation de la mendicité d’autrui »). Il a été condamné à deux ans assortis du sursis ainsi qu’à une amende de 50 000 CFA (85 dollars US).[129] |
6. Mbour, |
Un maître coranique a été reconnu coupable du viol d'une élève coranique âgée de 8 ans en novembre 2019, et condamné à 10 ans de prison et à une amende de 500 000 CFA (850 dollars US), selon un travailleur social.[130] |
7. Ndiagne, |
Un maître coranique qui avait enchaîné plusieurs enfants talibés dans son daara en novembre 2019 a été reconnu coupable de « violence et voies de fait sur mineur et mise en danger de la vie d’autrui » en décembre 2019 et condamné à deux ans de prison avec sursis.[131] |
Poursuites et enquêtes judiciaires en cours en 2019Les procédures judiciaires concernant au moins deux autres affaires graves, impliquant trois maîtres coraniques, étaient apparemment en cours au moment de la rédaction de ce document : |
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1. Saint-Louis |
Poursuite d'un maître coranique et de son assistant pour mise en danger d’autrui et homicide involontaire, à la suite du décès de deux enfants talibés en novembre 2018, dus à un paludisme non traité.[132] |
2. Malicounda, |
Enquête judiciaire sur le décès d’un enfant talibé en avril 2019, vraisemblablement due à un passage à tabac par son maître coranique.[133] |
Condamnations en 2018Parmi les six condamnations connues de maîtres coraniques ou de leurs assistants en 2018 pour des abus contre des talibés figurent deux condamnations pour « exploitation de la mendicité d'autrui » en vertu de la loi de 2005 contre la traite des personnes ; deux pour viol ; une pour agression ; et une pour homicide involontaire. Cinq auteurs de ces crimes auraient été des maîtres coraniques et un était l’assistant d’un maître (« grand talibé »). |
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1. Saint-Louis |
Un maître coranique qui avait forcé ses talibés à mendier a été reconnu coupable d’« exploitation de la mendicité d’autrui » en janvier 2018 et condamné à une amende de 200 000 francs CFA (340 dollars US).[134] |
2. Kaolack |
Un maître coranique a été reconnu coupable de « violences, voies de fait et exploitation de la mendicité d’autrui » contre un enfant talibé de 8 ans en janvier 2018 et condamné à trois ans dont six mois ferme.[135] |
3. Touba, |
Un maître coranique qui a violé une élève coranique âgé de 11 ans en janvier 2018 a été reconnu coupable de viol en mars 2018 et condamné à deux ans de prison.[136] |
4. Karang, |
Un maître coranique qui a violé une élève coranique en mars 2018 a été reconnu coupable de « viol sur mineure de 13 ans et pédophilie », et condamné à 10 ans de prison et à une amende de 2 millions de francs CFA (3 400 dollars).[137] |
5. Touba, |
L’assistant d’un maître coranique a sévèrement battu un talibé de 11 ans en avril 2018, faisant tomber l’enfant qui s’est cogné la tête, entraînant sa mort, selon un fonctionnaire de justice à Diourbel. L'assistant a été reconnu coupable d'homicide involontaire et condamné à six mois de prison.[138] |
6. Tambacounda |
Un maître coranique qui a emprisonné et maltraité un talibé en guise de punition pour s’être enfui a été reconnu coupable en juin 2018 de |
Condamnations en 2017Au moins 12 maîtres coraniques ou leurs assistants ont été condamnés pour des abus sur des enfants talibés en 2017 : cinq pour traite des personnes (« exploitation de la mendicité d’autrui »), quatre pour des accusations liées à des abus sexuels (deux pour viol, un pour « pédophilie » et un autre pour « détournement de mineur »), deux pour voies de fait, et un pour « mise en danger d’autrui ». Dix étaient des maîtres coraniques et deux, des grands talibés. |
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1. Parcelles Assainies, Dakar |
Un maître coranique qui avait battu à mort un talibé en juin 2016 a été condamné en janvier 2017 pour « coups et blessures volontaires qui a entrainé la mort sans intention de la donner » et condamné à deux ans de prison.[140] |
2. Darou Mousty, région de Louga |
Un maître coranique qui avait ligoté un talibé dans un daara, ce qui avait provoqué la mort de l’enfant dans un incendie en décembre 2016, a été déclaré coupable en janvier 2017 de mise en danger d’autrui. Il a été condamné à trois ans de prison.[141] |
3. Balacoss, |
En février 2017, un grand talibé (âgé de 17 ans à l'époque) qui avait agressé sexuellement un ou plusieurs enfants talibés plus jeunes a été reconnu coupable de « pédophilie » et condamné à un an d’emprisonnement ferme.[142] |
4. Keur Mbaye Fall, Dakar |
En mars 2017, un maître coranique qui avait violé trois talibés âgés d’environ 12 ans aurait été reconnu coupable et condamné à 10 ans de prison et à 5 millions de francs CFA (8 500 dollars) d'amende.[143] |
5. Touba, |
En mai 2017, un maître coranique accusé de tentative d'agression sexuelle sur plusieurs enfants talibés a été reconnu coupable de « détournement de mineur » et condamné à six mois de prison.[144] |
6. Darou Salam, région de Diourbel |
Un grand talibé qui a battu un talibé de 10 ans, entraînant le décès de l’enfant en mars 2017, a été condamné en novembre 2017 pour « coups et blessures volontaires ayant entraîné la mort sans l’intention de la donner » et condamné à cinq ans de travaux forcés.[145] |
7. Dakar |
À la suite d'une opération conjointe de lutte contre la traite des personnes menée par la police sénégalaise et Interpol en novembre 2017, qui a retiré de la rue 54 enfants, dont 47 talibés, cinq maîtres coraniques ont été condamnés pour « exploitation de la mendicité d’autrui ». Quatre ont été condamnés à deux mois de prison, et un a été condamné à deux ans assortis du sursis dont 15 jours de prison ferme.[146] |
8. Diourbel |
En décembre 2017, un maître coranique qui avait violé deux talibés (un âgé de 15 ans et un âgé de moins de 13 ans) a été « reconnu coupable d’actes contre nature, de viol sur un mineur de moins de 13 ans, de pédophilie, et détournement des mineurs » et condamné à 10 ans de prison.[147] |
Enquêtes et poursuites liées à la traite de personnes
Les poursuites pour mendicité forcée sont généralement restées rares en dépit de la loi sénégalaise de 2005 contre la traite des personnes, qui criminalise « l’exploitation de la mendicité d’autrui » ainsi que le « trafic de migrants ».[148] La décennie qui a suivi son adoption n'a vu qu'une poignée de poursuites contre des maîtres coraniques en vertu de cette loi. Cependant, à partir de 2017, les enquêtes et condamnations au titre de cette loi relatives à l'exploitation par des maîtres coraniques ont augmenté.
En l’espace de seulement trois mois entre novembre 2017 et janvier 2018, au moins huit maîtres coraniques ont été arrêtés et déférés au parquet pour des allégations de traite des personnes – un pour « trafic d'enfants » (Kébémer, dans la région de Louga) et sept pour
« exploitation de la mendicité d’autrui » (dans les régions de Saint-Louis, Kaolack et Dakar). Parmi eux, les sept dernières personnes ont été poursuivies et condamnées. Le maître coranique sous enquête pour trafic d'enfants à Kébémer – qui voyageait dans le nord avec neuf enfants talibés, principalement guinéens – a été libéré sans inculpation. Les opérations de police liées à ces affaires ont retiré plus de 60 enfants âgés de 6 à 17 ans, principalement des talibés, de la garde de leurs maîtres coraniques.[149]
Au moins une autre affaire de traite impliquant un maître coranique a été jugée en 2019 : le marabout reconnu coupable de coups et blessures volontaires et d’exploitation de la mendicité d’autrui à Saint-Louis en septembre 2019.[150]
Obstacles à la justice
S’appuyant sur des entretiens menés auprès de travailleurs sociaux, des experts en protection de l'enfance, des membres de la police, des fonctionnaires gouvernementales de justice, et des activistes de la société civile dans plusieurs régions du Sénégal depuis 2017, Human Rights Watch a identifié quatre facteurs clés qui nuisent à une responsabilisation plus cohérente des marabouts qui violent les droits des enfants.
