Résumé
Le 30 mai 2016, au cours d’un procès historique, Hissène Habré, l’ancien président du Tchad (1982-1990), a été condamné à la prison à perpétuité pour crimes contre l’humanité, torture, crimes de guerre et viols par les «Chambres africaines extraordinaires au sein des juridictions sénégalaises». Avec ce procès, c’est la première fois que les juridictions d’un État ont jugé l’ancien président d’un autre État pour des violations massives des droits humains. C’est aussi la première fois que les juridictions nationales d’un pays d’Afrique, appuyées par l’Union africiane et la communauté internationale, ont organisé un procès d’une telle envergure.
Le rapport «Allié de la France, Condamné par l’Afrique», expose la relation de longue date, complexe mais étroite, liant la France et Hissène Habré, entamée avant qu’il ne prenne le pouvoir et entretenue jusqu’à la fin de son régime. Les autorités françaises étaient étroitement engagées, déployant à deux reprises des opérations militaires massives pour protéger le pouvoir de Hissène Habré, apportant un soutien financier et une aide militaire directe ainsi qu’une assistance technique. La France pouvait aussi agir clandestinement, parfois par le biais de mercenaires reconnus qu’elle finançait directement et, dans d’autres cas, en usant d’une coordination active. Le soutien des autorités françaises à Hissène Habré s’est réalisé alors que la France aurait dû savoir, compte tenu de son importante présence au Tchad, que des crimes massifs étaient commis par son proche allié.
Trois événements cruciaux ont déterminé les choix de la France: l’intervention de la Libye et son alliance avec Goukouni Oueddei, l’élection de François Mitterrand en mai 1981 et l’implication à large échelle de la CIA aux côtés de Hissène Habré. Le gouvernement de Mitterrand, d’abord réticent à l’idée de soutenir Habré dans ce contexte, est finalement devenu, dès la fin de l’année 1981, un allié constant et vigoureux en faveur de Habré, notamment devant la pression de ses alliés du continent africain et des États-Unis qui demandaient à la France d’intervenir pour contrer les visées expansionnistes de la Libye. Ce n’est que lorsque Hissène Habré a renforcé ses liens avec les États-Unis en aidant la CIA à organiser une formation de Libyens exilés au Tchad en opposants armés à Kadhafi (l’opération Haftar) que la France a décidé de cesser de soutenir Habré. Pour le gouvernement français, il était clair que le Tchad devait rester en priorité dans la sphère de la politique étrangère et non pas tomber sous la coupe des Etats-Unis. C’est donc à la surprise de ces derniers que la France a permis à son ancien chef d’État-major, Idriss Déby Itno, de prendre le pouvoir au détriment de Habré.
Le 7 juin 1982, Hissène Habré, le leader des Forces armées du Nord (FAN), prend le pouvoir au Tchad avec un soutien discret mais non négligeable des États-Unis et de la France. Déjà connu pour ses pratiques violentes avec l’enlèvement de plusieurs ressortissants européens dans les années 1970, et la découverte de charniers autour de son quartier-général de N’Djaména en 1980, Hissène Habré était toutefois perçu comme le seul chef politico-militaire tchadien viscéralement opposé à la Libye de Kadhafi. Ce dernier cherchait à agrandir sa sphère d’influence en Afrique subsaharienne en commençant par le Tchad. Ses tentatives de conquérir une partie du territoire tchadien n’étaient un secret pour personne.
Si au sein de l’administration américaine de Ronald Reagan le soutien à Hissène Habré pour lutter contre Kadhafi semblait faire l’unanimité, il n’en était pas de même du gouvernement français dont les différentes administrations (exécutif, diplomatie, services de renseignements) pouvaient apporter leur soutien à différents acteurs tchadiens pendant une même période. La France a donc longtemps hésité et tâtonné sur l’ampleur de l’aide à apporter à Hissène Habré. Ce dernier, qui menait une lutte ouverte depuis l’Est du Tchad contre le régime pro-libyen du président Goukouni Oueddei soutenu diplomatiquement par la France, a tout de même bénéficié d’une assistance discrète du gouvernement de Valéry Giscard d’Estaing via les services extérieurs, et ce jusqu’à l’élection présidentielle de mai 1981 avec l’arrivée au pouvoir du parti socialiste. Dès sa prise de fonctions, François Mitterrand a fait face à «l’imbroglio tchadien».
Dans un premier temps soucieux de ne pas s’immiscer dans les affaires intérieures du Tchad, le gouvernement de Mitterrand a soutenu officiellement le gouvernement de Goukouni Oueddei. Au même moment toutefois, un acteur français entretenant des relations étroites avec les services de renseignements français, Bob Denard, a prêté main forte à Hissène Habré pour la conquête du pouvoir. Dès que ce dernier a pris le contrôle du pays, la France a renoué rapidement des relations avec lui.
C’est à partir de la bataille de Faya-Largeau à l’été 1983 que la France s’est véritablement engagée derrière Hissène Habré en envoyant d’abord, selon plusieurs sources, une trentaine de mercenaires combattre à ses côtés les forces pro-libyennes du GUNT, alors même que des terribles exactions étaient commises sur le lieu de la bataille par les forces de Habré. Quelques semaines plus tard, la France a déployé l’opération Manta (1983-1984), le plus grand engagement militaire français depuis la guerre d’Algérie avec l’arrivée de plus de 3000 soldats français, puis l’opération Epervier (1986-2015) avec le rassemblement à N’Djaména d’une flotte aérienne jouant le rôle de rempart dissuasif contre les avancées libyennes.
Pendant une grande partie du régime Habré, au moins jusqu’à quelques mois avant la chute de ce dernier, la France a ainsi fourni au Tchad une assistance militaire massive, prodigué des formations à son armée et à ses services de renseignements, tout en renforçant sa collaboration avec ce pays dans le domaine de la sécurité.
Ainsi, chaque département de l’état-major de l’Armée tchadienne avait son propre conseiller militaire français alors même qu’elle commettait de graves exactions. Les avions Transall de l’opération Epervier ont parfois été utilisés pour transporter des prisonniers du régime. La France a aussi livré une quantité impressionnante d’armes à l’Etat tchadien, qui n’a réglé qu’une seule fois un achat d’armement, en 1990.
Ce soutien de la France au Tchad s’est opéré alors même que le régime Habré se rendait responsable d’exactions en masse. Human Rights Watch travaille avec les victimes du régime Habré depuis 1999 et a mené de nombreuses enquêtes au Tchad lui permettant de conclure que ce régime s’est rendu responsable de nombreux assassinats politiques, de l’usage systématique de la torture, de milliers d’arrestations arbitraires et de la persécution ciblée visant certains groupes ethniques. Les juges du procès de Hissène Habré ont confirmé ces allégations en reconnaissant la commission de crimes contre l’humanité, crimes de guerre et crimes de torture pendant toute la durée du régime Habré.
Une grande partie des crimes ont été commis par la Direction de la Documentation et de la Sécurité, la DDS, véritable police politique aux ordres de la présidence. La Direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE) de la France entretenait des liens avec la DDS. Des agents tchadiens ont ainsi bénéficié de formations diligentées par des Français au Tchad, comme cela est indiqué dans une archive de la DDS du 23 juillet 1988, qui rend compte d’une formation de huit agents de la DDS prodiguée par deux fonctionnaires de la DGSE. Des Tchadiens ont aussi bénéficié de formations en France. C’est le cas notamment d’Idriss Déby Itno, actuel président du Tchad et ancien chef d’État-major de l’Armée tchadienne, mais aussi et surtout de Guihini Koreï, ancien directeur de la DDS et neveu de Habré, connu pour sa cruauté contre les prisonniers et les agents de la DDS. Tous deux ont pu suivre les cours donnés à l’Ecole militaire à Paris.
La répression du gouvernement de Habré n’était pas ignorée. Même si l’étendue de la brutalité du régime Habré n’a été rendue publique qu’après sa chute, de nombreuses exactions avaient déjà été bien documentées à l’époque par la presse internationale et des associations comme Amnesty international. Les autorités françaises, tout en ayant connaissance de l’existence d’exactions, n’ont pas, pour autant, freiné leur assistance au régime. De nombreux officiels français se sont rendus au Tchad et Hissène Habré a participé à toutes les grandes réunions multilatérales entre les pays d’Afrique francophone et la France. Habré a même été l’invité de marque au défilé militaire du 14 juillet 1987 sur les Champs-Elysées à Paris.
Ce n’est finalement qu’après la découverte par la France de liens très étroits entre le Tchad de Habré et les Etats-Unis de Reagan, qui ont bénéficié de faveurs pour récupérer du matériel militaire confisqué par les Tchadiens aux Libyens et pour former une force libyenne supposée lutter contre Kadhafi, que la France a commencé à se distancer de Habré, comme l’a récemment déclaré Claude Silberzahn, l’ancien directeur de la DGSE (1989-1993):
Il [Hissène Habré] a voulu me faire sentir qu’il n’avait plus besoin de nous. Qu’il n’avait plus besoin de la France d’ailleurs, qu’il avait une alliance à ses côtés qui faisait qu’il pouvait se passer nous. A ce moment-là, il signe son arrêt.
Le Tchad a toujours joué un rôle particulier dans la politique française en Afrique: véritable «porte-avions du désert», ce territoire enclavé a régulièrement hébergé des opérations militaires françaises. Ainsi le Tchad de Hissène Habré a accueilli à deux reprises l’armée française lors des opérations Manta et Epervier. Aujourd’hui encore, au printemps 2016, le Tchad est l’une des bases de l’opération Barkhane, l’une des plus grandes opérations militaires françaises actuelles avec 3000 hommes, plusieurs centaines de véhicules de transports, des avions et des hélicoptères.
Détentrice d’une quantité considérable d’informations, notamment des centaines d’entretiens de survivants et de témoins du régime ainsi que des copies de milliers d’archives de la DDS, Human Rights Watch montre comment le régime Habré a reçu un soutien sans équivoque de puissances occidentales, alors même qu’il commettait des crimes contre l’humanité, des crimes de guerre et des actes systématiques de torture, comme l’ont reconnu les juges des Chambres africaines extraordinaires.
A l’heure où la France continue d’exercer une politique d’influence en Afrique, le présent rapport se focalise sur l’assistance des autorités françaises au régime de Hissène Habré. Le rapport «Enabling a Dictator», publié à la même date que le présent rapport, analyse quant à lui les étroites relations entre le régime Habré et les Etats-Unis de Ronald Reagan. Human Rights Watch ne sous-estime pas pour autant l’important soutien d’autres pays dont a bénéficié le régime Habré, comme celui de l’Irak, d’Israël, du Zaïre ou de l’Egypte qui voyaient alors le Tchad comme un solide rempart contre l’hégémonie de la Libye du colonel Mouammar Kadhafi. L’organisation ne sous-estime pas non plus le fait que des crimes ont aussi été commis par les autres parties au conflit tchadien, comme la Libye et les factions soutenues par cette dernière.
Ce rapport rappelle aux autorités françaises les conséquences que peuvent avoir leurs décisions et leurs politiques sur la situation des droits humains dans des pays étrangers alliés, comme au Tchad. L’État français doit pleinement participer aux efforts en faveur de la justice transitionnelle, en particulier dans les pays où il a joué un rôle prépondérant. La France a ainsi contribué au budget des Chambres africaines extraordinaires à Dakar à hauteur de 300000 euros. Cette juridiction spéciale a été créée pour juger des crimes internationaux perpétrés au Tchad durant le régime Habré. La France a aussi facilité la venue de magistrats sénégalais en commission rogatoire internationale pour l’audition d’un témoin tchadien résidant en région parisienne. En 2007 en visite à Dakar, l’ancien président français Nicolas Sarkozy avait assuré au président sénégalais Abdoulaye Wade le soutien juridique et financier de la France pour la tenue de ce procès.
Toutefois la France doit aussi mener des enquêtes permettant de faire connaître à l’opinion l’étendue de son propre rôle dans l’assistance à ces régimes autoritaires en procès. L’État français a par exemple refusé de déclassifier les archives de l’Elysée sur cette époque au motif que cela pouvait «porter une atteinte excessive aux intérêts protégés par la loi pour la politique extérieure de la France».
Le rapport montre à quel point l’assistance française, en matière d’équipement, d’entraînement et de financement en faveur du régime de Hissène Habré a été conséquente. Cet appui quasi continu, sans grande critique, s’est réalisé sans que la France n’ait véritablement cherché à user de son influence pour mettre un terme à des violations flagrantes des droits humains, comme l’a récemment déclaré l’ancien chef de la diplomatie française Roland Dumas:
A partir du moment où Hissène Habré est devenu un chef stratégique d’un pays qui était stratégique, on a eu tendance à le laisser faire. La position dans laquelle il se trouvait était tellement importante pour les Français mais aussi pour les Américains qu’on lui laissait la carte blanche, c’est-à-dire qu’on regarde pas ce qu’il fait dans son pays. A partir du moment où on lui dit «on te demande simplement de tenir le pays et tu fais ce que tu veux», comment voulez-vous qu’il n’en abuse pas?
Méthodologie
Ce rapport se base sur des informations recueillies par Human Rights Watch et ses partenaires tchadiens et internationaux pendant près de quinze ans. En particulier, Human Rights Watch a publié en décembre 2013 une étude de 714 pages, «La Plaine des morts, le Tchad de Hissène Habré (1982-1990)», décrivant le système de répression et les crimes commis.
Human Rights Watch a en outre obtenu les témoignages d’hommes politiques, diplomates, militaires, journalistes, historiens et autres protagonistes français et tchadiens des relations entre la France et le Tchad pendant les années 1980. Certains de ces témoignages doivent être lus à la lumière du rôle joué par leurs auteurs avant, pendant et après le régime Habré. Plusieurs personnes interrogées ont ainsi pu chercher à se dédouaner ou à amoindrir leurs responsabilités à l’époque des faits. Quelques-unes ont accepté de répondre aux questions de Human Rights Watch à condition d’être citées anonymement.
Un examen approfondi des rapports publiés à l’époque du régime Habré sur la situation des droits humains a également été effectué, notamment ceux d’organisations internationales telles qu’Amnesty International, ainsi que des informations en provenance de sources de presse et de télévision.
Human Rights Watch s’est également appuyé sur un certain nombre de sources secondaires, notamment de rapports de l’ONU, d’articles de presse internationale, d’articles de la presse gouvernementale tchadienne, d’études académiques, d’ouvrages de témoins directs des faits, d’historiens et de journalistes d’investigation.
Le rapport est également basé en partie sur des informations tirées des deux sources suivantes :
- Archives de la DDS : en 2001, deux chercheurs de Human Rights Watch ont retrouvé des archives dans les locaux abandonnés de la DDS à N’Djaména, où ont ensuite été installés les bureaux d’une Commission d’enquête établie par le nouveau gouvernement en 1991. Parmi la dizaine de milliers de documents éparpillés à même le sol dans plusieurs pièces se trouvaient des listes de prisonniers et de décès en détention, des procès-verbaux d’interrogatoires, des rapports de surveillance, et des certificats de décès. Des copies de ces documents ont été intégrées dans une base de données et interprétées par le Human Rights Data Analysis Group (HRDAG), une organisation basée en Californie qui applique la science à l’analyse des violations des droits humains à travers le monde. Rien que dans ces archives se trouvent les noms de 1 208 personnes tuées ou mortes en détention, ainsi que de 12 321 victimes de torture, de détention arbitraire ou autres violations des droits humains.
- Plus de 300 témoignages de victimes, témoins et anciens agents de la DDS ont été recueillis pendant 15 ans par Human Rights Watch, en collaboration avec la Fédération Internationale pour les Droits de l’Homme (FIDH), ainsi que des associations de victimes et des organisations non-gouvernementales tchadiennes.
Le rapport s’appuie également sur des procès-verbaux d’entretiens avec d’anciens responsables de la sécurité sous Habré effectués par la Commission d’enquête tchadienne en 1991 et de rapports de l’Association pour les victimes de la répression en exil, une organisation médicale française qui a examiné 581 victimes de torture sous l’ère Habré entre 1991 et 1996.
Human Rights Watch a assisté à l’ensemble des audiences du procès de Hissène Habré et de celles du procès à N’Djaména en 2014-2015 d’une vingtaine d’anciens responsables du régime de Hissène Habré. Certains éléments de ce rapport en sont tirés.
Le rapport se fonde enfin sur des documents transmis par le gouvernement américain à Human Rights Watch au titre de la loi sur la liberté d’information de 2000 («Freedom of Information Act»), ainsi que par des sources gouvernementales publiques américaines. La plupart des détails sur l’assistance apportée par le gouvernement américain restent encore classifiés.
Human Rights Watch regrette toutefois que les archives de l’Elysée sur cette période n’aient pas été déclassifiées malgré les demandes effectuées en ce sens. Par une lettre en date du 17 novembre 2014 adressée à Human Rights Watch, le directeur chargé des Archives de France, sur délégation de la Ministre de la Culture et de la Communication, a écrit:
J’ai le regret de vous informer que je ne puis vous autoriser à consulter par dérogation les articles suivants […]. En effet, la mandataire du président François Mitterrand considère qu’il s’agit de documents dont la communication est susceptible de porter une atteinte excessive aux intérêts protégés par la loi pour la politique extérieure et de défense de la France. Pour cette raison, j’émets un avis défavorable à la consultation par dérogation.
Introduction
Le 30 mai 2016, au cours d’un procès historique, Hissène Habré, l’ancien président du Tchad (1982-1990), a été condamné à la prison à perpétuité pour crimes contre l’humanité, tortures, crimes de guerre et viols par les «Chambres africaines extraordinaires au sein des juridictions sénégalaises». Avec ce procès, c’est la première fois que les juridictions d’un Etat ont jugé l’ancien président d’un autre Etat pour des violations massives des droits humains. C’est aussi la première fois que les juridictions nationales d’un pays d’Afrique, appuyées par l’Union africaine et la communauté internationale, ont organisé un procès d’une telle envergure.
Ce procès est le fruit d’une campagne sans relâche des victimes du régime de Hissène Habré qui, rassemblées en association au lendemain de sa chute, et avec l’aide d’organisations de défense des droits humains tchadiennes, sénégalaises et internationales, ont cherché à obtenir justice et réparations. Après avoir été soumis à ce que l’Archevêque sud-africain Desmond Tutu a appelé un «interminable feuilleton politico-judiciaire»,[1] les survivants, les veuves et les orphelins du régime ont obtenu en août 2012 la création des Chambres africaines extraordinaires, premier tribunal créé avec l’appui de l’Union africaine. Le Monde avait alors qualifié la création de cette juridiction de «tournant pour la justice en Afrique».[2]
Durant les audiences, qui se sont clôturées avec les plaidoiries des avocats et le réquisitoire du ministère public le 11 février 2016, 93 témoins, experts et victimes se sont succédés à la barre pour décrire le système de la répression de régime de Habré et les exactions commises.
Pour mener la répression, le régime s’est ainsi appuyé sur une police politique créée en 1983 par un décret présidentiel, la Direction de la documentation et de la sécurité (DDS). Quadrillant tout le territoire tchadien, la DDS arrêtait, interrogeait, torturait, maintenait en détention et parfois exécutait les personnes suspectées, à tort ou à raison, d’être des ennemies du régime. La DDS et la présidence exerçaient un contrôle total sur les sept centres de détention de N’Djaména, dont un était situé à l’intérieur du palais présidentiel. L’expert statisticien Patrick Ball, mandaté par les Chambres africaines extraordinaires pour évaluer le taux de mortalité dans les prisons de la DDS, a ainsi conclulors de l’audience du 18 septembre 2015que le taux de mortalité dans les prisons de la DDS était extrêmement élevé:
Sur la période allant de 1985 au 31 mai 1988 […] 0,6 sur 100 de prisonniers meurent par jour.[…] Lorsque nous faisions la comparaison avec les prisonniers américains qui étaient détenus par des Japonais durant la Seconde Guerre mondiale, nous nous rendons compte que le taux de mortalité dans les prisons tchadiennes est 1,3 à 4,5 [fois] plus élevé.[3]
D’autres violations massives des droits humains ont été perpétrées par les Forces armées nationales tchadiennes (les FANT) et la Garde présidentielle, conjointement avec la DDS, notamment au sud du Tchad où de nombreux cadres ont été enlevés et des villageois massacrés (1983-1985), contre les membres des ethnies Hadjarai (1987-1990) et Zaghawa (1989-1990).
Dans le cadre du conflit opposant le Tchad de Hissène Habré à la Libye de Mouammar Kadhafi et à des factions armées tchadiennes soutenues par la Libye, de multiples exactions ont aussi été commises, notamment contre les combattants faits prisonniers de guerre. Beaucoup d’entre eux ont été emprisonnés dans des conditions inhumaines quand d’autres ont simplement été exécutés.
Considérant les Chambres africaines extraordinaires comme une juridiction illégale, Hissène Habré n’a pas collaboré avec le tribunal. Ses avocats ne reconnaissant pas l’autorité du tribunal, la Cour a nommé d’office trois avocats pour défendre l’ancien président tchadien. Au troisième jour du procès, la Cour a décidé que Hissène Habré devait assister à toutes les audiences. Il a donc été amené de force, vociférant des propos contre les juges et hurlant:«à bas le néo-colonialisme, à bas l’impérialisme». Depuis, Hissène Habré a été amené de force à chaque journée d’audience et est resté complètement silencieux.
Dans une «lettre aux Sénégalais d’un rescapé des prisons» du régime, le fondateur de l’association des victimes, Souleymane Guengueng, s’est insurgé contre «cette étrange idée de la part de Hissène Habré, de se présenter comme héraut de l’anti-impérialisme. […] Lui, dont l’armée était financée par les États-Unis et la France – des dizaines de millions de dollars, en armes et munitions! – et la police secrète était formée par les États-Unis, Israël et la France!».[4]
Le rapport «Allié de la France, Condamné par l’Afrique» expose la relation de longue date, complexe mais étroite, liant la France et Hissène Habré, entamée avant qu’il ne prenne le pouvoir et entretenue jusqu’à la fin de son régime. Le Tchad est une ancienne colonie française qui, depuis son indépendance en 1960, vit au rythme de guerres civiles, de règlements de comptes et d’interventions militaires françaises. Avant l’arrivée au pouvoir de Hissène Habré, la France a déjà envoyé son armée à deux reprises (opération Limousin en 1969-1971 et opération Tacaud en 1978-1980) pour protéger le gouvernement en place.
Tout au long du régime Habré, les autorités françaises étaient étroitement engagées, apportant parfois une aide militaire directe et une assistance technique ou, le plus souvent, un soutien financier. La France agissait aussi clandestinement, parfois par le biais de mercenaires reconnus qu’elle finançait directement et, dans d’autres cas, par un contrôle moins direct, mais tout en usant d’une coordination active. L'histoire de l’engagement français avec Habré comprend des interventions militaires directes et massives, un contact personnel constant aux niveaux politiques et sécuritaires, et un soutien vital à l’économie. Cette assistance a impliqué des personnages singuliers comme Bob Denard, le chef mercenaire aux liens étroits avec les services de renseignements français ainsi que, dans une moindre mesure, une compétition de faveurs et d’influence menée en particulier avec les États-Unis.
Si la relation de la France avec Habré a varié en intensité en fonction des périodes, elle n’en a pas moins été continue. Le Tchad était une composante essentielle de la politique africaine de la France, une partie intégrante de son «pré-carré». Son soutien économique direct à l’État tchadien durant le régime de Habré a pu représenter jusqu’à 25% du budget national. La mission Épervier, mise en place en février 1986 pour défendre le Tchad face à la Libye, a établi une base aérienne quasi-permanente – une des plus grandes bases militaires françaises à l’étranger – comportant plus de 1500 militaires français et une vingtaine d’avions jusqu’à sa transformation en «opération Barkhane» en août 2014.
Les autorités françaises ne voyaient pas d’un bon œil la relation proche qu’entretenait Habré avec les États-Unis, qui voulaient faire du Tchad un rempart contre Kadhafi, alors que la France était plus disposée à trouver des arrangements avec la Libye. Quand bien même cette situation a été une source de tensions et de contrecoups politiques, elle n’a jamais sérieusement perturbé la continuité de l’engagement français en faveur de Habré. En réalité, les engagements du gouvernement français avec le régime Habré sont si nombreux et de diverses natures – engagements personnels, diplomatiques, militaires, relatifs aux services de renseignements ou à la coopération, pour n’en nommer que quelques-uns – qu’il est difficile d’en documenter l’étendue de manière exhaustive. Heureusement, de nombreuses sources françaises et tchadiennes ont, à quelques années d’intervalle, écrit et raconté leur histoire, assurant un récit dense bien qu’incomplet.
Les violences potentiellement imputables à Habré, datant d’avant sa prise de pouvoir et qui ont pris plus tard la forme de violations systématiques des droits humains et du droit de la guerre, auraient dû être connues par ses alliés, et notamment la France. Le régime de Hissène Habré s’est distingué par les atrocités commises et par son mépris désinvolte pour la vie humaine que ne saurait justifier le contexte de guerre civile sanglante et de combats fratricides. Le soutien des autorités françaises à Hissène Habré s’est donc réalisé alors que la France aurait dû savoir, compte tenu de son importante présence au Tchad, que des crimes massifs et systématiques étaient commis par son proche allié.
Vers la fin du régime, certains officiels français ont commencé à réagir aux exactions lorsque celles-ci étaient perpétrées contre leurs homologues au sein de l’administration tchadienne (notamment des officiers comme Hassan Djamouss ou des hommes politiques comme Gali Ngothé Gatta). Pendant des années, d’innombrables violations ont été commises sans que celles-ci n’entraînent de rupture dans les relations franco-tchadiennes. En tout état de cause, à la fin du régime Habré, la France est soucieuse de garder le Tchad dans sa sphère d’influence, et de ne pas le voir dépendre exclusivement d’une assistance des États-Unis qui pourraient pousser le Tchad de Hissène Habré dans un grave conflit ouvert avec la Libye. La France décide donc de tourner son allégeance vers Idriss Déby Itno, l’ancien chef d’état-major de Habré devenu rebelle, qui a finalement pris le pouvoir en décembre 1990.
Dans ce rapport, Human Rights Watch explique le contexte et l’évolution de la relation entre la France et Habré. En raison de lacunes dans les archives et des documents encore classés confidentiels, il est impossible de connaître l’ensemble des détails. Des recherches permettent de montrer que des prisonniers tchadiens ont été transportés à bord d’avions français.
Les preuves démontrent que le gouvernement français soutenait un régime tout en ayant suffisament d’informations pour soupçonner que ce dernier était l’auteur de violations graves des droits humains.
L’assistance officielle et officieuse de la France à la prise de pouvoir de Hissène Habré
A la fin des années 1970 et au début des années 1980, le Tchad était en pleine guerre civile. Plusieurs factions luttent pour le pouvoir. En août 1979, à la suite de la conférence de réconciliation nationale de Lagos (14-21 août 1979), un nouveau Gouvernement d’union nationale de transition (GUNT) incluant une grande partie des tendances politico-militaires est formé. Il est présidé par Goukouni Oueddei, le leader de l’ethnie Toubou du nord du pays commandant les Forces armées populaires (FAP), qui avait joué un rôle de tout premier plan, avec Hissène Habré, au sein du FROLINAT, un mouvement révolutionnaire fondé en 1966 par des tchadiens du Nord pour combattre le monopole du pouvoir exercé par le président François Tombalbaye. Le lieutenant-colonel sudiste Wadal Abdelkader Kamougué, chef des Forces armées du Tchad (FAT), principalement composées de Tchadiens originaires du Sud, est nommé vice-président. Acyl Ahmat, le leader du Conseil démocratique révolutionnaire (CDR), une faction principalement composée d’Arabes tchadiens, est nommé ministre des Affaires étrangères. Hissène Habré, le leader des Forces armées du Nord (FAN), est nommé ministre de la Défense.
Quelques mois après la création du GUNT toutefois, en mars 1980, la guerre reprend après des affrontements à N’Djaména entre les FAN et les FAP. En quelques mois, le conflit fait plus de mille morts selon Amnesty international.[5] Goukouni Oueddei a alors bénéficié d’un soutien de poids: le 15 juin 1980, il a signé avec Mouammar Kadhafi à Tripoli un accord de défense entre le Libye et le Tchad qui définit un cadre légal pour une éventuelle intervention de la Libye au Tchad. Le 17 septembre, sur demande de Goukouni Oueddei, l’armée libyenne est entrée au Tchad par terre et par air.[6]
En décembre, Goukouni Oueddei et ses alliés lancent une offensive militaire contre les forces de Hissène Habré. Le 15 décembre, Habré quitte N’Djaména et se retire avec ses FAN, d’abord dans le Biltine puis à Kounbous, au Darfour, à la frontière entre le Tchad et le Soudan. C’est depuis cette localité qu’il prépare la reconquête du Tchad et son retour au pouvoir. Il bénéficie notamment du soutien des États-Unis et d’autres pays africains comme le Soudan et l’Egypte, mais aussi des services français qui voient d’un très mauvais œil l’entente entre Goukouni et Kadhafi. La France exerce en réalité un double jeu puisque l’exécutif continue de soutenir diplomatiquement Goukouni Oueddei.
Peu de temps après son arrivée au Soudan au printemps 1981, Habré est approché à Khartoum par les représentants du SDECE (le Service de documentation extérieure et de contre-espionnage devenu, avec l’élection de François Mitterrand, la Direction générale de la Sécurité extérieure, DGSE) et de la CIA.[7] Dès lors, l’opposant tchadien commence à bénéficier de la sollicitude française et américaine[8] (les Etats-Unis auraient notamment acheminé secrètement plus de dix millions de dollars à Hissène Habré entre 1981 et mi 1982).[9]
Le 6 janvier 1981, le président Goukouni Oueddei signe avec le colonel Kadhafi un accord de fusion entre le Tchad et la Libye. Cet accord provoque «un tollé à travers le monde, notamment dans les pays modérés d’Afrique subsaharienne».[10] Goukouni perd de nombreux soutiens. Le colonel Kamougué quitte le GUNT. À la tête du Comité permanent, il retourne contrôler le sud du Tchad. L’ancien président tchadien Goukouni Oueddei a déclaré d’ailleurs, bien des années plus tard, que cette fusion avait poussé certains États africains à faire pression sur la France pour appuyer Hissène Habré, l’un des uniques acteurs politiques tchadiens viscéralement opposé à Kadhafi:[11]
L’assistance française s’est en effet accélérée sous la pression des États africains du «pré-carré» français en Afrique.[12]Un ancien proche de Hissène Habré, d’abord un compagnon de lutte puis un membre de son administration, s’est rappelé de l’intérêt de la France pour Habré:
Le 6 janvier 1981, Kadhafi et Goukouni signent un accord de fusion. La communauté internationale réagit: la France, le Soudan, l’Égypte. Habré était à Kounbous. Les Soudanais ont demandé à voir Habré qui est arrivé à Khartoum. Une délégation française était présente. Les Français ont expliqué à Habré qu’ils étaient prêts à aider Habré s’il s’alliait à Kamougué. Habré était réticent car il considérait que Kamougué était responsable du massacre de beaucoup de gens, mais acceptait sur le principe une alliance si c’était seulement pour combattre Goukouni. Finalement, les Français et les Soudanais ont abandonné l’idée de soutenir Kamougué et ont accepté de ne soutenir que Habré. Le Soudan, l’Égypte et le Maroc ont alors commencé à aider Habré. La France l’a fait financièrement. Le Soudan et l’Egypte donnaient ouvertement des armes à Habré.[13]
La relation étroite qu’a entretenu Alexandre de Marenches, alors patron du SDECE avec le président égyptien Anouar el-Sadate, permit aux services français de monter des opérations au Tchad via l’Égypte pour venir en aide à Hissène Habré[14] en larguant du matériel aux FAN. L’Égypte a notamment accepté de puiser dans ses stocks d’armes et de munitions pour les donner aux FAN en échange de remplacements par les États-Unis.[15] Déjà, en janvier 1981, la Middle East News Agency rapporte qu’Anouar el-Sadate a indiqué être prêt à mettre à disposition le territoire égyptien pour permettre la formation aux combats des hommes de Habré et à faciliter la réconciliation des groupes séparatistes tchadiens.[16] Le 17 janvier 1981, Hissène Habré se rend d’ailleurs au Caire où il s’entretient avait le président égyptien.[17] En mars 1981, l’Égypte reconnaît officiellement livrer des armes aux FAN.[18]
Dès février 1981, un adjudant et un capitaine du Service action du SDECE sont tués accidentellement alors qu’à bord d’un C-130 égyptien, ils convoyaient clandestinement des armes[19] pour les larguer aux FAN en poste au Soudan.[20] Michel Roussin, le directeur de cabinet d’Alexandre de Marenches a d’ailleurs écrit que «grâce à leur action, un chef de clan tchadien choisi par la France prendra le pouvoir à N’Djaména»,[21] laissant ainsi entendre que la France a choisi d’aider Habré à prendre le pouvoir.
