Résumé
Après avoir accueilli pendant pratiquement 50 ans des centaines de milliers de réfugiés de divers États voisins, le Cameroun porte atteinte à sa réputation de pays généreux en ce qui concerne l’accueil de réfugiés. L’armée camerounaise, dans ses efforts pour repousser le groupe islamiste nigérian Boko Haram, qui a renforcé avec une violence sans cesse croissante son ancrage dans le nord du Cameroun depuis 2013, estime que des dizaines de milliers de demandeurs d’asile nigérians menacent leurs objectifs en termes de sécurité et ont ainsi appliqué une politique d’expulsions forcées de masse envers cette population vulnérable. Le but de l’armée camerounaise semble être d’expulser du pays les Nigérians et de dissuader de futurs demandeurs d’asile de demander la protection du Cameroun.
Depuis début 2015, les autorités camerounaises ont sommairement expulsé au moins 100 000 Nigérians vivant dans des endroits isolés proches de la frontière vers l’État de Borno, où ils doivent faire face à la guerre, aux déplacements et à la misère. Au moins 4 402 ont été expulsés au cours des sept premiers mois et demi de l’année 2017. En effectuant ces expulsions, les militaires camerounais ont souvent eu recours à une violence extrême. Certains, dont des enfants, affaiblis après avoir vécu pendant des mois ou des années sans une quantité suffisante de nourriture ou de médicaments dans les zones proches de la frontière, ont perdu la vie pendant ou juste après leur expulsion, et des enfants ont été séparés de leurs parents.
Les retours forcés constituent une violation de principe de non-refoulement, que doit appliquer le Cameroun selon des lois nationales et internationales. Ils sont également menés en contradiction avec le plaidoyer émis fin 2016 par le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) à l’attention de tous les gouvernements afin qu’aucun ne renvoie de personne dans le nord-est du Nigeria « avant que la situation en ce qui concerne la sécurité et les droits de l’homme ne s’améliore considérablement ».
Depuis début 2015, l’armée camerounaise contrôle de façon agressive les nouveaux arrivants nigérians à la frontière, en soumettant certains à la torture ou d’autres types de violences, et les retient dans des villages et des camps de réfugiés de fortune isolés et mal desservis, dont l’accès a été refusé au HCR. Cette politique consistant à empêcher les demandeurs d’asile d’être protégés a facilité leur expulsion par le Cameroun.
Environ 70 000 réfugiés étant parvenus à atteindre le seul camp camerounais destiné à accueillir les réfugiés nigérians, situé à Minawao, ont également subi des violences de la part des militaires camerounais, ont un accès limité à l’eau et à la nourriture, et sont victimes de restrictions abusives en ce qui concerne leur liberté de mouvement. En avril et mai 2017, 13 000 sont retournés au Nigeria et certains d’entre eux ont été tués début septembre après une attaque menée par Boko Haram sur le camp de déplacés de Banki, où beaucoup d’entre eux avaient échoué.
Afin d’éviter de respecter les obligations fondamentales en ce qui concerne les réfugiés et fournir protection et assistance à des dizaines de milliers de demandeurs d’asile nigérians au Cameroun, les autorités ont refusé l’enregistrement de leurs demandes d’asile par le HCR et ont également refusé d’étudier leurs cas dans les zones frontalières pour qu’ils aient accès à la protection due aux réfugiés ou, mis à part quelques exceptions, de prendre les dispositions nécessaires pour leur transfert vers Minawao où le HCR peut les enregistrer.
À la mi-2017, le HCR n’avait toujours reçu qu’un accès sporadique à des communautés de la zone frontalière afin d’effectuer les procédures de base de pré-enregistrement, laissant ainsi sûrement des dizaines de milliers de demandeurs d’asile sans accès à une quelconque protection et leur faisant risquer un retour forcé illégal. L’agence a à plusieurs reprises mais sans succès demandé au Cameroun de mettre en place de nouveaux centres de transit pour enregistrer les nouveaux demandeurs d’asile arrivant dans le pays.
Après avoir publiquement gardé le silence pendant deux ans sur cette situation, fin mars 2017, le HCR a commencé à critiquer publiquement les autorités au sujet de ces retours forcés de masse de réfugiés. La décision de critiquer ces actions a été motivée par la persistance des retours forcés, même après que le Cameroun a signé un accord début mars avec le Nigeria et le HCR, accord dans lequel les deux pays s’engagent à respecter les retours volontaires. À la mi-juillet, des preuves venues du terrain confirmaient que le Cameroun a continué à expulser illégalement des centaines de demandeurs d’asile, malgré le déni officiel des autorités.
Fin juin 2017 les autorités nigérianes ont répondu aux pressions du Cameroun en envoyant des véhicules militaires à la frontière pour aider le Cameroun à expulser pratiquement 1 000 demandeurs d’asile. Le Nigeria s’est ainsi rendu complice de ce retour forcé illégal de ses propres citoyens.
Fin juin et en juillet 2017, Human Rights Watch s’est entretenu avec 61 réfugiés et demandeurs d’asile au Nigeria au sujet des violences qu’ils ont subies au Cameroun.
Ceux qui vivaient auparavant dans la zone frontalière avec le Cameroun, en particulier à ou près de Kolofata et Mora, ont évoqué des niveaux choquant de violence physique perpétrée par les militaires camerounais entre début 2015 et avril 2017. Ils ont décrit la manière dont les militaires les ont torturés et agressés, eux ainsi qu’une douzaine d’autres à leur arrivée et pendant les procédures de contrôle, les accusant d’appartenir à Boko Haram ou d’être « les épouses de Boko Haram ». Ils ont raconté que des militaires surveillaient quotidiennement de près leurs mouvements, qu’ils les battaient et leur extorquaient de l’argent en les menaçant de détention ou d’expulsion alors qu’ils ramassaient du bois de chauffe. Le HCR affirme qu’il a reçu des rapports similaires de la part de demandeurs d’asile vivant dans la zone frontalière.
Les demandeurs d’asile ont également décrit à Human Rights Watch les conditions humanitaires déplorables dans la zone frontalière, avec un accès limité à la nourriture et la façon dont ils se battent pour assurer leur survie et celle de leurs familles face à la misère qui est exacerbée par l’exploitation. Une femme a décrit comment des militaires ont promis de donner à des femmes de la nourriture et de ne pas les expulser en échange de rapports sexuels avec eux.
Toutes les personnes ayant participées à ces entretiens ont dit que tout le temps qu’elles ont passé dans les villages frontaliers, des militaires camerounais rassemblaient des douzaines ou des centaines de demandeurs d’asile, les battaient avec des bâtons de bois et des barres de métal pour les forcer à entrer dans des camions pour les expulser. Certains ont dit qu’ils avaient été témoins de l’expulsion par des militaires de douzaines de groupes de centaines d’individus. Après avoir vécu dans la peur de l’expulsion, ils ont ensuite décrit comment ils ont subi le même sort. Beaucoup ont dit qu’ils ont vu d’autres expulsés, dont des enfants, mourir lors de leur expulsion.
Les réfugiés ayant vécu ou vivant toujours actuellement dans le camp de Minawao ont rapporté à Human Rights Watch l’extrême violence dont ils ont été victimes dans le camp, en particulier en 2015, lorsque des militaires les ont battus eux ainsi que des centaines d’autres réfugiés lors d’une distribution de nourriture dans le camp, évoquant un bilan de plusieurs morts et blessés. Certains ont aussi dit que des militaires les ont violemment battus eux ainsi que d’autres en 2016 et en 2017 ; par exemple lorsqu’ils les ont trouvés en train d’essayer de ramasser du bois de chauffe en dehors du camp, et qu’ils ont tenté de leur extorquer de l’argent.
Les réfugiés ayant vécu dans le camp évoquent des conditions humanitaires critiques depuis 2015, avec la réduction des rations de nourriture et le manque d’eau potable. Certains ont également dit qu’ils avaient énormément de mal à avoir accès à des soins adéquats. Beaucoup ont dit que ces conditions ont poussé des milliers de personnes à quitter le camp et à retourner au Nigeria en avril et mai 2017. Cependant, en avril 2017, l’accès à l’eau s’est considérablement amélioré et les Nations Unies (ONU) ont déclaré avoir l’espoir d’avoir de nouveau des rations complètes de nourriture pour trois mois à partir d’octobre.
Le 7 août, Human Rights Watch a écrit au Ministre camerounais de l’Administration Territoriale et de la Décentralisation pour lui exposer nos constats et lui demander d’émettre un commentaire. À ce jour (mi-septembre), nous n’avons toujours pas reçu de réponse.
Après le retour forcé des réfugiés dans leur pays d’origine, l’armée nigériane les a transférés dans des camps de déplacés militarisés ou dans des villages dans l’État de Borno, où les conditions sont difficiles et où les femmes et les jeunes filles doivent faire face à l’exploitation sexuelle. Ces endroits sont situés en plein cœur de la zone dans laquelle se déroule le conflit entre l’armée nigériane et Boko Haram, conflit qui a déplacé environ 2 millions de civils nigérians qui luttent pour survivre à toute cette violence.
L’ONU et des groupes d’aide au Nigeria ont plusieurs fois appelé à l’arrêt des retours forcés depuis le Cameroun, affirmant que cela est trop dangereux et qu’ils n’ont pas les moyens de faire face aux besoins immenses des rapatriés. Ils ont également demandé aux autorités nigérianes (qui ont à plusieurs reprises communiqué sur des progrès pourtant très limités concernant la situation sécuritaire dans l’État de Borno) de ne pas poursuivre leur plan d’installation de nouveaux camps de déplacés dans des zones non-sécurisées pour faire face à l’afflux massif de rapatriés venant du Cameroun.
Le droit international des réfugiés et les droits de l’homme interdisent le refoulement, le retour forcé des réfugiés là où ils peuvent être persécutés, et le retour forcé de qui que ce soit, peu importe son statut légal, s’il y a un risque avéré qu’il peut être torturé. De plus, le droit régional africain des réfugiés interdit le retour de civils dans des zones où règne une violence généralisée, comme c’est le cas dans le nord-est du Nigeria. Le Cameroun s’est engagé à respecter ces interdictions et les a incorporées dans le droit camerounais.
Le Cameroun a le droit de réguler la présence d’étrangers sur son territoire et d’empêcher certaines personnes de pénétrer ou de rester au Cameroun, y compris les personnes considérées comme constituant une menace pour la sécurité nationale, comme des membres de Boko Haram. Les autorités ont également l’obligation de conduire des enquêtes minutieuses lors d’attaques dans le nord menées par des membres présumés de Boko Haram camerounais ou nigérians.