Le premier facteur est l'incapacité de nombreux membres de la police et du système judiciaire d'ouvrir des enquêtes de manière proactive, ainsi que l'incapacité de nombreux travailleurs sociaux et parents de signaler à la police ou au parquet les cas d'abus à l’encontre des talibés. Deuxièmement, il y a la tendance démontrée des fonctionnaires de justice – procureurs et juges – à abandonner ou à modifier les accusations, ou à réduire les peines infligées aux maîtres coraniques, dans plusieurs cas en raison de pressions politiques et sociales. Le troisième facteur est le manque de services d'assistance judiciaire adéquats et accessibles aux enfants vulnérables, ce qui entrave leur accès à la justice. Enfin, la volonté politique nationale au Sénégal de reconnaître les abus commis dans les daaras et de réclamer justice est restée limitée au cours des dernières années.
1. Premières étapes : échecs à plusieurs niveaux pour enquêter ou signaler des abus
Dans de nombreux cas documentés par Human Rights Watch, des policiers ou des travailleurs sociaux avaient des raisons de croire que des talibés étaient exploités ou maltraités par des maîtres coraniques, mais ils n'ont fait aucun effort pour enquêter, se rendre dans les daaras ou renvoyer les cas en justice. Invoquant l'ampleur accablante du problème et leurs ressources limitées, plusieurs travailleurs sociaux, officiers de police et fonctionnaires de justice interrogés ont déclaré qu'eux-mêmes ou leurs collègues avaient souvent dénoncé, référé ou enquêté uniquement sur les cas les plus graves d’abus contre les talibés – tels que les décès ou les abus sexuels. Ils ont invariablement convenu que les abus les plus répandus sous la forme de mendicité forcée et de passages à tabac entraînaient rarement des enquêtes ou des poursuites.[151]
Par exemple, au cours de la deuxième phase du programme gouvernemental de « retrait des enfants de la rue » en 2018, la police a recueilli des enfants talibés qui mendiaient et les a conduits dans un centre d’accueil, mais n’a pas rendu visite aux daaras des enfants ni enquêté sur leurs marabouts.[152] D’autres personnes conscientes de la mendicité forcée – travailleurs sociaux, fonctionnaires de justice (en relation avec le processus de « garde provisoire ») et des parents des enfants – n’ont pas non plus poussé les autorités à ouvrir des enquêtes.
En n'engageant pas d'enquêtes officielles lorsqu'un talibé indique qu'un maître coranique est susceptible de commettre des abus ou de contraindre un enfant à mendier, ces parties non seulement ne respectent pas la loi, mais ne protègent pas non plus les autres enfants du daara contre des abus potentiels.
1.1. La police : réticence à enquêter ou à arrêter des maîtres coraniques
Outre le fait que la police n’ait pas enquêté sur la mendicité forcée au cours du programme de « retrait » à Dakar, la police de plusieurs autres régions a régulièrement omis d’enquêter sur des cas impliquant des enfants talibés en 2017 et 2018, selon les observations de travailleurs sociaux et de Human Rights Watch.
Par exemple, à Louga, en janvier 2019, une chercheuse de Human Rights Watch et un membre de la PPDH se sont arrivés sur les lieux d'un accident de la route après qu'un enfant talibé a été blessé par une motocyclette dans la rue, pendant les heures où il aurait été forcé de mendier.[153] Lorsque la chercheuse a demandé à un agent de police de Louga de mener une enquête, l’agent s’est énervé et lui a répondu : « Si la victime ne saisit pas la police, ce n’est pas notre responsabilité. » Il a énuméré toutes les autres personnes qui devraient agir, plutôt que la police : l'enfant lui-même, indépendamment du fait qu'il était une victime et un enfant ; les parents de l’enfant, inaccessibles à l’époque ; Human Rights Watch, qui avait déjà fourni les informations ; et le parquet – que l’officier de police n’avait pas l’intention d’informer. « Ce n’est pas à moi de dire si c’est de la mendicité forcée », a-t-il insisté. « Je suis très occupé, je n’ai pas de temps pour ça. »[154]
À Saint-Louis, le directeur d’une petite association apportant une aide aux enfants vulnérables et victimes d’abus sexuels a déclaré à Human Rights Watch qu’il avait fini par se décourager après des années de dénonciation de cas de maltraitance d’enfants sans réponse de la police qui, à son avis, manquait de motivation pour enquêter sur des cas impliquant les enfants les plus marginalisés :
Si vous n’amenez pas [les auteurs présumés] à la police, ils ne vont pas se déplacer pour aller les chercher. Et pourquoi la personne qui l'a fait coopèrerait-elle pour aller à la police ? … Je me suis senti très découragé… Que pouvez-vous faire pour ces enfants ? Dénoncer [l'abus], mais à qui ? Si vous le dites au chef du quartier, et qu’il saisit la police, ils ne font rien… Si l’État se croise les bras – que pouvons-nous faire ? Parfois, j'ai même dénoncé des cas de viol et rien ne s'est passé. Les gens savent qu'il n'y aura pas de conséquences.[155]
Plusieurs sources policières interrogées par Human Rights Watch ont reconnu que les affaires de mendicité forcée étaient rarement renvoyées devant le pouvoir judiciaire, mais ont attribué ce fait à l’insuffisance des ressources financières et humaines dédiées à la protection de l'enfance, ainsi qu'à la difficulté de rassembler des preuves pour établir une « exploitation ».[156]
Lorsqu'on leur a demandé quelles preuves étaient nécessaires, deux sources policières ont affirmé que la parole d'un enfant était suffisante pour ouvrir une enquête, mais pas pour procéder à une arrestation. Le premier, un commissaire de police à Dakar, a déclaré qu'une observation directe des enfants donnant de l'argent au marabout – un niveau de preuve presque impossible – ou des témoignages corroborés par plusieurs talibés ou leurs voisins seraient nécessaires pour une arrestation ou des poursuites.[157] La deuxième source, un commissaire de police de Saint-Louis, a décrit les difficultés rencontrées pour réunir des preuves « d’exploitation de la mendicité d’autrui » :
Tout le monde peut faire une dénonciation. Une fois cela fait, nous allons faire une enquête... Si quelqu'un signale qu'il y a un daara avec un problème, nous l'infiltrons en civil, sous un prétexte ... On ne devrait pas interroger un enfant sans la présence d'un parent, et sans les parents, le marabout est le tuteur – c'est pourquoi c’est difficile...
Quand un marabout laisse [les talibés] mendier de la nourriture ou de l’argent pour leurs petits besoins, nous ne disons pas que ce marabout est coupable. Mais quand un marabout dit : « N'apportez pas de biscuits, de riz ou de sucre, apportez-moi de l'argent », nous pouvons alors constater qu'il s'agit de l'exploitation des enfants. Nous faisons une surveillance discrète pour apprendre ses habitudes… nous ne pouvons pas agir sur la parole d'un seul enfant. Il nous faut plusieurs talibés pour confirmer l'histoire… quand plusieurs talibés disent le même chose, on peut alors convoquer le marabout.[158]
1.2. Le pouvoir judiciaire : des occasions manquées d'ouvrir des enquêtes
Bien que certains procureurs aient ouvert de plus en plus d'enquêtes de leur propre initiative dans des affaires d'abus ou d'exploitation de talibés au cours des dernières années, ces actions restent encore limitées par rapport à l'ampleur du problème.
« Certainement… il y a des cas de gens qui sont devant les tribunaux », a déclaré Mamadou Wane, coordinateur de PPDH. « Mais il faut auto saisir et poursuivre les auteurs de traite et de trafic des êtres-humains. … l’État doit appliquer la loi. »[159]
Plusieurs procureurs ont déclaré à Human Rights Watch qu’en raison de leur charge de travail accablante, ils avaient généralement besoin que des affaires de talibé leur soient renvoyées afin de pouvoir ouvrir des enquêtes. Ils ont également évoqué la complexité de l'allégation d’« exploitation de la mendicité d’autrui », soulignant qu'il doit y avoir une preuve qu'un maître coranique impose un quota de mendicité.[160]
Un procureur – connu pour sa volonté de s’auto-saisir et de poursuivre les maîtres coraniques auteurs d’abus – a suggéré de recourir à des stratégies créatives pour ouvrir des dossiers de mendicité forcée : « Il serait très compliqué d'attraper n'importe quel talibé dans la rue et de poursuivre le maître pour trafic, alors je cherche d'autres opportunités, même des accidents de la route, si l'enfant était dans la rue parce qu'il était obligé de mendier », a-t-il déclaré. Donnant un autre exemple, il a ajouté qu’un talibé en conflit avec la loi pour vol ouvre une fenêtre permettant de déterminer si l'enfant tentait de respecter un quota de mendicité forcée.[161]
Malheureusement, cette proactivité est l'exception plutôt que la règle. Les procureurs de toutes les régions devraient avoir pour pratique habituelle d’enquêter sur les décès et blessures des talibés dans les accidents de la route ou les incendies de daara dont ils ont connaissance, ainsi que sur les cas de vol commis par les talibés, afin d’évaluer le risque de mise en danger, d’exploitation ou de négligence de la part de maîtres coraniques.