L’assistance de la France aux rebelles FAN est aussi reconnue par l’ancien ambassadeur des FAN à Paris, Ahmad Allam-Mi, qui écrit:
Il est vrai que les FAN doivent leur survie à une modique aide financière de quelques centaines de milliers de francs français que leur a apportés un officier de la DGSE surnommé Éric. […] La France giscardienne, les États-Unis et certains pays africains (Maroc, Égypte, Soudan, Gabon, Côte d’Ivoire et Sénégal) semblent se mobiliser pour obtenir l’annulation de la fusion tchado-libyenne, ainsi que le retrait des troupes libyennes du Tchad. Dans cette perspective, ils arrêtent une stratégie diplomatique et mettent timidement en œuvre un dispositif d’aide militaire à partir du Soudan.[22]
Outre un soutien financier, le SDECE livre notamment des mitrailleuses[23] et des véhicules tout terrain.[24]
L’élection de François Mitterrand le 10 mai 1981 change toutefois la donne. Dès son arrivée à l’Elysée, le président français découvre le double jeu mené par la diplomatie giscardienne. Jean-Pierre Cot, premier ministre délégué auprès du ministre des relations extérieures, chargé de la Coopération et du Développement de Mitterrand dans une interview parue dans l’ouvrage Les dessous de la Françafriquea ainsi expliqué cette politique giscardienne:
Trois politiques s’opposent, menées simultanément dans une cacophonie publique. Le Quai d’Orsay abandonne la partie et cherche à calmer le colonel Kadhafi en lui prodiguant de bonnes grâces. Le ministre de la Coopération conserve un attachement pour le colonel Kamougué […]. Les services spéciaux continuent à soutenir à l’Est Hissène Habré qui, accroché aux contreforts soudanais et avec l’appui des Américains, mène une guérilla contre le gouvernement du président Goukouni Oueddei et les troupes libyennes qui occupent le pays.[25]
François Mitterrand désapprouve cette «manipulation» et redoute un «piège» tendu par son prédécesseur.[26] Il rappelle le soutien diplomatique de la France au gouvernement du GUNT de Goukouni Oueddei.
Jean-Pierre Cot et Guy Penne, conseiller auprès du président de la République pour les affaires africaines et malgaches (1981-1986), invitent Goukouni Oueddei à demander le retrait des troupes libyennes du Tchad.[27] Lors d’une rencontre à Paris en septembre 1981, le président français accepte de rouvrir l’Ambassade de France à N’Djaména et d’aider le GUNT sur le plan matériel.[28] Soucieux aussi d’en finir avec les réseaux occultes africains et entouré de certains conseillers qui cherchent un rapprochement avec la Libye, le président socialiste ordonne l’arrêt immédiat de toute aide à Hissène Habré.[29]
Quand bien même Hissène Habré se serait lui-même rendu à Paris fin juillet 1981, avec un passeport diplomatique soudanais, sans doute pour rencontrer des responsables des services français,[30] ce statu quo dure jusqu’à l’automne 1982.
Pendant cette période toutefois, les services français ne semblent pas s’opposer à l’envoi d’un de leurs alliés les plus fidèles: le colonel Bob Denard. Mercenaire aguerri et connu pour ses nombreuses missions,[31] il est l’une des clés de la politique officieuse menée par la France en Afrique. Bob Denard est connu pour effectuer des missions en Afrique en faveur de la France tout en gardant une distance avec cette dernière. Bien qu’étant finalement tombé en disgrâce, son rôle crucial n’en est pas moins reconnu par d’anciens officiels français.[32]
Bien équipées grâce à la France giscardienne,[33] les FAN commencent donc à recevoir le soutien de cet acteur de la «Françafrique», qui déploie rapidement «l’Opération 61» en envoyant certains de ses mercenaires combattre aux côtés de Habré.
À l’automne 1981, une tentative de coup d’État est perpétrée par la Libye en réaction à la visite du président tchadien en France. Alors que les chars libyens à N’Djaména font face à la présidence et que le commandant militaire libyen tient une réunion avec d’autres cadres du GUNT, Goukouni Oueddei envoie «discrètement le Secrétaire général de la Présidence, M. Gali N’Gothe à Paris pour informer les autorités françaises des préparatifs de coup d’État et solliciter en même temps des munitions pour les Kalachnikovs».[34] Le Président Mitterrand demande alors à l’Organisation de l'Unité africaine (OUA) d’accélérer le processus de constitution d’une force panafricaine pour l’envoyer au Tchad et préserver l’indépendance du pays. Une importante quantité de munitions pour Kalachnikovs est alors introduite au Tchad via le Cameroun[35] et Goukouni Oueddei convoque un conseil des ministres au cours duquel le GUNT demande, par quatorze voix pour et quatre contre, le retrait des troupes libyennes.[36] Immédiatement les FAN de Hissène Habré proclament un cessez-le-feu.[37] Le 4 novembre, les troupes libyennes commencent à quitter le Tchad.[38]
Le départ précipité des troupes libyennes en une semaine, sans l’échelonnement souhaité par le président Goukouni Oueddei,[39] crée toutefois un véritable vacuum militaire dans lequel s’engagent les FAN de Hissène Habré qui ne respectent pas le cessez-le-feu.[40] Avec de nouvelles recrues, surtout issues des ethnies Zaghawa et Bideyat, les FAN sont maintenant 5 000 combattants entraînés et disciplinés, bien organisés et au moral élevé.[41]
C’est sans doute grâce à un financement de la Garde présidentielle des Comores[42] que Bob Denard envoie d’abord deux mercenaires rejoindre les FAN et Jean Baptiste Pouyet au Soudan, dans le village d’El Geneina, en janvier 1982: Hugues de Tappie, dit «Hugues de Tressac» et Bruno Emery Passerat de La Chapelle, dit «Riot».[43] Dans ce village, il est possible que les mercenaires côtoient des agents de la CIA, comme le suggère l’ambassadeur des FAN en France, Ahmad Allam-Mi, en visite dans cette localité:
À El Geneina, je découvre que les FAN ont des contacts avec la CIA. En effet, le hasard fait que l’avion qui me dépose d’El Geneina à Khartoum n’est autre que celui d’un responsable de cette institution américaine. Je découvre aussi la présence en zone FAN de trois mercenaires chargés de l’entraînement des combattants dont le maniement de certains matériels, notamment celui des mortiers. Ces mercenaires ont été mis à la disposition des FAN par Bob Denard.[44]
Les mercenaires, perçus comme de «bons artilleurs» par un ancien fidèle de Habré,[45] ont formé quelques dizaines de FAN à l’usage de mortiers, établi un nouveau réseau de transmission et maintenu en état l’armement des FAN:
La victoire finale viendra de l’assaut des armes lourdes embarquées que nous allons répartir sur le parc hétéroclite des véhicules FAN. Canons de 106 sans recul sur Jeep Willis, Katiouchka et mitrailleuses lourdes sur Toyota, canons de 23 mm sur VLRA français. La DCA, comme le reste, est utilisée par les FAN en tir tendu et horizontal: pour se canarder d’un véhicule à l’autre et non descendre des avions. Entre deux délicates mises en place «trans», je fixe des «Browning point 30» sur les 4×4. Ces mitrailleuses (modèle 1917…) ont été offertes, semblerait-il, par le défunt SDECE aux FAN repliés.[46]
La ville d’Abéché tombe immédiatement aux mains des FAN. Les Libyens y ont laissé une importante quantité de carburant, de munitions et d’armes,[47] notamment des missiles sol-air SAM 7,[48] que les FAN récupèrent pour reconquérir le pays.[49] Conformément à une résolution de l’OUA, la France, quant à elle, interrompt début 1982 toute livraison d’armes au régime en place[50] et demande en mars au GUNT de coopérer avec l’OUA. Ce dernier accepte un règlement négocié avec les FAN, mais sans Hissène Habré, perçu par le GUNT comme un facteur de division.[51] A la veille de la date limite fixée par l’OUA pour une table ronde entre les belligérants, les 13 et 14 mars, des batailles décisives se déroulent autour d’Oum Hadjer et Am Dam.[52] Au moins deux mercenaires français participent à la reprise du village d’Oum Hadjer, le puit de Goss, où Jean-Baptiste Pouyet est tué et son corps brulé par l’un des mercenaires («notre travail s’accomplit dans la discrétion, en aucun cas l’ennemi ne doit pouvoir prouver que des mercenaires combattent»[53]), puis Salal, Moussoro, Massakory, Douguia, Massaguet et N’Djaména. La reconquête est fulgurante, et selon Hugues de Tressac,[54] les FAN ne font pas de prisonniers.[55]
Les villes sont tombées les unes après les autres, même celles protégées depuis peu par les Forces d’intervention africaines, «féodalisées aux États-Unis d’Amérique» selon l’ancien président Goukouni Oueddei,[56] «accueillent à bras ouverts les forces armées du nord» de Hissène Habré.[57] Il est vrai que l’administration Reagan, qui a soutenu massivement les FAN dans leur lutte contre Kadhafi, a contribué à hauteur de 12 millions de dollars au déploiement des forces de l’OUA,[58] principalement des Nigérians, des Zaïrois et des Kenyans, et a facilité leur transport au Tchad.[59]
À Paris, conscientes de la montée en puissance des FAN, les autorités françaises, par l’intermédiaire de la DGSE, et notamment de son directeur Pierre Marion, auraient commencé à se rapprocher des représentants FAN dès mars 1982.[60]
En mai 1982, les correspondants de la DGSE font miroiter une aide massive à l’ambassadeur des FAN.[61] Pour ce dernier, «les tentatives de manipulation qu’exercent sur moi les politiques et les agents des services français pour obtenir les bonnes grâces des FAN sont flagrantes. Il est clair que Paris est pris de court par l’évolution de la situation militaire au Tchad».[62]
Le 7 juin 1982, les forces rebelles de Hissène Habré, conduites par Idriss Déby, prennent le contrôle de la capitale tchadienne, N’Djaména.
Peu de jours après la prise de N’Djaména par les FAN, Bob Denard se rend dans la capitale tchadienne le 11 juin 1982 et tente d’organiser l’état-major de Hissène Habré en lui suggérant de se constituer une garde.[63] Il rencontre Habré encore à trois reprises jusqu’à décembre 1982, le nouveau président lui demandant des armes. Finalement, en février 1983, Bob Denard parvient à faire atterrir à N’Djaména un C 130 sud-africain chargé d’un fret de quinze tonnes de munitions. D’après le chef des mercenaires, c’est bien Hissène Habré qui a payé une partie de cette livraison.[64]
Dans le même temps, des hommes de Denard restés à N’Djaména forment un embryon de Garde présidentielle, comme en a témoigné un ancien «volontaire» de l’Opération 61:
Je participe avec mes camarades au début de la formation de ce qui devrait être l’embryon de la GP. Nous récupérons à la sortie sud de N’Djaména une mission catholique (sakara) en ruine qui nous servira de camp d’entraînement. Environ 120 jeunes hommes tout droit arrivant du nord nous sont donnés mais les moyens faisant défaut nous n’irons pas au-delà d’une formation de base de trois mois. D’ailleurs, une nuit, Hissène Habré envoie les véhicules récupérer tout ce petit monde, ça chauffe dans le Nord et il a envoyé ses troupes, les jeunes que nous sommes en train d’instruire sont envoyés assurer la sécurité de la présidence en remplacement des troupes reparties au front.[65]
Le dessein de Bob Denard était de pouvoir créer une garde présidentielle à N’Djaména et réaliser son souhait: établir une brigade d’intervention mixte, «une force d’interposition au service de l’Afrique modérée et prooccidentale».[66] Mais la situation financière du Tchad n’a pas permis à Hissène Habré de payer et Bob Denard n’est pas parvenu à impliquer les Sud-africains dans le projet.[67]
A cette époque, Bob Denard n’est pas en odeur de sainteté avec les autorités françaises: le 23 juin 1981, la justice a lancé un mandat d’arrêt contre lui à la suite d’un coup d’Etat manqué au Bénin en 1977[68] et les relations avec les services français se sont rompues petit à petit.[69] Toutefois, selon plusieurs sources, Bob Denard n’aurait pas manqué d’informer les autorités françaises du déploiement de l’Opération 61.
Ainsi, selon l’ancien ambassadeur du Tchad en France, l’un des liens entre Bob Denard et les services de renseignements aurait été Khalil D’Abzac, que Denard aurait rencontré à Paris fin 1981.[70] Khalil D’Abzac est un proche de Hissène Habré, né d’une relation entre une Tchadienne et un officier français. Il n’est pas exclu qu’il ait agi sur instruction du SDECE[71] avec lequel il maintenait, selon un journaliste français expert du Tchad, des relations étroites.[72] Il a en tout cas été l’un des personnages les plus proches de Habré. Directeur de la société des télécommunications internationales du Tchad,[73] il a aussi été membre du Comité N’Galaka, sorte de gouvernement parallèle composé de fidèles de Habré, prenant les décisions les plus importantes du régime tchadien.
Trois spécialistes des services de renseignements français ont également écrit que Denard avait averti «les services français de ses nouveaux engagements».[74] C’est ce qu’a notamment souligné un ancien responsable de la cellule Afrique de l’Élysée sous la présidence de François Mitterrand:
Des hommes de Denard ou des anciens de Denard ont formé la Garde présidentielle, au début.Denard informait la DGSE, mais il n’était pas envoyé par la DGSE.[75]
Comme l’ont détaillé plusieurs historiens,[76] ce lien entre la France et Denard a été confirmé à Human Rights Watch par un ancien«volontaire» de Bob Denard:
Le Colonel a toujours tenu informé ses contacts (Foccart en particulier) de ses activités, si cela n’avait pas été le cas sa carrière se serait vite achevée. Et ses contacts n’auraient pas apprécié qu’il ne les informe pas. Donc à coup sûr les «autorités», du moins certaines autorités proches des affaires africaines, étaient inévitablement au courant. La France a laissé faire peut-être en attendant de voir.[77]
La France ne pouvait ignorer le penchant violent de Hissène Habré: l’exemple des «charniers de Sabangali»
Même avant sa prise de pouvoir en 1982, Hissène Habré avait déjà acquis une réputation internationale pour ses méthodes illégales. En 1974, ses hommes au sein de la rébellion armée du FROLINAT ont kidnappé trois Européens, dont l’anthropologue française Françoise Claustre. Hissène Habré a utilisé cette opportunité pour récupérer une rançon importante des autorités françaises et allemandes en argent liquide, armes et médicaments.[78] L’officier français venu négocier la libération de Françoise Claustre a été exécuté par les forces de Habré en 1975.[79]
De plus, lors de la bataille de N’Djaména, le jour même de la sortie de Habré et de ses FAN le 15 décembre 1980, les habitants de N’Djaména ont fait une sinistre découverte: un charnier à ciel ouvert, des squelettes et des cadavres de personnes soupçonnées d’avoir été exécutées par Habré et ses forces[80] jonchent le sol tout autour de la maison qu’occupait Hissène Habré. Tanguy Loyzance, seul photographe présent sur les lieux quelques heures après le départ des FAN, s’est souvenu de ce jour:
Le jour même où Hissène Habré est parti, je suis allé chez Hissène Habré avec Acheikh Ibn Oumar [un des principaux responsables du CDR]. Habré a dû partir vers une heure du matin, on était chez lui à dix heures. Il vivait dans une petite maison à Sabangali à côté du Chari. Il n’y avait personne. Sur une sorte de no man’s land entre sa maison et les marais, il y avait des morts partout. Les cadavres étaient à moins de 40 mètres de chez lui. Certains corps étaient frais. Les gens avaient été flingués. Certains n’avaient que des têtes, le reste avait été bouffé par les charognards. C’était un champ de morts. Il devait y avoir au moins une cinquantaine de cadavres. Il y avait aussi des ossements et des crânes.[81]
Un coopérant français arrivé au Tchad au tout début de l’année 1981 s’est également souvenu de ces charniers:
Quand je suis arrivé, il n’y avait plus d’expatriés. On nous faisait visiter le charnier de Sabangali. Il n’y avait plus que des os. Tout le monde savait, les Tchadiens proposaient à tous les blancs d’y aller.[82]
Cette macabre découverte est relayée par la presse occidentale, quelques mois plus tard. Le 2 mars 1981, le New York Times a écrit, au moment même où l’assistance du SDECE, des États-Unis et de l’Égypte en faveur des FAN bat son plein:
A N’Djaména, la vielle villa de Monsieur Habré, près du Chari, est devenue un lieu touristique. Les soldats tchadiens adorent emmener les visiteurs près du lit sec de la rivière et montrer les tas de squelettes de personnes décapitées, qu’ils ont identifiées comme des victimes des hommes de Monsieur Habré. Des fleurs ont poussé au travers des ossements.[83]
Le Christian Science Monitor, dans un article publié en mars 1981, a exprimé ses préoccupations quant aux pratiques sanguinaires de Habré:
Il aurait pu être le président du pays, mais pas avec des choses comme «ça», déclare un jeune caporal du Sud tout en accompagnant son correspondant le long des rives du Chari le mois dernier. «Ça», c’était une étendue de la rive sèche de la rivière avec dessus au moins 100 hommes, la plupart avec des cordes bon marché rouges et bleues toujours attachées aux pieds et aux mains. Tous avaient été fusillés. Le site était à moins de deux cents mètres de l’ancien quartier général de Monsieur Habré dans le quartier africain de N’Djaména.[84]
Enfin, Amnesty international, dans son rapport annuel de 1981, a relevé ces abus:
Peu après que les FAN se retirèrent de N’Djaména, plus de 100 corps et squelettes furent découverts à un endroit que les FAN avaient occupé près de la rivière du Chari. Selon les observateurs, trente-six d’entre eux étaient des prisonniers sommairement exécutés par les FAN, encore attachés aux poignets. Les FAN prétendirent que les corps étaient ceux de leurs propres soldats assassinés durant les combats.[85]
La consolidation du régime Habré: la bataille de Faya-Largeau
Peu de temps après la prise de pouvoir par Habré, le ministère français de la Coopération propose la reprise de la coopération entre les deux pays sur le plan civil.[86] En août 1982, à la suite d’une visite de Khalil d’Abzac, ministre aux Postes et Télécommunications de Habré, à Paris, la France et le Tchad signent une convention d’aide civile de 685 millions CFA.[87] En octobre 1982, la reconnaissance internationale du régime de Hissène Habré est clairement affirmée par la France et les pays africains francophones lors de la conférence des chefs d’Etats de France et d’Afrique à Kinshasa. Le Président Mitterrand y tient même un entretien avec Hissène Habré.[88] La DGSE reprend contact avec l’ambassadeur tchadien à Paris et propose une coopération dans le domaine de la sécurité et d’échange de renseignements.[89] Le ministre de la Coopération et du Développement Jean-Pierre Cot se rend en visite officielle à N’Djaména les 1er et 2 novembre 1982 pour discuter avec Hissène Habré de la future assistance française, et plusieurs conventions d’assistance franco-tchadiennes sont signées les semaines suivantes pour un montant global de 1075 millions de FCFA (environ 4000000 €).[90]
Dans les mois qui suivent, d’autres conventions de financement sont signées entre la France et le Tchad[91] et plusieurs officiels français (Guy Penne[92] et son adjoint Jean-Christophe Mitterrand,[93] Christian Nucci,[94] ministre délégué auprès du ministre des relations extérieures chargé de la Coopération et du Développement de 1982 à 1986), rendent visite à Hissène Habré à N’Djaména. Toutes ces nouvelles démarches sont venues incontestablement renforcer le pouvoir de Hissène Habré, mais la bataille de Faya-Largeau à l’été 1983 marque un tournant réel dans la coopération entre les deux pays.
Véritable porte ouvrant sur le désert du Tibesti et la fameuse bande d’Aouzou tant convoitée par la Libye, à environ 750 kilomètres au nord de N’Djaména, la ville stratégique de Faya-Largeau a été le théâtre de rudes batailles dans l’histoire tchadienne. L’une d’entre elles, qui s’est jouée à l’été 1983, permet à Hissène Habré de rassurer les Français sur ses capacités militaires et son courage. Elle ouvre une nouvelle page de la coopération entre le Tchad et la France avec le déploiement de l’opération Manta le 9 août 1983.
Bastion clef de la lutte fratricide entre Goukouni Oueddei et Hissène Habré, cette bataille est marquée par de terribles violations des droits humains.
Le 24 juin 1983, les forces d’opposition du GUNT de Goukouni Oueddei et de ses alliés prennent aux FANT de Habré la ville non défendue de Faya Largeau avec l’aide des troupes libyennes.[95] Les forces du GUNT occupent la ville militairement et la plupart des dirigeants se retrouvent pour diriger leur parti et envisager la reprise de N’Djaména.[96]
Le gouvernement français est surpris par cette défaite. Après avoir sous-estimé la puissance de feu des hommes de Goukouni appuyés par la Libye, il a surestimé l’aide militaire accordée depuis quelque temps par les États-Unis aux FANT de Habré.[97]
Dans la précipitation, Christian Nucci, le ministre français de la Coopération, est dépêché à N’Djaména le 28 juin pour évaluer la situation.[98] Il s’entretient avec le président Habré et annonce l’envoi de 35 tonnes de matériels militaires[99] et la France met à la disposition du Tchad des conseillers opérationnels du Service action de la DGSE.[100] L’opération «Oméga»[101] commence alors à initier les forces tchadiennes composant la Garde présidentielle au maniement du matériel.[102]
Habré envoie des demandes expresses au gouvernement français lui implorant de déployer l’Armée. La France hésite. Le 1er juillet, Mitterrand déclare que la France «n’a aucune raison d’aller au-delà des accords de coopération de 1976»[103] et affirme que le personnel sécuritaire déployé au Tchad ne participera pas à des opérations militaires.[104] Le gouvernement socialiste, fraîchement élu, ne veut pas renouer avec les interventions françaises en Afrique et refuse de fermer la porte à des négociations avec Kadhafi.[105] Le président du Zaïre Mobutu Sese Seko envoie en soutien à Hissène Habré 250 parachutistes entièrement équipés par les États-Unis.[106]
Le 10 juillet, les villes stratégiques de Kalaït et Abéché tombent aussi sous le contrôle des forces du GUNT appuyées par la Libye. Devant les appels pressants de Habré, les États-Unis annoncent le 19 juillet l’octroi à N’Djaména d’une aide d’urgence de plusieurs millions de dollars,[107] qui est portée à 25 millions de dollars le 5 août 1983,[108] en matériel militaire afin de soutenir «les efforts accomplis par la France et le Zaïre au Tchad».[109] Cette assistance comprend notamment une trentaine de missiles sol-air Redeye pouvant détruire des avions libyens et des Toyota achetées au Nigeria pour des attaques au sol.[110]
Devant les insistances de Habré, des États-Unis et surtout du pré-carré de la Françafrique pour qui l’Afrique centrale sera balayée par Kadhafi si le Tchad tombe entre les mains de Goukouni et de la Libye,[111] les autorités françaises envoientl’équipe «Saxo».
C’est en effet la politique expansionniste libyenne qui, à partir de 1983, dicte la position française vis-à-vis du Tchad. Selon le professeur René Lemarchand, «le Tchad n’était pas tellement le problème. Ce qui était en jeu, c’était la stabilité des voisins du Tchad, en particulier le Soudan, le Niger, le Nigeria, l’Égypte, le Cameroun, la République centrafricaine et le Sénégal. Ces pays étaient «pro-occidentaux» et ils se sentaient tous, à des degrés différents, menacés par la Libye».[112]
Roland Dumas, l’ancien chef de la diplomatie de François Mitterrand, a ainsi expliqué dans un documentaire de 2009 portant sur la campagne des victimes du régime Habré pour le faire traduire en justice, les raisons qui ont poussé la France à soutenir plus ouvertement Hissène Habré:
C’était purement politique. C’est-à-dire que si la France ne soutenait pas le Tchad face à l’invasion libyenne, on baissait les bras. Dans l’esprit de nos spécialistes, nos ambassadeurs, nos agents, de tous ceux qui connaissaient le problème, c’est que si on n’arrête pas Kadhafi à cet endroit, il continuera et c’est toute l’Afrique francophone qui basculera. Parce que tous craignaient pour leur régime.
Kadhafi, c’était à l’époque le chef du terrorisme international, donc tout le monde avait des raisons de craindre Kadhafi qui allait de succès en succès. Donc les choses étaient comme ça, c’est-à-dire que Hissène Habré était le responsable des honnêtes gens, en quelque sorte, face à Kadhafi.[113]
L’aide officieuse de la France: l’envoi de mercenairesde l’équipe «Saxo»
L’équipe de mercenaires, appelée «Saxo», a joué un rôle important dans la consolidation du pouvoir de Habré. Ces mercenaires, entraînés et dirigés par la DGSE, se sont montrés décisifs dans le combat de Habré contre le GUNT et notamment lors de la reprise de la ville de Faya-Largeau. Au cours de cette bataille, de nombreux combattants du GUNT sont faits prisonniers par les FANT puis transférés dans des conditions atroces à N’Djaména. Certains prisonniers sont exécutés à Faya-Largeau même, notamment les ministres civils du GUNT. Certains survivants se sont rappelés avoir vu ces mercenaires aux côtés de Habré.
L’équipe «Saxo» est composée par René Dulac, un ancien proche de Denard, et Olivier Danet, un militant d’extrême-droite[114] tout juste sorti de prison.[115] Selon des sources concordantes, les mercenaires gagnent entre 15 000[116] et 17 000 francs (2600 euros)[117] pendant six mois, qu’ils touchent via l’association du Carrefour du développement. Cette association, créée par le ministère de la Coopération le 29 juin 1983, a eu pour but de «sensibiliser l’opinion publique aux problèmes de développement».[118] Dirigé par l’universitaire Michèle Bertin-Naquet, la conseillère du ministre Christian Nucci, avec pour trésorier Yves Charlier, chef de cabinet du même ministre, Carrefour du développement est chargé d’organiser le 11ème sommet franco-africain à Bujumbura. L’association sera finalement placée sous contrôle judiciaire par la Cour des comptes pour fausses factures et opérations comptables illégales. Yves Charlier sera condamné à 5 ans de prison en 1988.[119]
Cette même association permet de financer des opérations clandestines, dont celle de l’équipe Saxo[120] en transférant des fonds surl’un des comptes de la société luxembourgeoise de Dulac, la Transoccidentale,[121] après que l’ambassadeur du Tchad en France, Allam-Mi, eut signé un accord en présence de Guy Penne pour contractualiser les relations entre le Tchad et les mercenaires.[122] Si les mercenaires sont attrapés, ils doivent apparaître comme avoir été embauchés par le Tchad et non par la France.
Dulac reçoit ses ordres de mission lors d’une réunion de crise organisée par la DGSE dans les locaux du ministère de la Coopération. Le projet est suivi de près par Jean-François Dubos, directeur adjoint du cabinet du ministre de la Défense Charles Hernu (1981-1984), ainsi que par Guy Penne et François de Grossouvre, conseillers de Mitterrand.[123]
Le 11 juillet 1983, trente-deux mercenaires,[124] sélectionnés par René Dulac,[125] décollent donc de l’aéroport du Bourget à bord d’un C130 de la Compagnie SFAIR.[126] L’avion, bourré de matériel militaire, dont des missiles antichars Milan exigés par Dulac,[127] deux VLRA Renault et une automitrailleuse Panhard,[128] atterrit à N’Djaména après des passages par le Caire et Bangui, comme l’a expliqué en 1983 un des mercenaires à l’hebdomadaire françaisVSD.[129]
A son arrivée à N’Djaména, l’équipe Saxo est accueillie par l’attaché militaire de l’ambassade de France, Dominique Monti.[130] Près de la capitale tchadienne, les mercenaires sont entraînés par les membres de la DGSE formantl’équipe Oméga au tir de missiles Milan et à la manœuvre d’autochenille AML.[131] Trois instructeurs américains forment aussi les mercenaires à l’utilisation des missiles sol-air,les Redeye.[132] Les membres de la DGSE et de la CIA ne peuvent pas participer aux combats.Si un officier français ou américain venait à être capturé par la Libye, Kadhafi s’en servirait pour montrer que les pays occidentaux se battent contre son pays.
Parallèlement, une équipe du 13e régiment de dragons parachutistes est dirigée vers le front pour observer les troupes de Goukouni Oueddei et évaluer les forces libyennes présentes à leurs côtés.[133]
Le 18 juillet,[134] les mercenaires rejoignent, à bord d’avions de la compagnie SFAIR, les FANT de Habré qui viennent de reprendre la ville d’Abéché aux forces du GUNT.[135] Le 30 juillet, les FANT et les mercenaires reprennent, en présence de Hissène Habré, la ville de Faya-Largeau et commencent à l’occuper. Le bilan est lourd du côté des goukounistes. Les FANT récupèrent en effet 10 AML, 18 missiles sol-sol de 107 mm, 8 canons de 122 mm, 8 jeeps équipées de canons de 106 mm, un avion de transport version militaire de type twin, 38 camions gros-porteur, 124 véhicules légers pour transport de troupes et 26 DCA de 14/5 montés sur Toyota. Les FANT avancent que plus de 800 combattants ennemis ont été tués et 1 230 ont été faits prisonniers.[136]
Dès les premières nuits, l’armée libyenne bombarde la ville, en larguant notamment des bombes à fragmentation.[137] Dans la nuit du 7 au 8 août, Habré quitte la ville en urgence. Certains des mercenaires rentrent à N’Djaména à bord d’un avion[138] piloté par un commandant français,[139] sans doute un officier de la DGSE, le colonel Mathieu,[140] qui jouera à nouveau un rôle important pour l’agence française de renseignements au Tchad.[141]
La mission des mercenaires et l’opération des FANT sont considérées comme des succès à Paris. Elles ont ralenti l’avancée des Libyens et de Goukouni Oueddei,[142] surpris par la contre-attaque. Jean-Christophe Mitterrand, alors conseiller à la cellule Afrique de l’Élysée, s’est enthousiasmé: «Hissène Habré nous a surpris agréablement», aurait-il déclaré à l’ambassadeur du Tchad en France.[143]
A leur arrivée à N’Djaména pourtant, Dulac reçoit l’ordre de Monti de repartir: Hissène Habré exige que les mercenaires retournent à Faya. Guy Penne souhaite que les mercenaires aident l’armée tchadienne à tenir Faya le temps que se mette sur pied un dispositif militaire français conséquent.[144] Selon Dominique Monti, les mercenaires refusent dans un premier temps, mais devant l’insistance de Habré et Monti acceptent finalement de retourner à Faya.[145] Les mercenaires rentrent par le désert, guidés par un proche de Habré, Mahamat Nouri,[146] membre fondateur des FAN. Le pilote français est plus tard décoré aux Invalides.[147]
Rentrés à N’Djaména, les mercenaires assistent à l’installation de l’Armée française. Malgré la reprise le 10 août 1983[148] de Faya par les troupes du GUNT, l’opération des hommes de Dulac a permis de faire gagner du temps aux autorités françaises pour mettre en place l’opération Manta.