Cependant, le droit du Cameroun d’empêcher des individus constituant clairement une menace pour la sécurité d’entrer au Cameroun ne donne pas aux autorités le droit de fermer leurs frontières aux demandeurs d’asile, ou de les empêcher de demander l’asile au Cameroun avant de les expulser sommairement, eux ou des réfugiés enregistrés, vers le Nigeria. Le fait de ne pas protéger les réfugiés, ainsi que les autres violences recensées dans ce rapport, semblent être motivés par la décision arbitraire du gouvernement camerounais de punir les réfugiés nigérians uniquement à cause de leur nationalité, pour les attaques de Boko Haram menées au nord du Cameroun et pour décourager les Nigérians de demander l’asile au Cameroun.
Par dispositions légales nationales et internationales le Cameroun ne peut pas entraver la liberté de mouvement des demandeurs d’asile et des réfugiés. Cependant, la décision prise à la mi-2015 d’exiger des réfugiés nigérians qu’ils vivent et demeurent dans le camp de Minawao pour recevoir le statut de réfugié ainsi que de l’aide ne respecte pas le cadre des exceptions, autorisées et limitées, à cette règle.
Fin juillet 2017, les donateurs internationaux avaient fourni moins de dix pour cent de la somme demandée par le HCR pour ses opérations au Cameroun concernant des réfugiés venant de République centrafricaine et du Nigeria. Le peu d’apport de fonds risque d’être interprété par le Cameroun comme le message que les gouvernements donateurs ne se soucient pas du sort des réfugiés nigérians et que le Cameroun devrait faire face aux énormes défis que représentent la protection et l’assistance des réfugiés dans ses villes. Cela n’encourage certainement pas les autorités à être tolérantes à l’égard des réfugiés nigérians et d’arrêter les violences envers eux.
Afin d’aider à mettre immédiatement un terme aux violences décrites dans ce rapport, les autorités camerounaises et nigérianes, la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, les Nations Unies, dont le HCR, et les pays donateurs doivent prendre un certain nombre de mesures urgentes.
Les autorités camerounaises doivent immédiatement donner l’ordre aux autorités militaires d’arrêter l’expulsion des demandeurs d’asile nigérians et des réfugiés, et doivent enquêter et poursuivre tout soldat ayant commis des actes de violence contre des demandeurs d’asile ou d’autres types de violations. Elles doivent rapidement enregistrer les demandeurs d’asile nigérians, accorder le statut de réfugié aux personnes qui passent les examens de sécurité, et les laisser vivre dans des communautés camerounaises ou des camps de réfugiés qui respectent leur liberté de mouvement.
En accord avec la position officielle du HCR concernant les retours au Nigeria, les autorités nigérianes doivent sans équivoque et publiquement reconnaître que les situations sécuritaire et humanitaire dans l’État de Borno font qu’il est toujours dangereux pour les réfugiés nigérians de quitter le Cameroun pour rentrer au Nigeria.
Le HCR doit maintenir sa décision prise en juin 2017 de faire des rapports publics tous les mois concernant les retours forcés depuis le Cameroun et il doit inclure dans ces rapports les informations au sujet des militaires camerounais qui commettent des violences à l’encontre des réfugiés et des demandeurs d’asile nigérians. Le HCR doit également, et ce de façon transparente, communiquer sur les autorisations qu’il reçoit de la part des autorités camerounaises d’enregistrer les demandeurs d’asile vivant au Cameroun, dans la zone frontalière avec le Nigeria et vivant au Cameroun dans les zones frontalières avec le Nigeria, et leur porter assistance dans ces mêmes zones ou les transférer au camp de Minawao.
Le Rapporteur spécial de la commission africaine des droits de l’homme et des peuples sur les réfugiés, demandeurs d’asile, personnes déplacées et migrants en Afrique, doit demander aux autorités camerounaises d’arrêter immédiatement toutes les violences exposées dans ce rapport, demander de visiter dans la zone frontalière entre le Cameroun et le Nigeria ainsi que de visiter le camp de Minawao, et faire un rapport public concernant toutes les violences auxquelles ont été confrontés les demandeurs d’asile et les réfugiés.
Enfin, les gouvernements donateurs doivent immédiatement améliorer leur réponse extrêmement faible à la demande de fonds émise en 2017 par le HCR pour les réfugiés au Cameroun et d’autres pays de la région. Ils doivent également parler des violences évoquées dans ce rapport avec les autorités camerounaises, les appeler à immédiatement cesser ces pratiques et de coopérer pleinement avec le HCR pour aider et protéger tous les demandeurs d’asile nigérians et les réfugiés au Cameroun.
Recommandations
Au gouvernement du Cameroun
- Ordonner aux autorités militaires de mettre fin aux retours forcés illégaux des demandeurs d’asile et des réfugiés nigérians dans les zones frontalières et dans le camp de réfugiés de Minawao ;
- Enquêter sur les allégations de violences et d’extorsions commises par les militaires ainsi que sur l’exploitation sexuelle des demandeurs d’asile et des réfugiés par ces mêmes militaires, et engager des poursuites envers les personnes contre lesquelles il existe des preuves de crimes commis ;
- Mettre en place une surveillance rigoureuse et des procédures de rapport concernant le respect par les autorités militaires des droits des réfugiés dans les zones frontalières et dans le camp de Minawao ;
- Promptement enregistrer les demandeurs d’asile nigérians, et reconnaître en tant que réfugiés ceux qui passent les contrôles de sécurité ; ou alternativement, après contrôle, autoriser le HCR à les enregistrer et à les reconnaître ;
- Autoriser les demandeurs d’asile et les réfugiés nigérians à vivre dans les communautés camerounaises, agrandir le camp saturé de Minawao ou établir des camps supplémentaires où ils peuvent recevoir une aide appropriée, tout en respectant leur liberté de mouvement ;
- Assurer que la mise en œuvre de politiques destinées à répondre aux préoccupations concernant la sécurité nationale n’empêche pas l’entrée au Cameroun des demandeurs d’asile nigérians.
Au gouvernement du Nigeria
- Affirmer publiquement et sans ambiguïté que la situation sécuritaire et la situation humanitaire dans l’État de Borno font qu’il est toujours dangereux pour les réfugiés nigérians d’y retourner depuis le Cameroun ;
- S’engager publiquement à ce que le Nigeria ne se rende pas à nouveau complice de retours forcés de pratiquement 1 000 demandeurs d’asile de Kolofata comme en juin 2017 ;
- Ordonner aux responsables de s’entretenir avec les rapatriés au sujet des violences subies au Cameroun et les condamner publiquement jusqu’à ce qu’elles cessent ;
- Ne pas forcer les réfugiés rapatriés à vivre dans des implantations ou des camps militarisés, ou d’autres zones qui risquent d’être attaquées par Boko Haram.
Au Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR)
- Continuer d’exécuter la décision du HCR de mars 2017 consistant à publiquement condamner le retour forcé des demandeurs d’asile et des réfugiés nigérians depuis le Cameroun et sa décision de juin consistant à rapporter publiquement chaque mois le nombre de ce type d’expulsion ;
- Continuer à faire pression sur les autorités camerounaises afin qu’elles autorisent l’accès à toutes les communautés abritant des demandeurs d’asile nigérians au personnel de protection du HCR afin de s’entretenir avec eux directement au sujet des violences qu’ils ont subies ou des retours forcés d’autres demandeurs d’asile dont ils ont été témoins ;
- Au Nigeria, s’entretenir avec les demandeurs d’asile au sujet des violences subies de la part du personnel militaire au Cameroun, y compris lors de leur expulsion, et rapporter publiquement les découvertes effectuées par le HCR ;
- Fournir régulièrement et de façon transparente des informations mises à jour sur les autorisations données par les autorités camerounaises au HCR concernant l’enregistrement des demandeurs d’asile dans les zones frontalières entre le Cameroun et le Nigeria, et les reconnaître et les protéger en tant réfugiés dans ces mêmes zones ou dans le camp de Minawao ;
- Si le Cameroun refuse d’autoriser le HCR à mener les actions ci-dessus, faire pression sur le Coordinateur Humanitaire de l’ONU afin qu’il évoque le problème à huis-clos, ou, si besoin, publiquement avec les autorités camerounaises.
Au Coordinateur Humanitaire des Nations Unies au Cameroun
- Travailler en étroite collaboration avec les autorités camerounaises et le HCR afin de mettre un terme aux violences répertoriées dans ce rapport et s’assurer que le HCR peut réellement surveiller et rapporter de futures violences et rapidement enregistrer et protéger de façon efficace les demandeurs d’asile et les réfugiés nigérians.
Au Rapporteur Spécial de la Commission Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples pour les Réfugiés, les Demandeurs d’Asile, les Personnes Déplacées et les Migrants en Afrique
- Demander au Cameroun d’enquêter immédiatement et de mettre fin aux violences révélées par ce rapport et de poursuivre ou de prendre des sanctions à l’encontre de tout soldat auteur de violences ;
- Demander au Cameroun de respecter ses obligations internationales et régionales afin d’assurer l’accès au territoire camerounais à tous les demandeurs d’asile pour y faire une demande et recevoir l’asile, et la liberté de mouvement au Cameroun ;
- Exiger de visiter les zones frontalières entre le Cameroun et le Nigeria et le camp de Minawao, et publier un rapport public sur l’étendue des violences subies par les demandeurs d’asile et les réfugiés.
Aux gouvernements donateurs qui fournissent un soutien au HCR et au Cameroun
- Répondre généreusement aux demandes de fonds du HCR pour ses opérations au Cameroun concernant les réfugiés de Centrafrique et du Nigeria ;
- Évoquer la question des violences exposées dans ce rapport avec les autorités camerounaises et leur demander d’enquêter et de mettre immédiatement un terme à ces pratiques ;
- Demander aux autorités camerounaises d’assurer l’accès au territoire camerounais à tous les demandeurs d’asile afin qu’ils fassent une demande d’asile et qu’ils soient rapidement enregistrés et autorisés à vivre en sécurité dans les communautés locales ou qu’ils soient amenés dans le camp de Minawao ou un autre camp de réfugiés où sera respecter leur liberté de mouvement ;
- Encourager les autorités camerounaises à autoriser le HCR à mener des observations concernant la protection dans les zones frontalières et le camp de Minawao, et de rapporter publiquement les allégations de violences commises envers les demandeurs d’asile et les réfugiés, y compris par le personnel militaire.