Le processus judiciaire d’accorder les Ordonnances de Garde Provisoire (OGP) des enfants séparés de leurs parents, des fugueurs, des victimes d'abus ou en conflit avec la loi est une autre occasion manquée d'enquêter sur les abus à l'encontre des enfants talibés. Pour qu'un enfant au Sénégal soit légalement placé sous la garde de tout établissement en attendant que des membres de la famille soient retrouvés, une OGP doit être obtenue auprès d'un tribunal pour enfants.
Un travailleur social de l’AEMO et une juge auprès d’un tribunal pour enfants ont décrit le processus à Human Rights Watch comme suit : un travailleur social d’une agence ou d’une institution de protection de l’enfant soumet un rapport circonstancié à un juge du tribunal pour enfants, qui tient une audience pour examiner le rapport et le placement de l’enfant ; puis une OGP signée par le juge et le parquet est fournie à l'établissement qui prend en charge l'enfant.[162] Selon la juge du tribunal pour enfants interrogée, le travailleur social soumet généralement un rapport de suivi également. « Quand je vois la maltraitance mentionnée dans un rapport, je la signale au parquet, mais je ne peux pas aller plus loin. C’est le parquet qui doit agir dans ces cas », a-t-elle expliqué.[163]
Étant donné que des centaines d'enfants passent par ce système chaque année, il est difficile de comprendre pourquoi le processus ne déclenche pas automatiquement des enquêtes dans les cas où des travailleurs sociaux soupçonnent qu'un enfant a été exploité ou maltraité dans un daara.
1.3. Services de protection de l'enfant : non signalement des abus
La tâche de la justice est rendue plus difficile par le fait que les agents de protection de l’enfant, tant étatiques que non gouvernementaux, omettent souvent de signaler la plupart des cas de mendicité forcée – et quelques cas d’abus – à la police ou au procureur.
Comme indiqué précédemment, les travailleurs sociaux ont déclaré être submergés de cas et contraints par des ressources et du personnel limités, ce qui les a obligés à se concentrer sur les situations « les plus urgentes » – sévices graves, violences sexuelles, décès – les cas « moins graves » de passages à tabac, de mendicité forcée, ou de négligence passant en dernier.[164]
Certains travailleurs sociaux ont déclaré préférer les techniques de médiation pour résoudre ce qu'ils considéraient comme des cas « moins graves ».[165] « La plupart des cas les plus sévères font l’objet de poursuites, mais d’autres cas – ils [les maîtres coraniques] peuvent être arrêtés, convoqués, avertis, mais je préférais les discussions et les avertissements plutôt que les sanctions », a déclaré un ancien travailleur social à Thiès. « Il y avait certains cas d’abus… que nous avons réglés à notre niveau. Nous ne saisissons pas toujours le procureur – nous sommes des travailleurs sociaux. »[166]
D'autres travailleurs sociaux ont semblé limiter leur mandat à extraire l'enfant d'une situation de violence, plaçant la responsabilité des poursuites judiciaires ailleurs. « Ce n’est pas à nous de référer ces cas [au procureur], c’est à la police », a affirmé un autre travailleur social à Thiès. « Nous irons enquêter… souvent nous saisirons les délégués du procureur – mais pas pour déférer [le maître coranique], juste pour la protection de l’enfant. »[167]
L'augmentation des ressources et du personnel aiderait les services publics en difficulté de protection de l'enfance à mieux remplir leur mandat. Le gouvernement devrait également enjoindre aux travailleurs sociaux et aux comités de protection de l’enfant de notifier immédiatement à la police ou au procureur tous les cas présumés d’abus de talibés, de mendicité forcée ou de négligence. Cela devrait inclure tous les cas où des enfants talibés ont déclaré avoir été battus ou devoir rapporter un quota de mendicité ; lorsqu'un maître coranique a omis d’assurer un traitement médical rapide à un enfant malade ou blessé ; et où les talibés ont été blessés ou tués dans un accident de voiture en mendiant ou dans un incendie de daara alors que le marabout était absent.
1.4. Parents : défaut de porter plainte
Des travailleurs de la protection de l'enfant et des fonctionnaires de justice de plusieurs régions ont déclaré à Human Rights Watch que les parents déposaient rarement des plaintes officielles contre des maîtres coraniques abusifs. Les raisons invoquées sont notamment la situation financière de la famille, les normes culturelles strictes et l'influence sociale du maître coranique.[168]
« [De nombreux] parents pensent qu’infliger des sévices aux talibés est normal, parce qu'ils ont souffert eux-mêmes quand ils étaient jeunes. Donc, ils ne portent jamais plainte », a affirmé un procureur de la région de Diourbel.[169]
Par exemple, au début de 2017, un centre d’accueil pour enfants à Dakar a aidé quatre enfants talibés en fuite qui ont déclaré avoir été enchaînés ou emprisonnés pendant de longues périodes à titre de punition dans des daaras des régions de Kaolack, Louga et Diourbel. Certains ont signalé des abus supplémentaires, notamment des passages à tabac, la privation de nourriture et des abus sexuels de la part de talibés plus âgés.[170] Cependant, un an après le retour des enfants dans leurs familles, le coordonnateur social du centre a déclaré : « Les familles ont refusé d’être parties civiles dans les procès, soit parce qu’elles n’avaient pas assez de moyens, soit parce qu’elles n’étaient pas d’accord de faire des démarches en justice. »[171]
2. Influence des chefs religieux : accusations ou sanctions abandonnées ou réduites par le pouvoir judiciaire
Bien que le nombre de poursuites engagées contre des maîtres coraniques abusifs se soit multiplié ces dernières années, le pouvoir judiciaire a abandonné ou réduit les accusations ou les peines dans au moins 17 cas entre 2017 et 2019. Le pouvoir judiciaire a allégé les accusations ou les peines prononcées contre des maîtres coraniques dans 14 de ces cas, et les auteurs présumés ont été relâchés dans les trois autres cas (détaillés ci-dessous). Pour certains cas, cela aurait été dû à un manque de preuves ; cependant, un certain nombre de sources ont évoqué la pression publique exercée sur le juge ou le procureur.