Les horreurs de Faya-Largeau
Si d’un point de vue militaire et stratégique la bataille de Faya-Largeau permet à Habré de jouir d’une renommée internationale en infligeant une lourde défaite à Kadhafi, les forces tchadiennes s’y sont démarquées par de violentes exactions contre les combattants ennemis.
Les forces tchadiennes ont repris la ville à une vitesse fulgurante. Un des mercenaires, interviewé par l’hebdomadaire VSD en décembre 1983, a expliqué:
Tous les véhicules se mettaient en ligne et fonçaient en même temps, à toute blinde, vers l’ennemi. Les hommes tiraient de toutes leurs armes. C’était un truc fou. […] En moins de deux nous avons piqué 200 véhicules et fait 800 prisonniers.[149]
Vincent Nouzille a récemment rencontré René Dulac. Dans son livre «Les tueurs de la République», le chef de l’équipe Saxo s’est confié:
Les Goranes[150] menaient des assauts en entourant rapidement les chars avec six ou sept voitures et en flinguant leurs équipages. Nous, nous étions redoutables avec nos Milan. Nous tirions directement sur les tanks en les pulvérisant. Nous en avions «traité» plusieurs de cette façon. Les Libyens étaient terrorisés. Nous avons réussi à reprendre Faya-Largeau en quelques jours. Je n’ai rendu compte à Paris du succès de la mission qu’une fois arrivé sur place. On m’a répondu que j’avais bien fait.[151]
Dans ce même entretien, René Dulac a été formel sur ses rapports avec la France:
À mon arrivée à N’Djaména, je me suis aussitôt rendu à Abéché, dans l’Est où se trouvait Hissène Habré, qui préparait la reconquête du Nord et de Faya Largeau avec ses troupes. Je circulais dans un véhicule militaire français équipé d’un poste de radio et je faisais mon rapport tous les jours à Paris. Je pense que mes informations allaient à la DGSE et à l’Elysée, directement sur le bureau du président Mitterrand. En fait, nous dépendions de la DGSE pour pratiquement tout.[152]
Des centaines de combattants du GUNT, de l’ANL, du CDR et des FAP ainsi que des cadres civils du mouvement sont alors faits prisonniers par les forces de Habré. Ils sont maintenus en captivité dans des conditions très dures et certains sont victimes d’exactions.[153] Parmi les prisonniers de guerre, 12 prisonniers libyens sont dès le premier jour emmenés à N’Djaména où ils sont exhibés à la foule puis présentés aux diplomates étrangers en poste à N’Djaména. Habré voulait montrer des preuves de la participation de la Libye aux côtés de Goukouni Oueddei.[154]
Selon les nombreux témoignages recueillis par Human Rights Watch, les ministres du GUNT, arrêtés avec les combattants, ont été assassinés pendant l’occupation de Faya par les troupes de Habré. Il s’agit entre autres des ministres Mahamat Nour Barka (Affaires étrangères), Mahamat Saleh Abdel Mollah (Ministre de l’intérieur), Ahmat Oumar Kabral (Ex-ministre de l’intérieur), Oulana Tchomb (Information), Abdel Mahamoud, Ousmane Mahadjir, Ehmir Torna et Mahamat Hamid (Chef du protocole).
Dans son édition du 3 août 1983, le journal gouvernemental Info Tchad expose fièrement les noms des 17 membres du gouvernement de Goukouni Oueddei «faits prisonniers lors de la prise de Faya», dont trois «qui n’auront pas à se repentir, la mort en a décidé pour eux».[155] Les cadavres de sept d’entre eux sont découverts par les troupes de Goukouni Oueddei lorsqu’ils reprennent la ville le 10 août. D’autres auraient été placés en détention dans les bâtiments de la préfecture de Faya puis emmenés avec 150 autres détenus pour être tués non loin de la ville.[156] Certains cadavres des ministres ont été vus par les troupes de Goukouni au pied d’une dune non loin de Faya.[157] Ils n’ont en tout cas jamais été revus.
Les combattants faits prisonniers de guerre à Faya ont été victimes d’exactions, de mauvais traitements, de tortures et d’exécutions sommaires. D’après plusieurs témoignages, entre mille et deux mille prisonniers de guerre ont été capturés. Environ 200 militaires du GUNT ont été exécutés sur place, surtout des Arabes, l’ethnie majoritaire au sein du Conseil Démocratique Révolutionnaire (CDR). Certains d’entre eux, essentiellement des officiers hauts gradés, ont été enlevés des bâtiments de la préfecture de Faya et de la Maison d’arrêt pour être exécutés. D’autres ont été fusillés lors de leur transfert vers N’Djaména.[158] Lorsque la ville est reprise quelques jours plus tard, des membres du GUNT et du CDR ont découvert des charniers:
Quand on a repris Faya avec l’appui des Libyens, on a découvert des charniers. C’étaient des gens ligotés et fusillés. Ils étaient dans les dunes, à un kilomètre de Faya. Je les ai vus.[159]
Bichara Djibrine Ahmat, un combattant du CDR, s’est rappelé avoir vu Hissène Habré avec les mercenaires de l’équipe de Dulac lors de son arrestation:
Je me suis fait capturer à l’aéroport de Faya par les FAN de Habré qui venaient de prendre l’aéroport. Je pouvais les reconnaitre car les troupes de Habré portaient un brassard rouge. J’étais en tenue militaire et portais le signe blanc du CDR. On nous a fait asseoir sur le tarmac sous le soleil. Il y avait aussi des Libyens qui avaient été capturés ce jour-là. Les Libyens ont été emmenés et je sais qu’ils ont été exécutés par les forces de Hissène Habré. Je ne l’ai pas vu, mais je le sais. Ils étaient escortés par les FAN. […] Il y avait les ministres du GUNT. J’ai vu Hissène Habré qui était présent. Les combats venaient de se terminer. Habré était très content car il venait de faire prisonnier beaucoup de soldats et avait récupéré du matériel. Il riait même. Il était très intéressé par le matériel et les véhicules. Je pouvais le reconnaître car je le connaissais : je n’étais pas un nouveau soldat, mais un officier. Habré était avec ses gens, il y avait aussi des blancs avec lui.[160]
Après un court séjour dans la Maison d’arrêt de Faya dans des conditions effroyables, Bichara Djibrine Ahmat est conduit par voie terrestre avec des centaines d’autres prisonniers de guerre pour rejoindre N’Djaména. Des dizaines de combattants sont fusillés en route. À N’Djamena, il est enfermé avec des centaines de soldats dans la Maison d’arrêt. Quelques jours plus tard, il est emmené avec 150 autres prisonniers de guerre par les sbires du régime Habré pour être exécutés près du village d’Ambing, à une vingtaine de kilomètres de N’Djaména. Il est le seul survivant.
Mianmbaye Djetolda Dakoye, un autre combattant du GUNT âgé de 24 ans au moment des faits, est fait prisonnier à Faya Largeau. Dakoye s’est souvenu de la prise de Faya par les forces de Habré:
Il y avait quelques blancs dans leur propre véhicule qui accompagnaient Habré. Hissène Habré était dans un véhicule tout terrain Toyota. Il était en tenue militaire. Les blancs aussi étaient en tenue militaire, mais pas les mêmes que celles des FANT. C’était à l’aéroport de Faya. Les blancs nous ont regardés, nous étions des centaines, plus de mille prisonniers de guerre. Les blancs étaient là quand Habré a demandé d’où nous venions. Il disait:«Qui sont ces bambins qui nous font chier?». Les blancs nous regardaient.[161]
Dakoye a finalement passé 5 ans et demi à la Maison d’arrêt de N’Djaména où il a vu des dizaines de ses compagnons d’infortune mourir de soif, malnutrition, blessures de guerre, tortures et exécutions sommaires. Patrick Ball, un expert en statistiques engagé par les Chambres africaines extraordinaires, a conclu que «la mortalité dans les prisons de la DDS fut substantiellement plus élevée que celle des pires contextes du vingtième siècle de prisonniers de guerre».[162]
La déclaration de Habré «Qui sont ces bambins qui nous font chier», prononcée devant les mercenaires de Dulac, a été interprétée par les juges de la Chambre africaine extraordinaire d’Assises comme un ordre donné par Habré à ses troupes de maltraiter ces prisonniers. Human Rights Watch ne dispose d’aucune preuve laissant penser que les mercenaires de Dulac auraient participé aux exactions, ou même qu’ils en auraient eu connaissance. Toutefois, leur proximité géographique avec les sévices perpetrés, leur potentielle participation aux arrestations des combattants et leurs rapports privilégiés avec Hissène Habré et ses conseillers laissent présumer qu’ils auraient pû être informés des exactions, ou, du moins, qu’ils auraient dû en être informés.
Les opérations Manta et Epervier
La coopération militaire franco-tchadienne pendant le régime Habré a revêtu plusieurs formes, mais il convient avant tout de revenir sur l’opération Manta, déclenchée quelques jours après la prise de Faya-Largeau par les FANT et les mercenaires de Dulac. L’opération a été décisive et a montré le choix fait par la France de soutenir ouvertement Habré dans sa lutte contre la Libye. Durant des hostilités entre les troupes du GUNT et celles de Habré, le rôle des troupes françaises, bien présentes, reste incertain, mais il est apparu qu’elles auraient procédé à l’arrestation d’au moins un combattant du GUNT, mort quelques semaines plus tard dans les prisons de la DDS.
Moins de deux ans après la fin de l’opération Manta, le dispositif Épervier est mis en place par la France pour faire face de nouveau aux agressions libyennes. La France fait parvenir des armes et munitions à Habré et ses alliés, et maintient l’opération Épervier bien au-delà du conflit avec la Libye et bien après la chute du régime en 1990. Tout au long de ces années, les exactions commises par le régime Habré ont été nombreuses et généralisées.[163]
Manta, «l’opération extérieure la plus importante engagée par la France depuis la fin de la guerre d’Algérie»[164]
Le 9 août 1983, peu après la bataille de Faya-Largeau, l’ambassadeur français Claude Soubeste annonce au président Habré le premier déploiement de l’Armée française sous Mitterrand,[165] décidé par le gouvernement sous la pression de ses partenaires et de Habré, comme l’a rappelé à Human Rights Watch un ancien haut responsable de la cellule Afrique de l’Élysée:
François Mitterrand est poussé par les chefsd’Etat africains pour intervenir. Il était poussé par Houphouët et les autres qui voulaient qu’on lance un signal fort contre la Libye. Les Américains ont aussi poussé la France à se battre contre la Libye. […] Ils voulaient rentrer dans le lard de Kadhafi.[166]
Malgré son mécontentement, il aurait préféré un dispositif aérien,[167] Habré voit s’installer entre le 11 et le 23 août, plus de 1 525 soldats français à N’Djaména.[168] Le 14 août, le conseiller spécial de l’Elysée aux affaires africaines et malgaches, Guy Penne, est envoyé à N’Djaména où il s’entretient avec Habré sur les derniers développements de la situation militaire et annonce l’envoi au Tchad d’instructeurs français pour initier l’armée tchadienne à l’emploi d’armes modernes.[169] Le 21 août, la France déplace quatre Jaguar, quatre Mirage et un avion de ravitaillement de Bangui à N’Djaména pour satisfaire les demandes de Habré.[170] L’opération est aussi équipée de chars légers, de missiles sol-air Milan et d’hélicoptères.[171] Le gouvernement français sollicite du président Reagan la cession de quelques dizaines de missiles modernes Stinger pour répondre au SAM 7 des troupes libyennes.[172] Enfin, des équipes du 13ème régiment de dragons parachutistes, la formation spécialisée dans la recherche de renseignements, et du service action de la DGSE, se sont installées le long de la «ligne rouge» pour observer les déplacements des forces libyennes.[173]
Les troupes françaises, déployées sur la base de l’Accord de coopération militaire du 6 mars 1976,[174] traité prévoyant plutôt «l’organisation et l’instruction des forces armées du Tchad»[175] qu’une véritable alliance défensive, sont chargées de défendre une «ligne rouge», située à hauteur du 15ème parallèle,[176] que ne doivent en aucun cas franchir les troupes libyennes. Le détachement Manta s’est divisé dans trois localités: N’Djaména, Abéché et l’axe Moussoro – Salal.[177]
La Libye dans le même temps renforce son propre dispositif et incite le GUNT à relancer une action militaire contre les FANT (prise de Ziguey en janvier 1984). La réaction française se traduit par une opération aérienne à Toro Doum (220 km au nord-est de Ziguey) où la France perd un Jaguar abattu par un SAM 7. Le 27 janvier, la «ligne rouge» est avancée d’une centaine de kilomètres (16e parallèle) plus au nord et les effectifs français passent de 2 850 à 3 500 hommes.[178]
Après la bataille de Ziguey, le nouveau dispositif joue son rôle dissuasif. Aucune action d’envergure des coalisés n’a été à noter.
Le volume des forces libyennes engagées au Tchad a été stable depuis la fin 1983 avec des effectifs estimés à environ 6 000 hommes. S’y sont ajoutés les coalisés du GUNT, au nombre d’environ 4 500, équipés et armés par la Libye. Ils occupent près d’un tiers du territoire tchadien. Fin avril 1984, Kadhafi reconnaît la présence de ses troupes au Tchad et se déclare prêt à les retirer. Le 17 septembre 1984, au grand désarroi de Hissène Habré et des Américains, Paris et Tripoli annoncent le retrait «simultané et concomitant» du Tchad des troupes françaises et celui des éléments d’appui libyens au GUNT, ainsi que la totalité de leur armement et équipements respectifs.[179] Charles Hernu, ministre de la Défense (1981-1985), se rend à N’Djaména annoncer la nouvelle à Habré.
L’opération de désengagement, baptisée Silure, débute le 25 septembre et s’achève le 11 novembre 1984.[180] A l’issue de Silure toutefois, la preuve sera faite que les Libyens n’ont pas évacué le nord et qu’ils ont renforcé leur présence dans cette région, en totale violation de l’accord passé entre les deux parties,[181] relançant en France la question d’une nouvelle intervention au Tchad.
La passivité de l’Armée française lors de la bataille d’Oum Chalouba remise en question
Quelques jours seulement après le déploiement de Manta, une attaque d’une rare intensité entre les localités d’Oum Chalouba et d’Arada se produit. Le Général Poli, le commandant en chef de l’opération Manta, écrit le 6 septembre 1983 à l’attention du chef d’état-major à Paris, le télégramme suivant:
Très violent accrochage sur Oueddi-Fama région Oum-Chalouba environ 300 kilomètres nord Arada entre gouvernementaux (FANT) sous les ordres du général Idriss Debbi commandant en chef de l’armée tchadienne et très importante colonnes forces GUNT vraisemblablement descendue de Fada. STOP. Issue des combats encore incertaine mais si Comchef Idriss Debbi a le dessous il est à craindre qu’il se replie sur Arada. En ce cas nos éléments devraient intervenir pour protéger et recueillir FANT ou se défendre contre élément GUNT tentant de s’emparer de notre position. STOP. Risque de compromission est donc réel. STOP. Sur mon ordre une patrouille de deux Jaguar et un C 135 F ont décollé de N’Djamena à 8h45 et se dirigent vers région Oum-Chalouba. STOP. Vous demande d’urgence conduite à tenir et en particulier consignes d’ouverture du feu pour les Jaguar. FIN.[182]
Dans son livre Opération Manta, le militaire «Spartacus» a rapporté la description de l’attaque telle que donnée par le lieutenant-colonel Denis Ribeton, qui aurait observé la scène aux jumelles, au général Poli:
Idriss [Déby] et ses cent cinquante hommes se reposaient lorsque trois colonnes – sept cents hommes environ – ont pris l’oasis en tenailles. Déby a très bien réagi: il a placé de front quarante véhicules au moins, bourrés de munitions, et en avant la fantasia en Toyota. […] Une débandade, il y a eu au moins trois cent morts. Et pas de prisonniers.[183]
Goukouni Oueddei a semblé plus catégorique sur le sort de ses combattants: «Juste après Faya, à Oum Chalouba, tous les soldats du GUNT ont été exécutés».[184]
Un haut responsable du CDR, faction qui participait au combat, s’est rappelé ainsi de la bataille:
On avait franchi la ligne rouge, alors qu’au départ on voulait juste prendre Oum Chalouba, mais les FANT l’avaient désertée. On a eu un accrochage sur un ouadi sur la route vers Arada, Ouadi Fama et Ouadi Merege, c’était les lieux de la bataille avec les FANT. La veille on a été survolé par des avions français. On avait comme consigne de ne pas tirer. Je savais déjà que les avions n’allaient pas tirer, mes contacts à Paris me l’avaient dit. Quand nous attaquons, les Jaguar n’arrêtaient pas de nous survoler. Ça explosait de partout, on a dit qu’ils avaient balancé des bombes mais eux disent qu’ils ne l’ont pas fait. Les Français devaient être à Biltine.[185]
Dans une archive récupérée par Human Rights Watch, Abdoulaye Kaye, «combattant FAP [combattant du GUNT]» fait prisonnier, a expliqué le 6 septembre 1983 à la Brigade spéciale d’intervention rapide, le bras armé de la DDS, la police politique du régime Habré:
J’étais avec les éléments qui ont attaqué les FANT sur l’aile droite, mais au moment du repli, j’ai d’abord fait 5 kms en direction d’Oum-Chalouba, ensuite je suis revenu vers Arada. C’est sur le chemin de retour que j’ai rencontré les militaires français qui m’ont pris sur les lieux où nous avons eu l’accrochage. Je leur ai donné mon arme et ma cartouchière, ensuite ils m’ont conduit à Arada puis Biltine. C’est de Biltine que je suis acheminé sur N’Djaména.[186]
L’identité des militaires français qui auraient arrêté Abdoulaye Kaye n’est pas connue. Il pourrait s’agir d’agents de la DGSE «qui faisaient toujours du renseignement sur le front», de «Français qui arrivaient sur les lieux des combats dès que ces derniers cessaient»[187]ou de parachutistes déployés sous Manta.
Comme beaucoup de prisonniers du régime Habré, Abdoulaye Kaye, «prisonnier de guerre», est mort le 12 février 1984 dans les geôles de la DDS. Selon son certificat de décès retrouvé parmi les archives de la DDS, il «souffrait d’une pneumopathie sévère, avec un gros foie douloureuxdepuis quelques jours».[188]
L’Opération «Épervier»
Après le départ des troupes françaises de l’opération Manta, achevé en novembre 1984, la Libye a relancé son offensive et les forces du GUNT ont mené plusieurs actions au sud du 16ème parallèle. Les FANT de Hissène Habré ont été contraintes de céder du terrain. Ce dernier a demandé à la France d’intervenir.
Le 16 février 1986, la France bombarde le terrain d’aviation de Ouadi Doum. Ouadi Doum était la «forteresse libyenne» au Tchad, le «porte avion des sables» d’où peuvent décoller des avions menaçant directement la capitale tchadienne. Avant tout déclenchement d’une nouvelle opération, il était donc nécessaire pour l’armée française de neutraliser cette base.[189] La mission a été un succès.
Le 17 février 1986, un Tupolev de l’armée libyenne bombarde N’Djaména en représailles. La France déclenche dès lors l’opération Épervier.[190] Également déployée sur la base del’accord de coopération franco-tchadien de mars 1976, l’opération Épervier avait pour mandat de «fournir aux forces armées nationales (FANT) le soutien et les appuis nécessaires pour s’opposer efficacement à toutes les agressions des coalisés et/ou des forces libyennes au sud du 16e parallèle».[191] Avec ses douze Jaguar et Mirage F1, ses deux sections missiles sol-air Crotale, et ses missiles Stinger,[192] la priorité du dispositif Épervier est l’action aérienne.
Les éléments de l’armée de Terre déployés sont chargés essentiellement d’assurer la protection des sites de N’Djamena, Moussoro, Faya-Largeau, Abéché et de participer à la défense antiaérienne à haute, moyenne et basse altitude de la plateforme de N’Djamena. Ils assurent en outre:
- La protection du détachement d’assistance technique et de santé à Kalait, soumis à des harcèlements,
- La sécurité de l’axe Est de Kalait à Abéché.[193]
En février 1987, l’opération compte 1 500 hommes (Armée de terre 600, air 800, marine 100).[194] Le 13ème régiment de dragons parachutistes est encore présent.
Au nord, des dissidents se séparent de Goukouni Oueddei et forment des poches de résistance dans le Tibesti.[195] Hissène Habré demande à la France de leur envoyer « descouvertures chauffantes, de la nourriture, de l’habillement, des postes radio, peut-être des munitions et des armes».[196] Le président Mitterrand accepte à condition que cela ne se fasse pas sous le drapeau français.[197] Finalement, devant l’urgence, en accord avec l’Élysée, Matignon ordonne à la mi-décembre 1986 que des vivres et du matériel militaire soient livrés aux dissidents de Goukouni Oueddei.[198] Le GAM 56, l’unité de soutien aux opérations du service action de la DGSE, livre le 16 décembre autour de Zouar les biens nécessaires aux dissidents à l’aide d’avions Transall équipés de jumelles de vision nocturne achetées aux Etats-Unis.[199] Selon l’historien Florent Sené, la DGSE aurait, avant l’opération, placé des agents dans le massif du Tibesti pour organiser les largages et instruire les dissidents du GUNT à l’usage des missiles Milan.[200] A l’Assemblée nationale, le député communiste Gérard Bordu s’inquiète de cette livraison d’armes:
Ces opérations, qui se sont traduites par le franchissement du 16e parallèle pour la première fois depuis septembre 1984, contrairement aux déclarations officielles sur la mission Épervier, et par la livraison aux alliés d’Hissène Habré de munitions de missiles antichars et antiaériens, sont, à maints égards, inquiétantes. Elles affaiblissent les chances d’un règlement interne pacifique du conflit tchadien et créeraient les conditions les plus propices à son internationalisation au détriment de la population du Tchad et de la sécurité dans la région.[201]
L’opération Épervier, originellement déployée pour contenir les poussées libyennes et du GUNT au sud du 16ème parallèle, est restée au Tchad bien après la fin du conflit tchado-libyen au début des années 1990, avant d’être finalement remplacée le 1er août 2014 par l’Opération Barkhane.
Des exactions commises non loin des membres de l’opération Épervier
A Kalait, localité située juste au sud de la «ligne rouge» dans le Biltine, des éléments de l’Armée de terre sont déployés, ainsi que certainement, des agents de renseignements.
Ils y ont constaté la présence de femmes détenues, déportées dans le désert par les services tchadiens pour «servir les besoins domestiques des militaires» tchadiens, comme l’a indiqué une note de la DDS au chef d’état-major adjoint des FANT.[202] Ces femmes, arrêtées car soupçonnées d’appartenir à l’opposition, ont été détenues et torturées à N’Djaména dans les locaux de la DDS puis ont été envoyées dans le désert de Kalait où elles ont souffert de terribles conditions de détention. Certaines étaient enceintes. C’est notamment le cas de Rahama Djinguembaye qui a expliqué:
On sortait tôt le matin pour aller chercher de l’eau au puits. On remplissait des bidons. On faisait le manger sinon on nous tapait. C’était le désert. Il y avait beaucoup de vent. Et moi je souffrais avec ma grossesse. Je vomissais beaucoup. On mangeait une seule fois par jour. Du riz tous les jours. Parfois quand les soldats avaient du chameau, ils nous donnaient la tête. On lavait les tenues pour le commandement et les officiers. Je voulais mourir. Ils me chicotaient avec leur chicotte à chevaux. Quand je suis arrivée à Kalait il y avait des soldats français. J’allais leur demander à manger et après j’allais courir. Ils me donnaient du corned beef avec du gros pain. Ils avaient pitié. Nous étions quatre à aller les voir. Ils étaient un peu derrière. On les appelait «Gobi», ça veut dire les «militaires blancs».
Ils portaient des shorts et avaient des écussons aux couleurs de la France.On leur a dit qu’on était déportées, qu’il fallait le dire à leur gouvernement. Après un peu plus d’une semaine on a été transférées car ils avaient peur que les Français sachent.[203]
A Kalait, les agents français ont aussi eu vent de divisions ethniques au sein de l’Armée tchadienne. C’est cette division entre l’ethnie gorane de Hissène Habré, et l’ethnie zagahwa d’Idriss Déby Itno, qui entraîne en 1989 des exactions extrêmement violentes par le régime Habré contre les Zaghawas. C’est d’ailleurs cette répression qui amènera des officiels français à reconnaître les atrocités du régime Habré.
Dans un rapport envoyé au directeur de la DDS le 15 septembre 1986 par Ibedou Abdelkerim, «chef de service adjoint de Liaison militaire et extérieure» au sein de la police politique, l’agent rend compte de la mission qu’il a effectuée du 5 juillet au 12 septembre 1986 «auprès des Français de l’Antenne de Guidage de Kalait». Il écrit notamment, à propos d’un officier français: «le Capitaine Jusland ne m’a-t-il pas dit qu’il a reçu le 22/07/86 message lui ordonnant de se replier sur Biltine s’il y a combats qui doivent opposer Gorane et Zaghawa à Kalait.» Cette phrase laisse sous-entendre que les Français étaient informés, trois ans avant la rébellion d’Idriss Déby, des envies sécessionnistes des Zaghawas. Le «Lieutenant Luc Groleski» a tenu des propos dans le même sens à Ibedou Abdelkerim:
Le Lieutenant Luc Groleski en me laissant entendre qu’il était avec le Président de la République en 1978 au Soudan et de ce fait connaît mieux les Goranes. Il affirme que la France et les autres Tchadiens ne vont pas continuer à admettre que 200 000 Goranes continuent à s’imposer et que d’ailleurs la France n’a pas intérêt à ce que la guerre au Tchad finisse et de finir, il ajoute:«Hissein Habré a intérêt à surveiller l’opération Epervier car dit-il, je suis Français et je connais mieux la politique de mon pays; en ce moment la France cherche dans la foulée des Tchadiens un homme intermédiaire Nord-Sud qui pourrait bénéficier le soutien et des Tchadiens et Français et la Libye pour l’imposer.»
Des avions de l’Opération Épervier au service du régime de Habré
Selon diverses sources, les avions de l’opération Epervier, notamment les Transall, auraient été utilisés par le régime Habré pour lui apporter un soutien logistique. Le territoire tchadien est particulièrement étendu, avec très peu de routes en bon état. Les conditions géographiques (déserts, montagnes, forêts) peuvent rendre le transport terrestre particulièrement compliqué. Il n’est donc pas illogique que le régime Habré se soit appuyé sur son allié pour transporter du matériel, d’autant que les Transall sont des avions très efficaces car ils peuvent transporter des chargements très lourds (16 tonnes de matériel ou 89 passagers), ont une autonomie importante et une capacité à décoller et atterrir sur des distances assez courtes. En outre, l’Armée de l’air tchadienne ne possédait que peu d’avions, souvent en mauvais état.
Un télex transmis par la DGSE au directeur de la DDS, puis transféré par ce dernier le 25 juillet 1988 au président Hissène Habré, montre que la France a mis à la disposition du régime de Hissène Habré ses avions:
Prévenez le Directeur de la DDS qu’un C-160 [un avion Transall] pourra être mis en place au Tchad pour une dizaine de jours lors de la seconde quinzaine de septembre pour une mission de même nature que celle du mois de juin.[204]
Il apparaît en outre que le régime Habré s’est parfois appuyé sur les Transall de l’Armée française pour transporter des prisonniers.
Selon un technicien de l’Armée de l’air tchadienne, l’Armée française possédait au moins deux Transall au Tchad. Habré appréciait s’appuyer dessus car «les avions français étaient mieux pour garder les choses secrètes que nous qui travaillions pour l’Armée tchadienne».[205]
En octobre 1988, un officier de l’Armée de l’air tchadienne a été arrêté pour avoir été à bord d’un avion qui s’était embourbé. Il a indiqué avoir été amené devant Habré qui lui a déclaré:«Vous là, parce que vous portez des galons vous croyez vous permettre tout et vous avez poussé la plaisanterie plus loin en voulant casser cet avion-là que j’ai acheté très cher».[206] Sur ordre de Habré, cet officier et deux de ses collègues ont été déportés dans le Nord du Tchad, dans le désert du Tibesti, à bord d’un Transall C160 de l’Armée française. Cet officier a déclaré à Human Rights Watch:
C’est un Transall de l’Armée française qui m’a emmené au Tibesti. L’équipage savait très bien que nous étions des prisonniers. Ils me connaissaient puisque je travaillais parfois avec eux. L’équipage était composé de quatre Français dont un pilote, un commandant de bord et un navigateur.
Cet officier a été détenu dans une grotte, la même que celle dans laquelle l’anthropologue française Françoise Claustre avait été détenue par les forces de Habré au milieu des années 1970:
1m50 sur 2 mètres, les 6 mois on les a passés là. […] Nous avons vu qu’en sortant pour aller chercher de l’eau et tout ça, on a vu que y avait des ossements des humains, des crânes d’homme, des os et y en avait beaucoup, tout près à quelques 10 mètres de là où on était. Donc la nuit on faisait même des cauchemars, ah c’était horrible. […] La nourriture, là c’était de la saloperie pure et simple, de la vraie saloperie. Ils nous donnaient du riz, parce que chaque mois ils apportaient un sac de riz de Bardaï et il fallait qu’on puisse cuire le riz nous-mêmes et sans sel, sans piment, sans rien.[207]
D’autres informations confirment l’utilisation de ces avions français sur le sol tchadien. Selon un «procès-verbal d’enquête» de la DDS du 11 mars 1986, le combattant du CDR Aleina Daouda «a été fait prisonnier de guerre à Oum-Chalouba» le 5 mars 1986 «et transféré sur N’Djaména le samedi 8 mars 1986 à bord d’un Transall de l’Armée française».[208] Daouda Aleina figure aussi sur une liste de la DDS de «prisonniers de guerre transférés le samedi huit (8) mars 1986 à la Police militaire nationale». Cette liste contient les noms de 107 prisonniers. Au moins 53 d’entre eux sont décédés dans les semaines qui ont suivi (entre mars et août 1986), leurs certificats de décès ayant été retrouvés dans les archives de la DDS. Il y est écrit, dans la plupart des certificats, qu’untel a été «récupéré à Kalait Oulanga, Chicha par les forces armées nationales tchadiennes puis transféré dans nos locaux disciplinaires de la Brigade spéciale d’intervention rapide pour garder à vue et où il a trouvé la mort». Rien ne permet de montrer pour le moment que ces 107 prisonniers ont tous été transférés à bord d’un avion français, mais au moins un d’entre eux l’a été, à la même date que les autres. En outre, selon le technicien de l’Armée de l’air tchadienne cité plus haut, «l’armée tchadienne n’a pas transporté de prisonniers de guerre de Kalait / Oum Chalouba à N’Djaména».[209] Daouda Aleina est finalement mort le 2 mai 1986 dans une prison de la DDS.[210]
Comme il sera démontré plus bas, l’armée française ne pouvait ignorer que confier un prisonnier à la DDS l’exposait à des conditions de détention inhumaines. Amnesty International alertait sur la situation, envoyait des courriers et faisait parvenir des rapports aux instances internationales. Les conditions étaient si terribles et le taux de mortalité si élevé qu’il semble peu probable de pouvoir alors l’ignorer.