Méthodologie
Entre le 23 juin et le 5 juillet 2017, Human Rights Watch s’est entretenu avec 61 demandeurs d’asile et réfugiés nigérians, dont 49 hommes, 10 femmes et 2 filles, au sujet des violences et des problèmes humanitaires rencontrés au Cameroun. Nous avons interrogé 25 demandeurs d’asile nigérians qui se sont vus refuser l’asile et expulsés par les autorités camerounaises fin 2016 et en 2017, 20 réfugiés nigérians qui sont rentrés au Nigeria depuis le camp de réfugiés de Minawao au Cameroun en avril et mai 2017, et 16 réfugiés nigérians qui vivent toujours dans le camp de Minawao qui se sont entretenus avec Human Rights Watch au Nigeria à la frontière avec le Cameroun.
Tous les entretiens ont été mené individuellement et en privé. Ils ont été menés en anglais, en langues Hausa et Kanuri, sans interprète. Nous avons expliqué le but des entretiens et leur avons garanti l'anonymat. Nous avons également obtenu l’accord des personnes interrogées pour exposer publiquement leurs expériences. Aucune personne interrogée n’a été payée ou ne s’est vu promettre ou recevoir un quelconque service ou avantage personnel en échange de son témoignage.
Human Rights Watch a parlé avec des agences humanitaires d’organisation non gouvernementales (ONG) et des Nations Unies des deux côtés de la frontière. Nous avons également rencontré un certain nombre de responsables nigérians et, au Cameroun, nous avons rencontré Yap Mariatou à la Division de la Protection des Civils du Ministère de l’Administration Territoriale et de la Décentralisation.
Le 7 août 2017, Human Rights Watch a écrit au Ministre camerounais de l’Administration Territoriale et de la Décentralisation, René Emmanuel Sadi, pour exposer nos découvertes et lui demander d’émettre un commentaire. À ce jour (mi-septembre), nous n’avons toujours pas reçu de réponse.
I. Contexte
Lutte contre Boko Haram et crise humanitaire régionale
Le Cameroun est un des trois pays voisins du Nigeria qui payent un lourd tribut depuis huit ans à cause du soulèvement de Boko Haram dans le nord-est du Nigeria. Depuis 2014, Boko Haram s’est fermement ancré dans la zone longtemps négligée de la Région de l’Extrême-Nord du Cameroun, et a ensuite lancé des attaques sur l’armée et les civils camerounais.[1] Depuis, le conflit a fait 220 000 déplacés camerounais à l’intérieur du pays et des dizaines de milliers de réfugiés nigérians ont fui vers le Cameroun.[2]
En réponse à ce conflit, plusieurs pays, dont le Cameroun, ont collaboré pour combattre Boko Haram, plus récemment sous l’égide d’une Force Opérationnelle Interarmées contre Boko Haram (MNJTF).[3] Son mandat inclut, entre autres, l’assurance que les personnes déplacées à l’intérieur d’un pays (les IDP) et les réfugiés peuvent rentrer librement chez eux.[4]
Depuis 2014, les forces armées camerounaises ont également menées leurs propres opérations contre Boko Haram dans la Région de l’Extrême-Nord, opérations durant lesquelles des groupes d’observation ont répertorié de nombreuses violations des droits de l’homme, dont des actes de torture, contre des Camerounais et des Nigérians suspectés de travailler avec Boko Haram.[5]
Les responsables camerounais n’ont pas accusé publiquement des demandeurs d’asile ou des réfugiés nigérians de travailler avec Boko Haram. Cependant, pratiquement tous les responsables d’organismes d’aide et les diplomates avec qui s’est entretenus à huis-clos Human Rights Watch au Cameroun ont déclaré que les responsables camerounais, lors d’entretiens à huis-clos en 2017, disaient de plus en plus souvent qu’ils considéraient la présence de Nigérians au Cameroun comme représentant une grave menace pour la sécurité.[6] Fin juillet, le Haut Commissaire assistant chargé de la protection, au sein du HCR, a déclaré après une réunion avec les responsables gouvernementaux du Cameroun et du Nigeria, qu’il tenait à «signaler qu’il faut mettre en place un mécanisme qui peut à la fois répondre aux préoccupations sécuritaires légitimes et aux besoins de protection des réfugiés ».[7]
À ce jour, le Cameroun n’a fourni aucune preuve que les demandeurs d’asile nigérians qui vivent en dehors du camp de réfugiés de Minawao ou que les réfugiés qui vivent dans le camp aient été impliqués dans une attaque au Cameroun.[8]
La tradition d’accueil des réfugiés au Cameroun
La réputation de pays généreux envers les réfugiés du Cameroun date de 1972 lorsque le pays a accueilli plus de 20 000 réfugiés ayant fui la Guinée Équatoriale, et lors de l’arrivée de milliers de réfugiés en plus au cours des années suivantes.[9] En 1982, le pays accueillait 200 000 réfugiés venant du Tchad.[10] Alors qu’ils commençaient à partir en 1982, des dizaines de milliers de réfugiés supplémentaires sont arrivés, cette fois en provenance du Rwanda, de la République du Congo, de la République Démocratique du Congo et de la République Centrafricaine (CAR). Selon les données statistiques du HCR, jusqu’au début des années 2000, le Cameroun abritait en permanence environ 50 000 réfugiés venus de ces pays. Au début des années 2000, des réfugiés sont venus de la République Centrafricaine, et environ 230 000 se trouvaient au Cameroun fin juillet 2017, portant le nombre total de réfugiés, toutes nationalités confondues, y compris presque 100 000 Nigérians officiellement répertoriés, à pratiquement 350 000.[11]
En septembre 2016, le Président camerounais Paul Biya a déclaré en marge du Sommet des Dirigeants sur les Réfugiés lors de la 71ème Session de l’Assemblée Générale de l’ONU à New York, le Cameroun « est un refuge pour les personnes qui ont besoin d’un abri où ils seront en paix et en sécurité », que son « gouvernement a pris des mesures pour fournir des conditions de vie décentes » pour tous les 350 000 réfugiés de « différentes nationalités » au Cameroun, et que le Cameroun était « déterminé » à « fournir aux personnes en danger à la fois un accueil et des conditions de vie dignes ».[12]
En juillet 2017, les donateurs n’avaient fourni respectivement que six et neuf pourcent des fonds demandés par le HCR pour les crises des réfugiés de Centrafrique et du Nigeria.[13] Le manque de réponse de la part des donateurs internationaux face aux deux demandes de fonds risque d’envoyer au Cameroun le message suivant : le pays doit faire face seul à la protection des réfugiés ; ce qui risque d’encourager le Cameroun à continuer de tenter de limiter le nombre de réfugiés nigérians qui atteignent et restent sur son territoire.
II. Abus contre des réfugiés nigérians au Cameroun
Depuis 2009, les nigérians fuient l’insurrection de Boko Haram au Cameroun, et même si le nombre de réfugiés n’a augmenté significativement qu’à partir de 2013, lorsque les autorités ont mis en place un camp de réfugiés à Minawao, à environ 70 kilomètres de la capitale de la Région de l’Extrême-Nord, Maroua. Mi-2015, les autorités camerounaises ont déclaré que seuls les nigérians vivant dans le camp de Minawao seraient considérés comme des réfugiés, mais elles ont empêché le HCR d’identifier et de transférer dans le camp les demandeurs d’asile se trouvant dans les zones frontalières. Le camp a abrité des dizaines de milliers de personnes, souvent dans des conditions très difficiles, avec un manque de nourriture et d’eau, et des violences de la part des militaires camerounais à l’encontre des réfugiés y vivant. Pas moins de dizaines de milliers de nigérians vivent dans les villages et villes situés près de la frontière nigériane, empêchés de demander l’asile et forcés de vivre dans des conditions déplorables. Beaucoup ont été torturés ou ont subi des violences. Depuis 2015, des dizaines de milliers ont été expulsés illégalement.
Violences, conditions de vie et entrave à la liberté de mouvement dans le camp de réfugiés de Minawao
En réponse à la crise générée par l’insurrection de Boko Haram, les autorités camerounaises ont établi le camp de réfugiés de Minawao en juin 2013, camp ayant une capacité de 20 000 personnes, et elles ont autorisé les demandeurs d’asile à se rendre dans ce camp.[14] Depuis 2016, les nouveaux arrivants, demandeurs d’asile nigérians, qui parviennent à atteindre les environs du camp doivent passer des contrôles de sécurité au centre de transit de Gourenguel, situé à environ cinq kilomètres du camp.[15] Le HCR enregistre ceux qui passent ces contrôles de sécurité en tant que réfugiés sur la base de leur nationalité nigériane, preuve qu’ils risquent d’être persécutés dans leur pays d’origine et qu’ils n’ont pas de lien avec les groupes armés, et les transfèrent ensuite dans le camp.[16] Un certain nombre de personnes ont été expulsées du centre.[17]
Début septembre, il abritait 58 394 personnes, pour la plupart originaires des villes de Banki et de Pulka dans l’état nigérian du Borno.[18]
Après une attaque sur la ville de Maroua située à environ 70 kilomètres du camp de Minawao, en juin 2015, les autorités camerounaises ont commencé à empêcher régulièrement les nouveaux arrivants, demandeurs d’asile, qui sont dans la zone frontalière d’atteindre le camp et elles ont régulièrement empêché le HCR d’y amener les demandeurs d’asile, tout en autorisant exceptionnellement d’autres personnes à s’y rendre.[19]
Mi-2017, le HCR était « en discussion » avec les autorités locales pendant des semaines, tentant de les convaincre d’autoriser tous les nouveaux arrivants, demandeurs d’asile, de se rendre jusqu’au camp afin d’y être enregistré en tant que réfugiés.[20]
Fin juin et début juillet 2017, Human Rights Watch s’est entretenu avec 16 réfugiés vivant dans le camp et avec 25 réfugiés qui sont retournés au Nigeria après avoir quitté le camp fin 2016 et en 2017.[21] Les réfugiés ont décrit à Human Rights Watch des violences commises par des militaires camerounais dans le camp, principalement en 2015, mais également en 2016 et en 2017, ainsi que des extorsions et des détentions arbitraires dans les environs du camp. Les réfugiés ont également décrit leurs conditions de vie difficiles dans le camp, évoquant un manque criant de nourriture à partir de 2015 et un manque d’eau potable, qui s’est progressivement aggravé courant juin 2017. Beaucoup ont décrit un climat de peur dans lequel ils ne pouvaient pas évoquer leurs problèmes avec les responsables du camp craignant des représailles violentes de la part des militaires camerounais.[22]
Violences dans le camp de Minawao
Lors d’entretien individuels à huis-clos, 11 réfugiés ont décrit avec des termes extrêmement similaires, 11 occurrences différentes de violences importantes de la part des militaires camerounais à l’encontre de centaines de réfugiés dans le camp lors de distributions de nourriture en 2015. Quatre réfugiés ont décrit différents incidents lors desquels ils affirment avoir vu 20 autres réfugiés tellement violentés qu’ils sont morts des suites de leurs blessures.[23] Dans chaque cas, ils affirment que les réfugiés ont été violemment battus car ils ont posé des questions basiques, dont des questions sur les raisons pour lesquelles leurs rations de nourriture avaient encore été diminuées et quand prendrait fin le manque de nourriture.