Les cas de traite de personnes se sont heurtés à des obstacles particuliers : des fonctionnaires de justice de trois régions – Louga, Saint-Louis et Diourbel – ont déclaré à Human Rights Watch que les pressions publiques et politiques exercées sur le pouvoir judiciaire avaient soit totalement bloqué les cas de traite de personnes mettant en cause des maîtres coraniques (dans la ville religieuse de Touba), soit empêché la progression de tels cas (Louga), soit entraîné une réduction des peines (Saint-Louis), comme illustré ci-dessous.[172] Cependant, certains procureurs, notamment à Saint-Louis, ont pris l’initiative de faire avancer les affaires impliquant des maîtres coraniques, malgré les pressions pour qu’ils abandonnent leurs poursuites.[173]
2.1 Libérations et acquittements
Les trois affaires dans lesquelles les auteurs présumés ont été libérés sans inculpation ou acquittées malgré des éléments de preuve en 2017 et 2018 étaient les suivantes :
- Tribunal de Grande Instance de Louga : Les procureurs ont clos une enquête judiciaire en novembre 2017 concernant un maître coranique voyageant vers le nord via Kébémer avec plusieurs adultes et un groupe de talibés de Guinée-Bissau, apparemment en raison du manque de preuves de la traite des personnes, bien que les adultes aient donné des informations contradictoires sur l'endroit où ils conduisaient les enfants.[174]
- Tribunal de Grande Instance de Saint-Louis : Un marabout réputé de Saint-Louis a été poursuivi en septembre 2017 pour avoir enchaîné un talibé de 8 ans en août 2017.[175] Une source judiciaire a déclaré à Human Rights Watch que « presque tout le Sénégal a appelé à propos de cette affaire, demandant de libérer le marabout », et « la pression exercée sur le tribunal était trop forte », entraînant l'acquittement du marabout par les juges malgré les preuves.[176]
- Tribunal de Grande Instance de Mbour (région de Thiès) : Un maître coranique a été arrêté en octobre 2018 pour avoir agressé sexuellement une élève coranique âgée de 7 ans.[177] Un travailleur social de l'État qui a suivi l'affaire a déclaré que le marabout avait avoué l'acte.[178] Poursuivi pour « pédophilie commise par une personne ayant autorité sur la victime », il a été libéré en décembre 2018 et acquitté en janvier 2019 « au bénéfice du doute ».[179]
2.2. Peines réduites dans des affaires de traite des personnes
Parmi les huit condamnations de 2017-2019 pour « exploitation de la mendicité d’autrui » citées ci-dessus (cinq à Dakar en novembre 2017, deux en janvier 2018 à Saint-Louis et Kaolack, une en septembre 2019 à Saint-Louis), les peines étaient minimes – de 15 jours à 6 mois d'emprisonnement, des sursis, et / ou une amende de 50 à 200 000 francs CFA (85 à 350 dollars US) – réduites par les juges par rapport aux sanctions prescrites par la loi de 2005 : « une amende de 500 000 francs à 2 000 000 francs et une peine de prison de deux à cinq ans ».[180]
Bien que la réduction de ces peines soit légale aux termes de l’article 433 du Code pénal sénégalais,[181] les preuves suggèrent que de telles peines minimales pourraient être un moyen de dissuasion insuffisant : à la suite de l'opération policière de lutte contre la traite des personnes menée avec Interpol en novembre 2017, après avoir purgé sa peine de deux mois d'emprisonnement, l'un des cinq maîtres coraniques condamnés s'est adressé à l’Empire des Enfants, le centre d’accueil abritant ses talibés, pour demander à ce qu’ils lui soient rendus. Alassane Diagne, le coordinateur du centre, a déclaré à Human Rights Watch :
Nous avons accueilli 10 enfants talibés [après l'opération de lutte contre la traite des personnes de novembre 2017]… la plupart étaient originaires de Guinée Bissau. … L'un des marabouts a été arrêté – il a été emprisonné mais il est sorti. Quelques mois plus tard, il est venu demander le retour des enfants ! Il a essayé de convaincre leurs parents de lui rendre les enfants. Nous n'avons même pas eu l'impression qu'il regrettait ce qu'il avait fait.
… Il faut plus de fermeté de l’État. Ici on sanctionne, mais on sanctionne mal. … Même après avoir mis quelqu'un en prison, ils doivent surveiller cette personne [après sa libération] pour s'assurer qu'elle ne retourne pas à la pratique de la même exploitation. Le suivi, c’est important. Même les trafiquants de drogue, la police ne les laisse pas comme ça – ils les surveillent pour s'assurer qu'ils ne le feront plus… Je ne sais pas où sont ces marabouts [arrêtés au cours de l'opération anti-traite] maintenant, mais si vous les cherchez, il est probable que beaucoup d'entre eux ont rouvert leur daara ailleurs.[182]
2.3. Autres cas d'accusations ou de peines réduites
En 2017 et 2018, en plus des sept affaires de traite des personnes, des accusations ou des peines ont été réduites dans au moins quatre autres affaires:
- En janvier 2017, le Tribunal de Grande Instance de Diourbel a réduit la peine d’emprisonnement d’un maître coranique dont les sévices corporels infligés à un enfant talibé avaient provoqué sa mort à Dakar en juin 2016 – condamné pour « coups et blessures volontaires ayant entrainé la mort sans intention de la donner » – des 5 à 10 ans prescrits par la loi à 2 ans en raison de « circonstances atténuantes », selon un fonctionnaire de justice.[183]
- Dans son verdict de novembre 2017, le Tribunal de Grande Instance de Diourbel a réduit les dernières accusations portées contre le grand talibé à Darou Salam qui avait battu un talibé âgé de 10 ans et entraîné sa mort, de « coups et blessures volontaires exercés habituellement sur un enfant en dessous de 15 ans ayant entraîné la mort sans l’intention de la donner » à « coups et blessures volontaires ayant entraîné la mort sans l’intention de la donner », qui entraîne une peine moins sévère.[184]
- En juin 2018, le Tribunal de Grande Instance de Tambacounda a déclaré le maître coranique qui avait emprisonné et maltraité un talibé [185] coupable de « violences et voies de fait sur enfant de moins de 15 ans, commis avec préméditation et dont l’auteur a autorité sur ladite victime ».[186] Selon un travailleur social impliqué dans l'affaire, « beaucoup de pression sur le parquet » a conduit à la peine minorée de 2 ans assortis du sursis.[187]
- En mars 2018, selon un fonctionnaire de justice local, le Tribunal de Grande Instance de Diourbel a réduit les accusations contre le maître coranique qui avait violé une élève coranique de 11 ans de « viol d’un enfant mineur de moins de 13 ans » à « viol », entraînant une peine de deux ans de prison au lieu de 5 à 10 ans.[188]
En 2019, des accusations et / ou des peines ont été réduites par le pouvoir judiciaire dans au moins trois affaires :
- Février 2019, Tribunal de Grande Instance de Saint-Louis : Malgré la gravité du crime – la mort d’un enfant talibé après un passage à tabac sévère à Mpal en mai 2018 – le maître coranique responsable s’est vu infliger deux ans de prison seulement, pour « coups et blessures volontaires ayant entrainé la mort sans intention de la donner », au lieu des 20 ans requis par le parquet pour « coups et blessures volontaires sur un mineur de moins de 15 ans par une personne ayant autorité sur lui, et ayant entrainé la mort sans intention de la donner ».[189] Selon un fonctionnaire de justice de Saint-Louis, un autre facteur aggravant selon lequel l'abus était « habituel », basé sur des preuves tirées de l'autopsie, a été avancé mais également rejeté dans le verdict final.[190] Au moment de la rédaction du présent document, l’affaire était prévue pour l’audience de la chambre criminelle de la cour d’appel en décembre 2019.[191]
- Septembre 2019, Tribunal de Grande Instance de Saint-Louis : Dans l’affaire du maître coranique inculpé de « coups et blessures volontaires sur mineur par une personne ayant autorité sur lui » et d’« l’exploitation de la mendicité d’autrui », la peine finale – deux ans assortis du sursis et une amende – était inférieure à celle requise par le procureur (cinq mois dont un mois ferme et une amende), et réduite par rapport aux 1 à 5 ans de prison et aux amendes prescrites dans le code pénal et la loi contre la traite des personnes.[192] Selon la presse locale et des sources interrogées par Human Rights Watch, les maîtres coraniques locaux étaient « en colère » et avaient vivement protesté contre l'arrestation.[193]
- Décembre 2019, Tribunal de Grande Instance de Louga : Le maître coranique qui avait enchaîné plusieurs enfants talibés dans son daara de Ndiagne en novembre a été reconnu coupable de « violence et voies de fait sur mineur et mise en danger de la vie d’autrui », mais a été condamné à deux ans assortis du sursis, au lieu des « deux ans d’emprisonnement, dont deux mois ferme » requis par le procureur. L’affaire a déclenché un débat houleux au Sénégal après que des photos d’enfants enchaînés aient été diffusées et partagées en ligne, suscitant une grande attention de la part de la presse, des défenseurs des droits des enfants, et des chefs religieux – dont beaucoup se sont ralliés à la cause de l’accusé pour demander sa libération.[194]
À Louga, un fonctionnaire de justice a décrit la façon dont « chaque fois » que des affaires d’abus impliquant un maître coranique surgissent, une pression publique importante est exercée par « de nombreuses influences » – notamment l’Association des maîtres coraniques et des « grandes familles religieuses » – à la fois sur l’appareil judiciaire et sur les victimes. « Le problème est que, lorsque la victime subit une pression, en particulier dans une affaire de viol, elle peut renoncer à son témoignage et nier les faits », a- t- il déclaré.[195]