Dans un communiqué en date du 2 septembre 1983 par exemple, Amnesty international déclare:
Depuis la prise du pouvoir du Président Habré, Amnesty International a reçu des rapports concernant des actes de torture, des exécutions sommaires, des flagellations et des «disparitions commis par les Forces armées du nord (FAN), renommées les Forces armées nationales tchadiennes (FANT).[211]
Dans un rapport de septembre 1987 intitulé «Disparitions, exécutions extrajudiciaires et détention secrète», Amnesty international s’indigne:
L’organisation continue de recevoir des informations de diverses sources au sujet de violations des droits de l’homme au Tchad. En particulier, il est souvent fait état de détention sans inculpation ni jugement dans des centres de détention secrets à N’Djaména de personnes soupçonnées d’opposition au gouvernement. Aucun détenu politique n’a été traduit en justice depuis l’arrivée au pouvoir du président Habré en 1982. Certains ont «disparu» et d’autres ont été détenus au secret pendant des périodes prolongées sans aucune procédure judiciaire. D’autres ont été tués après leur arrestation. […] Les prisonniers politiques sont habituellement détenus secrètement pendant des périodes prolongées, sans inculpation ni jugement, dans des centres de détention secrets à N’Djaména où les conditions d’incarcération sont très dures.[212]
Dans un communiqué de presse du 7 mars 1990, Amnesty international s’inquiète du sort de centaines de prisonniers:
Des centaines de prisonniers sont détenus secrètement, malgré les efforts du gouvernement pour que cela reste secret. Certains sont parfois exécutés secrètement, dans la plus complète illégalité. D’autres prisonniers ont raconté comment on avait fait mourir des détenus en les privant de nourriture, en les torturant, en les frappant ou en les empoisonnant délibérément. […] Depuis de nombreuses années, les autorités ont permis ou toléré les arrestations arbitraires, les détentions secrètes, la torture et les exécutions extrajudiciaires. […] Parmi les méthodes de torture citées figurent les décharges électriques sur les parties sensibles du corps, entraînant des brûlures aux oreilles, sur les parties génitales et les seins. De plus, des soldats ont contraint des prisonnières à leur servir d’esclaves et à se prostituer.[213]
Un autre épisode,[214] étroitement lié à l’Armée française, participe au faisceau d’indices montrant que les autorités françaises ne pouvaient ignorer les terribles conditions de détention au sein de la DDS.
Citoyen sénégalais, Abdourahmane Guèye était un commerçant résidant à Bangui en Centrafrique. Il avait pour client des militaires de l’Armée française à qui il avait pour habitude de vendre des bijoux, de l’or et des pierres précieuses. En 1987, un régiment de l’Armée française en poste à Bangui lui passe des commandes. Avant même qu’il ait pu rassembler la marchandise, le régiment en question est déplacé à Abéché au Tchad. Son client, le colonel Rey, lui propose de venir livrer la marchandise à Abéché. En mars 1987, Abdourahmane Guèye, ainsi que son compatriote Demba Gaye, sont invités par l’Armée française à effectuer le trajet Bangui-N’Djaména à bord d’un Transall de l’Armée française pour assurer la livraison de marchandises.
À leur arrivée à N’Djaména, après avoir passé la nuit au sein de la base aérienne française, les deux Sénégalais se rendent à l’aéroport civil pour s’acquitter des formalités douanières, de l’autre côté de la zone aéroportuaire. À mi-chemin, ils sont arrêtés par des agents de la DDS accompagnés de membres de la Sécurité présidentielle, comme l’atteste une archive de la DDS du 23 mars 1987, adressée au directeur de la DDS :
Les deux sénégalais ont été interceptés par le commandant de la sécurité Présidentielle au moment des formalités de la police aéroport. Nous avons pensé que la sécurité Présidentielle a des renseignements les concernant. [...] Pour notre part, trouvez par cette présente, l'identité des individus de notre côté, il n'y a pas d’éléments qui les compromettent.[215]
Les deux hommes sont séparés et ne se sont plus jamais revus. [216] Accusé d’être un espion envoyé par Khadafi, [217] Abdourahmane Guèye est transféré dans l’une des prisons de la DDS à N’Djaména, le Camp des Martyrs, où les conditions de détention étaient particulièrement difficiles, comme il l’a témoigné devant les Chambres africaines extraordinaires. [218]
Juste après sa libération, Abdourahmane Guèye est emmené dans le bureau du ministère de l’Intérieur, Ibrahime Itno, où étaient déjà présents l’ambassadeur du Sénégal, Pape Louis Fall, avec son premier secrétaire. [219] L’ambassadeur lui a alors appris que son compatriote, Demba Gaye, était décédé en prison. En audience, Abdourahmane Guèye a expliqué le rôle clef joué par les militaires français pour qu’il soit libéré :
Les militaires français de N'Djaména qui ont envoyé un message à Bangui, à la base pour leur dire «Abdourahmane Gueye et Demba Gaye sont disparus», c’est la DDS, parce que quand ils me cherchaient, ils sont allés à l'aéroport pour fouiller si nous sommes passés là, c'est là que, ils ont su que c'est la DDS et là même ils sont même avoir…avec des problèmes [sic].
Ils [les militaires français] m'ont expliqué qu'ils ont tout fait pour chercher à savoir où je me trouve, parce qu'ils ont même avoir des contacts [sic] avec les agents de la DDS qui étaient à l'aéroport jusqu'à même ces gens leur disent ça c'est des Sénégalais, on ne sait pas où ils sont et puis c'est là que le lieutenant Dufour à l'époque leur disent [sic] que vous savez bien où ils se trouvent parce qu'ils ne sont pas arrêtés par la police, ils sont disparus. Donc c’est entre vous ici là où ils sont disparus.[220]
Quelques jours après sa libération, Abdourahmane Guèye est pris en charge par des militaires français et soigné à Fréjus :
Et quand je suis parti en France, je suis parti à Fréjus pour voir ces militaires qui m'avaient passé la commande. C’est eux même qui m'ont fait des soins. Dieu merci quand j’ai fait des examens, les médecins militaires m'ont dit monsieur Abdourahmane Gueye, vous avez la chance je n'avais pas de maladie contagieuse, seulement vous êtes fatigué, vous êtes fatigué, il vous manque…ils m’ont fait des traitements, je suis resté longtemps en France pour me reposer donc je suis revenu à Bangui repartir en France.[221]
Enfin, dans un entretien paru dans Le Monde, le 31 mai 2016, Dominique Monti, l’ancien attaché militaire à l’Ambassade de France, reconnaît d’ailleurs la situation alarmante qui prévalait à N’Djaména:
N’oubliez pas qu’au Tchad, à cette époque, la mort faisait partie de notre quotidien, y compris à N’Djaména où des cadavres flottaient tous les jours sur les eaux du fleuve Chari…[222]
Une lettre en date du 8 avril 1986 adressée au directeur de la DDS par le régisseur de la Maison d’arrêt de N’Djaména, prison où étaient généralement détenus les prisonniers de guerre, rend compte du «transfert des prisonniers de guerre par le service de la Sécurité». La note indique que «ce transfert a eu lieu de la Base Sergent Adjji Kosseye à la Maison d’arrêt. […] Pour mémoire, l’effectif des prisonniers de guerre est de Cinq Cent Vingt Huit (528) plus 24 qui fait CINQ CENT CINQUANTE DEUX (552) prisonniers». À cette lettre est jointe la liste de ces prisonniers de guerre transférés. La base Adji Kossei était la base aérienne utilisée par l’opération Épervier à N’Djaména. Un grillage séparait la partie tchadienne de la partie française de la base. Il convient de se demander d’une part si ces prisonniers ont été capturés par des troupes françaises ou transférés par des troupes françaises et d’autre part, s’ils ont été détenus à la base sous l’autorité française. Selon un ancien fidèle de Hissène Habré: «La base Adji Kossei est une base uniquement française. Les seuls Tchadiens qui y sont sont les techniciens des avions tchadiens. Cette base est placée sous l’autorité française.»[223]
Le technicien de l’Armée de l’air tchadienne cité plus haut a confirmé que la voiture chargée de transporter les prisonniers venait fréquemment à la base Adji Kossei pour prendre des prisonniers de guerre avec des agents de la DDS.[224]
Il apparaît donc que des avions de l’Armée française, pilotés par des militaires français, ont été mis à la disposition du régime de Hissène Habré. Ces avions ont, semble-t-il, été utilisés, au moins à deux reprises, pour transporter des prisonniers d’un point à un autre au Tchad.
La coopération militaire: «Le Tchad, historiquement, c’est le domaine militaire»
[225]
La coopération militaire de la France au Tchad pendant le régime Habré s’est articulée autour de trois domaines: formation, appui logistique et opérationnel, et soutien matériel.
Formation
La formation et l’instruction des forces armées tchadiennes sont prévues dans l’Accord de coopération du 6 mars 1976, base juridique aux interventions militaires Manta et Epervier. En effet, selon l’article 1er : «à la demande du Gouvernement de la République du Tchad, le Gouvernement de la République française apporte, dans la limite de ses possibilités, le concours en personnels militaires français qui lui sont nécessaires pour l’organisation et l’instruction des forces armées du Tchad.» Si au début du régime la formation de soldats tchadiens par les instructeurs français se faisait de façon rudimentaire, elle s’est modernisée au fil des années avec une école d’officiers à N’Djaména et des formations en France pour certains militaires.
Peu avant le déploiement de l’opération Manta, l’attaché militaire à l’ambassade de France Dominique Monti a obtenu de l’état-major français des moyens pour la formation des FANT:
Ma priorité était la formation des combattants du Nord car ils avaient besoin de discipline et de solidarité. La France m’avait donné les moyens de créer mon centre d’instruction dans la ferme de Koundoul qui avant était utilisée par les Israéliens. C’était rudimentaire. Les combattants étaient dispersés. Il fallait leur faire comprendre qu'ils allaient devenir de vrais combattants.A la ferme de Koundoul, les FANT étaient dans un état lamentable après Faya. Je suis convoqué à Paris. Je rencontre l’État-major et les directeurs de cabinet. Je leur demande:
- D’héberger les gens
- De les nourrir
- Des instructeurs.
La France me donne son accord et envoie des instructeurs dans le cadre de Manta. J’ai lancé cette formation début 1984 et ça a été abandonné après, à la période d’Épervier. On a dû former 2 500 à 3 000 hommes.[226]
La mission d’instruction militaire française a donc formé, dans les centres de Koundoul, N’Djaména, Biltine et Moussoro,[227] une partie des 19 000 hommes que comptaient les Forces armées nationales tchadiennes (FANT) et des 2 000 formant la Garde présidentielle.[228] Selon l’historien Florent Sené, le centre de Koundoul a formé 4 000 soldats entre 1983 et 1987.[229]
Une école d’officiers interarmes avec un concours d’entrée et des instructeurs français a été mise en place à N’Djaména à partir de 1985. Les meilleurs officiers sont envoyés chaque année pour une formation supérieure en France, au Sénégal, au Zaïre ou aux États-Unis.[230] L’exemple le plus symbolique est celui d’Idriss Déby Itno.[231] Alors chef d’état-major de l’Armée tchadienne, Idriss Déby est envoyé à l’École supérieure de Guerre à Paris en 1985, où il a reçu une aide matérielle de la coopération pour suivre les cours.[232]
Soutien logistique et appui aux opérations
L’Armée française a maintenu au Tchad une coopération militaire visant notamment à apporter un soutien logistique et un appui à certaines opérations. Ce soutien français à l’armée tchadienne est permanent pendant le régime Habré, même si les opérations Manta et Épervier en sont les aspects les plus visibles puisque leur mandat prévoit:
- « Fournir une assistance technique au profit de l’armée nationale tchadienne puis stopper les forces rebelles du Nord (GUNT) de Goukouni Oueddei soutenu par la Libye qui tentent de renverser le président en exercice Hissène Habré.»[233]
- «Fournir aux forces armées nationales tchadiennes (FANT) le soutien et les appuis nécessaires pour s’opposer efficacement à toutes les agressions des coalisés et/ou des forces libyennes au sud du 16ème parallèle.»[234]
L’Armée française s’est notamment occupée de maintenir en état le matériel militaire donné par la France aux FANT, même lorsqu’elle n’était pas déployée,[235] et parfois de transporter les troupes tchadiennes ou du matériel qui leur était destiné d’un lieu à un autre.[236]
L’Armée française s’est en outre efforcée de participer au ralliement pacifique des Codos[237] au sein des FANT, comme en témoigne entre autres une note du 29 octobre 1986 de l’Attaché des Forces armées et Chef de la Mission d’Assistance Militaire de l’Ambassade de France, retrouvée dans les archives de la DDS. Ces «Propositions concernant la réinsertion des Codos des Zones 1 et 2» ont été écrites par deux officiers français qui ont effectué une mission pour trouver des solutions visant à réinsérer les Codos, soit dans l’armée tchadienne, soit dans des emplois civils. La mission d’évaluation a été réalisée par:
- «Le lieutenant-colonel Petiteau, officier chargé des ralliés;
- Le commissaire-commandant Duhamel, conseiller à la DIRSAFANT;
- Le lieutenant M’Bayam, représentant le commandant en chef».
Cette note démontre en outre qu’il existait des positions sans doute permanentes au sein de l’Armée tchadienne pour des officiers français («conseiller à la DIRSAFANT»), ce que l’ambassadeur tchadien en France Ahmad Allam-Mi appelle «une assistance technique pour suppléer le commandement tchadien».[238] C’est d’ailleurs probablement ce que sous-entend Claude Silberzahn, directeur de la DGSE (1989-1993) lorsqu’il écrit: «L’armée française travaille avec lui [Hissène Habré], nos coopérants agissent au sein de son appareil».[239]
Selon l’historien Florent Sené, des conseillers français sont bien détachés au sein de l’état-major tchadien:
Le Haut Commandement des FANT est créé en février 1983; la vingtaine d’officiers du HC-FANT coordonnent cinq puis sept bureaux spécialisés avec conseillers français. Un seul bureau, dirigé par le lieutenant Abdelkerim Chérif, se passe d’officiers français: le B2 ou renseignements militaires.[240]
En novembre 1984 par exemple, le conseiller français du commandant en chef des FANT Idriss Déby était le colonel Bruno Le Flem,[241] qui est devenu quelques années plus tard l’adjoint du général Jean-Claude Lafourcade, commandant de l’opération Turquoise au Rwanda.
Le technicien de l’Armée de l’Air cité ci-dessus a lui aussi confirmé qu’un officier français était détaché au sein de l’Armée de l’Air tchadienne.[242]
Soutien matérielaux FANT: le Tchad, pays d’Afrique francophone «le plus bénéficiaire de l’aide militaire de Paris»[243]
L’aide militaire de la France a commencé timidement, puis s’est accélérée pendant tout le régime Habré. L’ampleur de l’aide militaire reste difficile à estimer, mais l’afflux a été constant et l’État tchadien n’a qu’une seule fois réglé sur ses fonds propres un achat d’armes à la France. En 1983 par exemple, l’assistance économique et financière donnée à l’État tchadien par la France représentait 173 millions de francs en 1983,[244] soit le quart du budget de l’État tchadien, susceptible d’être ensuite utilisée par le pouvoir de N’Djaména pour acheter du matériel militaire.[245]
Cependant, estimer l’ampleur de l’aide militaire directe fournie par la France durant cette période n’est pas aisée. L’existence de multiples sources de financement ainsi que les différentes interventions françaises au Tchad rendent difficile le calcul du montant exact de l’aide apportée au régime. Les développements ci-dessous sont principalement basés sur des sources tchadiennes, notamment le journal de l’État tchadien Info Tchad et le récent livre de l’ancien ambassadeur du Tchad à Paris, qui se disait lui-même sous-informé en matière militaire.[246] L’aide militaire n’a ensuite jamais été fixe, évoluant au gré des négociations avec la Libye, mais aussi des relations franco-tchadiennes (par exemple lorsque le gouvernement français a considéré que le Tchad se rapprochait trop des États-Unis, il a ralenti l’acheminement de l’aide, comme après la prise de Ouadi Doum par l’Armée tchadienne).
L’assistance militaire a également émané de différentes institutions, principalement des ministères de la Coopération ou de la Défense, et elle a pu être puisée dans des stocks militaires français existants, notamment ceux de l’Opération Épervier. Alors qu’un décret présidentiel devait normalement décider de l’affectation géographique du budget militaire du ministère de la Coopération, une certaine confusion a semblé prédominer pendant la cohabitation (1986-1988). Enfin, cette aide militaire directe n’a pas inclus le coût des opérations françaises au Tchad qui forment un véritable rempart contre les velléités expansionnistes libyennes (plus de 560 millions de francs pour l’année 1983).[247]
Selon Ahmad Allam-Mi, ambassadeur du Tchad à Paris, ce dernier a reçu les premières assurances du Quai d’Orsay, en janvier 1983, concernant le déblocage de l’aide militaire qui doit «rester discrète»,[248] mais qui s’accroît progressivement à partir de mars 1983[249] et notamment à l’été 1983 avec la bataille de Faya Largeau (voir ci-dessus). Selon Le Monde, en août 1983, le montant global des livraisons d’armes au Tchad s’est élevé à 350 millions de francs français.[250] En juillet 1983, la France a donné un avion de transport militaire CASA 212 aux FANT,[251] le 28 décembre un avion de transport militaire Hercules C-130.[252]
En 1984, l’aide militaire directe de la France vers le Tchad se serait élevée à 43 millions de francs avec en plus 12 millions de francs de crédits supplémentaires. La France a donc livré, par l’intermédiaire du ministère de la Coopération, 38 Jeeps, 4 automitrailleuses légères (AML), dix camions militaires toutes roues motrices (TRM) de 6 tonnes, 30 véhicules légers de reconnaissance et d’appui (VLRA) et des munitions.[253]
En octobre 1985, l’ambassadeur tchadien est informé par Jean-David Levitte, sous-directeur de l'Afrique occidentale au ministère des Affaires étrangères, que Guy Penne est sur le point d’annoncer au président Habré une aide militaire de 50 millions de francs français pour la fin de l’année 1985, et le même montant pour l’année 1986.[254]
Le 17 mars 1986, le soutien de la France au Tchad s’est concrétisé encore davantage avec la signature de deux conventions d’aide budgétaire, dont une de 24,5 millions de francs français avec 16 millions de francs destinés au soutien logistique des FANT (postes radio, 6 VLRA, 20 missiles Milan, 500 fusils SIC, 30 000 cartouches 7,62 mm, 350 obus 90 mm, fournitures, etc.) et 8,5 millions de francs affectés au recyclage et à l’intégration des Codos ralliés (4 VLRA, 4 Renault 4 L, 7000 tenues, alimentations, aménagement camp de Mongo, etc.).[255]
Moussami, directeur de cabinet de Habré, a même expliqué à l’ambassadeur Allam-Mi que «95% de nos demandes en matériel militaire sont acceptées par la France»: la première tranche, pour une valeur de 250 millions de francs français, est prévu pour le 30 janvier 1987.[256] Elle comprend entre autres 12 AML, 10 postes Milan, 250 missiles, 30 VLRA, 15 postes radio TRC40, LRAC, 60 000 rations de combat et la livraison quotidienne de 17 m3 de carburant.[257]
En août 1987, le gouvernement tchadien a reçu du matériel sur le stock d’Épervier: 52 missiles Milan, 160 roquettes LRAC 89 mm, 400 obus de 90 mm, 2 400 coups de 20 mm.[258]
Fin 1987, en pleine cohabitation, l’ambassadeur tchadien a signé avec le ministre de la Coopération Aurillac une aide budgétaire de 40 millions de francs. Cette aide aurait compris des pièces de rechange pour 38 AML, 20 VLRA, 800 kg de médicaments, 20 tonnes de vivres et d’habillement, 120 missiles Milan et 10 postes de tir, 15 000 obus de 20 mm, 500 obus de 90 mm et 10 AML neuves.[259]
En mars 1988, Maurice Schmitt, chef d’état-major des armées françaises (1987-1991), a annoncé l’arrivée de 38 VRLA destinés à l’armée tchadienne.[260] Pour 1989, l’aide militaire directe aurait été fixée à 67 millions de francs français.[261]
C’est seulement en 1990, pour la première fois, que le Tchad a réglé sur ses fonds propres une commande d’armes (une douzaine d’AML) à l’Armée française pour la somme de 25 millions de francs CFA.[262]
La coopération en matière de renseignements et de sécurité: «La DGSE était très proche de nous»
[263]
Les gouvernements français et tchadien ont maintenu une collaboration franche et continue en matière de renseignements pendant toute la durée du régime de Hissène Habré.
Le 26 janvier 1983, Hissène Habré a créé la Direction de la documentation et de la sécurité (DDS) par décret présidentiel. Véritable police politique à la botte du chef de l’Etat, cet organisme s’est rendu responsable d’innombrables exactions pendant toute la durée du régime Habré. C’est notamment elle, et son bras armé, la Brigade spéciale d’intervention rapide (BSIR), qui a arrêté, interrogé, torturé, pillé et maintenu en détention des milliers de Tchadiens dans son archipel de prisons.[264]
L’article 4 du décret de création dispose que la DDS était en charge d’exercer les activités de renseignements et de contre-renseignements pour garantir la paix, la sécurité de l’État, de sauvegarder et d’assurer la pérennité des institutions militaires légalement établies par la troisième République.[265] L’article 4 précise aussi que «la Direction de la Documentation et de la Sécurité est notamment chargée: […] dela collaboration à la répression par l’établissement des dossiers concernant des individus, des groupements, collectivités, suspectés d’activités contraires ou seulement nuisibles à l’intérêt national».
Pendant toute la durée du régime, les services français ont cherché à avoir la même emprise sur la DDS qu’ils eurent sur son prédécesseur,[266] le Centre de coordination et d’exploitation du renseignement (CCER), véritable police spéciale du premier président tchadien N’Garta Tombalbaye, dirigée par le Français Gourvennec.[267] La DGSE a été au contact de la DDS pendant une grande partie du régime Habré.
Dans son livre Aux Services de la République: du BCRA à la DGSE, Claude Faure, ancien agent de la DGSE, a écrit que dès la création de la DDS:
Au Tchad, une équipe du service action de la DGSE est détachée auprès de la DDS tchadienne. Les membres de cette équipe ont pour mission de conseiller et de former les personnels de ce service, ainsi que ceux de la garde présidentielle. De son côté, le représentant de la DGSE à N’Djaména multiplie les contacts avec les différentes factions tchadiennes et, occasionnellement, avec quelques libyennes présentes dans la capitale tchadienne.[268]
Le journaliste Pierre Darcourt, dans son livre Tchad, le chemin de la liberté, a rendu compte d’une conversation avec le journaliste tchadien Saleh Gaba qui lui a expliqué le fonctionnement de la DDS et ses partenaires: «Il y a des conseillers américains à la DDS, ils sont six, tous vétérans du Vietnam. Il y a aussi cinq techniciens français, vingt-trois encadreurs zaïrois et quatorze mercenaires européens.»[269]
Sans pouvoir affirmer que des agents de la DGSE ont été réellement détachés au sein de la DDS comme le laissent entendre Claude Faure et Pierre Darcourt, il est évident que des liens étroits entre les deux services de renseignements ont existé.
Selon plusieurs sources différentes, deux agents de la DGSE, appelés par leur prénom «Éric» et «Mathieu», ont joué un rôle significatif dans les relations entre la DDS et le DGSE.
L’ambassadeur du Tchad à Paris, Ahmad Allam-Mi, a expliqué que dès le 20 octobre 1982, son contact à la DGSE, «Éric», lui a proposé une «coopération dans le domaine de la sécurité qui pourrait se traduire par un échange d’informations et une assistance technique de ses services à leurs équivalents au Tchad».[270] Le 21 décembre 1982, il a à nouveau rencontré Éric, avec cette fois Pierre Marion, le directeur de la DGSE, qui lui a réaffirmé la volonté de son service d’assister le Tchad sur le plan de la sécurité.[271] Pour l’ambassadeur, en avril 1983:
Les services spéciaux français et tchadiens semblent avoir déjà amorcé une coopération en matière de renseignements[et les] tractations du lieutenant Coulas (le fameux Éric qui vola au secours des FAN lors de leur repli à l’Est) reflètent bien la réalité d’une assistance officieuse. […] Le 14 mars, il a effectué une mission à N’Djaména, sur instructions du ministre français de la Défense.[272]
Certaines informations démontrent que des responsables de la DGSE rendaient visite à la DDS, et vice-versa. Bandjim Bandoum, un ancien responsable de la DDS a ainsi expliqué:
A N’Djaména, un agent de la DGSE venait voir Saleh Younous au moins une fois par mois. Lors d’une escale à Paris alors que nous allions aux États-Unis pour une formation, nous avons dû rester plus longtemps à Paris. À l’aéroport, un élément de la DGSE est venu chercher Saleh Younouss. Nous, on est reparti aux Etats-Unis.[273]
Dans un cahier de permanence de la DDS couvrant une partie de l’année 1989, il est fait état le 16 avril de la visite au siège de la DDS d’un étranger à bord d’une voiture gouvernementale:
11h25: un blanc nommé MATHIEU à bord d’une 504 immatriculée RT 1328 AP a passé au bureau demandé [sic] le D.A. [Directeur adjoint].
À la même époque, selon l’ancien ambassadeur du Tchad à Paris, un agent de la DGSE du même nom est envoyé au Tchad:
Fin avril 1988, le général Mermet, patron de la DGSE, affecte à N’Djaména un certain «Mathieu», bien connu par le président Habré pour avoir été son contact à Kounbous au Soudan pendant sa traversée du désert. Sa mission est de collaborer avec les autorités tchadiennes dans la lutte contre les activités terroristes.[274]
Mais lorsque ce «Mathieu» a rendu visite au siège de la DDS le 16 avril 1989, le Tchad était depuis quinze jours au cœur d’une terrible répression contre les Zaghawas, l’ethnie d’Idriss Déby Itno et du chef d’État major, Hassan Djamouss, partis en rébellion. Des rafles d’une violence inouïe ont eu lieu à N’Djaména depuis le 1er avril, des centaines de personnes ont été arrêtées et emprisonnées dans des conditions inhumaines, sur la seule base de leur appartenance à cette communauté. Les agents de la DDS arrêtent les suspects zaghawas sur leur lieu de travail[275] ou à leur domicile.[276] Les militaires, notamment de la Sécurité présidentielle[277], sont mis à contribution pour arrêter des suspects importants et potentiellement dangereux.[278] Les agents des Renseignements généraux participent également aux arrestations.[279] Une fois arrivés à la DDS ou à la BSIR, les suspects sont interrogés et placés en détention, bien souvent dans la terrible prison de «la Piscine»,[280] située à une dizaine de mètres du siège de la DDS, qui venait d’être vidée de ses détenus pour laisser place aux prisonniers Zaghawas qui se retrouvent à plusieurs dizaines dans une même cellule, dans des conditions effroyables.[281]
Comme l’a rappelé devant les Chambres africaines extraordinaires le rescapé Souleymane Abdoulaye Taher, arrêté en avril 1989 dans le cadre de la repression contre les Zaghawas et détenu à la Piscine alors qu’il n’avait que 14 ans:
« Et dans la cellule 11, on était environ plus de 100. On restait 4 jours sans que les gens viennent ouvrir la salle, la cellule. Quelques jours après, j’ai constaté qu’il ne restait que 23 personnes. J’étais le plus jeune des détenus et au moment où on inspirait…quand le moment chaud c’est difficile à inspirer, et on était obligé de rester au-dessous des morts. Moi en tant que jeune, on me disait que si tu n’arrives pas à inspirer, fait au mieux de coucher aux ventres des morts parce qu’il y a de l’air frais. Quand quelqu’un est mort, son ventre était un peu frais. On avait l’habitude de coucher là. Et quelques temps après, [le gêolier] Abba Moussa est venu chercher et d’habitude quand Abba Moussa arrive, il ne rentre pas dans la salle, dans la cellule, mais il se met au couloir et il demande aux autres de tirer par les pieds les morts pour qu’il les ramasse et les amène. Il a l’habitude de nous dire quand il vient il dit: aujourd’hui il y a combien de morts?»[282]
Un télex de «Mathieu à Justin», transmis par la DGSE au directeur de la DDS, puis transféré par ce dernier le 25 juillet 1988 au président Hissène Habré, a également attesté de la venue de «Mathieu» et de la coopération entre les deux services:
Sauf nécessité absolue, il ne sera pas possible à Monsieur MATHIEU de se rendre à N’Djaména avant fin Juillet. Tout message urgent ou important de la part des autorités Tchadiennes, pourra vous être confié lors de votre retour. Prévenez le Directeur de la DDS qu’un C-160 [un avion Transall] pourra être mis en place au Tchad pour une dizaine de jours lors de la seconde quinzaine de septembre pour une mission de même nature que celle du mois de juin.[283]
Saleh Younous, premier directeur de la DDS (1983-1987), a expliqué lors de son procès à N’Djaména devant une cour criminelle que la DDS récupérait des informations transmises par des services étrangers:
On récupère les renseignements et on transmet. Les renseignements venaient de l’extérieur et de l’intérieur. Nous avions une relation très étroite avec la DGSE, la CIA, le Mossad, les services soudanais, etc. Je rendais compte au chef de l’État. J’avais un conseiller américain avec moi qui me donnait des informations. La DGSE était très proche de nous. Beaucoup de renseignements venaient de la DGSE, de l’Egypte et du Zaïre.[284]
Outre ces échanges d’informations, la France a apporté une assistance directe à la DDS. Devant une commission nationale d’enquête instaurée au Tchad après la chute de Hissène Habré, Mahamat Djibrine dit «El Djonto», ancien haut responsable de la DDS condamné le 25 mars 2015 par la cour criminelle de N’Djaména aux travaux forcés à perpétuité pour torture, a déclaré:
Ce sont les USA, l’Irak et la France qui financent le DDS. Ils donnent généralement des chèques de 5 millions environ chaque mois, parfois des espèces. Ils achètent des voitures Toyota, 404. […] L’Irak fournit l’argent, la formation et les matériels; la France fournit les armes. Il y a aussi un conseiller français.[285]
Dans son rapport, la Commission nationale d’enquête a conclu, concernant l’aide des pays étrangers à la DDS:
Parmi les pays qui ont soutenu activement la DDS au plan financier, matériel et technique, les États-Unis d’Amérique viennent en tête de liste. […] Viennent ensuite la France, l’Égypte, l’Irak et le Zaïre, qui ont contribué chacun selon ses moyens et ses expériences aux financements, à la formation, aux livraisons du matériel et aux échanges des informations.[286]
Selon des anciens agents de la DDS donc, la France, sans doute par l’intermédiaire de la DGSE, a prodigué des formations:
L’apport de la France c’est surtout la formation et les matériels. La France envoie des instructeurs sur place.[287]Quelques-uns de nos agents recevaient leur formation en France.[288]
Les témoignages de ces anciens agents de la DDS ont pu être enjolivés s’ils cherchaient à diminuer leur responsabilité. Toutefois, des documents de la DDS ont confirmé une intervention française dans la vie de la DDS.