Un homme de 43 ans de Zamga, État de Borno, arrivé dans le camp avec son frère fin 2015, a affirmé que des militaires camerounais attaquaient physiquement et verbalement les réfugiés qui se mettaient en rang pour recevoir leur nourriture :
Ils nous humiliaient comme des animaux et nous battaient comme si nous étions des esclaves. Ils ont tellement frappé mon frère de 22 ans à la tête et au torse avec un bâton de bois qu’il est mort d’une hémorragie interne plus tard.[24]
Un homme de 42 ans a déclaré :
En 2015… une femme enceinte a perdu sa place dans la file pour recevoir sa nourriture. Quand elle a demandé à un responsable de lui laisser reprendre sa place, un soldat l’a frappée avec un gros bâton. Elle est tombée au sol et a commencé à saigner. J’ai ensuite entendu dire qu’elle était morte avant d’avoir atteint la clinique.[25]
Le HCR déclare qu’il est incapable de corroborer ces allégations de violences dans Minawao en 2015.[26]
Les réfugiés ont également évoqué la violence permanente des militaires à l’intérieur et autour du camp en 2016 et 2017.
Un homme de 18 ans a affirmé que tout au long des années 2016 et 2017, les militaires camerounais dans le camp se montraient de plus en plus indisciplinés. Il a déclaré qu’ils étaient régulièrement ivres et qu’ils agressaient les réfugiés dans différentes parties du camp sans raison apparente.[27]
La constitution du Cameroun incorpore des dispositions essentielles des traités concernant les droits de l’homme au niveau international et régional, traités dont le Cameroun est signataire et qui garantissent à toutes les personnes se trouvant au Cameroun, y compris les réfugiés et les demandeurs d’asile, la protection de leur droit à la vie, de leur intégrité physique, de l’interdiction de recevoir toute forme de torture, punition ou traitement inhumains et dégradants, l’interdiction d’être arrêté et détenu arbitrairement, et une protection contre les ingérences arbitraires concernant leurs effets personnels, sans discrimination basée sur l’origine nationale ou un quelconque autre statut.[28]
La violence des militaires camerounais envers les réfugiés constitue un viol de la constitution du Cameroun et des engagements régionaux et internationaux du Cameroun.
Le 4 août 2017, le HCR a organisé une session de formation pour les forces de sécurité du camp de Minawao en mettant l’accent sur la « prévention des violations des droits des réfugiés ».[29]
Conditions de vie dans le camp de Minawao
Depuis mai 2015, selon un responsable du HCR, le camp « fonctionne au-delà de ses capacités maximales d’accueil » et « la saturation rend difficile de fournir des quantités suffisantes d’eau potable, d’empêcher l’éruption de maladies et de fournir des services et une aide en accord avec les normes humanitaires internationales ».[30] Début juin 2017, le HCR expliquait que les autorités camerounaises bloquaient les demandeurs d’asile à la frontière car le camp de Minawao était complet.[31] Depuis 2016, le Cameroun a à plusieurs reprises rejeté les propositions du HCR d’établir un second camp pour les réfugiés nigérians.[32]
Tous les 41 réfugiés interrogés par Human Rights Watch au sujet de la vie dans le camp de Minawao ont décrit des conditions difficiles, dont un sérieux manque de nourriture qui a débuté en 2015 et un accès limité ou inexistant à l’eau potable. Certains ont déclaré qu’ils avaient beaucoup de mal à avoir accès à des soins. Beaucoup ont déclaré qu’ils pensaient que les responsables du camp ne prenaient en compte aucune de leurs préoccupations.[33]
La grande majorité des réfugiés interrogés a déclaré que les rations de nourriture n’ont cessé de diminuer à partir de 2015 et qu’en 2016 eux et leurs enfants avaient faim. Certains ont affirmé qu’ils pensaient que les responsables du camp détournaient la nourriture et que les réfugiés recevaient beaucoup moins de nourriture que les rations officielles. D’autres ont affirmé que les rations de riz étaient remplacées par des rations de maïs, ce qui en a rendu plusieurs malades.[34] Les réfugiés ont également déclaré à Human Rights Watch que le départ du camp de milliers de réfugiés en avril et mai 2017 a été effectué en signe de protestation contre le manque de nourriture dans le camp à ce moment-là et en raison du manque d’espoir de voir cette situation s’inverser sur le long terme.[35] En janvier 2017, le Programme Alimentaire Mondial a dû diminuer les rations de nourriture de 25 % dans le camp en raison d’un manque de fonds.[36] Il espère distribuer de nouveau des rations complètes à partir d’octobre 2017, pour une durée d’au moins trois mois.[37]
Treize réfugiés ont déclaré qu’ils n’avaient pas ou un accès très limité à l’eau potable et qu’ils étaient obligés de boire de l’eau de cours d’eau contaminés.[38] L’accès à l’eau potable dans Minawao était limité et incertain en 2015 et en 2016, mais un nouveau système de canalisation d’eau a été achevé en avril 2017, améliorant significativement l’accès à l’eau, avec une quantité tout juste inférieure au seuil requis de 20 litres par personne et par jour.[39] Neuf réfugiés ont déclaré qu’ils avaient eu des difficultés à avoir accès à des soins dans le camp.[40] Cependant, deux organisations caritatives fournissant des soins ont augmenté leurs services depuis début 2015 et ont fourni plusieurs services aux réfugiés.[41]
Violations de la liberté de mouvement des réfugiés
Jusqu’à mi-2015, les réfugiés pouvaient entrer et sortir librement du camp. Mais peu après les attaques de Maroua, les autorités locales ont mis en place des mesures administratives, mettant un terme à la liberté de circulation des réfugiés et “une politique d’enfermement stricte envers les réfugiés nigérians. Depuis, elles déclarent que seules les personnes qui se trouvent ou arrivent dans le camp de Minawao sont considérées comme des réfugiés.”[42] La décision n’a pas été officiellement annoncée par écrit, ni, à la connaissance de Human Rights Watch, officialisée par un responsable de haut rang à la capitale, Yaoundé.[43]
Six réfugiés ont décrit à Human Rights Watch leur interpellation par des militaires camerounais en dehors du camp en 2016 et en 2017 : alors qu’ils ramassaient du bois de chauffe ou cherchaient de la nourriture, les militaires leur ont dit de retourner au camp et leur ont extorqué de l’argent en les menaçant de détention. Trois ont déclaré que des militaires les ont battus et détenus car ils ne pouvaient pas payer, avant de les libérer plus tard, une fois payée la somme réclamée.[44]
« Pour moi », a déclaré un réfugié à Human Rights Watch, « Minawao est comme une prison modifiée pour les réfugiés ».[45]
Le droit camerounais et international garantit le droit des réfugiés à la liberté de circulation.[46] En vertu du droit international des droits de l'Homme, les réfugiés devraient être traités comme des ressortissants camerounais, et il ne devrait y avoir aucune discrimination fondée simplement sur leur statut juridique.[47] Toute restriction devrait être justifiée par un ou plusieurs des objectifs suivants : la sécurité nationale, l'ordre public, la santé publique ou la morale, ou les droits et libertés d'autrui.[48]
Le Comité des droits de l'homme de l'ONU a déclaré que « l'application de restrictions [sur la liberté de circulation] dans un cas particulier doit être fondée sur des motifs juridiques clairs et être nécessaire et proportionnée ».[49]
En conséquence, toute restriction doit être énoncée de manière claire et précise dans le droit national afin d'éviter toute décision arbitraire et abusive.[50] Pour que toute limitation de la libre circulation soit « nécessaire », elle devrait être basée sur l'un des objectifs ci-dessus, répondre à un besoin public ou social pressant et être proportionnée à ce but.[51]
Le Comité des droits de l'Homme a déclaré que pour être proportionnées, les restrictions « doivent être appropriées pour atteindre leur fonction de protection ; elles doivent être l'instrument le moins intrusif parmi ceux qui pourraient atteindre le résultat souhaité ; et elles doivent être proportionnées à l'intérêt d'être protégées. »[52]
Pour identifier la mesure la moins intrusive, un gouvernement devrait équilibrer trois facteurs : l'étendue de la restriction, y compris la durée de la restriction et les nombres affectés ; l'impact sur l'exercice de ce droit par les personnes touchées et tout autre impact négatif sur leur vie ; et le but légitime désiré.[53]
La politique de camp d'exploitation du Cameroun ne satisfait à aucun des critères ci-dessus. La politique en tant que telle établit une discrimination entre les ressortissants camerounais et les réfugiés, car elle permet aux premiers de circuler et nie ce droit aux derniers, sans raison objective pour le refus du droit de circuler. Il n'existe pas de loi camerounaise établissant des critères précis selon lesquels les autorités ont le pouvoir de restreindre la liberté de circulation des réfugiés. Les autorités n'ont pas réussi à dire pourquoi elles limitent la circulation de près de 60 000 réfugiés à Minawao et pourquoi il est nécessaire de faire cela pour réaliser leurs objectifs. Enfin, ils n'ont pas pu montrer comment le fait de restreindre tous les droits de ces réfugiés de Minawao au camp est une mesure proportionnée pour atteindre un but légitime.
Refus de protection aux demandeurs d'asile nigérians à l'extérieur du camp de Minawao et abus à leur encontre
Depuis 2013, lorsque les autorités camerounaises ont mis en place le camp de Minawao, ils ont exigé que les demandeurs d'asile nigérians vivent dans le camp de Minawao pour être reconnus comme réfugiés et recevoir une aide. Les Nigérians qui vivent à l'extérieur du camp, y compris ceux qui ne peuvent l'atteindre par leurs propres moyens ou empêchés par les autorités, n'ont pas eu le droit de s'inscrire comme demandeurs d'asile et d'être reconnus comme des réfugiés et ont été laissés se défendre dans les villes et les villages.[54] Tous les 25 demandeurs d'asile que Human Rights Watch a interrogés à propos de leur temps passé dans les zones frontalières du Cameroun, ont déclaré qu'ils vivaient sous la menace constante de l'expulsion jusqu'à ce qu'ils fussent finalement expulsés.[55] Cette politique consistant à empêcher les demandeurs d'asile d'accéder à la protection a facilité au Cameroun le transport des dizaines de milliers de demandeurs d'asile depuis mi-2015.