Il a en outre décrit la réduction « fréquente » des accusations d'agression sexuelle commises par des maîtres coraniques ou par leurs assistants :[196]
Les juges ont tendance à disqualifier les faits. Par exemple, ils ont parfois ramené des accusations de viol aggravé – « viol commis par quelqu’un chargé de l’éducation, » ou « viol sur mineur moins de 13 ans » – à viol simple. Un viol aggravé devrait être condamné à 10 ans de prison, mais un viol simple peut réduire la peine à deux ans.[197]
Un autre fonctionnaire de justice a déclaré à Human Rights Watch que dans le cas du maître coranique qui avait ligoté son talibé à Darou Mousty, ce qui avait entraîné la mort de l'enfant dans un incendie en 2016, le verdict rendu par le Tribunal de Grande Instance de Louga en janvier 2017 – coupable de « mise en danger », avec une peine de trois ans d'emprisonnement – était moins approprié que l'homicide involontaire, qui peut entraîner une peine allant jusqu'à cinq ans.[198]
3. Assistance judiciaire limitée pour les enfants victimes
L'absence d'un fonds d’assistance judiciaire spécifiquement réservé aux enfants et l'insuffisance des services d'aide juridique existants persistent également comme obstacles à l’accès à la justice pour les enfants vulnérables, en particulier des talibés qui sont victimes d'abus et séparés des membres de leur famille. « Le problème est que souvent les enfants talibés ne sont pas assistés au niveau de la police ou la justice », a déclaré un procureur adjoint à Dakar à Human Rights Watch. Il a ajouté que l'aide est particulièrement nécessaire car « les marabouts ont une haute puissance sur leurs talibés. »[199]
Selon deux fonctionnaires du ministère de la Justice interviewés, si le budget annuel du gouvernement sénégalais comprend un fonds d’assistance judiciaire pour toutes personnes aux moyens financiers limités, il sert principalement à couvrir les frais des avocats dans les affaires criminelles où l’assistance judiciaire aux frais de l’État est obligatoire pour les personnes poursuivis. Le fonds pourrait être utilisé pour fournir des avocats aux enfants victimes d'abus ou de traite dans certains cas, ils ont indiqué.[200] Cependant, les fonds ne sont pas toujours disponibles à cette fin, a déclaré une fonctionnaire.[201] Bien que la loi de 2005 sur la traite des personnes oblige le gouvernement à fournir une assistance judiciaire aux frais de l’État aux enfants victimes de traite et de trafic, la loi sénégalaise ne prévoit pas la même chose dans des autres cas d’abus à l’encontre des enfants, a déclaré l'autre fonctionnaire.[202]
En conséquence, de nombreux enfants victimes d'abus n’ont guère accès à l’assistance judiciaire financée par l'État. Les services locaux de l'AEMO peuvent fournir une assistance aux enfants pendant les procédures judiciaires s’ils sont impliqués dans ou informé de l’affaire, mais leur capacité est limitée.
Bien que certains Comités Départementaux de Protection de l'Enfant auraient reçu des fonts de l'UNICEF dédiés à l'assistance judiciaire, ce n'était pas le cas pour tous.[203] Quelques associations et ONG au Sénégal, notamment l’Association des juristes sénégalaises (AJS), offrent ou ont offert des services d'aide juridique gratuites dans des affaires de violences contre des enfants. Cependant, ces groupes sont principalement basés à Dakar, avec des capacités limitées pour accepter de nouveaux cas. La plupart des organisations de la société civile manquent soit de formation, soit de financement pour fournir un soutien juridique.
Une institution sénégalaise des droits humains, préférant rester anonyme, a déclaré : « Nous n’avons plus assez de financement pour l’assistance judiciaire, alors nous avons dû arrêter… [L’État devrait] allouer des fonds spécifiques pour la protection des enfants en situation de rue et pour un projet d’assistance judiciaire. »[204]
Compte tenu de la pénurie d’assistance judiciaire accessible spécifiquement aux enfants vulnérables tels que les talibés, les bailleurs de fonds et le gouvernement sénégalais devraient envisager d’allouer des fonds supplémentaires à cette fin, idéalement en créant des cliniques d’aide juridique dans chaque région du Sénégal, afin de faciliter le dépôt de plaintes et de recours en justice au nom des enfants séparés et victimes.
4. Volonté politique incohérente pour que justice soit rendue aux talibés
Malgré l'engagement antérieur du président Macky Sall de pénaliser les responsables,[205] l’application incohérente par le gouvernement des lois internes sévères du Sénégal contre la maltraitance et l’exploitation des enfants a permis la poursuite des abus dans les daaras à un rythme alarmant. En l'absence d'un engagement clair et de directives des autorités supérieures, un responsable du ministère de la Justice a déclaré à Human Rights Watch que la « politique nationale » continuerait à être la « médiation » plutôt que des poursuites à l'encontre des coupables.[206]
« La volonté politique de l'État fait [encore] défaut pour s'attaquer à ce problème », a déclaré un animateur dans un centre pour enfants à Dakar. « Il n'y a pas de volonté politique concernant les talibés », a ajouté le directeur du centre.[207]
L'exploitation généralisée et la maltraitance des enfants talibés ne peuvent être résolues sans des efforts cohérents et coordonnés de la part des forces de l'ordre, de la justice et des services sociaux, ainsi qu'entre les acteurs de la protection de l'enfance, qu'ils soient gouvernementaux ou non. Les travailleurs sociaux, tant étatiques que non étatiques, ainsi que le personnel des centres d’accueil pour enfants devraient déployer davantage d’efforts pour porter plainte pour les victimes talibés auprès de la police ou du procureur. Les acteurs étatiques à tous les niveaux doivent cesser de renvoyer leurs responsabilités à d'autres secteurs et prendre davantage d'initiatives pour faire respecter la loi, afin de traduire des criminels en justice et de prévenir de nouveaux abus. La « pression » publique ou politique est une raison inacceptable de laisser tomber une affaire ou de réduire les accusations portées contre un maître coranique qui a commis un délit contre un enfant.
Recommandations
I. Sur le programme pour « Retirer les enfants de la rue » (le « Retrait »)
Au Comité interministériel de pilotage du « Retrait » (en particulier les ministères de la Justice ; de l’Intérieur ; et de la Femme, de la Famille, du Genre et de la Protection des enfants)
- Veiller à ce que les agences suivantes participent pleinement à la planification et au fonctionnement du programme de « retrait » au côté du ministère de la Femme, de la Famille, du Genre et de la Protection des enfants (« ministère de la Famille »): le ministère de la Justice (notamment la direction de l'Éducation surveillée et de la Protection sociale, les services de l’AEMO, et la Direction des Droits humains); la Cellule nationale de lutte contre la traite des personnes ; le Centre Ginddi et autres centres pour enfants publics et privés ; et la police ; les préfectures, les mairies, le parquet, les tribunaux pour enfants, et les Comités Départementaux de Protection de l’enfant (CDPE) dans les zones d’opération du programme.
- Finaliser et diffuser des « procédures opérationnelles standard » pour le « retrait », en décrivant les nouveaux processus et meilleures pratiques et en détaillant les rôles de chaque agence, institution et acteur participant, conformément à la Stratégie Nationale de Protection de l’Enfant du gouvernement.
- Veiller à ce que tous les policiers et travailleurs sociaux participant au programme soient formés en matière de protection de l’enfant, des lois existantes interdisant la traite des personnes et l’exploitation des enfants, et des mécanismes de surveillance et de signalement pour ce type de cas.
- Au cours des opérations de rue, veiller à ce que les travailleurs sociaux gèrent les interactions avec les enfants, accompagnés par la police ; que l'équipe opérationnelle n'utilise pas la force ; et que les enfants soient conduits directement dans des refuges pour enfants.
- Établir un système pour déclencher automatiquement des enquêtes policières ou judiciaires – y compris des visites aux daaras et un interrogatoire formel de maîtres coraniques – pour tout enfant talibé retiré de la rue et dénonçant la mendicité forcée ou des mauvais traitements.
- Pour s'assurer que tous les cas de ce type font l'objet d'une enquête, établir des procédures de communication régulières avant et après chaque opération de rue entre la police, les travailleurs sociaux des centres d’accueil pour enfants et de l’AEMO, et le parquet. En particulier :
- La police devrait faire un suivi auprès des travailleurs sociaux pour obtenir plus d'informations sur chaque enfant et mener des enquêtes préliminaires afin de renvoyer les cas d'abus ou de mendicité forcée au procureur ;
- Les travailleurs sociaux devraient signaler activement tous les cas présumés d'abus ou de mendicité forcée à la police ou au procureur.
- S'assurer que les services de l’AEMO accompagnent les enfants dans les procédures judiciaires.