Une archive de la DDS en date du 23 juillet 1988, adressée à Hissène Habré, rend compte d’une formation de huit agents de la DDS prodiguée par deux fonctionnaires de la DGSE: Jean-Luc Cailler et Gérard Fassere. Le stage a eu lieu du 12 juin au 22 juillet et portait principalement sur la prise de photographies avec des cours théoriques et pratiques:
Les huit (8) stagiaires ont abordé sérieusement la photo clandestine sous support. Les exercices de jour et de nuit qui se sont déroulés à N’Djaména ont permis de réaliser des prises de vue clandestines d’objectifs variés (Ambassades: des E. U. – de RFA – du Nigéria – de France), à l’aide de matériels photo plus sophistiqués.
À la suite de la formation en photographie, les stagiaires ont suivi un stage en explosif qui a permis aux agents de la DDS «d’acquérir les connaissances nécessaires à la mise en œuvre des explosifs; d’apprendre le travail de chef d’équipe de sabotage sur objectifs diversifiés tels que: ligne haute tension, voie ferrée, véhicule, etc.» En outre la formation a permis aux stagiaires de:
Connaître et de fabriquer des charges de circonstance (charge plate anti-personnel ou anti-véhicule, charge diédrique, charge creuse) essentiellement fabriquées à partir de matériels achetés dans le commerce local (bouteille, contre-plaqué, féraille [sic], [illisible], assiette, bougie, etc.) et enfin d’apprendre à utiliser les munitions, mines et roquettes de récupération.
Parmi les agents de la DDS ayant suivi la formation, Abdelkader Hassan a été condamné par la cour criminelle de N’Djaména le 25 mars 2015 à 20 ans de travaux forcés et Mbang Ilanan est décédé, mais était accusé de torture.
Enfin, dans le document précité envoyé par la DGSE à la DDS, «Mathieu» semble proposer une nouvelle formation à la DDS:
La formation Para et balisage des équipes tchadiennes projetées au cours de nos conversations du mois de juin, pourra être réalisée dans les conditions convenues soit en octobre soit en novembre. Les dates précises ne pourront être déterminées qu’au début du mois de septembre.[289]
Dominique Monti, ancien attaché militaire à l’ambassade de France au Tchad, a confirmé, dans un entretien paru dans Le Monde le 31 mai 2016, l’organisation de formation en faveur d’agents de la DDS par la DGSE:
L’un des rôles de la DGSE était d’assister la DDS dans son travail de renseignement. Dans ce contexte, les agents de la DGSE ont forcément formé et assisté des agents de la DDS. Qu’est-ce qu’ils ont vu et appris dans le cadre de cette mission ? C’est à eux de vous le dire.
Les techniques d’interrogatoire faisaient-elles partie des formations dispensées par la DGSE à la DDS ?
Sans doute. Je n’ai jamais eu accès au détail de ces formations, mais il me paraît légitime de présumer, vu le contexte de guerre, que ces techniques étaient aussi au programme de l’assistance que la DGSE apportait à la DDS. En situation de guerre, les interrogatoires de personnes dont on suppose qu’elles peuvent détenir des renseignements importants, voire stratégiques, sont une des techniques de renseignement. Après, tout dépend de l’éthique personnelle, des valeurs humaines et de la culture des personnels chargés de les appliquer. Mais quel que soit le cas de figure, croyez-vous que l’on puisse obtenir ce genre de renseignements avec des méthodes angéliques ? Dois-je rappeler que la France a elle aussi eu recours à des techniques musclées d’interrogatoire pendant la guerre d’Algérie ?[290]
La formation d’un responsable de la DDS mérite d’être soulignée, celle de Guihini Korei, neveu de Hissène Habré et ancien directeur de la DDS (1987-1989). Guihini Korei s’est particulièrement distingué par sa cruauté pendant le régime Habré. Visé nommément dans les plaintes de 30 parties civiles au procès de Hissène Habré, il était aussi qualifié par la Commission tchadienne d’enquête comme étant l’un des «tortionnaires les plus redoutés du Tchad».[291] Dans une fiche de renseignements de la DDS écrite à propos de Guihini Koreï en 1983, alors qu’il était directeur des douanes, l’agent de la DDS écrit:
Le mercredi 2 novembre 1983, le Directeur de Douanes Guihini Korey à bord d’une Toyota escorté par 10 éléments de la Garde présidentielle s’est rendu à Missékiné vers 17h15 en patrouille. Tellement pris par l’alcool, le responsable de Douanes a agressé les Agents de la Sécurité nouvellement affectés au poste de surveillance à la berge où l’agent Djibrine Souloum en patrouille a reçu plusieurs coups de hache à la nuque et à la tête […] pour la simple raison qu’il y a des crotins [sic] fraîchement déposés par les bétails des villages voisins qui viennent s’abreuver au fleuve.[292]
Guihini Koreï a pourtant été envoyé en France par Habré, pour suivre les «cours à l’École supérieure de Guerre» à Paris, du 1er septembre 1989 au 3 juin 1990.[293] Selon un ancien fidèle de Habré, proche aussi de Guihini Korei, «Guihini Korei travaillait pour les Français et les Tchadiens. Il se disait de la DGSE. Il faisait le double-jeu ».[294]
Après la chute du régime Habré, Guihini Korei se serait implanté au Togo où il aurait travaillé pour les services secrets togolais. Il y aurait gagné le surnom de «cimetière ambulant». Il est actuellement toujours recherché par les Chambres africaines extraordinaires qui ont lancé un mandat d’arrêt international contre lui en 2013.
La DDS faisait également partie d’un réseau de renseignements, connu sous le nom de «Mosaïque» et qui rassemblait les services de sécurité de la Côte d’Ivoire, d’Israël, du Tchad, du Togo, de la Centrafrique, du Zaïre et du Cameroun. Le but de Mosaïque était de faciliter les échanges de renseignements, les opérations conjointes ainsi que la surveillance et la poursuite d’opposants.[295] Selon la Commission nationale d’Enquête, Mosaïque était financée par les États-Unis.[296] L’officier français en charge de l’Armée française à Bangui aurait été informé de l’existence de ce réseau puisqu’il aurait «fait un message [à la DDS] pour dire qu’il a arrêté des opposants tchadiens».[297]
La prise de Ouadi-Doum et l’Opération Haftar: la discorde entre les Français et les Américains
Pendant toute la durée de son régime, Hissène Habré a bénéficié d’une grande aide (armes, formation, soutiens financiers, etc.) des États-Unis de Reagan qui voulait «cogner durement Kadhafi».[298] Le soutien américain a été comparativement moins important que celui des Français, mais est venu «sans restriction»,[299] ce qui déplaisait aux autorités françaises qui considéraient le Tchad comme leur zone d’influence exclusive, comme le rappelle un ancien responsable de la cellule Afrique de l’Élysée:
Les Américains ont aussi poussé la France à se battre contre la Libye. Tout au long du régime Habré, les Américains nous mettaient la pression pour qu’on intervienne en Libye. C’étaient de très grosses pressions avec des envoyés spéciaux, surtout des généraux. Ça nous agaçait. Ils amenaient des informations. Ils étaient très envahissants. Un général américain a été reçu par le président Mitterrand car il avait des documents. Il voulait rentrer dans le lard de Kadhafi. Le secrétaire d’État sur l’Afrique venait lui aussi assez souvent.[300]
La tension entre les Français et les Américains, qui a sans doute aussi débordé sur les relations entre la DGSE et la CIA, a atteint son paroxysme après la prise de la base libyenne de Ouadi Doum par les troupes tchadiennes. Suite à la prise de Ouadi Doum par les FANT, aidés par les renseignements français et américains, le matériel ennemi saisi est partagé entre les trois pays. Les relations franco-tchadiennes se sont encore compliquées avec la priorité donnée par Habré aux experts américains. Ces tensions ont atteint leur paroxysme avec la création de la force Haftar, du nom du colonel Haftar, chef de la base libyenne capturé par les FANT. Le colonel Haftar s’est retourné contre Kadhafi avec certains de ses hommes. La CIA a encadré l’entraînement de cette force Haftar sans que ni Habré ni les Américains n’en informent la France, ce qui a provoqué une rupture dans les relations entre le Tchad de Habré et la France.
La prise de Ouadi Doum
Le 7 janvier 1987, l’Armée française a bombardé les installations radars de Ouadi-Doum et sa grande piste aérienne, la grande base libyenne au Tchad, à 150 km de Faya-Largeau. Le 22 mars, à la suite d’une offensive éclair, les FANT, emmenées par leur chef d’État-major Hassan Djamous, ont repris la base.
L’attaque a été bien préparée, notamment grâce aux informations données au gouvernement tchadien par la France et les États-Unis, en «compétition» pour livrer des renseignements à Habré et notamment des photos satellites et aériennes.[301] La victoire est à mettre au crédit des forces tchadiennes, déterminées à prendre ce bastion de Kadhafi. Après les combats qui auraient fait 1 269 morts libyens,[302] les soldats tchadiens ont découvert un impressionnant arsenal moderne estimé à un milliard de dollars[303]: trois hélicoptères soviétiques MI24 et MI25, des batteries SAM-6 avec leurs radars ultra-modernes, etc.
Des agents du service action de la DGSE, restés juste derrière les FANT pendant les combats,[304] sont rapidement arrivés sur les lieux pour inspecter le butin de guerre. Après cette première évaluation, Hissène Habré a autorisé quelques jours plus tard un groupe d’une vingtaine d’agents français à venir sur place examiner plus en détail le matériel et aider à le rapatrier sur la capitale tchadienne. Finalement les bombardements de l’aviation libyenne étant trop intenses, ces observateurs sont rentrés à N’Djaména.[305] Le président tchadien aurait alors demandé à Épervier de venir récupérer le matériel, ce que l’Armée aurait refusé pour ne pas avoir à franchir le 16e parallèle. La France a proposé d’envoyer des membres du 11e choc de la DGSE, mais le Tchad a accusé ces derniers de tenir Paris informé en permanence des faits et gestes des FANT.[306] Habré a donc fait appel à l’ambassade américaine qui a envoyé une équipe de techniciens. La France a crié au scandale, notamment Jacques Foccart, alors conseiller du Premier ministre Jacques Chirac, revenu aux affaires avec la cohabitation.[307]
Finalement, Américains et Français se sont partagés le matériel sophistiqué, Habré a vendu le reste, notamment à l’Égypte,[308] mais les autorités françaises ont considéré avoir été abusées par Hissène Habré. Lorsque l’ambassadeur français Dutheil de La Rochère (en poste au Tchad de 1985 à 1989) s’est retrouvé à attendre une audience avec Hissène Habré qui a donné priorité à des Américains venus pour étudier le matériel de Ouadi Doum, le président Mitterrand a décidé de marquer le coup pour que Hissène Habré sente sa «mauvaise humeur»: un ralentissement dans le flux d’argent et de matériel vers le Tchad a ainsi été décidé le 26 avril 1987.[309]
Les Tchadiens ont gardé une autre part du butin, mais qui sera exclusivement mis à la disposition des Américains: lors de la prise de Ouadi Doum, ils ont fait prisonnier le chef de la base libyenne, le colonel Khalifa Haftar.
La «Force Haftar»
Pendant quasiment toute la durée du conflit tchado-libyen, aucun échange de prisonniers de guerre n’a eu lieu entre les deux pays et aucun des deux belligérants n’a laissé des organismes indépendants, comme le CICR, rencontrer les prisonniers. Il est donc pratiquement impossible d’évaluer le nombre de prisonniers de guerre que chacun des pays gardait sur son territoire. Alors que Kadhafi affirmait ne pas avoir de soldats au Tchad, Hissène Habré se plaisait à exposer publiquement les prisonniers de guerre libyens.
Ainsi, en avril 1988, Habré a organisé à N’Djaména une conférence de presse avec le colonel Haftar et 23 autres officiers. Haftar y a annoncé son adhésion au Front national du Salut de la Libye (FNSL), un parti d’opposition à Kadhafi.[310] Ensemble et avec plusieurs centaines de prisonniers de guerre, ils ont formé «l’opération Haftar». Equipés par les Irakiens et encadrés par la CIA, ils ont disposé d’un local à proximité de N’Djaména, le camp d’Am Sinéné. Selon l’ambassadeur tchadien à Paris, «l’effectif de cette force atteint 2 000 hommes dotés de 350 véhicules Toyota puissamment armés et représentant une menace sérieuse pour le régime du colonel Kadhafi».[311]
A la chute du régime Habré, l’opération Haftar est dévoilée au grand jour, mais les autorités politiques françaises prétendent ne pas avoir été au courant, comme l’a déclaré Guy Penne aux auteurs de Mémoires d’Afrique, entretiens avec Claude Wauthier:
Ce n’est qu’après la défaite d’Habré que Paris est informé de l’existence de la «force Haftar», les États-Unis veulent alors l’évacuer en toute hâte, car Kadhafi réclame à Idriss Déby ces «chiens errants» pour les châtier. L’armée française coopère à l’évacuation sur l’aérodrome de N’Djaména par deux avions américains C-141 qui conduiront les ex-soldats de Kadhafi au Nigeria et à Kamina, la base secrète de la CIA au Zaïre.[312]
Un autre responsable de la cellule Afrique de l’Élyséea aussi affirmé à Human Rights Watch que:
Nous n’étions pas informés d’Haftar. Nous l’avons su juste avant que Habré tombe.[313]
Pourtant, plusieurs éléments montrent que les autorités françaises devaient être informées de l’existence de cette mission clandestine. Les habitants de N’Djaména étaient au courant puisque les Libyens ne se cachaient pas et avaient une radio contre Kadhafi émettant depuis la capitale.[314] Christian Millet, un journaliste français qui allait fréquemment au Tchad, a vu un camp d’entraînement de la force Haftar où les Libyens étaient encadrés par des instructeurs blancs, mais Hissène Habré lui avait demandé de ne pas en parler.[315] De plus, le 6 janvier 1989, le journal Africa Confidential a publié un article détaillé sur l’opération.[316] Enfin, Claude Silberzahn, directeur de la DGSE (1989 à 1993), a écrit que l’une des raisons motivant l’abandon de Habré par la France est que ce dernier a trompé la France en «jouant dans son dos avec les Américains, notamment en soutenant la création, à notre insu et sous l’égide de la CIA, de la force Haftar […]».[317]
La prise de pouvoir d’Idriss Déby
L’opération Haftar aurait donc sonné le glas des relations entre la France et Hissène Habré. Les autorités françaises étaient d’abord soucieuses de garder le Tchad dans sa sphère d’influence, et de ne pas le voir dépendre exclusivement d’une assistance des Etats-Unis qui pourraient pousser le Tchad de Hissène Habré dans un grave conflit ouvert avec la Libye. C’est ce qu’a notamment déclaré récemment Claude Silberzahn, ancien directeur de la DGSE (1989-1993):
Il [Hissène Habré] a voulu me faire sentir qu’il n’avait plus besoin de nous. Qu’il n’avait plus besoin de la France d’ailleurs, qu’il avait une alliance à ses côtés qui faisait qu’il pouvait se passer nous. A ce moment-là, il signe son arrêt.[318]
Pour Paris donc, la rébellion d’Idriss Deby tombe au bon moment.
Au début de 1989, les rapports entre Hissène Habré et ses plus proches alliés Zaghawas, notamment Hassan Djamous, chef d’état-major de l’armée tchadienne, Ibrahim Mahamat Itno, ministre de l’Intérieur et Idriss Déby, conseiller militaire du président Habré, ont continué à se détériorer. La perte de confiance est totale.
Le 1er avril 1989, accusés de complot et de tentative de coup d’Etat, et craignant d'être arrêtés, Hassan Djamous, Ibrahim Itno et Idriss Déby ont fui la capitale. Ibrahim Itno n’y est pas parvenu, il est arrêté et meurt en prison quelques jours plus tard. Lors de leur fuite vers le Soudan, Hassan Djamous, Idriss Déby et leurs hommes ont combattu les troupes de Habré le 12 avril. Hassan Djamous est capturé, ramené à N’Djaména et est mort en détention. Idriss Déby a réussi à gagner le Soudan, où il a organisé un mouvement armé, le FPST, Front patriotique du Salut tchadien. Il a obtenu le soutien des Zaghawas soudanais, de la Libye et du mouvement politique de l’Hadjarai Maldoum Baba, le MOSANAT. Ils créent ensemble le Mouvement patriotique du Salut (MPS).
Comme expliqué plus haut,[319] dans les jours qui suivent le 1er avril, le gouvernement de Hissène Habré a initié une terrible répression sur tout le territoire contre l’ethnie Zaghawa dans son ensemble.[320] Les membres de l’ethnie Zaghawa sont visés en tant que tels et «la responsabilité est collective »,[321] comme l’a affirmé l’un des principaux chefs de service de la DDS à sa victime qui a témoigné au procès de Hissène Habré.[322] Les Zaghawas sont arrêtés et torturés en masse. Beaucoup sont exécutés sommairement. Un grand nombre décède du seul fait des conditions de détention. Leurs biens sont pillés et leurs maisons attribuées à des agents influents de la DDS, souvent des proches de Habré.
Dans le même temps, la politique de réconciliation avec la Libye a suivi son cours. Habré a rencontré Kadhafi le 21 juillet 1989 à Bamako au Mali. Un accord-cadre de paix entre le Tchad et la Libye est signé à Alger le 31 août 1989.
En octobre 1989, les forces d’Idriss Déby, regroupées au sein d’un mouvement nommé l’«Action du Premier Avril», ont lancé, depuis le Soudan, une première offensive contre les FANT de Hissène Habré.
Les rapports entre le Tchad et la Libye se sont de nouveau tendus au début de l’année 1990. Hissène Habré a accusé la Libye de soutenir la rébellion de Déby. Au mois de mai, l’accord d’Alger est dans une impasse.
Du 19 au 21 juin, le 16ème sommet franco-africain de La Baule a amorcé un tournant dans la politique africaine de la France qui a décidé de conditionner l’aide au développement à la démocratisation des régimes africains. Habré a publiquement critiqué les nouvelles orientations de François Mitterrand, faisant savoir «qu’il n’a de leçon à recevoir de personne et sûrement pas d’une ancienne puissance coloniale».
Le 1er septembre 1990, le Tchad et la Libye ont porté leur différend territorial concernant la Bande d’Aouzou devant la Cour internationale de Justice de La Haye.[323]
En novembre 1990, Déby a lancé une troisième offensive contre les FANT qui s’est révélée particulièrement efficace. En quelques jours, les troupes de Déby se sont retrouvées aux portes de N’Djaména. Le régime de Hissène Habré s’est effondré dans la nuit du 30 novembre au 1er décembre 1990. Le samedi 1er décembre 1990, les troupes du MPS, dirigées par Idriss Déby Itno, sont entrées dans la capitale et se sont emparées du pouvoir.
Tout au long de la montée en puissance du mouvement d’Idriss Déby, la France a, officiellement, soutenu le gouvernement de Hissène Habré, mais officieusement, elle a contribué à la victoire du futur président tchadien. En effet, à l’approche de la fin du régime de Habré, les troupes françaises, à travers le dispositif Epervier, se sont voulues neutres face à la rébellion en construction d’Idriss Déby. Cependant, dans les faits, la France a considérablement réduit son soutien à Habré, favorisant l’opposition menée par Idriss Déby et maintenant de fait son influence au Tchad avec ce nouveau chef de file.
La «neutralité» à géométrie variable des troupes françaises
Claude Silberzahn, le nouveau directeur de la DGSE, a rendu visite à Hissène Habré en 1989. Invoquant le nouveau danger que représentait la rébellion menée par Idriss Déby, le président tchadien demande à ce que le dispositif Epervier soit renforcé.[324]
Pour Paris toutefois, Epervier doit rester neutre car même si le soutien libyen à la rébellion d’Idriss Déby est évident, il s’agit de combats entre Tchadiens à l’intérieur du Tchad.[325]
Dès le 26 mars 1989, Hissène Habré demande à l’ambassadeur français au Tchad que lui soient envoyés des armements. François Mitterrand, ne voulant pas apparaître comme ayant laissé tomber un gouvernement qu’il a soutenu, envoie du carburant et des munitions.[326]
Au même moment toutefois, Paris décide d’alléger partiellement le dispositif Epervier à Abéché, pourtant ville stratégique la plus proche des combats entre les FANT et le MPS: une compagnie de combat et quatre jaguars et leur avion ravitailleur retournent à N’Djaména.[327] Epervier aurait même refusé de livrer de la logistique aux forces gouvernementales à l’Est et au Nord-Est,[328] demande que l’Armée française avait pourtant pour habitude d’accepter.
Outre l’allègement du dispositif français, l’ambassadeur tchadien à Paris Ahmad Allam-Mi a remarqué une diminution de l’aide française:
L’armée gouvernementale […] semble avoir un besoin urgent de 24 AML, mais la moitié seulement a été demandée en urgence à titre gracieux aux Français sur le stock de leur armée, en attendant que l’autre moitié fasse l’objet d’une commande sur fonds propres. Deux semaines plus tard, Michel Levêque m’apprend que notre commande est à l’étude et que les autorités militaires françaises envisagent la réparation des AML en panne, «Panhard ne produisant plus d’AML adaptés au Sahara et l’armée française rechignant à se dépouiller à notre profit.[329]
En juin 1990 finalement, François Mitterrand accepte de céder aux FANT une douzaine d’AML, mais pas à titre gratuit: le gouvernement tchadien, pour la première fois, paye sa commande d’armement à la France.[330]
Largement appuyé par la Libye, le MPS d’Idriss Déby parvient à entrer à N’Djaména le 1er décembre 1990. Habré, lâché par la France, mais pas par les Etats-Unis,[331] s’enfuit au Cameroun, puis au Sénégal, en volant une partie du trésor national tchadien. Epervier n’a rien fait pour éviter la prise du pouvoir par le MPS.
Le soutien officieux de la France à Idriss DébyItno
Le pouvoir français, comme expliqué ci-dessus, n’était pas opposé à un changement de gouvernement au Tchad. Et les signaux envoyés par l’agent de la DGSE basé à Khartoum concernant l’ancien chef d’état-major tchadien, Idriss Déby, sont positifs.
Les liens qu’a tissés Paul Fontbonne,[332] agent de la DGSE, avec Idriss Déby sont excellents et deviennent très vite permanents. D’après Claude Faure, Paul Fontbonne et Idriss Déby se seraient rencontrés à l’Ecole de guerre à Paris.[333] Selon Claude Silberzahn, Idriss Déby n’a pas demandé beaucoup à la France:
Idriss Déby ne demande à la DGSE qu’une seule chose, mais d’importance: la neutralité des troupes françaises de N’Djamena, de Faya et d’Abéché. Mais surtout celles de ses avions Jaguar, capables de stopper des colonnes progressant dans le désert.[334]
La DGSE a alors joué un rôle de plaidoyer au sein des autorités françaises: ministère des Affaires étrangères, Armée et exécutif. Hissène Habré avait encore de puissants soutiens, notamment au sein de l’Armée et même de la DGSE qui le voyait encore comme «le meilleur chef de guerre du désert».[335] L’estime que portaient certains militaires à Habré a toutefois commencé à s’effriter dès lors qu’ils ont pris conscience du traitement infligé par le régime Habré à Hassan Djamous et aux familles des rebelles restées à N’Djaména. Il a fallu attendre, semble-t-il, que les exactions touchent des personnes auxquelles les militaires français vouaient une certaine ferveur pour que ces derniers demandent aux gouvernements tchadien ou français que ces abus cessent, comme l’a déclaré l’ancien attaché militaire à l’ambassade de France à N’Djaména, Dominique Monti:
J’avais demandé à Acheikh Ibn Oumar [alors ministre des Affaires étrangères du Tchad] lors d’une réception à l’ambassade du Tchad à Paris de demander à Habré de protéger et amnistier Hassan Djamous qui est finalement mort en prison.[336]
A la mi-novembre 1990, dans les arcanes du pouvoir français, Hissène Habré ne faisait plus l’unanimité selon son ancien ambassadeur:
Une source française bien informée me confie que, du côté des militaires français, le président Hissein Habré est l’objet d’un dénigrement sans limites, en particulier de la part du cabinet du ministre français de la Défense. En revanche, les louanges du colonel Déby sont pléthoriques dans tous les milieux politiques, économiques et médiatiques.[337]
Le directeur de la DGSE, Claude Silberzahn, persuadé que le rapport de forces est favorable à Déby, est parvenu à obtenir du Quai d’Orsay, puis de l’Elysée, la neutralité de la force d’Epervier.[338] Quand bien même la DGSE n’aurait pas apporté de soutien opérationnel à Idriss Déby, selon le journaliste Pierre Darcourt, elle aurait transmis à Déby, par l’intermédiaire de Paul Fontbonne, tous les détails sur les FANT et leurs positions.[339] Les rebelles ont été en outre partiellement armés par la société française d’armement ACMAT (Atelier de construction mécanique de l’Atlantique) qui a déjà largement contribué à l’équipement des FANT avec ses fameuses VLRA[340] et qui continue à équiper l’armée tchadienne aujourd’hui.
Une fois installé au pouvoir, Idriss Déby a confié à Paul Fontbonne un poste de conseiller présidentiel qu’il occupera pendant trois années.
Dans son livre Chronique d’une enquête criminelle nationale,[341] Mahamat Hassan Abakar, l’ancien président de la Commission nationale d’enquête instaurée par le gouvernement d’Idriss Déby pour enquêter sur les exactions de son prédécesseur, explique avoir reçu la visite, dans son bureau, de Paul Fontbonne lui-même et d’une collègue de ce dernier. Ces deux Français s’y sont rendus pour pouvoir consulter les archives de la DDS que la Commission nationale d’enquête avait récupérées:
Je croise à l’entrée de nos bureaux un Français accompagné d’une dame trapue, habillée d’une chemise et d’une jupe et trimballant une lourde serviette.
Le Monsieur moustachu, se présente avec un air enthousiaste:
Je suis Paul Fontbonne, Conseiller à la Présidence de la République et Madame qui m’accompagne est de la DGSE. Elle veut consulter vos archives.
Je suis réellement agacé par cette visite inattendue, sans aucun préalable. Personne ne m’a ni avisé ni prévenu de cette venue. Parce qu’il est français, Conseiller à la Présidence de la République, ce monsieur se croit tout permis: rentrer où il veut et consulter ce qu’il veut.
Bien que Monsieur Fontbonne m’ait abordé avec un grand sourire jovial, j’ai refusé net la consultation de nos archives.
Cette fois la DGSE a su trouver le moyen d’être partie prenante du système de gouvernance du Tchad et Paul Fontbonne est devenu l’homme de la DGSE dans le pays.[342] Lors de son premier déplacement à Paris après sa prise de pouvoir, contrairement aux usages, Idriss Déby Itno a d’ailleurs été invité à participer à un dîner en son honneur au siège de la DGSE.[343]
La France aurait dû savoir
Les déploiements militaires, le dispositif sécuritaire, les échanges de renseignements et les formations des FANT et d’agents de la DDS forment un faisceau d’indices laissant penser que les autorités françaises ne pouvaient pas ignorer la terrible situation des droits humains au Tchad sous le régime de Hissène Habré. En l’absence d’un accès approfondi aux archives de l’Élysée par exemple, ou aux témoignages de certains acteurs de la scène diplomatico-militaire de l’époque, il est difficile de connaître avec exactitude le détail des informations mises à la disposition des autorités françaises sur les violations des droits humains. Vu le caractère massif et systématique des atrocités commises, qui pendant huit ans n’ont pas cessé, ni diminué en intensité, il est toutefois peu convaincant de croire que la France n’en était pas informée. Soit les autorités françaises l’ont su et continuaient à soutenir Hissène Habré, soit, au mieux, elles n’ont simplement pas cherché à savoir ce qu’il se passait réellement dans le Tchad de Hissène Habré.
Pourtant, des informations parvenant jusqu’à Paris annonçaient déjà les prémices de violations extrêmement graves qui auraient dû alerter les autorités françaises et les inviter à mettre en garde leur allié Hissène Habré.
Dès 1983, des informations inquiétantes obtenues par Amnesty International et relayées par la presse française ont fait état de «tueries» et d’«exécutions sommaires» par les FANT.[344]
Pendant toute la durée du régime Habré, Amnesty International a publié des communiqués et des rapports sur la situation plus qu’alarmante des droits humains.[345] Ainsi l’ancien chercheur d’Amnesty International, Mike Dottridge, a témoigné au procès de Hissène Habré devant les Chambres africaines extraordinaires sur le dispositif mis en place par son organisation pour faire connaître au monde l’ampleur des violations des droits humains au Tchad à cette époque:
Donc, la publicité au cours des années 1980, je pense que nous avons publié environ vingt trois mini-rapports au sujet de ce qu’il se passait au Tchad, on a publié chaque année un rapport annuel où il y avait un chapitre au sujet du Tchad. On a publié chaque mois un mensuel, de temps en temps il y avait un article au sujet du Tchad.[346]
Amnesty International a même saisi en son temps la Commission des Nations Unies des droits de l’homme, dont la France était membre, et a transmis des informations au Rapporteur spécial sur les exécutions sommaires et arbitraires à partir de 1986.[347]
Certains des rapports d’Amnesty ont même fait l’objet de commentaires devant l’Assemblée nationale française.[348]
Les autorités françaises étaient également tenues informées des mauvaises conditions de détention des prisonniers du GUNT. Ainsi l’ancien responsable du CDR Acheikh Ibn Oumar informait la DGSE que les prisonniers de guerre du CDR étaient maltraîtés.[349]
Vers la fin du régime, les critiques françaises sur les violations des droits humains ont été plus régulières. En novembre 1990, le Parti socialiste français s’est interrogé sur le sort de son «ami de longue date», l’ancien directeur de cabinet de Habré, Gali Ngothé Gatta, arrêté à l’été 1990 après avoir rédigé et distribué des tracts contre le régime.[350] La Lettre du continent et l’AFP ont relayé des informations sur le sort des Zaghawas et d’Idriss Déby, Hassan Djamous et Brahim Itno après leur fuite.[351] Même le général Peschaud, qui a formé avec le général Jacques Massu[352] l’association «Soutien au Tchad libre», soutenant l’action de Habré dans les sphères françaises, s’est indigné du sort réservé aux familles de Déby et de Djamous.[353] En 1989, Dominique Monti, l’ancien attaché militaire à l’ambassade française revenu à Paris, a évoqué avec Acheikh Ibn Oumar qui a rallié le gouvernement Habré en tant que ministre des Affaires étrangères, le cas d’Hassan Djamouss:
J’avais demandé à Acheikh Ibn Oumar [alors ministre des Affaires étrangères de Hissène Habré] lors d’une réception à l’ambassade du Tchad à Paris de demander à Habré de protéger et amnistier Hassan Djamous qui est finalement mort en prison.