Blocage de l’enregistrement des demandeurs d'asile nigérians
Le droit camerounais prévoit que les autorités doivent inscrire tous les demandeurs d'asile.[56] Cependant, le Cameroun n'a pas réussi à mettre en place ses propres procédures pour se conformer à cette obligation et a empêché le HCR de le faire, ce qui a conduit à ce qu’un fonctionnaire d'aide travaillant dans les zones frontalières camerounaises a appelé « un trou noir » dans la protection des réfugiés.[57]
En 2015 et au début de 2016, le HCR a demandé à plusieurs reprises l'approbation du gouvernement pour inscrire les demandeurs d'asile nigérians vivant à l'extérieur du camp de Minawao, mais on leur a dit que tous les réfugiés nigérians devraient se signaler au camp.[58]
En avril 2016, les autorités ont finalement accepté de mettre en place des « comités de protection commune », également appelés « comités mixtes », impliquant le HCR et les fonctionnaires locaux dans trois départements frontaliers de la région de l’Extrême-Nord pour aider à « renforcer la collaboration » entre le HCR et « les autorités locales en matière de protection des réfugiés », en particulier, en ce qui concerne « l'accès à l'asile » et « la sélection et l’enregistrement des réfugiés ».[59] À la fin de juin 2017, le HCR a déclaré que les comités mixtes « sont maintenant envoyés pour identifier et éventuellement enregistrer les réfugiés hors du camp ».[60] À la fin du mois de juin, le HCR avait également « pré-enregistré » certains demandeurs d'asile qui, au plus impliqués, prenaient leurs photos, mais n'avaient pas reçu l'autorisation des autorités camerounaises de prendre leurs empreintes digitales ou de noter d'autres détails personnels nécessaires pour compléter les demandes d'asile ou l'enregistrement des réfugiés.[61] The Les autorités n'ont autorisé le HCR à organiser le transport de certains demandeurs d'asile dans le camp de Minawao que de façon sporadique.[62]
Les autorités camerounaises ont d'abord permis au HCR de pré-enregistrer environ 20 000 Nigérians vivant dans les villages de Mogode et Makary et la ville de Kousséri en novembre 2016, mais ont empêché le personnel du HCR de les enregistrer individuellement.[63] Néanmoins, au début de juin 2017, aucun n'avait été expulsé vers le Nigeria.[64]
En mars 2017, les autorités camerounaises ont permis au HCR de pré-enregistrer un groupe de quelques centaines de demandeurs d'asile nigérians, après quoi les autorités locales ont fait trier le groupe pour des raisons de sécurité. Les autorités ont convenu que le groupe pouvait se rendre au camp de Minawao, mais a ensuite bloqué le processus juste avant que les véhicules ne fassent le départ.[65]
En juin 2017, le HCR a identifié 1 271 nigérians dans la division Mayo Tsanaga, mais a suspendu l’enregistrement après que le préfet local ait bloqué le processus le 23 juin.[66] Entre la mi-juin et la mi-août, le HCR a préenregistré 16 848 nigérians dans la division Logone-et-Chari.[67]
Les autorités ont constamment bloqué le HCR d'identifier les Nigérians dans la division Mayo-Sava, qui comprend la ville de Kolofata, dont le Cameroun a déporté près de 900 demandeurs d'asile à la fin de juin 2017.[68] En 2017, le bataillon d'intervention rapide du Cameroun a également bloqué tous les autres groupes humanitaires pour atteindre les Nigérians dans la division Mayo-Sava, soulignant qu'aucune agence n'a été autorisée à leur donner un abri ou à les emmener au camp de réfugiés de Minawao.[69] Dans d'autres endroits, comme les communes Madina et Mozogo, les militaires et les préfets locaux camerounais ont interdit aux agences d'aide d'accéder aux demandeurs d'asile nigérians.[70]
À la suite de ces procédures d’enregistrement sporadiques, à la fin de juin 2017, le HCR a déclaré qu'au moins 33 000 « réfugiés nigérians » vivaient « dans des villages proches » du camp de Minawao.[71] Ceci est similaire au nombre identifié dans les enquêtes de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM), qui a conclu que, entre février 2016 et mi-mai 2017, le nombre de Nigérians non enregistrés dans la région de l’Extrême-Nord du Cameroun est passé de 11 482 à 30 278.[72] Ce nombre était basé sur les entrevues menées par l'OIM avec les chefs de familles, qui ont donné le nombre de personnes dans leurs foyers.[73]
Le HCR et l'OIM disent que le nombre réel de Nigérians au Cameroun vivant à l'extérieur du camp de Minawao est probablement beaucoup plus élevé, ce qui est confirmé par les près de 100 000 déportés dans ces régions entre 2015 et mi-2017.[74]
À la fin de 2016 et au cours de la première moitié de juin 2017, le HCR a participé à des négociations prolongées pour convaincre les autorités nationales et locales de permettre au HCR d'enregistrer des demandeurs d'asile nigérians dans divers endroits de la zone frontalière du Cameroun avec le Nigeria.[75] Le HCR dit qu'il a demandé à plusieurs reprises, mais on a refusé la permission de les laisser filtrer le statut de réfugié parmi les Nigérians sans-papiers arrêtés pour présence illégale et prévus pour être expulsés.[76]
En janvier 2017, le HCR résume les conséquences de l'incapacité du Cameroun à établir des procédures appropriées d'accueil, de dépistage et d’enregistrement pour les demandeurs d'asile nigérians nouvellement arrivés en :
Le manque de centres de transit dans les divisions Logone-et-Chari et Mayo Sava, [qui sont] loin du camp de réfugiés de Minawao, oblige les réfugiés à se disperser dans les villages à la limite de la frontière, où ils reçoivent l'aide de la part des populations locales. Cependant, ils sont exposés à des risques de protection, en particulier le refoulement, notamment pour ceux qui ne possèdent aucun document d'identification.[77]
En février 2017, le Coordonnateur résident des Nations Unies au Cameroun a appelé le Ministre de l'Administration Territoriale et de la Décentralisation, René Emmanuel Sadi, à mettre en place quatre nouveaux centres de transit où les demandeurs d'asile nigérians nouvellement arrivés pouvaient demander l'asile et où leurs revendications sont traitées.[78] En avril, le Gouverneur de la région de l'Extrême Nord du Cameroun a rejeté la proposition et a déclaré qu'il ne mettrait en place que des « stations » à Mora (Division Mayo Sava), Boukoula (Division Mayo-Sava) et Fotokol (Division Logone-et-Chari) pour le but du rapatriement des réfugiés au Nigeria et qu'il n’ouvrira pas des centres de transit pour les demandeurs d'asile nouvellement arrivés.[79]
À la fin du mois de juin, les autorités locales et nationales camerounaises n'avaient toujours pas convenu, laissant ainsi le HCR et les donateurs internationaux « dont les ressources sont prêtes ... continuent encore à insister » pour de tels centres.[80]
Le 29 juin, Human Rights Watch a rencontré Yap Mariatou, le chef de la Division de la protection civile du Ministère de l'administration territoriale et de la décentralisation. En réponse aux questions de savoir si le Cameroun bloquait le HCR d’enregistrer les demandeurs d'asile nigérians, elle a déclaré : « Le HCR est libre de les enregistrer, comme dans l'est du Cameroun du Nord, où il enregistre des réfugiés de la République centrafricaine, mais HCR a le choix de ne pas le faire [dans l'ouest]. »[81]
À la fin du mois d'août, le HCR a convenu avec les autorités d'ouvrir un « centre de transit » à Boukoula, mais a déclaré qu'il avait pour objectif de « recevoir des réfugiés nigérians demandant de retourner volontairement » au Nigeria. L'agence a également déclaré que les autorités envisageaient d'en ouvrir trois autres et que les centres contribueraient également à « mettre en place différentes activités de protection ».[82]
Torture, abus, extorsion et mauvaises conditions pour les demandeurs d'asile nigérians
Le refus du Cameroun de permettre à des dizaines de milliers de demandeurs d'asile nigérians de demander une protection depuis 2015 a facilité aux militaires camerounais de les abuser dans les régions frontalières éloignées et difficiles d'accès sans la moindre conséquence. Les demandeurs d'asile nigérians ont décrit à Human Rights Watch et au HCR, comment les militaires camerounais les ont torturés à plusieurs reprises et les ont sérieusement agressés ou ont extorqué de l'argent à eux et à d'autres. Ces abus ont eu lieu peu de temps après leur arrivée au Cameroun lors des procédures d’habilitation de sécurité, pendant leur séjour dans les villages frontaliers et pendant leur expulsion. Une femme a décrit comment les militaires ont exploité sexuellement les femmes en échange de nourriture et les promesses de ne pas l’expulser ni les autres. Tous les déportés ont également décrit des conditions humanitaires épouvantables qu'ils ont dû endurer dans les régions frontalières éloignées où les organismes d'aide ont un accès limité.
Torture, autres violences, exploitation sexuelle et extorsion
Onze demandeurs d'asile qui vivaient dans les régions frontalières du Cameroun avec le Nigeria en 2015, 2016 et 2017 ont déclaré que les militaires camerounais les ont torturés ou agressés et des dizaines d'autres à leur arrivée et lors de procédures de dépistage dans plusieurs villages, en particulier à Kolofata et Mora, mais aussi à Kirawa, Mokolo et Mozhogo. La plupart des militaires les ont accusés et d'autres demandeurs d'asile d’appartenir à Boko Haram. La plupart ont déclaré que les militaires ne parlaient que le français, mais certains ont dit que certains d'entre eux parlaient anglais.