- Ordonner aux tribunaux pour enfants de renvoyer au procureur tous les cas d'abus ou d'exploitation éventuels découverts au cours de la procédure d’accorder des ordonnances de garde provisoire.
- Demander aux mairies de faciliter les visites de la police dans les daaras des enfants retirés de la rue, dans le but de fermer les portes de ceux qui sont coupables de maltraitance, d'exploitation ou de mise en danger d'enfants.
- Tenir une liste de contrôle ou une base de données contenant des informations sur tous les enfants retirés de la rue, et veiller à ce qu’elle soit régulièrement mise à jour et partagée entre la police, les centres pour enfants, l’AEMO, les tribunaux pour enfants et le parquet. Ces informations devraient servir de base à une enquête plus poussée de la part de la police ou du procureur.
- La base de données devrait idéalement inclure : si l'enfant est un talibé (et si oui, nom du maître coranique et coordonnées) ; si l'enfant a déjà été retiré de la rue (dans l'affirmative, date à laquelle il a été rendu à la famille) ; et notes du travailleur social sur la mendicité forcée ou d'autres abus.
- Comparez les noms de tous les enfants retirés de la rue avec les noms des enfants retirés au cours des phases précédentes du programme. Si un enfant est retrouvé en train de mendier dans la rue, le parquet et le tribunal pour enfants devraient être saisis de cette affaire afin qu’une enquête officielle soit menée sur les parents ou les tuteurs légaux et les maîtres coraniques de l’enfant.
- Continuer à s’assurer du retour de tous les enfants retirés de la rue à leur famille ou à leur tuteur légal, et jamais à leurs maîtres coraniques qui les ont contraints à mendier.
- Avant de permettre aux parents de recevoir leurs enfants, leur demander de signer un accord déclarant qu'ils ont été informés des lois contre la mendicité et la maltraitance des enfants et s'engagent à veiller à ce que leur enfant ne soit pas renvoyé dans un daara abusif ou pratiquant l’exploitation.
- Lorsque le retour d'un enfant dans sa famille n'est pas dans son intérêt supérieur, par exemple dans les cas où les parents ont renvoyé à plusieurs reprises l’enfant dans un daara caractérisé par la mendicité, veiller à ce que l’enfant soit confié à un tuteur désigné.
- Veiller à ce que les abris ou les centres d’accueil où des enfants sont placés après leur retrait de la rue obtiennent une ordonnance de garde provisoire pour chaque enfant de la part du tribunal pour enfants.
- Affecter suffisamment de personnel, de fonds et de ressources aux centres d’accueil hébergeant les enfants retirés de la rue, comme le Centre Ginddi.
- Effectuer un suivi périodique de tous les enfants retirés de la rue et rendus à leurs familles pour évaluer leur bien-être continu.
- Élargir le programme de « retrait » au-delà de Dakar pour toucher les milliers de talibés mendiant dans d'autres régions du pays.
II. Sur la réglementation et le soutien des daaras
À l’Assemblée nationale
- Adopter de toute urgence le projet de loi portant statut du daara, afin de doter les daaras d’un cadre légal et institutionnel et de faciliter la réglementation.
- Examiner dans de brefs délais et adopter le projet de Code de l’enfant.
Au ministère de l’Intérieur
- Ordonner à tous les agents administratifs locaux, tels que les préfets et les maires, d’organiser des inspections dans les daaras opérant dans leur zone administrative afin de s’assurer que soit fermé tout daara qui ne remplirait pas les normes adéquates de santé et de sécurité ou qui exploiterait les enfants en les forçant à mendier.
Aux gouvernements et responsables administratifs locaux (maires, préfets)
- Prendre des mesures pour institutionnaliser la réglementation et l’inspection des daaras existants sur le territoire administratif local, afin de garantir la fermeture de tous les daaras mettant en danger la santé et la sécurité des enfants.
Au ministère de la Femme, de la Famille, du Genre et de la Protection des Enfants
- Demander aux Comités de Protection de l’Enfant et aux travailleurs sociaux de l’État de signaler tout daara insalubre ou dangereux aux Services d’hygiène et aux autorités administratives locaux.
Au ministère de la Santé et de l’Action sociale
- Donner des instructions aux Services d’hygiène régionaux et locaux pour qu’ils inspectent régulièrement les daaras dans leurs zones administratives, signalent aux autorités locales les daaras ne répondant pas aux normes adéquates en matière de santé et d'assainissement, et émettent des peines ou des injonctions de fermeture, le cas échéant.
- Financer intégralement et lancer l’extension prévue du programme de Couverture Maladie Universelle (CMU) pour les enfants talibés.
Au ministère de l’Éducation Nationale
- Envisager d'étendre le mandat et les ressources de l'Inspectorat des daaras modernes pour englober la réglementation et l'inspection de tous les daaras existants et renforcer la capacité de ses bureaux régionaux à cet effet.
- Élargir les projets d’appui et de « modernisation » des daaras, tels que le PAQEEB et le PAMOD, afin d’accroître le nombre de subventions offertes aux daaras désireux d’améliorer leurs conditions de vie et d’élargir leur programme d’études, en exigeant que les bénéficiaires respectent les droits des enfants et abandonnent la mendicité des enfants.
Aux chefs religieux du Sénégal
- Autoriser ou organiser un système d'inspection des daaras existants et donner l’ordre à tous les daaras de respecter les normes minimales d'hygiène et de sécurité, afin d'améliorer les conditions de vie des enfants talibés vivant dans les daaras.
III. Sur les services de Protection de l’Enfant
Au ministère de la Justice et au ministère de la Femme, de la Famille, du Genre et de la Protection des Enfants
- Augmenter les ressources et le personnel mis à la disposition des services régionaux de l'AEMO et veiller à ce que chaque service dispose d'un véhicule en état de marche capable de transporter des enfants en cas d'urgence.
- Assurer un soutien technique et financier adéquat aux centres pour enfants gérés par l’État fournissant des abris d’urgence, tels que le Centre Ginddi et les Centres de Premier Accueil (CPA), afin qu’ils puissent remplir leur mandat.
- Construire de toute urgence de nouveaux centres d’accueil d’urgence, des refuges ou des systèmes de garde d'enfants dans les régions dépourvues de telles installations, notamment Diourbel, Louga et Tambacounda.
Au ministère de l’Intérieur et au ministère de la Femme, de la Famille, du Genre et de la Protection des Enfants
- Pour accroître l’efficacité des Comités Départementaux de Protection de l’Enfant (CDPE) dans tout le pays :
- Demander à tous les membres des CDPE de suivre des protocoles clairs pour signaler, suivre et partager des informations sur les cas de maltraitance, d'exploitation, de négligence ou de mise en danger d'enfants, notamment ceux impliquant des talibés et des maîtres coraniques ;
- S'assurer que chaque CDPE reçoit les ressources nécessaires pour mettre en œuvre ses plans d'action ;
- Demander aux fonctionnaires de l'administration locale et aux services de l'État locaux d'accroître leur soutien et leur participation aux CDPE en fournissant les ressources adéquates, en assistant aux réunions régulières et en assurant le partage actif d'informations sur les cas de protection de l'enfant.
- Veiller à ce que les policiers de toutes les régions reçoivent une formation adéquate en matière de protection de l'enfant. Envisager d’accroître les ressources accordées à la Brigade spéciale des mineurs de la Police nationale à Dakar, et mettre en place ce type de brigades – formées en protection de l’enfant – dans les commissariats centraux de police de toutes les régions.
IV. Sur la lutte contre la traite et le trafic des enfants talibés
Au gouvernement sénégalais
- Demander au ministère de l’Intérieur et aux forces de sécurité de redoubler de vigilance en matière de trafic des groupes d’enfants talibés, en particulier dans les zones frontalières du Sénégal et dans les villes réputées pour être des points de transit ou des destinations pour les maîtres coraniques itinérants et talibés migrants.
- S'attaquer aux causes profondes des enfants renvoyés de leur famille dans des écoles coraniques éloignées en soutenant les programmes de protection sociale, l'éducation (notamment en supprimant les frais de scolarité et les coûts indirects liés à l'éducation), ainsi que les programmes de formation pour les jeunes dans les zones rurales connaissant un taux élevé de chômage chez les jeunes, de pauvreté, ou de faible fréquentation scolaire.