Dans le documentaire La Traque d’un dictateur, Roland Dumas, chef de la diplomatie de François Mitterrand, a essayé de minimiser le niveau de connaissance par la France des exactions commises au Tchad. Il y a toutefois reconnu qu’aux yeux du gouvernement français, cela n’avait pas de réelle importance de savoir ou non ce qu’il en était des exactions:
On savait un peu que… oui très peu, que Hissène Habré était un chef dur. Ça circulait comme ça. Mais je répète, ce n’était pas notre premier souci, malheureusement. Et qu’est-ce qu’on aurait fait? Est-ce qu’on aurait sacrifié la politique stratégique mondiale dont je vous parle sous le prétexte qu’il y aurait eu des exactions? Aujourd’hui oui, mais à l’époque ce n’était pas dominant.[354]
Human Rights Watch n’a trouvé aucune preuve montrant que la France a cherché à conditionner son aide à une amélioration du respect des droits humains au Tchad. En réalité, selon les déclarations de Roland Dumas données à une journaliste en 2016, la France ne s’est tout simplement pas intéressé à la situation des droits humains au Tchad:
A partir du moment où Hissène Habré est devenu un chef stratégique d’un pays qui était stratégique, on a eu tendance à le laisser faire. La position dans laquelle il se trouvait était tellement importante pour les Français mais aussi pour les Américains qu’on lui laissait la carte blanche, c’est-à-dire qu’on ne regarde pas ce qu’il fait dans son pays. A partir du moment où on lui dit «on te demande simplement de tenir le pays et tu fais ce que tu veux», comment voulez-vous qu’il n’en abuse pas?[355]
La situation des droits humains a pu être évoquée lors de rencontres ou de réunions bilatérales. Comme s’en souvient l’ancien ministre des Affaires étrangères du Tchad, Acheikh Ibn Oumar: «Un ministre français nous disait qu’il fallait faire attention avec la répression, de façon très diplomatique. Par exemple:«Attention, Amnesty international peut vous embêter, ça nous complique la tâche, ils ont des lobbies.»»[356]
La continuité de l’aide massive de la France vers le Tchad, les innombrables visites d’officiels français sur le sol tchadien, l’invitation de Habré à participer au défilé militaire du 14 juillet 1987 n’ont certainement pas permis à Hissène Habré de penser que les violations des droits humains auraient pu entraîner une rupture entre les deux pays. Les autorités françaises, qui auraient dû avoir suffisament de soupçons sur l’ampleur des crimes qui étaient perpetrés, ont commis une grave erreur en soutenant de manière aveugle un régime brutal sans exiger de leurs homologues tchadiens des réponses aux doutes qu’elles devaient avoir.
L’exemple de la répression au Sud
L’exemple de la répression au sud du Tchad, appelée par les Tchadiens «Septembre noir» (1983-1985), montre que les autorités françaises avaient suffisament d’informations pour pouvoir penser que les crimes commis prenaient une ampleur particulièrement grave. Analyser cette situation est d’autant plus pertinent que cette vague de répression s’est tenue au début du régime, alors que la collaboration française, comme cela a déjà été montré, n’a pas diminué en intensité jusqu’à la fin des années 1980.
De 1982 à 1985, une violente répression s’est abattue sur le sud du Tchad. En guerre contre les Codos,[357] les FANT en ont profité pour mater toutes velléités sécessionnistes en répandant la terreur dans le Tchad méridional: enlèvements de cadres et intellectuels, massacres de villageois et paysans, pillages, exécutions de Codos et tortures.
En octobre 1984, Amnesty International a publié un rapport faisant état de la situation catastrophique qui y prédominait, évoquant des faits qualifiés aujourd’hui par les Chambres africaines extraordinaires de crimes contre l’humanité:
La vague actuelle d’exécutions extrajudiciaires imputables aux forces gouvernementales a commencé fin août 1983 ou début 1984 quand les forces gouvernementales ont arrêté des opposants présumés et engagé des représailles dans certaines régions du Sud. Selon une source d’information, il semblerait que des membres de la garde présidentielle, sous les ordres du commandant de l’armée, Idriss Deby, aient été déployés dans le sud début septembre 1984 et aient été responsables en grande partie des assassinats. A Sarh, capitale du Moyen Chari, les opérations contre les anciens opposants auraient été dirigées par Mahamat Fadil, ancien Directeur de la Sureté nationale. Au cours du seul mois de septembre, les troupes gouvernementales auraient procédé à des centaines d’exécutions sommaires au Sud du Tchad, brûlant également de nombreux villages. Dans la plupart des cas portés à la connaissance d’Amnesty International, les victimes d’exécutions étaient des non-combattants civils.[358]
Plusieurs articles de la presse française ont par ailleurs rapporté ces violations, notamment dans Libération[359] et Le Monde.[360]
Ainsi, un article publié par Le Monde le 27 octobre 1984 ne laisse aucun doute quant à la gravité des crimes et leur caractère systématique:
Combien de morts, de villages incendiés, vidés de leur population terrifiée ? La guerre du Tchad ? Au nord bien sûr, et uniquement au nord, contre l'occupant libyen et les «coalisés» ! Les autorités de N'Djaména préfèrent de beaucoup que l'on s'en tienne à cette vérité première. Mais si cette guerre-là, dite de «libération nationale», apparaît presque «propre», il n'en est pas de même de celle qui, depuis deux mois, se généralise dans le sud du pays. Officiellement, les combats meurtriers qui opposent les forces armées nationales tchadiennes (FANT) aux multiples groupes de maquisards – les «codos» (1) – les massacres commis contre les populations civiles par les uns et par les autres, n'existent pas. Aucun journaliste n'a été autorisé,[361] depuis un mois et demi, à se rendre dans les cinq préfectures du sud où un laissez-passer est indispensable, et, à N'Djaména, une stricte censure était appliquée il y a quelques semaines concernant cet autre aspect – peu reluisant – de la guerre civile tchadienne. Si la vérification des faits, sur place, est donc impossible, les multiples témoignages qui parviennent à N'Djaména confirment tous la réalité de la répression sans pitié qui a été organisée et qui peut difficilement l'avoir été sans l'ordre du président Hissène Habré.
[…] Dans le Moyen-Chari, les opérations de « nettoyage» se sont concentrées dans la région de Sahr, mais aussi à Bedaya, Banda, Danamadji, Maro, Koumra, Moïssala, Beboro et Gueré. Dans le Logone oriental, à Doba et Bebedjia ; dans le Logone occidental, toute la région de Moundou est en état d'insécurité ; dans la Tandjile, d'importants massacres auraient été commis à Laï contre des paysans. Partout où des groupes de codos ont été signalés, les Goranes se sont livrés à de véritables chasses à l'homme, arrêtant et exécutant des suspects au cours de raffles systématiques. […] Des dizaines de villages ont été brûlés, voire pilonnés au mortier, comme à Moïssala, afin d'en débusquer les codos ; ou plus simplement pillés, notamment dans le triangle Danamadjii-Moïssala-Maro. Terrorisés, les paysans ont quitté leur village, ne sachant pas qui, des codos ou de l'armée «régulière», ils avaient le plus à craindre, et se sont réfugiés en brousse ou, comme les habitants de Maro, de l'autre côté de la frontière, en Centrafrique (où il y aurait actuellement plus de 5 000 réfugiés). Dans plusieurs endroits en effet, les maquisards ont détruits les récoltes, allant même, selon plusieurs témoins, jusqu'à couper les mains des paysans pour les empêcher de cultiver le coton.
[…] De plus en plus, les autorités administratives (préfets, sous-préfets et chefs de canton) sont relevées de leurs fonctions et remplacées par des militaires, certains fonctionnaires disparaissant mystérieusement. Les cadres sudistes, rapportent plusieurs témoins, sont systématiquement persécutés, comme à Bebedja où 80 personnes, dont plusieurs cadres de l'ONDR (Office national de développement rural), auraient été exécutées, ou à Banda, où 7 responsables de la SONASUT (Société nationale sucrière du Tchad) auraient été fusillés. Des témoins affirment avoir découvert des charniers de plusieurs dizaines de corps dans la région de Sahr, ville où la répression a été confiée à une personnalité de sinistre réputation, M. Mahamat Fadil, ancien directeur de la sûreté.[362]
Le 9 novembre 1984, un autre article publié dans Le Monde, relayant un communiqué d’Amnesty International publié la veille, évoque le caractère généralisé de la répression:
Prisonniers tués en garde à vue, civils tués au hasard, dont certains brûlés vifs: les forces gouvernementales tchadiennes du président HIssène Habré ont exécuté sommairement des centaines de personnes ces deux derniers mois dans le sud du pays, d’après un document diffusé jeudi 8 novembre par Amnesty International. Selon l’organisation humanitaire, des membres de la garde présidentielle et de la police de sécurité faisaient partie des troupes qui se sont livrées à des massacres.
[…] Quatre-vingt personnes, qui «auraient prétenduement pris part à l’opposition armée», écrit Amnesty, ont été exécutées après avoir été faites prisonnières le 27 septembre à Déli, dans la préfecture du Logone occidental.
[…] Amnesty indique que, dans la préfecture du Moyen-Chari, «des troupes auraient abattu des fermiers», dans leurs champs près de Danamadji et tiré sur la population de Bedaya. Des personnes, qui s’étaient réfugiées dans une église à Ngalo pour échapper aux tueries, ont été brûlées vives, ajoute l’organisation humanitaire.[363]
Les massacres de Déli et de Ngalo ont fait l’objet de nombreuses journées d’audience de survivants devant les Chambres africaines extraordinaires. Une équipe d’anthropologistes médico-légale a ainsi conduit des exhumations à Déli, où elle a pu confirmer l’existence d’un massacre.
Un cas particulier a retenu l’attention de l’opinion française, celui de la disparition du docteur Ndem, un médecin tchadien reconnu ayant travaillé en France. En septembre 1984, ce dernier est arrêté avec d’autres cadres sudistes par la DDS et probablement l’envoyé de la présidence, Mahamat Fadil.[364] Le 8 novembre 1984, Amnesty International s’inquiète déjà du sort du Dr Ndrem:
Amnesty International fait également état de «disparitions» de chefs locaux, tel que le docteur Ngoidi N’Dem, ancien dirigeant politique de la région du Moyen-Chari. Ce dernier a été arrêté le 16 septembre à Sarh, chef-lieu de cette région, affirme l’organisation humanitaire, qui précise qu’il «n’aurait participé à aucune activité politique depuis que le nouveau gouvernement a pris le pouvoir, il y a deux ans».[365]
En décembre 1984, le parlementaire Joseph-Henri Moujouan du Gasset a attiré l’attention du ministre des Relations extérieures, Roland Dumas, sur la disparition du Dr Ndem et a demandé au gouvernement français de «tout mettre en œuvre pour la libération de ce chirurgien».[366] En mars 1985, Michel Levêque de la Direction des affaires africaines et malgaches a fait remettre une lettre d’anciens collègues nantais du Dr Ndem à Hissène Habré s’interrogeant sur le devenir du médecin.[367] Ce dernier a informé Guy Penne, le 4 octobre 1985, du décès du Dr Ndem.[368]
En l’absence d’archives diplomatiques ou de témoignages précis d’acteurs français de l’époque, il ne peut être affirmé avec certitude que les autorités françaises étaient bien informées du caractère systématique et massif des atrocités commises dans le Sud. Toutefois, avec les prémices d’informations relayées par la presse française et par Amnesty International, il semblerait plutôt que les autorités n’ont pas réellement cherché à en savoir davantage.
Les reponsables français basés au Tchad étaient pourtant bien au courant de ces exactions. Claude Soubeste, ancien ambassadeur français au Tchad, a ainsi expliqué, dans un entretien paru dans Le Monde le 31 mai 2016,avoir envoyé au moins deux télégrammes en France sur les exactions commises au Sud:
Oui. Deux au moins, que j’ai transmis à Paris à l’automne 1984, lors des tensions au sud du pays qui ont opposé les FANT (Force armées nationales tchadiennes, dirigées par Idriss Déby) et les forces rebelles des Codos. J’ai alors effectué moi-même plusieurs survols en avion de tourisme de cette zone et j’ai pu constater les effets désastreux de la répression : nombreux villages détruits, milliers de paysans tchadiens affolés abandonnant leurs cultures pour se réfugier dans la brousse ou dans le nord de la Centrafrique. J’avais passé trois ans à tenter de convaincre Paris d’apporter un soutien significatif à la politique de réconciliation nationale décidée par Hissène Habré. Je fus donc très affecté par cette faillite de la paix. Pour la première fois, je fus gagné par la lassitude. Le spectacle tragique de centaines de paillotes brûlées, sur des kilomètres, m’a conduit à demander mon rappel.[369]
Plusieurs autorités françaises se sont enquises de la situation au sud auprès de leurs homologues tchadiens:
- En novembre 1984, Christian Nucci, ministre de la Coopération a fait part à Habré des «préoccupations» de la France en matière des droits humains,[370]
- Le 4 décembre 1984, François Mitterrand a écrit une lettre à Habré dans laquelle il exprime son inquiétude pour la situation des ressortissants français au sud du Tchad :« il serait grave également que nous semblions, de quelque manière que ce fût, associés à des excès commis par des troupes régulières tchadiennes que nous équipons et dont nous entraînons les cadres.»[371]
Pourtant, la coopération entre les deux pays n’a pas changé. En janvier 1985, le ministre français des Relations extérieures a déclaré à l’Assemblée nationale:«il semble qu’un certain apaisement ait été récemment constaté dans les provinces méridionales».[372]
En janvier 1985, un groupe de parlementaires français[373] emmené par le député socialiste Alain Viven s’est rendu au sud du Tchad. Ils ont visité le Moyen-Chari, le Logone occidental et le Batha. À Sarh et Moundou, ils ont visité les sièges des grandes entreprises tchadiennes: la Sonasut, la STT, la CotonTchad et les Brasseries du Logone.[374] À leur retour à Paris, considérant que la situation s’était calmée,[375] ils ont milité pour le régime de Habré et ont insisté pour que l’aide au Tchad se poursuive. L’un d’entre eux, le député UDF Pascal Clément, a écrit dans Le Monde: «Il faut que le gouvernement français arrête d’aider d’une main Hissène Habré et de chercher de l’autre l’éternel troisième homme. Pour empêcher les exactions, donnons les moyens au pouvoir légitime actuel de payer ses soldats, de les habiller, et faisons-les encadrer par trois cents militaires français.»[376] Ironie de l’histoire, les députés ont rencontré lors de leur visite à Sarh Ahmat Dadji, directeur de la Sonasut, arrêté quelques années plus tard lors de la répression contre les Hadjarai en 1987 par une délégation présidentielle, et dont la famille, elle aussi emprisonnée, n’a jamais eu de nouvelles. Le témoignage devant les Chambres africaines extraordinaires du fils d’Ahmat Dadji, présent pendant l’arrestation de son père, a marqué les esprits à Dakar.[377]
Pendant les mois qui ont suivi, la situation ne s’est pas améliorée et de nombreux massacres sont commis, notamment dans les villages des cantons de Bodo et de Ngalo, déjà visés en 1984. Comme cela a été documenté après la chute de Habré, le 25 juillet 1985 par exemple, près de 70 personnes ont été exécutées dans le village de Ngalo.[378] Le 28 juillet 1985, ce sont 68 villageois qui ont été attachés puis fusillés dans la cour de l’école du village de Ndjola.[379]
Plusieurs survivants de ces massacres sont venus témoigner devant les Chambres africaines extraordinaires. Moutede Djim Hyngar a témoigné du massacre du village de Maybo dans le canton de Bodo en mars 1985:
Je suis arrivé au village, il y avait un émoi terrible. L'odeur de poudre et les cris des femmes emplissaient le village. Certaines femmes sont venues me dire de fuir, de fuir. Qu'est-ce qu’il s'est passé? Il y a eu un massacre. (…) J'étais venu voir les cadavres des gens qui gigotaient dans leur sang et d'autres qu'on transportait, certaines femmes qui ramassaient les cadavres des leurs parce qu'il n'y avait que des femmes, il n'y avait pas d’hommes. Tous les hommes ont fui.[380]
Neldi Wa Moramngar a, quant à lui, survécu au massacre de Ngalo le 25 juillet 1985. Il a expliqué en audience que les militaires avaient réuni toute la population sur la place publique et les avaient dépouillés de leurs biens. Les militaires ont ensuite formé des groupes et ont commencé à les emmener en dehors du village pour les exécuter. Au bout de la troisième vague, un villageois a essayé de résister, et le chef des militaires aurait donné l’ordre d’exécuter tous les habitants du village, puis de brûler les corps.[381]
Plus de 70 personnes sont mortes dans ce massacre.
Les exactions en masse commises dans le Sud se sont déroulées pendant la première partie du régime et n’ont pas entraîné une diminution de l’aide française à Hissène Habré. Pourtant, dans un entretien paru dans Le Monde le 31 mai 2016, l’ancien attaché militaire à l’ambassade de France, Dominique Monti, assure que la France avait accès à une multitude d’informations:
Je ne sais pas ce que nos responsables à Paris savaient. La seule chose que je puis confirmer, c’est qu’effectivement, l’État français avait, à cette époque, une multitude de sources d’informations au Tchad. Lors des exactions au Sud, par exemple, en 1984, nous parlions entre nous de 2000 à 3 000 morts.[382]
La méthode utilisée par le régime Habré pour organiser la répression au sud du Tchad a été appliquée à nouveau à deux reprises, avec le même déploiement des services de sécurité: lors de la répression contre les membres de l’ethnie Hadjarai en 1987 à N’Djaména et dans le centre du pays, et celle contre les membres de l’ethnie Zaghawa en 1989-1990 à N’Djaména et dans l’Est du pays.
Conclusion: Une responsabilité politique et historique à examiner
Les autorités françaises ont donc soutenu pendant huit ans un régime qui s’est distingué par sa cruauté envers son propre peuple. Torture systématique, exécutions sommaires, exactions en masse, détentions illégales de milliers de personnes dans des conditions inhumaines, esclavage sexuel, massacres collectifs, etc. laissent des stigmates indélébiles au sein d’innombrables familles tchadiennes. Si les survivants, les veuves et les orphelins ont, après 25 ans, obtenu la condamnation pour crimes contre l’humanité, crimes de guerres, actes de torture et viols de leur ancien président Hissène Habré, toute la lumière sur cet épisode sanglant de l’histoire n’a pas encore été faite.
Comme l’a déclaré à Human Rights Watch Clément Abaïfouta, président de l’Association des victimes des crimes du régime de Hissène Habré:
Il faut que la France assume. Elle a des responsabilités dans ce qui s’est passé. Dire que la France défendait ses propres intérêts et non la vie des hommes qui, comme nous pourrissions au cachot, est indigne et affligeant.[383]
Les autorités françaises n’ont, semblent-elles, jamais conditionné leur aide militaire et sécuritaire au régime Habré à la cessation des crimes en masse dont ont été victimes des milliers de Tchadiens. Pourtant, malgré le faisceau d’indices qui, pendant huit ans, laissaient présumer que des crimes généralisés et systématiques étaient en train d’être commis, la France a continué à soutenir diplomatiquement et militairement le régime de Hissène Habré. Human Rights Watch, à qui a été refusé l’accès aux archives de l’Élysée, n’a pu prendre connaissance que d’un seul document des autorités françaises attirant l’attention de Habré sur les crimes commis,une lettre de François Mitterrand envoyée le 4 décembre 1984 à Hissène Habré:
Je saisis enfin l’occasion de cette lettre pour exprimer mon inquiétude à la lecture des rapports et dépêches relatant la situation dans le sud de votre pays. Des menaces y pèsent sur mes compatriotes. Indépendamment des conséquences psychologiques qu’auraient en France des atteintes à leurs personnes et à leurs biens, je me dois d’obtenir de vous, pour eux, les garanties nécessaires. Il serait grave également que nous semblions, de quelque manière que ce fût, associés à des excès commis par des troupes régulières tchadiennes que nous équipons et dont nous entrainons des cadres. Les rumeurs qui courent à ce sujet sont de plus en plus précises ; les témoignages se multiplient, dénonçant le comportement de certaines unités. Au-delà même du souci que nous devons avoir du respect des droits de l’homme, vous connaissez la volonté de la France de ne pas être mêlée aux conflits intérieurs du Tchad.[384]
Après cette lettre, le Tchad a continué à bénéficier de l’aide massive de la France sans jamais cesser d’arrêter et détenir sans procès des milliers de personnes, de lancer des vagues de répression contre des populations civiles en raison de leur appartenance ethnique et de torturer systématiquement des individus simplement perçus comme de potentiels opposants.
Ce rapport invite donc la France à s’assurer que les violations des droits humains commises par leurs alliés entrent pleinement dans son calcul géostratégique. Un régime aussi brutal et aussi meurtrier ne doit plus jamais bénéficier d’une aide inconditionnelle de la France simplement en raison de la défense de ses propres intérêts.
Human Rights Watch invite donc les autorités françaises à mettre en place un panel d’experts indépendants ou une commission d’enquête parlementaire pour déterminersi le soutien de laFrance a contribué à la commission de crimes graves par le régime de Hissène Habré. Une telle enquête devrait faire la lumière sur ce que Paris savait des atrocités commises par le régime, et sur ce que l’État français a fait, ou n’a pas fait, pour y mettre un terme. La France doit profiter de cet élan de justice dont viennent de faire preuve l’Union africaine et le Sénégal en s’interrogeant elle-même sur son passé et sur sa responsabilité dans le soutien à un régime criminel. A cette fin, les autorités françaises devraient déclassifier les archives de l’Elysée portant sur cette période pour permettre aux victimes et à la société civile d’avoir une image plus complète de la période pendant laquelle Hissène Habré dirigeait le Tchad.
À l’heure où la France joue un rôle dominant sur la scène internationale dans la lutte contre le terrorisme, notamment au Sahel, ce rapport et les enquêtes qui suivront doivent servir de leçon pour éviter qu’encore une fois un État brutal soit soutenu comme le régime Habré l’a été.
À l’heure où la France continue à vendre des armes de guerre à des régimes responsables de graves violations des droits humains, ce rapport invite les autorités françaises à prendre toutes les mesures nécessaires et diligenter toutes les enquêtes de précaution avant que ces armes ne soient vendues, pour éviter qu’elles soient utilisées pour commettre des crimes contre l’humanité ou crimes de guerre.
Chronologie
1980
21 mars. Début de la «deuxième bataille de N’Djaména». Plusieurs factions armées membres d’un même gouvernement d’union nationale, le GUNT, s’affrontent pendant neuf mois. Les troupes du président tchadien Goukouni Oueddei, appuyées par les forces sudistes FAT de Kamougué et des forces arabes CDR d’Acyl Ahmat, affrontent les FAN de Hissène Habré, alors ministre de la défense. Goukouni Oueddei demande l’aide de la Libye. En quelques mois, le conflit fait plus de mille morts selon Amnesty international.
15 juin. Un accord de défense entre la Libye et le Tchad est signé à Tripoli. Il définit un cadre légal pour une éventuelle intervention de la Libye au Tchad.
17 septembre. En application de cet accord, l’armée libyenne entre au Tchad par terre et par air. Plus de cinq mille hommes sont envoyés. Une aide en armement lourd est aussi décidée. Le rapport de force n’est plus en faveur des FAN de Habré.
15 décembre. Acculés, Habré et ses FAN quittent N’Djaména et se retirent, d’abord dans le Biltine puis à Kounbous, dans le Darfour, à la frontière entre le Tchad et le Soudan. C’est depuis cette localité qu’il prépare la reconquête du Tchad et son retour au pouvoir. La Libye occupeN’Djaména et le nord du Tchad.
16 décembre. Découverte de charniers autour du quartier-général de Hissène Habré et de ses FAN, dans le quatrier de Sabangalai à N’Djaména, près du fleuve Chari.
1981
Janvier. La Middle East News Agency rapporte que le président égyptien Anouar el-Sadate a indiqué être prêt à mettre à disposition le territoire égyptien pour permettre la formation aux combats des hommes de Habré et à faciliter la réconciliation des groupes séparatistes tchadiens.
6 janvier. Le président Goukouni Oueddei signe avec le colonel Kadhafi un accord de fusion entre le Tchad et la Libye. Le GUNT perd beaucoup de ses soutiens, notamment celui du colonel Kamougué qui quitte le GUNT. À la tête du Comité permanent, il est retourné contrôler le sud du Tchad.
14 janvier. Douze pays africains signent la résolution de Lomé qui condamne ce projet d’union. Le GUNT et Oueddeï, face à une très forte pression internationale en faveur du départ des Libyens, acceptent qu’une force d’interposition soit envoyée au Tchad sous l’égide de l’Organisation de l’Unité africaine (OUA).
17 janvier. Hissène Habré se rend au Caire où il s’entretient avec le président égyptien.
Février. Un adjudant et un capitaine du service action de SDECE sont tués accidentellement alors qu’à bord d’un C-130 égyptien, ils convoient clandestinement des armes pour les larguer aux FAN en poste au Soudan.
10 février. Le principe d’une force de protection en échange d’un retrait total des troupes libyennes est accepté les 10 et 11 février par l’OUA à Nairobi.
1982
Mars. L’Egypte reconnaît officiellement livrer des armes aux FAN.
Printemps 1981. Arrivé au Soudan, Habré est approché à Khartoum par les représentants du SDECE et de la CIA.
10 Mai. Élection de François Mitterrand, Président de la République française.
28 juin. Le sommet de l’OUA, réuni à Nairobi, réaffirme son soutien au GUNT.
Septembre. Rencontre à Paris entre Goukouni Oueddei et le président français, qui accepte de rouvrir l’Ambassade de France à N’Djaména et d’aider le GUNT sur le plan matériel.
1er octobre. Le rapport annuel d’Amnesty International donne des détails sur les abus: peu après que les FAN se retirèrent de N’Djaména, plus de 100 corps et squelettes furent découverts à un endroit que les FAN avaient occupé près de la rivière du Chari. Selon les observateurs, trente-six d’entre eux étaient des prisonniers sommairement exécutés par les FAN, encore attachés aux poignets. Les FAN prétendirent que les corps étaient ceux de leurs propres soldats assassinés durant les combats.
Automne 1981. Une tentative de coup d’État est perpétrée par la Libye en réaction à la visite du président tchadien en France.
Fin 1981. Bob Denard rencontre à Paris Idriss Miskine, le ministre des Affaires étrangères de Hissène Habré, Allam-Mi, l’ambassadeur des FAN à Paris et Khalil d’Abzac, un émissaire de Habré.
3 novembre. Ouverture à Paris du sommet franco-africain. Kadhafi décide de retirer ses troupes du Tchad. Le contingent libyen de 10 000 hommes se retire du Tchad et une force interafricaine de 4 000 hommes prend position à N’Djaména.
Décembre. Privé de ses protecteurs libyens, Oueddeï voit Hissène Habré et les FAN déclencher une offensive contre le GUNT. Jusqu’au 7 juin 1982, les villes tchadiennes vont tomber en faveur de Habré et ses hommes.
Mars. La DGSE se rapproche des Forces Armées Nationales (FAN), le groupe armé de Hissène Habré qui tente de prendre le pouvoir.
29 mai. Rencontre entre Renaud Vignal, directeur de cabinet du ministre de la Coopération et du Développement, le diplomate Jean Audibert et Ahmad Allam-Mi, l’ambassadeur des FAN à Paris pour annoncer que le gouvernement français cesse de soutenir le GUNT.
30 mai. Des correspondants de la DGSE font miroiter une aide massive à l’ambassadeur des FAN Ahmad Allam-Mi. Pour ce dernier, « les tentatives de manipulation qu’exercent sur moi les politiques et les agents des services français pour obtenir les bonnes grâces des FAN sont flagrantes. Il est clair que Paris est pris de court par l’évolution de la situation militaire au Tchad ».
7 juin. N’Djaména tombe sous le contrôle des Forces armées du nord (FAN) de Hissène Habré. Goukouni Oueddeï se réfugie au Cameroun. Au moment de cette reconquête de la capitale, il y a dix-sept factions politico-militaires, y compris les FAN, qui luttent pour le pouvoir.
11 juin. Bob Denard, mercenaire français, se rend à Ndjamena et tente d’organiser l’État-Major de Hissène Habré.
18 juin. Habré prend la tête d’un «Conseil d’État provisoire». Idriss Miskine est nommé ministre des Affaires étrangères.
16 juillet. Habré annonce un processus de réconciliation nationale: Hissène Habré promet qu’aucune épuration n’aura lieu chez les policiers, douaniers et journalistes. Dans un entretien accordé au Monde le même jour, ce dernier déclare: «Notre devoir est de nous montrer cléments envers tout le monde. Nous voulons vraiment pardonner et nous voulons que les autres nous pardonnent aussi».
Août. Visite de Khalil d’Abzac à Paris: la France et le Tchad signent une convention d’aide civile de 685 millions francs CFA.
2 août. L’ambassadeur français au Tchad remet une lettre du Président François Mitterrand à Hissène Habré.
16 août. Échec des pourparlers de Franceville (Gabon) du régime de Habré avec les autorités du Sud représentées par le colonel Kamougué. Ce dernier, ayant soustrait le Sud aux autorités administratives de N’Djaména, demande près de la moitié des postes au sein du gouvernement.
28 août. Les troupes de Habré s’emparent de la ville de Sarh (sud du Tchad).
3 septembre. La ville de Doba est prise par les troupes de Habré. RFI annonce que de violents combats opposant les forces du colonel Kamougué à celles de Habré auraient fait 200 à 300 morts.
29 septembre. L’Acte fondamental de la République tenant lieu de constitution est promulgué. «Le Président de la République nomme et révoque les membres du gouvernement, ainsi que les membres du Conseil National Consultatif».
8 octobre. Le sommet franco-africain s’ouvre à Kinshasa. Mitterrand s’entretient avec Habré. Dans la foulée, la DGSE prend contact avec l’ambassadeur du Tchad à Paris et propose une coopération dans le domaine de la sécurité et du renseignement.
20 octobre. L’ambassadeur du Tchad à Paris, Ahmad Allam-Mi, rencontre son contact à la DGSE (Lieutenant Eric Coulas) qui lui propose une «coopération dans le domaine de la sécurité qui pourrait se traduire par un échange d’informations et une assistance technique de ses services à leurs équivalents au Tchad».
21 octobre. Hissène Habré est officiellement investi président de la République.
24 octobre. Plusieurs personnalités politiques et militaires disparaissent, notamment le colonel Allafi N’Golobaye, ancien chef d’État-major du GUNT, assassiné par les FAN. Son corps est exposé pendant plusieurs jours «en guise d’exemple».
30 octobre – 2 novembre. Jean-Pierre Cot, ministre français de la Coopération et du Développement, rend visite à Hissène Habré à N’Djaména pour discuter des modalités de la coopération franco-tchadienne.
6 novembre. Signature de trois conventions franco-tchadiennes de financement de projets de coopération civile d’un montant total de 1075 millions de CFA.
16 novembre. Signature d’une convention pour une subvention à des fins civiles de 12 millions de francs français.
25 novembre. Le sommet de l’Organisation de l’Unité africaine (OUA) qui devait se tenir à Tripoli, est annulé en raison d’un désaccord sur la question de la représentation tchadienne revendiquée à la fois par Goukouni Oueddeï et Hissène Habré.
21 décembre. L’ambassadeur du Tchad à Paris, Ahmad Allam-Mi, rencontre de nouveau son contact à la DGSE (Lieutenant Eric Coulas) avec cette fois Pierre Marion, le directeur de la DGSE, qui lui réaffirme la volonté de son service d’assister le Tchad sur le plan de la sécurité.