Un homme a déclaré que six de ses amis avec lesquels il est entré au Cameroun ont disparu peu de temps après leur arrivée à Kolofata en janvier 2015 et qu'un homme camerounais local lui a dit plus tard que des militaires camerounais les avaient tués en tant que suspects de Boko Haram.[83]
Un homme de 42 ans de Kumshe, État de Borno, a décrit comment les militaires camerounais l'ont torturé - pour obtenir une confession - dans le village de Sahoda à la fin de janvier 2017 :
Les militaires ont trouvé un groupe parmi nous les nigérians et nous ont dit de rouler sur le sol. Ensuite, trois militaires nous ont battus sur nos têtes avec des bâtons, un quatrième soldat a piétiné nos têtes avec ses bottes et un cinquième a fouetté nos têtes avec un câble. Ensuite, l'un d'eux a accroché la fin de mon pénis avec une paire de pinces et m'a dit d'avouer que j'étais Boko Haram. Je ne sais juste pas comment décrire cette douleur.[84]
Un homme de 37 ans de Kirawa, État de Borno, a expliqué comment les militaires camerounais l'avaient attaqué juste après avoir traversé le Cameroun près de Kirawa en novembre 2014, cassant ainsi sa main et comment ils l'ont à nouveau agressé à Kolofata en mars 2015, l'accusant d’appartenir à Boko Haram. Il a ensuite décrit un troisième incident dans lequel ils l'ont détenu et l'ont agressé en octobre 2016 :
Des militaires ont arrêtés quatre de nous à Kolofata et nous ont emmenés dans une prison. Ils nous ont enchaînés dans une petite chambre sale et nous ont dit que nous étions membres de Boko Haram. Ils nous ont battus chaque matin avec des bâtons de bois dur et ne nous ont pas donné de nourriture. À la fin, nous étions couverts d’asticots. Ensuite, ils nous ont laissés partir.[85]
Une femme de 30 ans de Gwoza a décrit ce qui lui est arrivé après avoir marché pendant deux jours pour atteindre la frontière camerounaise près du village de Kolofata à la mi-2015 :
Quand ils m’ont vue de loin, les militaires ont levé leurs armes et m'ont dit de m'arrêter ... Ils ont crié en français [et] ... alors l'un d'entre eux s'est approché et a utilisé ses mains pour dire que je devais lever les mains [mais] avant d’avoir pu les lever, il m'a giflée trois fois et m'a poussé au sol ... Après nous avoir vérifiés, ils ont crié : « Femmes de Boko Haram, nous allons vous éradiquer. Ensuite, ils nous ont laissés partir ».[86]
Une femme de 25 ans qui a été séparée de son mari et de ses enfants lors d'une attaque de Boko Haram contre son village de Darajamal de Borno et qui est arrivée à Kolofata à la fin de 2015 a déclaré :
Dès que j'ai dit aux militaires camerounais que je ne savais pas où était mon mari, ils m'ont mis dans une tente avec d'autres femmes et ont dit que j'étais une « femme Boko Haram ». Ils m'ont gardée pendant quatre jours sans nourriture ni de l'eau et c'était vraiment terrible. Trois militaires m'ont attaquée. Ils ont battu mes seins avec un bâton et m'ont giflée, disant que je devrais leur dire quand mon mari prévoyait d'attaquer le Cameroun. À un moment donné, je pensais que je mourrais quand un soldat m'a donné un coup de pied très fort dans l'aine.[87]
Un homme de 33 ans de Banki qui est arrivé à la frontière camerounaise près de Mora au début de 2015 a déclaré :
J'ai été enquêté par des militaires camerounais pendant sept jours avant qu'ils me disent que je pourrais rester à Mora. Cette semaine-là, ils m'ont battu tous les jours et m'ont appelé un membre de Boko Haram et toutes sortes de noms.[88]
Cinq autres demandeurs d'asile ont décrit de longues et violentes procédures de dépistage de sécurité et ont déclaré que des militaires camerounais leur criaient en français pendant des heures d’affilée chaque jour et que tout ce qu'ils pouvaient comprendre c’était « Boko Haram ».[89] Trois demandeurs d'asile, y compris deux femmes, ont déclaré que les militaires hommes camerounais les ont fouillés à nu et d'autres devant des centaines d'autres demandeurs d'asile.[90]
Une femme de 19 ans de Gwoza est arrivée au village camerounais de Kerawa à la fin de 2015 où elle et des milliers d'autres demandeurs d'asile nigérians étaient confrontés à des conditions de vie terribles. Elle disait :
Les militaires ont profité des femmes. Ils ont dit que si nous avions eu des relations sexuelles avec eux, ils nous donnaient de la nourriture et nous protégeaient. Si nous refusions, ils viendraient le lendemain où nous habitions. Ils ont emmené beaucoup d'hommes et de femmes loin comme suspects de Boko Haram. D'autres fois, ils ont expulsé les gens pour les punir parce qu’ils ont dit non. Je connais 18 femmes qui ont accepté d’avoir des rapports sexuels avec les militaires à cause de cela et trois d'entre elles sont tombées enceintes.[91]
Cinq demandeurs d'asile ont décrit à Human Rights Watch comment les militaires camerounais qui surveillent les villages frontaliers dans lesquels ils habitaient en 2016 et début 2017 les ont arrêtés lors de la collecte de bois de chauffage, les ont battus et leur ont extorqué de l'argent sous la menace de la détention.[92]
Une jeune femme âgée de 18 ans de Gwoza a déclaré :
Parfois, nous ne pouvions pas manger le peu de nourriture que nous avions parce que nous n'avions pas de bois pour cuisiner. Les militaires nous empêchaient de ramasser le bois, nous battaient et nous disaient que nous devions leur donner de l'argent sinon ils vont nous emprisonner. Cela est arrivé à des centaines d'entre nous.[93]
Le HCR dit avoir « reçu des rapports similaires de réfugiés » de ces abus « et n'a aucune raison de douter de la situation des réfugiés ».[94] Le HCR dit également qu'il a fait « divers efforts pour corriger cette situation, surtout à travers le plaidoyer, les campagnes de sensibilisation et la formation aux droits de l'homme et la protection des réfugiés ».[95] À la fin du mois d'août, le HCR a déclaré qu'il s'adressait spécifiquement aux hauts responsables de l'application de la loi, y compris l'armée et la police, pour la formation aux principes fondamentaux de protection des réfugiés, y compris « les droits des réfugiés, le respect du principe de non-refoulement, le caractère humanitaire de l'asile, la protection de l'enfance et la violence sexiste ».[96]
Le Cameroun nie que ses militaires ont commis des abus contre les réfugiés nigérians.[97]
La Constitution du Cameroun garantit à toutes les personnes au Cameroun, y compris les réfugiés et les demandeurs d'asile, la liberté de toute forme de torture, de traitements ou punitions cruels, inhumains ou dégradants.[98]
La définition de la torture dans la Convention des Nations Unies contre la torture, à laquelle le Cameroun est également un État partie, est « tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aigues physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à une personne aux fins notamment d’obtenir d’elle ou d’une tierce [...] personne des renseignements ou des aveux, de la punir d’un acte qu’elle ou une tierce personne a commis ou est soupçonnée d’avoir commis, de l’intimider ou de faire pression sur elle ou d'intimider ou de faire pression sur une tierce personne, ou pour tout autre motif fondé sur une forme de discrimination quelle qu'elle soit, lorsqu'une telle douleur ou de telles souffrances sont infligées par […] un agent de la fonction publique [...]. »[99]
La violence des militaires camerounais contre les réfugiés, y compris l'infliction de douleurs et de souffrances pour obtenir des aveux d’appartenir à Boko Haram, enfreint la constitution du Cameroun et les obligations juridiques internationales du Cameroun.
Conditions humanitaires terribles pour les demandeurs d'asile dans les zones frontalières
Les demandeurs d'asile nigérians se sont vu refuser le statut de réfugié et la protection a été bloquée depuis des années dans des établissements de réfugiés informels, où ils ont reçu une aide minimale des autorités locales et militaires et, sporadiquement, des organismes internationaux.
Tous les 25 demandeurs d'asile interrogés par Human Rights Watch ont décrit les conditions terribles dans lesquelles ils vivaient, en essayant de rester eux-mêmes et leurs familles en vie.[100] Trois demandeurs d'asile ont déclaré que leurs enfants sont morts de malnutrition et de mauvaise santé alors qu’ils étaient dans les zones frontalières. Six ont déclaré avoir vu entre trois et 14 autres déportés malades, y compris des enfants, mourir lors du processus de déportation ou dans le camp de réfugiés de Banki au Nigeria après leur retour, parce qu'ils étaient en mauvaises conditions après des mois ou des années sans nourriture et sans soins appropriés.[101]
III. Retour massif de réfugiés forcés à quitter le Cameroun
Depuis la mi-2015, le Cameroun a renvoyé de force des dizaines de milliers de demandeurs d'asile et de réfugiés nigérians en violant ainsi ses obligations juridiques nationales et internationales. Les victimes disent qu'elles et des centaines d'autres ont été brutalement battues pendant les déportations et que certaines ont été séparées de leurs proches. En mars 2017, le Cameroun a signé un accord tripartite dans lequel il s'est engagé à faire en sorte que les réfugiés nigérians ne rentrent que volontairement dans leur pays, mais depuis lors, il a continué à expulser des milliers de personnes, suscitant des réactions publiques répétées par le HCR qui continue de faire appel à tous les États pour ne pas renvoyer quelqu'un dans le nord-est du Nigeria « jusqu'à ce que la situation en matière de sécurité et de droits de l'Homme s’améliore considérablement ».[102]
Interdiction du retour forcé des réfugiés
En vertu de sa loi sur l'immigration, les autorités camerounaises ont le droit de contrôler qui est présent sur leur territoire et peuvent empêcher certaines catégories de personnes d'entrer ou de rester au Cameroun, y compris celles qui constituent une menace pour la sécurité nationale.[103]
Malgré ces préoccupations légitimes en matière de sécurité, le Cameroun et le droit international obligent le pays à permettre aux demandeurs d'asile d'accéder à son territoire pour demander l'asile et interdire leur renvoi - renvoi forcé - à un territoire sur lequel la vie ou la liberté de la personne peuvent être menacées soit en raison de sa race, sa religion, sa nationalité, son appartenance à un groupe social particulier ou en raison de son opinion politique.[104] Le droit international interdit également le renvoi de quiconque, quel que soit son statut, à un endroit où il risquerait réellement de subir des tortures ou des traitements cruels, inhumains ou dégradants.[105]
En appliquant la définition du statut de réfugié de la Convention de l'Organisation de l’Unité Africaine (OUA) de 1969 régissant les aspects spécifiques des problèmes des réfugiés en Afrique (Convention africaine sur les réfugiés), la législation camerounaise prévoit également que tout Camerounais au Cameroun a le droit de ne pas être renvoyé dans un lieu où « sa vie, son intégrité physique ou sa liberté seraient menacées en raison de l'agression extérieure, de l’occupation, de la domination étrangère ou des événements qui perturbent gravement l'ordre public ... ».[106] Les expulsions massives de non-ressortissants sont interdites.[107]
La législation camerounaise prévoit également que, dans le cas d'un afflux massif, les autorités peuvent automatiquement reconnaître les demandeurs d'asile en tant que réfugiés (« réfugié prima facile ») et par la suite, si elles le souhaitent, peuvent ensuite vérifier le statut de réfugié de chaque individu.[108] Les Nigérians qui s’enregistrent à Minawao avec le HCR sont automatiquement admis au Cameroun sur cette base prima facie.[109]
La loi camerounaise prévoit que les autorités sont responsables de l'enregistrement de toutes les demandes d'asile, y compris l'examen des appels et l'octroi du statut de réfugié.[110] En pratique cependant, le HCR enregistre les réfugiés nigérians dans le camp de Minawao.[111]
Renvoi forcé des réfugiés
Jusqu'en mi-2015, le HCR a reçu relativement peu de rapports selon lesquels les Nigérians étaient renvoyés de force du Cameroun.[112] Mais cela a changé après qu'une série d'attaques a eu lieu en juillet 2015 à Maroua, la ville principale de la région de l’Extrême-Nord du Cameroun, située à environ 70 km du camp de réfugiés de Minawao.[113] Depuis lors, selon le HCR, « le refoulement a continué sans relâche ».[114]
Retour forcé massif entre juin 2015 et décembre 2016
Au milieu de 2017, le HCR a déclaré que, depuis juillet 2015, « les Nigérians qui ont traversé le Cameroun sans atteindre le camp de Minawao ont été renvoyés au Nigeria par les forces de sécurité camerounaises en nombre considérable ».[115] Dans un document distinct, le HCR a annoncé des « chiffres précis », déclarant que le suivi par les « points focaux en matière de protection » dans les zones frontalières a identifié 12 000 de ces retombées en 2015 et un peu plus de 76 500 en 2016 Étant donné que 12 000 ont été expulsés au début d'août 2015 seulement, le nombre pour l'ensemble de cette année a certainement considérablement augmenté.[116] Le HCR au Cameroun travaille avec l'ONG internationale « Intersos » et avec les « Comités de protection mixte » locaux pour identifier ces cas d'expulsion.[117]
Le HCR a déclaré qu’il « n'a pas eu accès à la plupart de ces personnes [déportées depuis le début de 2015] afin de déterminer leur statut, les protéger et les enregistrer ».[118] Par ailleurs, depuis 2014, le HCR et les autorités nigérianes ont enregistré des « retours de réfugiés » quittant le Cameroun, presque tous n'ayant pas été enregistrés comme réfugiés. Entre janvier 2015 et 30 juin 2017, ils ont enregistré 212 334 rapatriés du Cameroun.[119]
Par ailleurs, depuis 2014, le HCR et les autorités nigérianes ont enregistré des « retours de réfugiés » quittant le Cameroun, presque tous n'ayant pas été enregistrés comme réfugiés. Entre janvier 2015 et 30 juin 2017, ils ont enregistré 212 334 rapatriés du Cameroun.[120] Parmi ceux-ci, un peu plus de 16 500 sont revenus en 2015, 136 875 en 2016 et 59 609 au premier semestre de 2017.[121]
Le Cameroun a refusé de mettre en place des centres d'enregistrement des demandeurs d'asile dans les zones frontalières ou d'organiser un transport sûr vers le camp de Minawao ou des villes et villages plus sécuritaires. Cela signifie que le HCR et ses partenaires n'ont pas pu surveiller et compter le nombre exact de demandeurs d'asile nigérians que le Cameroun a arrêté et expulsé avant de pouvoir demander une protection. Le nombre de demandeurs d'asile renvoyés aux zones frontalières pourrait donc être supérieur au nombre du HCR.