- Lancer une campagne nationale de sensibilisation et de communication publique, en partenariat avec les administrations locaux (et idéalement avec des pays voisins comme la Guinée-Bissau, la Guinée et la Gambie), afin de mieux sensibiliser la communauté aux dangers d’envoyer des enfants talibés dans des villes loin de chez eux, en particulier se concentrer sur les zones rurales et les communautés frontalières.
Au ministère de l’Intérieur
- Ordonner à tous les agents frontaliers de s’assurer que chaque individu, y compris les maîtres coraniques, qui tente d’entrer sur le territoire sénégalais en compagnie d’un groupe d’enfants soit en mesure de présenter une autorisation parentale et un papier d’identité en règle pour chaque enfant. Veiller à ce que tous les agents frontaliers soient formés à la mise en œuvre de la loi n° 2005-06 relative à la traite des personnes.
V. Sur la justice et l'application des lois existantes visant à protéger les enfants talibés
Au gouvernement sénégalais
- Veiller à faire appliquer les dispositions relatives à la lutte contre la traite des personnes en vertu de la loi n° 2005-06 – qui criminalise le recrutement, le transport, le transfert ou l’hébergement de personnes aux fins d’exploitation – notamment en menant des enquêtes et en exigeant des comptes, conformément aux normes internationales d’équité, aux maîtres coraniques et à toute autre personne forçant des enfants à mendier ou les transportant d’un lieu à un autre sans autorisation parentale légitime.
- Veiller à faire appliquer les dispositions pertinentes du Code pénal pour tous les cas impliquant des enfants talibés, notamment :
- Les articles 298-299, qui criminalisent les abus physiques ou la négligence volontaire des enfants ;
- Les articles 319, 319(bis) et 320(bis), qui criminalisent les actes d’attentat à la pudeur, la pédophilie et le harcèlement sexuel à l’encontre d’enfants ;
- L’article 334, qui interdit les emprisonnements et les séquestrations illégaux ; et
- L’article 307(bis), qui criminalise la mise en danger d’autrui par une exposition à un risque de mort ou de blessure.
Au ministère de la Justice
- Ordonner et obliger tous les juges et les procureurs à rendre des comptes pour assurer la pleine application des lois existantes, notamment dans les cas impliquant des maîtres coraniques accusés de violations des droits des enfants talibés. Veiller à ce que les fonctionnaires de justice exercent leurs activités en toute indépendance afin de pouvoir statuer sur de tels cas sans ingérence ni conséquences.
- Donner des instructions et organiser des formations pour décourager la pratique des procureurs et des juges de réduire les accusations ou les condamnations dans les affaires impliquant des maîtres coraniques à la suite de pressions publiques.
- Lorsqu’un maître coranique est reconnu coupable de l’un quelconque des abus susmentionnés, demander aux juges d’inclure dans leur jugement un ordre visant à retirer tous les enfants talibés du daara impliqué, en s’assurant qu’un dispositif soit en place auprès des services de protection de l’enfance pour garantir le retour sécurisé des enfants chez leurs parents.
- Veiller à ce que les parents qui envoient ou renvoient volontairement un enfant dans un daara caractérisé par l'exploitation ou d’autres abus fassent l’objet de sanctions pénales lorsqu’il y va de l’intérêt de l’enfant, et à ce que l’enfant ne soit pas renvoyé de force dans sa famille s’il n’y va pas de l’intérêt de l’enfant ; dans de tels cas, l’enfant devrait être confié à d’autres membres de sa famille ou à un tuteur désigné.
- Demander à tous les procureurs généraux de prendre des mesures d’enquêter sur les cas d’enfants talibés tués dans des accidents de la route, afin de déterminer le rôle du maître coranique dans la présence de l’enfant dans la rue, au lieu de se concentrer uniquement sur le conducteur du véhicule impliqué dans l’accident.
- Demander aux procureurs généraux d’ouvrir des enquêtes sur les maîtres coraniques chargés de daaras lorsqu’au moins un enfant talibé a été tué ou blessé après avoir été pris au piège dans l’incendie d’un daara dont le maître coranique était absent.
- Ordonner aux parquets de travailler en étroite collaboration avec les tribunaux pour enfants pour veiller à ce que tous les cas présumés de maltraitance ou d'exploitation d'enfants rencontrés au cours de la procédure d’accorder une ordonnance de garde provisoire (OGP) fassent l'objet d'une enquête ou soient référés au parquet de la région où l'abus est censé avoir eu lieu. Après la délivrance de l’OGP, les tribunaux pour enfants doivent veiller à ce que les travailleurs sociaux soumettent des rapports de suivi sur les cas présumés de maltraitance ou d’exploitation d’enfants.
- Assurer que des ressources suffisantes soient accordées aux services régionaux de l’AEMO, aux refuges et aux centres d’accueil pour enfants, et à la Cellule nationale de lutte contre la traite des personnes, de sorte qu'ils puissent mieux remplir leurs mandats de protection des enfants.
- Mettre en place un fonds d'assistance judiciaire spécifiquement destiné à soutenir des enfants séparés qui sont victimes d’abus ou d’exploitation, tels que les talibés, que ce soit en augmentant le financement et les effectifs des services de l’AEMO et d’autres agences gouvernementales à cette fin, ou en instaurant des services d’aide juridique dans chaque région administrative.
- Demander à toutes les juridictions de soumettre des rapports annuels à la Cellule nationale de lutte contre la traite des personnes et au Directeur des droits humains du ministère de la Justice sur les affaires impliquant des abus contre des enfants par les responsables de leur éducation, notamment les maîtres coraniques.
Au ministère de l’Intérieur
- Demander explicitement à tous les officiers de police de procéder à des enquêtes sur les cas susceptibles de constituer une « exploitation de la mendicité » d’enfants talibés par des maîtres coraniques, dans le but de renvoyer ces dossiers devant le procureur. Ces enquêtes devraient inclure des visites obligatoires des écoles coraniques en question.
- Appliquer une politique stricte, sans avertissement ni possibilité de négociation, à l’encontre des maîtres coraniques dont il s’avère qu’ils ont forcé des talibés à mendier jusqu’à l’obtention d’un certain quota d’argent, ou commis d’autres abus ; veiller à ce que l’ensemble des effectifs de police ait connaissance de cette politique et l’applique sans exceptions, et que tous les dossiers de cet ordre soient renvoyés devant le procureur général.
- Ordonner à tous les officiers de police de l’ensemble des régions qui sont impliqués dans les dossiers de protection de l’enfant, lorsqu’un enfant est renvoyé auprès des services sociaux de l’AEMO ou placé dans un refuge ou un centre d’accueil, d’effectuer un suivi actif auprès des travailleurs sociaux et d’enquêter sur tout cas susceptible de relever d’une mendicité forcée ou d’un abus, y compris les cas impliquant des maîtres coraniques.
- À tous les refuges et centres d’accueil pour enfants étatiques et privés
- Veiller à ce que tous les cas d’abus ou de mendicité forcée dénoncés par les enfants talibés aux travailleurs sociaux soient documentés et signalés à la police, au parquet, et/ou aux services de l’AEMO de la localité sénégalaise où l’abus ou l’exploitation en question a eu lieu.
VI. Aux organisations et partenaires régionaux et internationaux
- Accroître le financement et le soutien accordés aux organisations à même de fournir une assistance judiciaire aux enfants séparés et vulnérables tels que les talibés victimes d’abus ou d’exploitation.
- Accroître le financement et le soutien accordés aux actuels centres d’accueil qui fournissent un hébergement d’urgence aux enfants fugueurs ou victimes d’abus ; envisager d’élaborer ou de soutenir des projets visant à construire ou financer des centres d’accueil d’urgence pour enfants qui font cruellement défaut dans certaines régions, notamment à Diourbel, Louga et Tambacounda.
- Envisager d’ajouter dans les accords de coopération avec le gouvernement sénégalais des clauses et des exigences relatives à la protection de l’enfance, notamment des clauses visant à lutter contre la mendicité forcée, l’exploitation, la traite des personnes ou d’autres abus commis à l’encontre d’enfants par les personnes chargées de leur éducation, y compris les enseignants des écoles publiques et les maîtres coraniques.
- Augmenter le soutien aux services publics suivants : les services de l’AEMO du ministère de la Justice, les Centres de Premier Accueil (CPA), le Centre Ginddi, la Brigade spéciale des mineurs de la police, la Cellule nationale de lutte contre la traite des personnes, la Direction de la Promotion des Droits et de la Protection des Enfants au sein du ministère de la Famille, et les Comités de Protection de l’Enfant départementaux, municipaux ou de quartiers.