1983
Janvier. Les FAN se dissolvent pour devenir la base de la nouvelle armée régulière du Tchad appelée les FANT, Forces armées nationales tchadiennes. Certains éléments des FAT de Wadal Abdelkader Kamougué rejoignent également les FANT dans un esprit de réconciliation sous l’impulsion de Hissène Habré.
10 janvier. Rencontre entre Guy Penne, Conseiller du Président François Mitterrand pour les affaires africaines, et Hissène Habré à N’Djaména.
Mi-janvier. Les Américains détiennent la preuve que la Libye accumule des forces le long de la frontière tchado-libyenne. Devant la tiédeur française, François Mitterrand adressant une vague mise en garde aux grandes puissances et aux pays voisins du Tchad contre toute intervention dans ce pays, Washington fournit au Tchad les clichés de la menace libyenne.
26 janvier. Hissène Habré institue une police politique et crée la DDS, la Direction de la documentation et de la sécurité.
Février. Le Haut commandement des FANT est créé: il est notamment composé de bureaux spécialisés avec des conseillers français détachés.
26 février. Signature de trois conventions franco-tchadiennes de financementd’entités civiles (développement rural, administration et santé publique).
Mars. Les États-Unis commencent à apporter une aide substantielle au régime de Habré en livrant des équipements militaires.
14 mars. Le Lieutenant Coulas, le contact DGSE de l’ambassadeur du Tchad en France, effectue une mission à Ndjamena sur instruction du ministère de la Défense.
13-14 avril. Visite de Guy Penne et Jean-Christophe Mitterrand à Ndjaména, les deux conseillers aux affaires africaines de l’Élysée.
25-27 avril. Visite de Christian Nucci, ministre français délégué auprès du Ministre des Relations extérieures, chargé de la Coopération et du Développement, pour une rencontre avec Hissène Habré.
Juin. L’aide américaine se renforce grâce aux livraisons au régime de Habré de missiles sol-air Redeye, et à l’acheminement au Soudan des avions d’observation Awacs.
7 juin. Hissène Habré, dans le discours anniversaire de sa prise du pouvoir, proclame une amnistie totale pour les opposants en exil et dénonce les visées libyennes.
9 juin. Le 19ème sommet de l’OUA qui s’ouvre à Addis-Abéba, consacre le gouvernement de Hissène Habré.
24 juin. Les forces du GUNT de Goukouni Oueddeï prennent la ville de Faya-Largeau (nord du Tchad) avec l’aide des troupes libyennes. Habré reconnaît la perte de cette ville.
26-28 juin. Christian Nucci, ministre français de la Coopération est dépêché à Ndjaména suite à la défaite des FANT à Faya-Largeau. Il s’entretient avec le président Habré et annonce l’envoi de 35 tonnes de matériel militaire et la France met à la disposition du Tchad des conseillers opérationnels du Service action de la DGSE.
28 juin. Début de l’opération «OMEGA»: des agents du Service action de la DGSE initie les forces de la Garde présidentielle au maniement du matériel.
29 juin. François Mitterrand déclare que la France «respectera ses engagements sans limite à l’égard du Tchad» en faisant référence à l’accord de coopération militaire franco-tchadien selon lequel la France doit apporter un soutien logistique aux opérations militaires tchadiennes.
1er juillet. Mitterrand déclare que la France «n’a aucune raison d’aller au-delà des accords de coopération de 1976» et affirme que le personnel sécuritaire déployé au Tchad ne participera pas à des opérations militaires. Houphouet-Boigny, Eyadéma et Kountché rencontrent Mitterrand à Paris pour le convaincre d’intervenir militairement.
2 juillet. Signature de deux conventions de financement concernant les transports au Tchad, pour un montant total avoisinant les 9 milliards de francs CFA.
3 juillet. Le président Mobutu envoie à Hissène Habré 250 parachutistes entièrement équipés par les États-Unis.
10 juillet. Après Faya-Largeau, Kalaït (Oum Chalouba) et Abéché tombent sous le contrôle des forces armées du GUNT, commandées par le Général Djibril Négué Djogo, originaire du Sud. Au cours de cette offensive, les Libyens se sont montrés beaucoup moins coopératifs que lors de la prise de Faya-Largeau. Plus tard, en 1985, le Général Djogo parlera de trahison à propos de cette sélection des objectifs.
11 juillet. L’équipe SAXO est envoyée dans la perspective d’une contre-attaque. 32 mercenaires sélectionnés par René Dulac sont dépêchés par la DGSE pour rejoindre Hissène Habré avec de l’équipement militaire.
18 juillet. Les mercenaires de l’équipe Saxo, entraînés par les membres de la DGSE qui forment l’équipe Oméga au tir de missiles Milan et à la manœuvre d’autochenille AML, rejoignent les FANT de Habré qui viennent de reprendre la ville d’Abéché aux forces du GUNT.
19 juillet. Les États-Unis, devant les appels pressants du président Habré, annoncent l’octroi à N’Djaména d’une aide de dix millions de dollars en matériel militaire et comprenant des véhicules tout-terrain, des uniformes, des vivres, des armes, des munitions et des techniciens afin de soutenir «les efforts accomplis par la France et le Zaïre au Tchad ».
26 juillet. Exécution sommaire par les soldats du FANT de 8 policiers de la localité de Kélo (Tandjilé) marquant le début de la répression dans le Sud.
29 juillet. La France offre un avion CASA 212 à l’armée nationale tchadienne.
30 juillet. Les FANT et les mercenaires SAXO reprennent, en présence de Hissène Habré, la ville de Faya-Largeau et commencent à l’occuper. Les FANT ont fait plus 1000 prisonniers, d’abord détenus dans des conditions inhumaines à Faya-Largeau, puis déportés vers N’Djaména. Certains sont exécutés sur place. La plupart sont des combattants tchadiens, mais l’on dénombre aussi des membres non-combattants de l’appareil politique du GUNT. Plusieurs ministres du GUNT découverts dans une maison de Faya où ils se cachaient sont sommairement exécutés. Des combattants libyens et soudanais sont également capturés. L’aviation libyenne bombarde la ville.
2 août. Hissène Habré informe les Présidents français et américain sur la situation de Faya et l’avancée de l’armée Libyenne. La France fournit un équipement anti-aérien.
4-8 août. Environ 1000 prisonniers de guerre du GUNT sont transférés par route de Faya N’Djaména et enfermés à la Maison d’arrêt de N’Djaména.
5 août. Mitterrand décide d’envoyer au Tchad un corps expéditionnaire français.
6 août. Selon Le Monde, le montant global des livraisons d’armes au Tchad s’éleve à 350 millions de francs français.
7 août. Reagan envoie au Tchad de l’aide militaire.
7-8 août. Dans la nuit du 7 au 8 août, Habré quitte la ville de Faya-Largeau avec certains des mercenaires à bord d’un avion piloté par un commandant français.
9 août. L’ambassadeur français Claude Soubeste annonce au président Habré le premier déploiement de l’armée française sous Mitterrand: début de «l’opération MANTA»à N’Djaména, Abéché et sur l’axe Moussoro – Salal.
9-10 août. Exaction des FANT dans le Sud : le village de Kébor (à 50 km de Moundou) est encerclé puis brûlé suite à des dénonciations arbitraires et en représailles à des attentats anti-gouvernementaux. Bilan : 12 morts.
10 août. Les forces gouvernementales de Habré évacuent en catastrophe Faya. Le GUNT de Goukouni Oueddeï et ses alliés reprennent la ville avec l’aide des Libyens.
11-23 août. Des équipes du 13ème régiment de dragons parachutistes, la formation spécialisée dans la recherche de renseignements, et du service action de la DGSE, s’installent le long de la «ligne rouge» située à hauteur du 15ème parallèle pour observer les déplacements des forces libyennes.
15 août. Rencontre entre Guy Penne et Hissène Habré à Ndjaména sur la situation militaire. Guy Penne annonce l’envoi au Tchad d’instructeurs français pour initier l’armée tchadienne à l’emploi d’armes modernes.
20 août. Opération Manta: Huit avions de combats (Jaguar et Mirage) arrivent à N’Djaména. Près de 3000 militaires français sont engagés dans l’opération Manta. Par cet engagement, Paris veut rééquilibrer les forces et favoriser le dialogue.
23 août. Arrivée du Général Bernard Poli, Commandant en chef des Forces Françaises au Tchad à NDjamena. Signature de deux conventions de financement à caractère civil d’un montant de 9 millions de francs CFA.
26 août. Rencontre entre Charles Hernu, Ministre français de la Défense, et son homologue tchadien, Yoma Routouang, ainsi que le Ministre de l’Intérieur, le Secrétaire d’État à la défense et Hissène Habré lui-même.
2 septembre. L’offensive déclenchée par les hommes de Goukouni Oueddeï dans la région d’Oum-Chalouba, au nord-est du Tchad, est stoppée par les forces gouvernementales. Les avions français survolent les combats sans intervenir.
6 septembre. Le Général Poli, commandant en chef de l’opération Manta, écrit le 6 septembre 1983 à l’attention du chef d’État-major à Paris, un télégramme informant d’un«violent accrochage région Oum-Chalouba». Il informe «sur mon ordre une patrouille de deux Jaguar et un C 135 F ont décollé de N’Djamena et se dirigent vers région Oum-Chalouba. STOP. Vous demande d’urgence conduite à tenir et en particulier consignes d’ouverture du feu pour les Jaguar».
15-16 septembre. Un groupe d’anciens fidèles du colonel Kamougué, réunis à Brazzaville, le destitue de la présidence du Comité permanent du Sud, reprochant au leader sudiste de s’être « vendu » à la Libye où il séjourne depuis plusieurs mois.
30 septembre. Visite à Ndjaména de 8 parlementaires français membres de la Commission de défense nationale.
31 octobre. Signature de deux conventions de financement à caractère civil d’un montant de près de 20 millions de francs CFA.
19 novembre. Signature de 6 conventions de financement à caractère civil, d’un montant de 1,7 milliard de francs CFA.
23 novembre. Guy Penne est reçu par Hissène Habré.
29 novembre. Le GUNT forme un « Conseil national de libération » formé de 15 membres. Goukouni Oueddeï annonce la création du Conseil national tchadien qui coiffera le GUNT. Ce conseil sera composé d’un président, d’un secrétaire général, d’un secrétaire général adjoint et de douze membres chargés de diverses commissions. Cette nouvelle met fin aux rumeurs circulant depuis plusieurs mois qui faisaient état de sa disparition et de son remplacement à la tête du GUNT par Acheick Ibn Oumar, nouveau leader du CDR.
Novembre – décembre. Offensive diplomatique en vue de la tenue d’une conférence de réconciliation entre tchadiens.
28 décembre. Le gouvernement français offre un avion Hercules C130 aux forces armées tchadiennes.
1984
1er janvier. Charles Hernu, ministre français de la Défense est reçu par Hissène Habré à N’Djaména.
3-4 janvier. Visite de Charles Hernu aux troupes françaises stationnées à Biltine et rencontre avec Hissène Habré.
4 janvier. Le ministre des Affaires étrangères de Habré, Idriss Miskine, figure importante de l’ethnie hadjaraï, rentre au Tchad et meurt subitement. La Radio nationale Tchad annonce officiellement qu’il est décédé suite à une crise aigüe de paludisme. Dans un communiqué rendu public par la Présidence de la République, il est déclaré que « la nation Tchadienne perd en Idriss Miskine, un patriote sincère, un révolutionnaire sans reproche et un nationaliste fervent ». À partir de la mort de Miskine, dont la version officielle est remise en cause par la communauté hadjaraï, un fossé de méfiance se creuse entre cette communauté et les Goranes de Habré, tant au sein du pouvoir politique que dans les forces armées.
8 janvier. Hissène Habré annonce qu’il ne sera pas présent au sommet de l’Organisation de la Conférence Islamique à Addis-Abeba et le GUNT l’accuse de chercher à le faire échouer.
9 janvier. Goukouni Oueddei se rend avec une délégation de 130 personnes à Addis Abeba, au siège de l’OUA, où doit se tenir une conférence de Paix sur l’avenir du Tchad. Habré menace de boycotter les pourparlers en raison de l’importance de la délégation du GUNT. Le but de l’OUA est en effet de réunir pour de nouvelles négociations les signataires des accords de Lagos. Habré serait ainsi relégué au rôle de simple chef de clan, ce qui est absolument inacceptable pour lui.
13 janvier. Échec à Addis-Abéba de la conférence de réconciliation sous l’égide de l’OUA.
24 janvier. Les forces du GUNT attaquent le poste militaire de Ziguey situé à 200 kilomètres en-dessous du 16ème parallèle et ainsi violent la ligne rouge garantie par l’opération Manta, ce qui est inacceptable pour le gouvernement français.
25 janvier. Sur ordre du ministre français de la Défense, Charles Hernu, deux avions Jaguar se lancent à la poursuite des troupes de Goukouni Oueddei. Ses hommes sont repérés alors qu’ils remontent vers la ligne rouge. Ils perdent alors plusieurs véhicules, tandis qu’un avion Jaguar est détruit et un Mirage touché. Le pilote du Jaguar meurt.
27 janvier. Suite à ce succès la « ligne rouge » est avancée d’une centaine de kilomètres (16e parallèle) plus au nord. Les effectifs français passent de 2 850 à 3 500 hommes.
Début 1984. Création d’un centre d’instruction pour les FANT à la ferme de Koundoul : l’attaché militaire à l’ambassade de France obtient de l’État-major français des moyens pour la formation des FANT. Des instructeurs sont envoyés dans le cadre de l’opération MANTA. Le centre fonctionne jusqu’à la mission Épervier en février 1986 et aura formé entre 2500 et 3000 hommes.
2 février. Hissène Habré reçoit M. Cheysson, ministre français des Relations extérieures, pour discuter du « délicat problème du rétablissement de la paix au Tchad ».
7-9 février. Visite du Chef d’État-major des forces armées françaises, le Général Lacaze, à Ndjaména.
28 février. Visite du Secrétaire d’État à la Défense, Jean Gatel, à Ndjamena.
29 février. Bilan publié sur l’aide financière française en 1983, qui s’élève à 12 milliards de francs CFA – dans ce bilan ne figure pas la coopération militaire, mais seulement les aides à caractère civil.
9 mars. Visite de Guy Penne, Conseiller spécial du Président François Mitterrand pour les affaires africaines, pour une rencontre avec Hissène Habré.
10 mars. Le ministre des Finances et Matériels tchadien, Elie Romba, en visite à Paris.
11 mars. Attentat contre un DC-8 de la compagnie aérienne française UTA sur l’aéroport de N’Djaména (ligne Brazzaville-Bangui-N’Djaména-Paris). Bilan : 25 blessés, aucun mort.
31 mars. Visite du Premier ministre, Pierre Mauroy, à Ndjaména, pour une rencontre avec Hissène Habré. Il est accompagné de Jean Gatel, l’ambassadeur français Claude Soubeste et de Christian Nucci. Ils rencontrent Hissène Habré.
2 avril. Habré demande à la France de renforcer son aide «aussi longtemps que la guerre dure, il faut nécessairement les moyens de faire face à cette situation ».
9 avril. Hissène Habré exprime sa compassion à François Mitterrand après un accident qui a coûté la vie à plusieurs soldats français.
Mai. Les effectifs de l’opération Manta augmentent pour atteindre plus de 4000 hommes.
15 mai. Signature d’une convention franco-tchadienne de financement à caractère civil d’un montant de 200 millions de francs CFA.
29 mai. Guy Penne en visite à Ndjaména pour s’entretenir avec Hissène Habré.
30 mai. Au lendemain d’un entretien avec Guy Penne, Hissène Habré se dit prêt à s’effacer pour favoriser une solution au conflit tchadien.
3 juin. Des unités militaires du GUNT opérant à partir du sud du pays prennent d’assaut les bureaux des préfectures de la Tandjilé et du Mayo-Kebbi.
7 juin. Après avoir déclaré que les forces françaises ne resteront pas au Tchad « si la raison de leur présence disparaît », Hissène Habré évoque, lors d’une immense parade militaire et civile rassemblant plus de 30 000 personnes à N’Djaména, la possibilité d’une rencontre avec son opposition.
18 juin. Signature d’une convention de financement à caractère civil d’un montant de 325 millions de francs CFA.
22-26 juin. Hissène Habré crée un parti unique, l’UNIR, l’Union nationale pour l’indépendance et la révolution. Comme le laissait déjà pressentir l’acte fondamental, Habré est désormais le seul maître à bord.
26 juin. Hissène Habré est élu à l’unanimité président de l’UNIR dont il déclare que l’objectif est de reconquérir la partie occupée du Tchad.
Juillet. Préparation d’une nouvelle conférence de paix devant se tenir à Brazzaville le 20 juillet. Intransigeance de Habré et de ses représentants qui refusent de négocier d’égal à égal avec leurs opposants. Le 16 juillet, le GUNT refuse les conditions posées par Habré et exige que les troupes françaises se retirent du pays avant la tenue de toute conférence.
1er juillet. Alors qu’un conflit a éclaté entre les combattants hadjaraïs et les autres formations goranes et zaghawas à Moundou, le Commandant en chef des FANT, Idriss Déby, est envoyé sur les lieux pour calmer la tension entre ces groupes.
3-4 juillet. Le Ministre français délégué auprès du Ministre des Relations extérieures chargé de la coopération et du développement, Christian Nucci, en visite à Ndjaména pour un entretien avec son homologue tchadien et Hissène Habré.
17 juillet. Au cours d’une conférence de presse au Caire, Hissène Habré se dit « prêt à se retirer et à renoncer à la Présidence de la République si le Tchad retrouvait son intégrité territoriale, son indépendance et sa stabilité ».
9 août. Signature de trois conventions de financement à caractère civil d’un montant de 490 millions de francs CFA.
1-3 septembre. Visite de Charles Hernu, Ministre de la Défense, pour l’inspection des troupes françaises, pendant laquelle il déclare que les troupes françaises de l’opération MANTA resteront au Tchad.
Septembre. « Septembre Noir »: Entre juin et septembre 1984, le sud du Tchad est le théâtre de nouvelles violences dont la responsabilité est imputée aux FANT et à des envoyés spéciaux de Hissène Habré. Des groupes d’auto-défense appelés « CODOS » attaquent des garnisons et montent des embuscades le long des axes routiers. La répression du régime sera féroce dans les préfectures du Moyen-Chari, du Logone Occidental, du Logone Oriental et de la Tandjilé. Des cadres civils seront sommairement exécutés dans les villes. Les villages du sud du pays et leurs habitants seront les victimes d’exécutions, de pillages et d’incendies à grande échelle.
12-13 septembre. Visite de Guy Penne, conseiller du président de la République française pour les affaires africaines, pour une rencontre avec Hissène Habré.
16 septembre. Un accord franco-libyen est établi pour le retrait « simultané et concomitant » des troupes françaises et libyennes du Tchad. La date du 25 septembre est arrêtée pour l’exécution de cette opération supervisée par des observateurs sénégalais et béninois. Claude Cheysson, alors ministre français des Relations extérieures, résume l’accord de la façon suivante : « Ils partent, nous partons. Ils reviennent, nous revenons ».
17 septembre. L’opération Silure (25 septembre – 11 novembre) est décidée: retrait des troupes françaises ainsi que de leurs équipements du Tchad (retrait simultanée des forces libyennes).
18 septembre. Retrait des forces libyennes.
18 septembre. Charles Hernu avertit personnellement Hissène Habré du retrait des forces françaises et libyennes. Ali Triki, responsable de la diplomatie de Tripoli, signale de nouveau que la bande d’Aouzou « fait partie intégrante de la Libye ». Il ajoute que « ce n’est pas un sujet de discussion possible entre nous et un autre État ».
21 septembre. Signature de 8 conventions de financement à caractère civil d’un montant de plus de 2 milliards de francs CFA.
22 septembre. M. Ausseil, Directeur des Affaires africaines et malgaches au Ministère des Relations extérieures, rend visite à Hissène Habré pour lui remettre un message personnel de la part du Président Mitterrand.
24 septembre. Deux DC-8 français quittent N’Djaména le matin pour Paris emportant chacun 20 tonnes de munitions, ce qui est relativement peu étant donné que la force Manta en dispose de 1 000.
26 septembre. Aucun indice de retrait n’étant décelable du côté libyen, la France décide de surseoir à l’évacuation de ses unités combattantes, mais autorise le début du retrait de la logistique non indispensable.
26 septembre. Le GUNT, depuis Niamey, accuse Hissène Habré de chercher à saboter l’accord de désengagement en refusant la présence d’observateurs béninois choisis par la Libye.
4-7 octobre. Visite d’Hissène Habré en France pour un sommet franco-africain sur le Tchad, qui est «l’occasion de repréciser les positions » et d’effectuer « un rapprochement des positions tchadiennes et françaises ». Déjeuner avec François Mitterrand et rencontre entre Charles Hernu et Hissène Habré.
9 octobre. Début du pont aérien français en faveur des populations sinistrées du Tchad.
12-13 octobre. Le Général Lacaze, Chef d’État-major général des Armées françaises, est en visite à Ndjaména et s’entretient avec Hissène Habré.
17 octobre. L’ambassadeur français Claude Soubeste se rend à Sarh, au sud du Tchad, en plein cœur de la répression et observe depuis son avion « quelques cases brûlées ».
18 octobre. Hissène Habré reçoit le général américain Vernon Walters, envoyé spécial du président Ronald Reagan, pour évoquer le soutien des États-Unis au gouvernement tchadien.
20 octobre. Ouverture de la Conférence de réconciliation à Brazzaville, qui réunit près de 120 délégués de toutes factions confondues. La conférence est immédiatement torpillée par le GUNT qui impose deux préalables : que le Tchad soit placé sous l’égide de l’OUA et que le GUNT seul soit reconnu comme force d’opposition.
24 octobre. La Conférence est définitivement bloquée lorsque le GUNT invite Habré à se départir de ses revendications de légitimité et de légalité. Elle est finalement reportée sine die.
30 octobre. Mise en place des équipes mixtes franco-libyennes à N’Djaména et Bardaï après le désaveu par le Tchad des observateurs du Bénin, pays choisi par la Libye.
31 octobre. La Libye rend Hissène Habré responsable de l’échec de la réunion de Brazzaville.
1er novembre. Les 4 mirages F1 basés à N’Djaména décollent à destination de Libreville.
3 novembre. Les 4 Jaguar de la 11e escadre de chasse décollent à destination de Bangui.
4 novembre. Les positions de Faya-Largeau et de Fada sont évacuées par les Libyens qui refusent cependant aux Français le contrôle de Gourou, Ougui et de l’aérodrome d’Ouaddi-Doum.
5 novembre. Fin de l’opération MANTA (Opération Silure). Le Général Bechu reçoit des mains de Hissène Habré les mérites d’Officier de l’Ordre National du Tchad.
5 novembre. Nouvelles exactions contre des civils par des FANT à Balkabra (34 kilomètres de Moundou). Le gouvernement de Habré se refuse à prendre des sanctions contre leurs auteurs.
6 novembre. Le Général Lacaze rencontre Hissène Habré et déclare que « la France estime que les libyens respectent leur engagement » de retirer leurs troupes du territoire tchadien.
7 novembre. Le dernier convoi des troupes françaises de l’opération Manta quitte N’Djaména pour le Cameroun. Néanmoins, une centaine reste pour poursuivre la formation des FANT. Bilan de l’opération Manta : 13 morts, 1 Jaguar abattu, 1 mirage touché.
8 novembre. Rapport officiel d’Amnesty International mettant directement en cause les membres de la Garde présidentielle de Habré, accusée d’avoir pris part à des massacres dans le Sud. Amnesty en appelle au président Habré pour « qu’il mette fin aux exécutions, qu’il enquête sur les tueries et les disparitions et qu’il assure que tous les prisonniers sont bien traités ».
10 novembre. Le directeur de la coopération militaire française, le général Behal, inaugure le bâtiment de l’état-major des FANT, réfectionné grâce au financement français. Il s’entretient avec Idriss Déby, commandant en chef des FANT, et est reçu par Hissène Habré. Il réaffirme que le départ de « MANTA » ne mettra pas fin à la coopération franco-tchadienne.
12 novembre. Christian Nucci, ministre de la Coopération, est à N’Djaména pour participer à la commission mixte Tchad-France, visite Moundou et Sarh et inaugure les bâtiments des bureaux de l’administration, totalement restaurés et réfectionnés par la coopération française.
13 novembre. Ouverture de la commission mixte Tchad-France à N’Djaména à laquelle assistent Ahmed Korom et Christian Nucci. Ce dernier fait part à Habré des « préoccupations » de la France en matière des droits humains. La France octroie 30 subventions de financement au Tchad pour réaliser « divers projets de développement »
14 novembre. Hissène Habré déclare que la France sait que les forces libyennes sont encore au Tchad et que Paris a les « même preuves que N’Djaména » sur la présence libyenne dans le pays.
15 novembre. François Mitterrand et Mouammar Kadhafi se rencontrent en Crète sous les auspices du Premier ministre grec Papandreou. Le président français fait connaître à son interlocuteur son mécontentement face au maintien des soldats libyens au Tchad en dépit de l’accord passé entre les deux parties.
16 novembre. Dans un entretien accordé au quotidien Libération, Habré reconnaît « qu’il y a des bavures au Sud, la guerre, c’est la guerre [...]. Une guerre entraîne nécessairement des dégâts, des pertes, des souffrances. Des cadres ont été arrêtés. Ils sont en prison. Ils seront jugés. Mais les accusations d’arbitraire, de massacres, d’atrocités sont gratuites et inacceptables [...] ».
19 novembre. Hissène Habré, Charles Hernu et le général Lacaze s’entretiennent longuement sur diverses options parmi lesquelles l’envoi éventuel d’un nouveau contingent français pour faire face à la présence libyenne dans le nord du Tchad.
20 novembre. Le Parti socialiste français décide d’envoyer en janvier une mission d’information au Tchad, afin d’examiner sur place la situation dans le sud du pays.
4 décembre. François Mitterrand écrit une lettre à Habré dans laquelle il exprime son inquiétude pour la situation des ressortissants français au sud du Tchad et écrit : « il serait grave également que nous semblions, de quelque manière que ce fût, associés à des excès commis par des troupes régulières tchadiennes que nous équipons et dont nous entraînons les cadres».
5 décembre. Claude Cheysson, ministre des Relations extérieures, déclare devant l’Assemblée nationale à Paris, après s’être entretenu au Tchad avec Hissène Habré, que ce dernier « avait refusé que la France renvoie des (nouvelles) forces au Tchad », après la reconnaissance par Paris du maintien des troupes libyennes dans le nord du pays.
10-12 décembre. Lors du 11e sommet franco-africain à Bujumbura, au Burundi, François Mitterrand déclare à Hissène Habré qu’avant « de nous demander de faire la guerre aux Libyens, réconciliez-vous d’abord avec vos rivaux, ceux du Nord comme ceux du Sud où les FANT ont commis des massacres ». Pendant ce même sommet, Hissène Habré assure : « Il n’y a jamais eu de véritable malentendu entre la France et nous ».
18 décembre. Roland Dumas, tout nouveau ministre français des Relations extérieures, rend responsable, sans le nommer, le président tchadien de la mort du Commandant Galopin, assassiné au Tchad en 1975 alors qu’il avait été envoyé pour négocier la libération de ressortissants européens, dont Françoise Claustre.
1985
7-13 janvier. Visite de 6 parlementaires français (notamment 2 PS, 1 RPR, 1 UDF) à N’Djaména pour 5 jours conduits par Alain Vivien (président du groupe amitié Tchad-France et membre du Comité directeur du fonds d’Aide et de Coopération). Visites au sud du pays dans les villes de Sarh et Moundou pour apprécier « les efforts entrepris pour rétablir ordre et sécurité », ainsi qu’à Ati dans l’est. Entretiens avec Hissène Habré et Brahim Mahamat Itno, ministre de l’Intérieur et de la Réforme administrative.
28 janvier. Le gouvernement français remet aux autorités tchadiennes 64 véhicules de la marque Peugeot dont 46 tout-terrains « pour permettre aux fonctionnaires d’autorité d’être plus présents sur le terrain, de fortifier l’État ».
26 février. Claude Soubeste, ancien consul puis ambassadeur de France au Tchad depuis 1982 est nommé commandant de l’Ordre National du Tchad par Hissène Habré.
28 février. L’ambassade du Tchad à Paris dénonce une « campagne d’intoxication » suite à l’article écrit par Renaud Girard dans le Figaro du 27 février 1985 relatif aux évènements du Sud.
8 mars. Le Tchad et la France signent 3 conventions de financement de 475 millions FCFA d’aide à la reconstruction.
17 mars. Offensive des FANT au nord contre le GUNT et destruction de la ville de Chicha.
29 mars. Le colonel Kadhafi déclare : « Nous n’avancerons pas vers le Sud du Tchad. Nous nous sommes déjà accordés [avec les Français] sur ce point ».
Avril. La méfiance de la communauté hadjaraï s’accentue de nouveau avec l’arrestation de l’une de ses figures, Maldoum Bada, le préfet du Guéra. Accusé de détournement de vivres, il est emprisonné pendant plus d’un an. Ses partisans estiment que les accusations sont fictives et le seul but est de l’écarter politiquement.
1er avril. Rencontre avortée entre Habré et Goukouni Oueddeï à Bamako, Mali.
1er avril. Guy Penne, conseiller spécial pour les affaires africaines et malgaches du Président Mitterrand, a été reçu par Hissène Habré. « La France fera tout pour que la réconciliation se réalise au Tchad ». Discussion sur des problèmes financiers de coopération civile et militaire.
11 avril. Vaste opération de ratissage tchado-centrafricaine contre les maquis opposés au régime de Ndjaména. En respect du pacte franco-libyen, les observateurs français placés au Tchad pour contrôler le désengagement militaire rentrent en France.
12 avril. Dans un communiqué diffusé depuis Niamey, le GUNT dénonce des massacres perpétrés par les FANT de Habré, notamment contre des « centaines de paysans désarmés, dont des vieillards et des enfants ». Le lendemain, le GUNT accuse Bangui de participer au « génocide » des populations tchadiennes dans le sud du Tchad.
17 avril. Signature de 3 conventions de financement entre la France et le Tchad à caractère civil (dont une destinée à la restauration des bureaux de la présidence) d’un montant de 540 millions de francs CFA.
18 avril. Visite de Roland Dumas à Hissène Habré.
22 avril. Signature de 4 conventions de financement à caractère civil, d’un montant de 22 millions de francs CFA.
24 avril. Dutheil de la Rochère, nouvel ambassadeur de France au Tchad, présente ses lettres de créance au Président Hissène Habré, alors que les relations entre Paris et Ndjaména sont au beau fixe.
Septembre. Renforcement de la présence militaire libyenne dans le Nord où il y aurait 4500 soldats libyens et 4000 hommes du GUNT de Goukouni Oueddeï.
Octobre. Allam-Mi, l’ambassadeur tchadien, est informé par Jean-David Levitte, sous-directeur des Affaires africaines au Quai d’Orsay, que Guy Penne est sur le point d’annoncer au président Habré, une aide militaire de 50 millions de francs français pour la fin de l’année 1985, et le même montant pour l’année 1986.