Selon le HCR, « la plupart des retours forcés sont survenus dans les villes frontalières camerounaises de Bourha, Kolofata et Fotokol » et à partir de 2015, cela a été le résultat des « autorités et des forces de sécurité camerounaises ... renvoyant systématiquement à la frontière nigériane les réfugiés vivant à l'extérieur du camp de Minawao dans les régions frontalières de la région de l’Extrême-Nord ... surtout autour des villes de Fotokol et Kousséri [dans] le département Logone-et-Chari, et de Mora et Kolofata [dans] le département Mayo-Sava ».[122]
Parmi les nombreux exemples, le HCR cite la déportation de 338 demandeurs d'asile nigérians, principalement des femmes et des enfants, que les autorités camerounaises ont expulsés de Kolofata au Nigeria le 14 juin 2016 :
L'incident s'est produit quelques jours seulement après que le Cameroun, le Tchad, le Niger et le Nigeria aient adopté la Déclaration d'action d'Abuja sur la protection pendant la crise du bassin du lac de Tchad et ont réaffirmé, entre autres, l'importance du principe du non-refoulement (non-retour).[123]
Le HCR a noté qu'à la mi-décembre 2016, le Cameroun avait renvoyé en force1 500 personnes des villages de Kirawa et Kolofata à Banki au Nigeria, ajoutant à une situation déjà désastreuse pour les personnes bloquées dans le camp des personnes déplacées à l'intérieur de la ville, qui s'est détériorée en 2017. [124]
Poursuite des retours forcés en 2017
Malgré de nombreux appels publics et privés du HCR, des ONG et des diplomates aux autorités camerounaises pour mettre fin au retour forcé des réfugiés nigérians, les retours ont continué en 2017. En mi-juillet 2017, le Cameroun avait renvoyé en force au moins 4 402 demandeurs d'asile et réfugiés nigérians, dont environ 2 000 ont été expulsés en mars seulement.[125]
En février, le HCR a signalé que le Cameroun avait expulsé 517 demandeurs d'asile nigérians à Banki entre le 10 et le 15 février, dont 204 interceptés à Kolofata et 313 interceptés à Kirawa.[126] De même, le HCR a déclaré qu’entre le 27 et le 29 mars, le Cameroun a intercepté ou arrêté et expulsé 135 demandeurs d'asile nigérians ainsi que 129 Camerounais sans-papiers, des villages de Bia, du point de passage frontalier de Kolofata et l’établissement informel des réfugiés de Kolofata.[127]
Le 21 mars, lors du premier communiqué de presse du HCR depuis la mi-2015 condamnant le refoulement du Cameroun, l'agence a déclaré que les groupes du HCR au Nigeria avaient documenté :
Les troupes camerounaises retournant les réfugiés contre leur gré - sans leur accorder le temps de rassembler leurs affaires [y compris] un incident le 4 mars [où] 26 hommes et 27 femmes et enfants ont été renvoyés de ... la ville d'Amtide, dans la région de Kolofata, où ils s'étaient réfugiés.[128]
À la fin du mois de mai, le HCR a noté que « les 3 400 personnes refoulées jusqu'à maintenant cette année proviennent principalement des communautés camerounaises de Kerawa et Kolofata dans le département de Mayo-Sava » qui « ont récemment enregistré un nombre élevé d'incidents de sécurité ».[129] Le HCR a souligné le fait que les 3 400 personnes comprenaient un groupe de 430 réfugiés qui avaient « été pré-criblés par le HCR et le « Comité mixte de Protection » (Joint Protection Committee) et qui attendaient d'être transférés dans le camp de Minawao.[130] Le HCR a déclaré à Human Rights Watch qu'il avait déjà préparé des véhicules pour emmener les réfugiés dans le camp, mais les autorités ont expulsé le groupe à la dernière minute.[131]
Le HCR a également noté que, en plus de « la détention arbitraire et le retour des réfugiés dans les villages », des nombres supplémentaires inconnus de « nouveaux arrivants [sont] arrêtés dans les zones frontalières et renvoyés au Nigeria sur [des] motifs parmi lesquels le camp de Minawao est plein et donc incapable d’accueillir les nouveaux arrivants ».[132]
En juin, Boko Haram a augmenté ses attaques au Cameroun.[133] Le 2 juin, deux kamikazes ont tué neuf civils camerounais et ont blessé 31 autres à Kolofata.[134] Les 10 et 11 juin, cinq tentatives d'attentats-suicide ont échoué dans et à proximité de Kolofata et de la ville voisine de Mora.[135] Et le 24 juin, le gouverneur de la région de l’Extrême-Nord a déclaré que 15 attaques-suicide avaient « tué des douzaines » à Mora et Kolofata depuis le 14 juin.[136]
Les agences et les représentants du gouvernement ont déclaré à Human Rights Watch que, lors d'une réunion du 19 juin à Kolofata, les autorités camerounaises ont demandé aux autorités militaires nigérianes de reprendre un groupe de 887 demandeurs d'asile nigérians à Kolofata le même jour. Un peu plus de la moitié de ces demandeurs d'asile étaient des enfants arrivés tous ce mois-là.[137] Les autorités militaires nigérianes ont déclaré qu'elles avaient besoin d’un ordre d'Abuja, et le Cameroun leur a donné une semaine pour déplacer le groupe.[138] Le Cameroun a rejeté la demande du HCR de déplacer le groupe au camp de réfugiés de Minawao et, le 27 juin, les autorités militaires nigérianes ont envoyé six véhicules au Cameroun pour aider la police camerounaise à déplacer le groupe au Nigeria, où ils ont été conduits au camp des personnes déplacées à Banki.[139] C'était le premier incident enregistré dans lequel le Nigeria a aidé le Cameroun à renvoyer de force les demandeurs d'asile nigérians.[140]
Les déportations se sont poursuivies en juillet, y compris le retour forcé de « 85 réfugiés nigérians » de Kolofata le 16 juillet.[141]
Des militaires camerounais accusés de maltraitance lors des retours forcés de 2017
Chacun des 25 demandeurs d’asile nigérians vivant auparavant près de la frontière camerounaise et interrogés par Human Right Watch a expliqué avoir été sommairement reconduit au Nigeria par des militaires camerounais en même temps que des centaines d’autres demandeurs d’asile. 13 d’entre eux ont également expliqué que les militaires camerounais se rendaient régulièrement dans les lieux de rassemblement des demandeurs d’asile pour faire s’entasser des centaines de personnes dans des camions et les ramener à la frontière nigériane.[142] Leurs témoignages permettent donc de supposer que des milliers de demandeurs d’asile sont expulsés de la même manière. 17 d’entre eux ont déclaré avoir été violemment frappés ou avoir vu d’autres personnes se faire tabasser au moment de leur expulsion.[143] Cinq demandeurs d’asile ont aussi expliqué avoir vu certains de leurs compagnons gravement blessés à la tête l’arrière des camions militaires à cause de la vitesse à laquelle les militaires camerounais roulaient sur les routes en mauvais état, ce qui les faisait se cogner violemment au plafond.[144]
La plupart d’entre eux ont dit n’avoir reçu aucune explication de la part des militaires concernant leur expulsion tandis que sept ont déclaré que les militaires leur avaient expliqué qu’ils devaient quitter le Cameroun en raison de la surpopulation du camp de réfugiés dans lequel ils étaient parqués.