Remerciements
Ce rapport a été préparé et rédigé par Lauren Seibert, chercheuse adjointe sur l’Afrique de l’Ouest auprès de la division Afrique à Human Rights Watch. Des membres de la Plateforme pour la promotion et la protection des droits humains (PPDH), une coalition sénégalaise d’organisations de défense des droits humains, ont aidé Human Rights Watch à organiser des visites de daaras et à faciliter des entretiens avec des maîtres coraniques et des représentants des autorités locales.
Le rapport a été révisé par Corinne Dufka, directrice adjointe de la division Afrique. Elin Martinez, chercheuse auprès de la division des Droits de l’Enfant ; Clive Baldwin, conseiller juridique senior ; et Babatunde Olugboji, Directeur adjoint des programmes, en ont respectivement révisé les aspects thématiques, juridiques et programmatiques. Le rapport a été finalisé en vue de sa publication par Remy Arthur, collaboratrice du département chargé des photos et des publications. L’aide à la production a été assurée par Fitzroy Hepkins, Directeur administratif. La traduction en français a été réalisée par Danielle Serres et révisée par Lauren Seibert et Peter Huvos, responsable du site web en français de Human Rights Watch.
Human Rights Watch remercie également toutes les personnes et organisations qui ont contribué à cette enquête, notamment : Mamadou Wane et Mamadou Ndiaye de la PPDH ; Issa Kouyaté et les membres du personnel de la Maison de la Gare ; Abdou Fodé Sow de Yakaaru Guneyi ; Isabelle de Guillebon, Isabelle Diouf, Antoine Gomis et les autres personnes qui travaillent au Samu Social Sénégal ; Anta Mbow, Alassane Diagne, et les autres personnes qui travaillent à l’Empire des Enfants ; Oumar Sy et les autres personnes qui travaillent à l’ONG Ndeyi-Jirim ; Magatte Mbaye, consultante en droits humains ; et les représentants des Comités départementaux de protection de l’enfant à travers le Sénégal. Human Rights Watch est particulièrement sensible à l’ouverture dont ont su faire preuve les dirigeants et enseignants religieux de Saint-Louis, Dakar, Diourbel, Touba, Louga et Coki. Abdourahmane Kane, Issa Kouyaté, Yahya Sidibe de SOS Talibés, Abdou Sylla de l’Association RIEPP, et Moctar Sow du Centre Inclusif de Formation, qui ont rendu possible l’organisation de réunions et de visites dans les écoles coraniques, méritent de recevoir nos chaleureux remerciements.
Human Rights Watch souhaite également exprimer sa reconnaissance à l’égard de l’esprit d’ouverture et de la coopération du gouvernement sénégalais pendant toute la durée de cette enquête, et plus particulièrement du soutien apporté par les responsables du ministère de la Femme, de la Famille, du Genre et de la Protection des enfants, ainsi que de l’ancien ministère de la Bonne gouvernance et de la Protection de l’enfance ; du Centre Ginddi ; de la Brigade spéciale des mineurs de la Police nationale ; de la Cellule nationale de lutte contre la traite des personnes ; du ministère de la Justice, notamment la direction des Droits humains et la direction de l'Éducation surveillée et de la Protection sociale, y compris ses services de l’AEMO et ses centres d’accueil pour enfants ; de la direction générale de l’Action sociale du ministère de la Santé et de l’Action sociale ; et de l’Inspection des daaras du ministère de l’Éducation nationale.
Terminologie
Élèves étudiant le Coran |
Talibé : « Disciple » ou étudiant du Coran. Les talibés peuvent être des adultes ou des enfants de tous âges, mais au Sénégal, la grande majorité d’entre eux sont des garçons âgés de 5 à 15 ans, notamment ceux qui vivent dans les daaras internats. Certains enfants talibés vivent avec des membres de leur famille et fréquentent l’école coranique pendant la journée. La plupart des filles talibés sont des externes qui ne vivent pas dans l’école coranique. |
Grand talibé : Un talibé plus âgé, ayant généralement 17 ans ou plus, qui sert souvent d’assistant au maître coranique. Parfois appelé « jeune marabout ». |
Écoles coraniques |
Daara : Les termes « daara » et « école coranique » sont utilisés indifféremment pour désigner l’école musulmane traditionnelle dans laquelle les enfants talibés étudient et parfois vivent. Un grand nombre d’entre eux sont hébergés chez le maître coranique ou dans un bâtiment inachevé ou à l’abandon ; certains maîtres opèrent depuis des bâtiments plus récents dotés de salles de classe. Selon l’infrastructure et la réputation du marabout, les daaras peuvent accueillir de moins d’une dizaine à plusieurs centaines voire plusieurs milliers de talibés. La plupart des daaras ne sont toujours pas réglementés. |
Daara moderne : École coranique conforme aux normes de santé et de sécurité établies par le gouvernement, qui ne pratique pas la mendicité des enfants et qui intègre souvent des matières supplémentaires au programme (français, mathématiques, sciences, etc.). |
Maîtres coraniques |
Marabout : Les termes « marabout » et « maître coranique » sont utilisés indifféremment dans ce rapport pour refléter le langage courant employé au Sénégal, même s’il convient de noter que certains maîtres coraniques ne se considèrent pas comme des marabouts (le marabout faisant traditionnellement référence à un chef, un enseignant ou un saint musulman). |
Bénévoles communautaires |
Ndeye daara : Femme bénévole communautaire qui soutient un daara en donnant de la nourriture ou d’autres formes d’assistance à plusieurs enfants talibés. |
Gouvernement |
« Retrait » / « retrait de la rue » : Forme abrégée du programme lancé en 2016 par le gouvernement sénégalais, connu officiellement sous le nom de « retrait des enfants de la rue ». |
« Ministère de la Protection de l’enfance » : Ministère de la Bonne gouvernance et de la Protection de l’enfance (créé fin 2017, dissous début 2019). |
« Ministère de la Famille » : Ministère de la Femme, de la Famille, du Genre et de la Protection des enfants (créé début 2019). |
Sigles
AEMO |
Agence de l’Action éducative en milieu ouvert – agence de services sociaux, de protection des enfants et d’aide juridique relevant du ministère de la Justice ; les services de l’AEMO sont mis en place auprès des tribunaux. |
CCPE |
Comité Communal de Protection de l’Enfant |
CDPE |
Comité Départemental de Protection de l’Enfant |
CEDEAO |
Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest |
CMU |
Couverture Maladie Universelle, un programme gouvernemental |
CP |
Centre Polyvalent – refuge pour enfants géré par l’État et destiné à des séjours plus longs, avec des formations ou des apprentissages. |
CPA |
Centre de premier accueil – centre d’accueil pour enfants géré par l’État prévu pour des situations d’urgence et de courte durée. |
CQPE |
Comité de Quartier de Protection de l’Enfant |
CVPE |
Comité Villageois de Protection de l’Enfant |
DESPS |
Direction de l'Éducation surveillée et de la Protection sociale, sous la tutelle du ministère de la Justice ; elle gère les services de l’AEMO et les centres pour enfants dont les CPA et les CP. |
DPDPE |
(nouvelle) Direction de la Promotion des Droits et de la Protection des Enfants, sous la tutelle du ministère de la Femme, de la Famille, du Genre et de la Protection des enfants |
DPE |
(ancienne) Direction de la Protection de l’Enfance, sous la tutelle de l’ancien ministère de la Bonne gouvernance et de la Protection de l’enfance |
OGP |
Ordonnance de Garde Provisoire, émise par des tribunaux pour enfants. |
PAMOD |
Projet d’appui à la modernisation des daaras, géré par la Banque islamique de développement et le gouvernement sénégalais. |
PAQEEB |
Projet d'Appui à la qualité et à l'équité dans l'éducation de base, géré par la Banque mondiale et le gouvernement sénégalais. |
PPDH |
Plateforme pour la Promotion et la Protection des Droits Humains – une coalition sénégalaise d’organisations de défense des droits humains et de protection de l’enfant. |
RAO |
Réseau Afrique de l’Ouest pour la protection de l’enfance – un réseau transnational de gouvernements et d’organisations non gouvernementales reconnu par la CEDEAO comme étant le mécanisme de référence pour la protection des enfants en situation de mobilité en Afrique de l’Ouest. |