4 octobre. Hissène Habré informe Guy Penne de la mort du Docteur Ndem. Son cas avait retenu l’opinion française. En décembre 1984, un parlementaire français avait interpellé le ministre des Relations extérieures sur sa disparition. En mars 1985, une lettre d’anciens collègues français du Docteur Ndem avait été remise à Hissène Habré par Michel Levêque de la Direction des affaires africaines et malgaches.
11 novembre. Accord de réconciliation, à Libreville sous l’égide d’Omar Bongo, entre le gouvernement de Habré et certaines factions de l’opposition, le CDR notamment. Cet accord prévoit une amnistie générale « en faveur de tous les réfugiés et exilés politiques » ainsi que l’organisation d’un référendum sur la constitution tchadienne et la libération des détenus politiques et des prisonniers de guerre.
8 décembre. Au cours d’une interview de François Mitterrand sur la télévision française, le président français affirme que « la France n’est pas le gendarme de l’Afrique » et qu’il n’allait pas précipiter des armées françaises dans la « reconquête du nord du Tchad ». Pourtant, il lance un avertissement au colonel Kadhafi qui est alors en tournée en Afrique de l’Ouest. Mitterrand déclare « qu’il ferait bien de rester à l’intérieur de ses frontières et de ne pas provoquer de troubles inutiles et dangereux dans le bloc africain ». Le président a d’ailleurs exprimé sa satisfaction d’être considéré en Afrique comme «Mitterrand l’Africain ».
9 décembre. Hissène Habré, en recevant des journalistes français à l’ambassade du Tchad à Paris, déclare s’attendre à une nouvelle offensive des troupes libyennes.
12 décembre. Mitterrand met en garde Kadhafi contre toute intervention libyenne au Tchad, mais précise qu’il ne lancera pas l’armée française dans une « reconquête » du Nord-Tchad.
1986
10 février. Des forces libyennes et du GUNT lancent une offensive au sud du 16e parallèle. L’Armée nationale de libération du GUNT, appuyée par les Libyens, attaque Kouba-Olanga, avant-poste gouvernemental situé au sud de Faya-Largeau.
12 février. Hissène Habré reçoit Guy Penne qui déclare que l’aide militaire déjà prévue pour le Tchad sera accélérée «rapidement et très fermement».
14 février. Hissène Habré sollicite l’aide française dans le cadre des accords franco-tchadiens.
16 février. La France bombarde le terrain d’aviation de Ouadi-Doum qui sert de base militaire à l’armée libyenne, avec succès (utilisation de bombes anti-pistes). Plus tard dans la journée, un communiqué du ministre français de la Défense déclare à Paris que cette mission a « parfaitement réussi ».
17 février. La France déclenche l’Opération Épervierqui compte en février 1 500 hommes (Armée de terre 600, air 800, marine 100). Elle a pour mandat de fournir aux FANT le soutien et les appuis nécessaires pour s’opposer efficacement à toutes les agressions des coalisés et/ou des forces libyennes au sud du 16e parallèle. Elle est équipée de douze Jaguar et Mirage F1, deux sections missiles sol-air Crotale, et des missiles Stinger. La priorité du dispositif Épervier est l’action aérienne. Elle assure la défense des sitesde N’Djaména, Moussoro, Faya-Largeau, Abéché et Kalait.
17 février. Bombardement de l’aéroport de N’Djaména par l’aviation libyenne. La localité d’Oum Chalouba est le théâtre de combats entre les forces du GUNT et celles de Habré.
21 février. Une conférence de presse a lieu à N’Djaména, au cours de laquelle deux prisonniers libyens sont présentés: le capitaine Arabi Abdelsalam Rhamadan et le sergent Abdallah Ahmed Mohamed. Selon le ministre de l’Information tchadien, M. Soumaïla, ils auraient été capturés à Oum Chalouba.
24 février. Renforcement du «dispositif dissuasif» qui porte à 650 le nombre de militaires français en poste à N’Djaména et arrivée des premiers éléments de l’aide militaire américaine au gouvernement tchadien.
17 mars. Signature de deux conventions de financement entre la France et le Tchad: une à caractère civil d’un montant de 120 millions de francs CFA, et une aide militaire de 24,5 millions de francs français avec 16 millions de francs destinés au soutien logistique des FANT (postes radio, 6 VLRA, 20 missiles Milan, 500 fusils SIC, 30 000 cartouches 7,62 mm, 350 obus 90 mm, fournitures, etc.) et 8,5 millions de francs affectés au recyclage et à l’intégration des Codos ralliés (4 VRLA, 4 Renault 4 L, 7000 tenues, alimentations, aménagement camp de Mongo, etc.).
29 mars. Rencontre manquée au Congo entre Hissène Habré et Goukouni Oueddeï pour des raisons de protocole. Abdou Diouf, président du Sénégal et de l’OUA qui devait présider cette rencontre, traite Goukouni Oueddeï d’«irresponsable».
30 mars. Oueddeï répond au président Diouf et l’accuse d’être un «agent de l’impérialisme» avant de poser comme condition à une éventuelle rencontre avec Hissène Habré le retrait des troupes françaises du Tchad.
7-8 avril. Le ministre français de la Défense, André Giraud, se rend au Tchad pour visiter le dispositif militaire français de l’Opération Épervier et pour rencontrer Hissène Habré.
12 avril. Jacques Chirac, nouveau Premier ministre, déclare que «la France ne quittera le Tchad qu’à la demande du gouvernement légitime et lorsque qu’elle aura constaté que la présence française n’est plus nécessaire».
5 mai. Signature d’une convention de financement à caractère civil d’un montant de 750 millions de francs CFA.
13 mai. L’Ambassadeur de France au Tchad, Christian Dutheil, est reçu par Hissène Habré.
13 mai. Les États-Unis offrent à Habré deux gros porteurs Hercules C130.
14 mai. Le journaliste français de l’AFP, Jean-Claude Chapon, est déclaré «persona non grata». Officiellement, ce dernier participe en effet à une «campagne de désinformation et d’intoxication».
27-31 mai. Visite au Tchad du Chef de la mission militaire française de coopération, le général Behal, pour des entretiens d’ordre technique et pour une rencontre avec Hissène Habré.
14 juin. Signature de deux conventions de financement à caractère civil d’un montant de 485 millions de francs CFA.
4-7 juillet. Visite au Tchad d’une délégation de la Commission de la défense nationale et des forces armées à l’Assemblée Nationale française, menée par François Fillon, pour une mission d’information après la mise en place de l’Opération Épervier en février 1986. La délégation est reçue par Hissène Habré.
7-10 juillet. Le ministre français de la Coopération, Michel Aurillac, en visite au Tchad, avec le général Beal, pour traiter de coopération militaire et économique.
Août. Visite au Tchad de Richard Lawson, Commandant en chef adjoint des forces américaines en Europe et rencontre avec Hissène Habré. Quelques jours plus tard, Larry Speaks, porte-parole de la Maison blanche confirme la coopération des États-Unis avec le Tchad afin de renforcer ses forces armées.
21-24 septembre. Le conseiller du Premier ministre français pour les Affaires africaines et malgaches Jacques Foccart se rend au Tchad. Il est reçu pour «un tête-à-tête» avec Hissène Habré et s’entretient avecle ministre des Affaires étrangères et de la coopération.
10 octobre. Signature d’une convention franco-tchadienne de financement de 500 millions de francs CFA au profit de l’agriculture.
16 octobre. Peu après sa sortie de prison, le préfet Maldoum Bada constitue secrètement le MOSANAT, Mouvement du Salut national du Tchad, groupe d’opposition composé essentiellement de membres de son ethnie, les Hadjaraïs.
17 octobre. Goukouni annonce à RFI qu’il est assigné à résidence à Tripoli et que les Libyens se sont retournés contre lui. Il n’émet plus de réserves concernant d’éventuelles négociations avec Habré.
24 octobre. Habré et ses alliés fêtent l’alliance militaire dans le Nord entre les Forces armés populaires (FAP) de Goukouni Oueddeï et les Forces armées nationales tchadiennes (FANT) de Habré. Trois mois plus tard Goukouni Oueddeï se réfugie en Algérie.
26 octobre. Habré appelle à la reconquête du Nord (notamment la bande d’Aouzou) et réclame l’évacuation sans conditions des troupes Libyennes.
Novembre. Accords entre les états-majors de Goukouni Oueddeï et de Habré. Des accrochages se multiplient entre libyens et guerriers toubous. L’aide militaire française et américaine arrivent à N’Djaména afin d’aider la guérilla anti-libyenne. Renforcement et redéploiement du dispositif Épervier par la France suite au Sommet Franco-africain de Lomé où Habré a rencontré Mitterrand et Chirac.
6 novembre. Visite de Michel Aurillac, ministre de la Coopération du gouvernement français, à Ndjamena pour un entretien avec Hissène Habré.
17 novembre. Le haut commandement de l’armée gouvernementale tchadienne annonce qu’un chasseur-bombardier libyen a été abattu le 16 novembre, dans le Nord du Tchad, par les FAP de Goukouni Oueddeï. Il s’agit du deuxième appareil libyen dont N’Djaména annonce la destruction. L’état-major tchadien a également signalé que des unités libyennes ont lancé ce même jour une importante offensive contre la localité de Sherda, un avant-poste situé dans une région proche de la frontière nigérienne sous contrôle des FAP.
18 novembre. Acheikh Ibn Omar devient chef du GUNT, remplaçant ainsi Goukouni Oueddeï.
5 décembre. Main tendue d’Acheikh Ibn Omar, nouveau leader du GUNT, à Habré. Ce dernier se dit ainsi prêt à des négociations et abandonne les anciennes prétentions de Goukouni Oueddeï à la légitimité présidentielle.
11 décembre. Les Libyens attaquent Bardaï, Wour et Zouar. Selon N’Djaména et les représentants de Goukouni Oueddeï à l’étranger, l’aviation libyenne aurait fait usage de napalm et de gaz toxiques.
12 décembre. Au cours des bombardements de Bardaï, la chasse libyenne perd un avion Sukhoi. La situation au Tchad fait l’objet d’un entretien entre François Mitterrand et le président égyptien Hosni Moubarak à Paris. Suite à cette conversation, François Mitterrand réaffirme qu’il n’est pas question que la France «intervienne au nord du 16e parallèle». Répondant aux demandes du gouvernement tchadien, les États-Unis décident de fournir au Tchad une assistance militaire d’urgence de 15 millions de dollars.
16 décembre. Matignon ordonne à la mi-décembre 1986 que des vivres et du matériel militaire soient livrés aux dissidents de Goukouni Oueddei. Le GAM 56, l’unité de soutien aux opérations du service action de la DGSE, livre autour de Zouar les biens nécessaires aux dissidents à l’aide d’avions Transall.
17 décembre. Dans la nuit du 16 au 17 décembre, à la demande de Habré, deux Transall français parachutent 16 tonnes de vivres, munitions, carburant aux partisans de Goukouni Oueddeï dans le Tibesti. La région de Zouar (à l’ouest de Tibesti) est bombardée par l’aviation de Tripoli.
18 décembre. Charles Redman, le porte-parole du département d’Etat, affirme à Washington qu’une première livraison d’armes légères, de munitions et de vêtements a été effectuée le 4 décembre.
20 décembre. Contre-offensive des forces gouvernementales tchadiennes de Habré à Zouar (400 libyens tués) qui franchissent le 16e parallèle. Le «ministre des Affaires étrangères» du GUNT, Facho Ballam et le chargé d’affaires de l’Union soviétique se rencontrent à Tripoli. Les forces du GUNT dirigées par Acheikh Ibn Omar demandent à l’Union soviétique d’apporter son soutien «face à l’agression franco-américaine dont le peuple tchadien est l’objet».
31 décembre. Les FANT de Habré lancent une contre-offensive à Zouar dont le succès inquiète les Libyens.
1987
2 janvier. Deux à trois mille combattants des FANT de Habré reprennent Fada. Près de 800 Libyens sont tués, plus d’une centaine de prisonniers, des dizaines de chars détruits, une énorme quantité de matériels récupérés. Début de la reconquête du Nord par les forces gouvernementales du Tchad.
4 janvier. Des Migs 22 libyens franchissent la «ligne rouge» pour la première fois depuis février 1986 et bombardent Arada.
7 janvier. L’Armée française bombarde les installations radars de Ouadi-Doum, la grande base libyenne au Tchad, à 150 km de Faya-Largeau.
9 janvier. Proclamation de l’alliance entre les forces de Hissène Habré et de Goukouni Oueddeï.
10-12 janvier. Visite à Ndjaména d’une mission militaire et diplomatique française, menée par le Général Jean Saulnier, Chef d’État-major des armées françaises, et qui s’inscrit dans le cadre de la doctrine d’application du plan «Épervier». Délégation reçue par Hissène Habré.
15 janvier. Hissène Habré déclare à la presse qu’il est satisfait du «ravitaillement militaire français».
17 janvier. Hissène Habré affirme que la Libye a doublé ses effectifs dans le nord du Tchad.
21 janvier. Les forces tchadiennes reprennent Zouar.
29 janvier. Wadal Abdelkader Kamougué rentre de son exil au Congo et se rallie à Hissène Habré. Il devient ministre de l’Agriculture au sein du gouvernement Habré.
30 janvier. Aide matérielle militaire accordée par la France au Tchad d’une valeur de 250 millions de francs français: elle comprend entre autres 12 AML, 10 postes Milan, 250 missiles, 30 VLRA, 15 postes radio TRC40, LRAC, 60 000 rations de combat et la livraison quotidienne de 17 m3 de carburant.
27 févier. Hissène Habré affirme que le colonel Khadafi a pour «objectif fondamental»de reconquérir Fada et que la Libye s’apprête à «contre-attaquer».
2 mars. Le colonel Khadafi propose une rencontre en Libye avec Hissène Habré.
12-14 mars. Visite au Tchad de Michel Aurillac, ministre français de la coopération, pour signer une convention de financement et rencontrer Hissène Habré. Signature de 2 conventions de financement à caractère civil, d’un montant de 475 millions de francs CFA.
20 mars. Défaite des forces de Habré près de Fada.
22 mars. A la suite d’une offensive éclair, les forces tchadiennes reprennent Ouaddi-Doum, principale base libyenne au nord du Tchad, à 150 km de Faya-Largeau (1269 libyens sont tués), après avoir repris Bir Kora.
22 mars et jours suivants. Des agents du service action de la DGSE arrivent à Ouadi Doum pour inspecter l’artillerie trouvée sur place puis Hissène Habré autorise un groupe d’une vingtaine d’agents français à venir examiner le matériel et aider à le rapatrier dans la capitale tchadienne, mais ces derniers, sous l’intensité des bombardements libyens, rentrent à Ndjaména plus tôt que prévu. Après différentes propositions, ce sont finalement les Américains qui viennent rapatrier le matériel de Ouadi Doum. La France crie au scandale, mais finalement récupère une part du butin alors évalué à plus d’un milliard de dollars.
23-26 mars. Les Libyens évacuent Faya-Largeau, occupée depuis août 1983. Ils laissent sur place d'immenses champs de mines. Cette victoire annonce en théorie la fin de la guerre entre le Tchad et la Libye.
16 avril. Goukouni Oueddeï appelle les opposants à reconnaître Hissène Habré comme président.
22 avril. Signature de trois conventions franco-tchadiennes de financement à caractère civil d’un montant de 225 millions de francs CFA.
25 avril. Goukouni Oueddeï reconnaît Hissène Habré comme «autorité suprême»du Tchad.
26 avril. Les autorités françaises estiment avoir été abusée par le régime de Hissène Habré: suite à une entrevue retardée entre l’ambassadeur français et Hissène Habré à Ndjaména, le président François Mitterrand décide un ralentissement du flux d’argent et de matériel vers le Tchad.
30 avril. Le conseiller diplomatique du gouvernement français, Fernand Mibaux, reçu par Hissène Habré.
15 mai. L’Ambassadeur du Tchad en France accueilli au parlement français, où il fait un exposé circonstancié sur le Tchad et répondu à des questions concernant la situation économique, diplomatique et militaire du Tchad.
27 mai. Visite de la grande commission mixte franco-tchadienne et de Michel Aurillac à Ndjaména. Il rencontre Hissène Habré puis visite Faya-Largeau.
28 mai. Maldoum Bada entre dans la clandestinité. La même nuit, une vague d’arrestations et de répression des Hadjaraïs est décidée et des centaines d’opposants réels ou supposés sont arrêtés et tués à N’Djaména et en province, en particulier dans la préfecture du Guéra. Entre mai et juillet 1987, la répression est extrêmement violente.
31 mai. Hissène Habré accepte l’allègement du dispositif «Épervier».
19 juin. Hissène Habré est reçu par Ronald Reagan à la Maison blanche.
12 juillet. Les négociations à Alger entre Oueddeï et N’Djaména sont interrompues quand la délégation tchadienne quitte la ville.
12-15 juillet. Habré est en visite officielle en France. Il assiste, le 14 juillet 1987, aux côtés du président français François Mitterrand, au défilé des forces militaires françaises sur les Champs-Elysées à Paris. Entretiens de Habré avec le président de la République, le Premier ministre, le ministre des Affaires étrangères et le ministre de la Défense.
15 juillet. À Saint-Nazaire, Hissène Habré réaffirme sa volonté de récupérer la bande d’Aouzou.
27 juillet. Au sommet de l’OUA, Hissène Habré demande que l’on exige le retrait des troupes libyennes de la bande d’Aouzou.
Août. La France fait parvenir du matériel sur le stock d’Épervier au gouvernement tchadien: 52 missiles Milan, 160 roquettes LRAC 89 mm, 400 obus de 90 mm, 2 400 coups de 20 mm.
Confirmation de l’aide financière américaine, des livraisons de véhicules, d’avions de transport, de munitions, d’armes légères et de missiles anti-aériens «Red Eye».
8 août. Reconquête éclair de la bande d’Aouzou (plus spécifiquement, de la palmeraie du Tibesti) par l’armée tchadienne (500 Libyens tués). Cette reconquête s’effectue sans le soutien de la France qui reste favorable à une solution politique de cet ancien conflit frontalier.
10 août. François Mitterrand déclare que l’action de Habré au Tchad «n’engage que lui-même» et laisse entendre que le dispositif Épervier ne sera pas allégé. Pendant ce temps, le Département d'État américain déclare «soutenir la revendication de souveraineté du gouvernement tchadien sur la bande d'Aouzou».
13 août. Habré se déclare prêt à rencontrer Khadafi.
19 août. L’aviation militaire de la Libye commence à verser des tonnes de bombes sur les soldats tchadiens présents à Aouzou. Les forces tchadiennes déplorent de nombreuses pertes humaines et matérielles et sont forcées d’évacuer Aouzou le 28 août.
23 août. Amnesty International rend public un nouveau rapport faisant état de récentes arrestations arbitraires et actes de torture au Tchad. Amnesty dénonce ainsi l’arrestation du journaliste tchadien Saleh Gaba (ancien correspondant de l’AFP) à la mi-juillet dans le Guéra (centre du Tchad). Saleh Gaba appartient au groupe ethnique des Hadjaraïs dont plus d’une vingtaine de personnalités ont été arrêtées, selon Amnesty, depuis le mois de mai.
5 septembre. Pour venger leur évacuation d’Aouzou, les forces tchadiennes conduites par leur commandant en chef Hassan Djamous, lancent un raid mortel contre la garnison libyenne de Maten es Sarra, en territoire libyen, évaluée à 2500 hommes.
7 septembre. Deux Tupolev libyens volent vers N’Djaména: un est abattu par les Français, un autre bombarde Abéché et fait deux morts.
11 septembre. Cessez-le-feu entre le Tchad et la Libye à la demande de l’OUA. Les deux belligérants prennent conscience qu’ils ne pourront pas remporter de victoire militaire définitive.
4 décembre. Hissène Habré demande une aide militaire renforcée à la France et aux États-Unis et juge insuffisantes les livraisons de missiles américains Stinger.
12 décembre. Hissène Habré annonce qu’une colonne libyenne est arrivée au Soudan.
Fin 1987. L’ambassadeur tchadien signe avec le ministre de la coopération Aurillac une aide budgétaire de 40 millions de francs.
1988
16-19 janvier. Visite du ministre français de la défense André Giraud au Tchad, reçu par Hissène Habré. Les entretiens ont porté sur la situation générale de sécurité au Tchad.
Mars. Le chef d’état-major des armées françaises annonce l’arrivée de 38 VRLA destinés à l’armée tchadienne.
31 mars. Jean Audibert, conseiller de François Mitterrand, est reçu par Hissène Habré.
5 avril. Le ministre de la Défense français, André Giraud, évalue les troupes libyennes massées à la frontière tchadienne à 20 000 soldats et 400 blindés. Il confirme ainsi les chiffres avancés quelques jours auparavant par l'ambassadeur du Tchad à Paris. Il indique que le dispositif militaire français «n’a pas changé» et que si la menace libyenne sur le Tchad devait se préciser pendant la campagne électorale présidentielle française de mai 1988, «la France réagirait comme elle l’a fait jusqu'ici».
16 avril. Un groupe d'officiers libyens prisonniers de guerre à N’Djaména déclare avoir rejoint l’opposition à Khadafi.
16 mai. Goukouni Oueddeï se replie à Cotonou, au Bénin. Khadafi propose un sommet avec lui et Habré pour «sceller la réconciliation nationale, sans laquelle la guerre civile au Tchad reprendra». En gage de bonne volonté, Khadafi propose un plan de reconstruction au Tchad et remet les prisonniers de guerre tchadiens aux Nations Unies.
16 juin. L’Union populaire tchadienne déclare souhaiter la réconciliation avec le gouvernement de Habré et décide d’entrer en contact avec le gouvernement tchadien en vue de parvenir à une réconciliation nationale.
12-22 juillet. Formation en photographie, explosif et maniement des armes de huit agents de la DDS par deux fonctionnaires de la DGSE.
3 octobre. Communiqué publié par le ministère des Affaires étrangères français annonçant la normalisation des relations diplomatiques Libye-Tchad. La France accueille cette nouvelle «avec grande satisfaction», de même que les présidents tunisien et gabonais.
5 octobre. Habré refuse le sommet de la réconciliation avec la Libye et préfère une négociation bilatérale. Il refuse aussi de rencontrer son vieux rival Goukouni Oueddeï qui se trouve à la tête d'un fantomatique GUNT en Libye. Habré se déclare satisfait des efforts de médiation de la Tunisie tout en refusant une rencontre au sommet avec Khadafi. Allam Mi, ambassadeur du Tchad en France, déclare: «Il n'y a pas de lien à établir entre la normalisation tchado-libyenne et la présence du dispositif français Épervier, puisque celui-ci n'a qu'un rôle défensif».
19 novembre. À Bagdad et sous les auspices du gouvernement irakien, le gouvernement tchadien signe un accord de réconciliation avec Acheikh Ibn Oumar, président du CDR, un des principaux opposants du président Habré. Le lendemain, Habré reconnaît qu’il existe une certaine détente dans les relations entre le Tchad et la Libye, mais assure que des «problèmes demeurent».
1989
15-17 janvier. Hissène Habré reçoit le Chef d’État-major des armées françaises, le général Schmitt, en visite au Tchad, pour «faire avec lui un tour d’horizon des aspects militaires de la coopération franco-tchadienne».
21 janvier. Hissène Habré reçoit Gérard Renon, Secrétaire d’État français à la défense, accompagné par l’Ambassadeur de France au Tchad, François Gendreau.
25 février. Hissène Habré annonce à Bamako une «évolution positive» des relations entre la Libye et le Tchad.
26 mars. Hissène Habré demande à l’Ambassadeur français au Tchad que lui soient envoyés des armements. François Mitterrand envoie du carburant et des munitions, mais décide d’alléger l’opération Épervier.
Avril. Habré dénonce un complot qui cherche à le renverser. Il dénonce les responsables comme étant Hassan Djamous, Chef d’état-major des FANT, son cousin Idriss Déby, conseiller spécial de Hissène Habré et Ibrahim Itno, ministre de l'Intérieur. Ceux-ci prennent la fuite le 1er avril. Idriss Déby sera le seul rescapé de la poursuite qui s’est organisée. Il gagne le Darfour soudanais et organise une résistance armée.
7 mars. Le MOSANAT annonce deux victoires contre l’armée tchadienne.
21 juillet. Habré rencontre Kadhafi à Bamako au Mali.
26 août. Départ du commandant de l’opération Épervier, s’accompagnant du retrait de 4 Mirage F-1, d’un avion de ravitaillement et de 200 soldats français.
31 août. Un accord-cadre de paix entre le Tchad et la Libye est signé à Alger. Cet accord prévoit (1) un règlement politique du différend territorial à propos de la bande d’Aouzou, occupée par la Libye depuis 1973, (2) le retrait du Nord de 7000 à 8000 soldats libyens, (3) la libération de 2000 prisonniers de guerre libyens. L’accord-cadre ne fait aucune référence à la présence des forces françaises au Tchad.
1er septembre. Hissène Habré envoie Guihini Korei, directeur de la DDS, en France pour suivre les «cours à l’École supérieure de Guerre» à Paris, du 1er septembre 1989 au 3 juin 1990.
Octobre et novembre. Les forces d’Idriss Déby, regroupées au sein d’un mouvement nommé l’«Action du Premier Avril» lancent, depuis le Soudan, une première offensive contre les FANT de Hissène Habré.
27 décembre. Quarante-cinq détenus politiques, dont trois femmes, sont libérés à l’occasion de la prestation de serment de Hissène Habré, pour un nouveau mandat de sept ans à la Présidence de la République.
1990
Janvier. Les rapports entre le Tchad et la Libye se tendent de nouveau. Hissène Habré accuse la Libye de soutenir la rébellion de Déby.
25 janvier. La France accorde un crédit à caractère civil de 6 milliards de francs CFA au Tchad.
15 février. Visite de la délégation française des anciens de la 2ème division blindée à Ndjaména.
30 mars. Pendant le mois de mars, Idriss Déby, à partir de la province soudanaise du Darfour, attaque des garnisons tchadiennes. La France réagit par un «renforcement limité» du dispositif militaire français «Épervier», précisément à l’est du Tchad. Paris décide l’envoi de quelques 300 militaires en renfort à Abéché: un escadron du 1er Régiment étranger de cavalerie (1er REC), armé de véhicules blindés légers (AML), vient de Centrafrique, tandis que 2 compagnies de combat et l’état-major léger du 3e Régiment d’infanterie de marine (3e RIMA) remonte de N’Djaména.
10 avril. Quelques jours après l’annonce par les forces de Habré de la «destruction totale des forces ennemies», le dispositifÉpervier est de nouveau allégé.
27 avril. Acheikh Ibn Oumar, nouveau ministre tchadien des Affaires étrangères, annonce à Paris que s’il n’y a pas d’accord avec la Libye d’ici le 1er septembre, le Tchad portera son différend territorial avec la Libye devant la Cour internationale de Justice de la Haye, comme le prévoit l’accord-cadre de paix signé le 31 août 1989 à Alger.
Juin. François Mitterrand accepte de céder aux FANT une douzaine d’AML que le Tchad règle sur ses fonds propres, pour la première fois, pour la somme de 25 millions de francs CFA.
19-21 juin. Le 16e sommet franco-africain de La Baule amorce le tournant de la politique africaine de la France en conditionnant l’aide au développement à la démocratisation des régimes africains. Hissène Habré critique publiquement les «injonctions» de François Mitterrand et déclare qu’il n’a de leçon à recevoir de personne.
8 juillet. Des élections législatives sont organisées pour la première fois depuis 1962, élections «sous surveillance». Les résultats confirment l’emprise de Habré sur le Tchad.
22 août. Rencontre entre Habré et Kadhafi à Rabat, échec des pourparlers. Toutefois, le sommet tchado-libyen, réuni à l'initiative du souverain marocain quelques jours avant l'expiration du délai d'un an prévu par l'accord d’Alger, a pour objectif de trouver une «solution politique» à leur différend frontalier. Les deux parties ne parviennent pas à trouver un terrain d’entente, en dépit des six réunions de la commission mixte créée à cet effet. N’Djaména préfère recourir, comme le prévoit l'accord, au verdict de la Cour internationale de Justice (CIJ) en cas d'échec des négociations.
1er septembre. Le Tchad et la Libye portent leur différend territorial devant la Cour internationale de Justice de La Haye. Le 3 février 1994, la Cour internationale de Justice attribuera au Tchad la bande d’Aouzou.
10 novembre. Idriss Déby lance 3500 combattants du MPS sur les positions de l'armée régulière après deux revers sérieux. Trois villes tchadiennes sont prises. Habré lui-même mène la contre-attaque et regagne deux petites places, Iriba et Guéreda. Mais à Tiné, sur la frontière soudanaise, il tombe dans un piège auquel il échappe de justesse. Les rebelles déclarent avoir tué 2000 hommes de Hissène Habré et capturé 3000 d’entre eux.
19 novembre. Paris déplace la moitié de ses 1000 soldats au Tchad de N’Djaména à Abéché.
25 novembre. Alors que la France affiche une neutralité officielle dans le combat que se livrent Idriss Déby et Hissène Habré, l’administration américaine fait une déclaration de la dernière chance: «Les Etats-Unis soutiendront Hissène Habré jusqu’au bout» et soulignent «les preuves accablantes» de l’armement massif fourni par la Libye à Idriss Déby.
Dans la nuit du 30 novembre au 1er décembre. Le régime de Hissène Habré s’effondre. Hissène Habré prend la fuite vers le Cameroun après avoir détourné illégalement une grande partie du Trésor public tchadien pour un montant de plus de trois milliards de Francs CFA. Quelques jours plus tard, il arrivera en exil au Sénégal.
2 décembre. Idriss Déby entre dans N’Djaména avec à ses côtés Paul Fontbonne de la DGSE. Ce dernier devient le conseiller particulier du nouveau président.
Remerciements
La rédaction de ce rapport et les recherches sur lesquelles il s’appuie ont été effectuées par Henri Thulliez, consultant pour Human Rights Watch sur l’affaire Hissène Habré. Ce rapport s’appuie également sur plus de quinze années de travail et de recherches effectués par les membres de Human Rights Watch et de plusieurs autres organisations. Le rapport a été révisé et finalisé par Reed Brody, conseiller juridique et Philippe Bolopion, directeur adjoint du plaidoyer au niveau mondial.
Peter Rosenblum, professeur de droit international et de droits de l’Homme au Bard College, en ont révisé les aspects juridiques. Bénédicte Jeannerod, directrice du bureau de Paris de Human Rights Watch et Aisling Reidy, conseillère juridique, et ont aussi révisé ce rapport. Camille Marquis, associée au bureau de Paris, a prêté son soutien pour la production de ce rapport.
Marion Chahuneau, Sébastien Grégoire, Hernan Garces, Frédérique Mariat, Mathilde Siadul, Eléonore Gauthier et Clara Gonzales, stagiaires à Human Rights Watch auprès de l’affaire Hissène Habré, ont fourni une assistance essentielle pour les recherches et la rédaction du rapport.
Human Rights Watch remercie Josué Ngueyam Djiraingué pour ses recherches au Centre de Formation au Développement à N’Djaména.
Human Rights Watch tient à remercier toutes les personnes qui ont accepté d’être interrogées pour ce rapport, et qui l’ont rendu possible en accordant généreusement le temps requis pour exprimer leurs opinions.
Human Rights Watch remercie particulièrement pour leurs précieuses orientationsJean-Marie Fardeau, ancien directeur du bureau de Paris de Human Rights Watch, Vincent Hugeux, journaliste et Antoine Glaser, journaliste.