Quatre ont expliqué avoir été séparés de leur famille en raison de la rapidité et de la violence avec lesquelles les militaires camerounais se chargeaient de leur tâche. Six ont dit avoir été enlevés près de la frontière, puis retenus entre une et quatre nuit(s) dans le camp de réfugiés de Minawao ou peut-être dans le camp de transit voisin de Gourenguel, et enfin expulsés.[145]
Pareil à beaucoup d’autres, un jeune homme de 22 ans originaire de la ville nigériane de Gwoza a décrit son expulsion de Mora en mars 2017 :
Tout à coup, un matin à 6 heures, les militaires camerounais ont rassemblé 41 d’entre nous, nous ont passés violemment à tabac puis nous ont forcés à monter dans un car. Certains ont été frappés tellement violemment que leur sang coulait abondamment. En arrivant à la frontière nigériane près de Banki, ils nous ont crié : « Retournez crever au Nigeria. »[146]
Un homme de 49 ans décrit en ces termes son expulsion de Mora en avril 2017 : « Les militaires camerounais m’ont frappé avec un gros bâton partout sur le corps devant toute ma famille puis nous ont forcés à monter dans un camion comme des animaux sans même me laisser le temps de lui dire au revoir. »[147]
Les retours de réfugiés du camp de Minawao entre avril et juin 2017
De la mi-avril à la mi-juin 2017, un peu plus de 13 000 réfugiés nigérians du camp de Minawao ont pris la décision de rentrer au Nigeria dans des camions civils escortés par l’armée camerounaise.[148] La majorité d’entre eux étaient originaires de la ville de Pulka et de ses environs.[149] Presque tous se sont retrouvés à devoir vivre dans des conditions dramatiques dans des camps de déplacés au Nigeria.[150] Avant avril, presqu’aucun réfugié n’avait quitté le camp de Minawao pour rentrer au Nigeria, ce qui a donc suscité des inquiétudes quant aux raisons de ce soudain mouvement de retour.
Comme indiqué ci-dessus, neuf réfugiés ont expliqué à Human Rights Watch que des milliers d’entre eux ont quitté le camp en avril et en mai 2017 pour protester contre la pénurie alimentaire et après s’être rendu compte que toute tentative visant à exprimer leur mécontentement devant les responsables du camp ne suscitait que de l’indifférence.[151]
Certains réfugiés de retour ont également déclaré au HCR et à une autre organisation humanitaire du Nigeria qu'ils avaient quitté Minawao en raison des conditions de vie de plus en plus difficiles, en expliquant que le manque d’abris, la réduction du nombre de rations alimentaires du Programme alimentaire mondial (PAM) et le manque d'eau propre dans le camp sont parmi les raisons qui les ont poussés à revenir.[152]
Cependant, les organisations humanitaires travaillant dans le camp et les personnes ayant interrogé les réfugiés revenus au Nigeria disent avoir du mal à comprendre pourquoi ils ont décidé de quitter le camp et ont identifié diverses autres raisons.[153]
Certains réfugiés de retour ont déclaré aux organisations humanitaires présentes au Nigeria que d'autres réfugiés du camp de Minawao leur avaient annoncé en avril et en mai 2017 qu'ils manqueraient l’occasion de s'inscrire aux élections locales de l'Etat de Borno s'ils ne rentraient pas immédiatement au Nigeria.[154] Un haut responsable humanitaire a expliqué que des représentants municipaux de la ville de Pulka se sont rendus dans le camp au début de l'année 2017 pour discuter avec les chefs de groupe réfugiés dans le but de les convaincre qu’il était important de revenir pour voter lors des élections.[155] Les réfugiés de retour amenés dans le camp de personnes déplacées de Banki entre avril et juin 2017 ont été inscrits sur les listes électorales.[156]
Selon d'autres sources confidentielles, il se pourrait qu’à partir du début mars 2017 les militaires camerounais aient commencé à limiter sérieusement les déplacements des réfugiés entre le camp et ses environs, extorquant de l'argent à ceux qui étaient pris à l'extérieur du camp et les empêchant de ramasser du bois de chauffage.[157]
Début juin, le HCR a déclaré qu'il avait reçu des informations indiquant que l’on avait fait croire aux réfugiés (du camp) que la situation dans leurs régions d'origine était retournée à la normale et on leur a dit qu’ils pouvaient reprendre en toute sécurité leurs activités économiques et se préparer à revenir avant la saison des plantations.[158] Début juillet, le HCR a conclu qu’il fallait mettre fin aux retours auto-organisés car plusieurs facteurs semblent motiver les personnes à revenir, dont un certain degré de désinformation.[159]
Selon plusieurs organisations humanitaires du Cameroun et du Nigeria, le HCR parle de réfugiés « sous influence », de « persuasion » et de « désinformation ». Les responsables seraient les chefs religieux dans le camp qui tentent de convaincre les réfugiés qu’il est sûr et dans leur intérêt de revenir au Nigeria.[160] Aucune des organisations n’a pu déterminer si ces chefs ont été encouragés à convaincre les réfugiés de revenir par les autorités camerounaises ou nigérianes.[161]
Fin juin, le HCR a signalé que 1 300 réfugiés parmi ceux ayant quitté Minawao étaient revenus au camp où le HCR les a enregistrés à nouveau.[162]
Deux organisations humanitaires ayant interrogé des personnes revenues au Nigeria en avril et en mai ont déclaré que le manque d’informations au camp de Minawao a fait que les personnes ayant choisi de revenir n’avaient aucune idée des véritables conditions auxquelles elles devraient faire face au Nigeria et qu’une fois sur place elles furent surprises par le manque d’assistance, les restrictions à la liberté de mouvement et l’insécurité dans la plus grande partie de l’État de Borno.[163] Les réfugiés de retour placés dans les camps de déplacés de Banki contrôlés par l’armée au Nigeria ont expliqué à une organisation que des chefs de réfugiés leur avaient dit qu’on les ramènerait directement dans leurs zones d’habitation, mais après s’être rendu compte qu’ils resteraient en fait bloqués à Banki, ils ont compris qu’ils auraient mieux fait de rester au Cameroun.[164]
Les organisations ont également expliqué que la mauvaise couverture du réseau de téléphonie mobile des deux côtés de la frontière et que le fait que quasiment aucune radio n’ait mentionné les problèmes de sécurité et humanitaires dans certaines régions du Nigeria ont fait que les réfugiés ont eu du mal à se tenir informés des conditions de vie chez eux au Nigeria.[165] Cependant, d’après le principal représentant des réfugiés du camp de Minawao, les réfugiés ont la possibilité de s’informer sur la situation humanitaire et sur la sécurité dans l’État de Borno au Nigeria en écoutant deux stations de radio nigérianes basées à Maiduguri diffusant leurs émissions en anglais, en Haoussa et en Kanouri.[166]
Le 2 mars 2017, le Cameroun, le Nigeria et le HCR ont signé un accord tripartite pour le rapatriement volontaire des réfugiés nigérians vivant au Cameroun (Accord tripartite).[167]
Avec cet accord, le Cameroun, le Nigeria et le HCR se sont engagés à garantir que le rapatriement des réfugiés se ferait uniquement avec leur consentement explicite et en étant correctement informés de la situation alors actuelle au Nigeria et que celui-ci s’applique aux réfugiés « revenant de leur plein gré » au Nigeria, confirmant que le HCR assume son rôle de supervision et de coordination dans le rapatriement volontaire des réfugiés nigérians au Cameroun.[168]
En réaction au retour inattendu des réfugiés de Minawao en avril et en mai 2017, le HCR a entrepris de mettre en œuvre une « stratégie de sensibilisation » pour éviter les départs spontanés du camp de Minawao. La campagne consistait à informer les réfugiés à propos des « conditions majoritairement défavorables » dans les destinations de retour, surtout dans les villes de Bama, Pulka, Gwoza et Banki au Nigeria, et il a déclaré qu’il « continuerait de l’étendre durant les mois à venir jusqu’à ce que les conditions de retour soient jugées favorables par la Commission tripartite » constituée en vertu de l’Accord Tripartite.[169] Le HCR s’est concentré sur « les conditions de sécurité et l’accès aux services de base dans les différentes destinations de retour » et visait aussi bien les individus réfugiés que les chefs de communautés. »[170] En août, le HCR a précisé que ces activités ne servaient pas à empêcher les départs spontanés mais plutôt à garantir que tous les réfugiés revenant au Nigeria le fassent en étant « pleinement informés à propos des conditions et des risques encourus dans le pays ».[171] Il n’y a eu aucun retour au Nigeria à partir du camp entre la fin du mois de juin et le début du mois de septembre.[172]
La réponse du HCR face aux retours de masse forcés par le Cameroun
Le HCR a commencé à signaler des cas de refoulement en 2014. Au cours des années 2015 et 2016, l’agence a relaté comment les autorités camerounaises ont repoussé des dizaines de milliers de nigérians et comment elles l’ont empêché de les recenser. Toutefois, l’agence n’a fait aucun commentaire public. En juillet 2016, le Haut-commissaire adjoint à la protection du HCR a écrit au Ministère de l’administration territoriale et de la décentralisation pour exprimer ses inquiétudes quant à ces refoulements de masse.[173] En septembre 2016, le porte-parole du HCR au Cameroun a expliqué à l’International Crisis Group que les rapatriements forcés avaient cessé depuis 2016, bien que le HCR ait recueilli depuis des années les preuves de dizaines de milliers d’expulsions.[174]
Comme indiqué ci-dessus, le 2 mars 2017 (un jour après qu'un nouveau représentant du HCR a pris la tête des opérations du HCR au Cameroun), le Nigeria, le Cameroun et le HCR ont signé un accord tripartite visant à réglementer le retour volontaire des réfugiés nigérians du Cameroun.[175]
D’après plusieurs hauts responsables humanitaires, le HCR n'a pas accepté de signer l'accord car il pensait que les conditions au Nigeria s'étaient améliorées au point de pouvoir préparer les réfugiés à revenir du Cameroun. Au lieu de cela, l'agence a signé dans l'espoir que l'accord aiderait à faire pression sur le Cameroun pour réduire les expulsions de masse qu'il a relevées en 2015 et 2016.[176]
Pourtant, quelques jours seulement après avoir signé l’accord tripartite, le Cameroun a ramené de force à la frontière de nouveaux demandeurs d’asile.[177]
Peu de temps après, le HCR a décidé de critiquer publiquement le Cameroun. Le 21 mars, le HCR a condamné le Cameroun pour avoir refoulé illégalement plus de 2 600 réfugiés en 2017, en mentionnant des incidents spécifiques, dont un ayant eu lieu à peine deux jours après la signature de l’accord par le Cameroun.[178]
Deux jours plus tard, Filippo Grandi, Haut-commissaire aux réfugiés des Nations Unies, a écrit au président du Cameroun Paul Biya pour exprimer ses inquiétudes concernant les incessants retours de réfugiés au Nigeria forcés par le Cameroun.[179]
Le 31 mai, le HCR a publié deux rapports faisant le compte-rendu de ses observations concernant l’expulsion du Cameroun d’un peu plus de 90 000 réfugiés nigérians depuis janvier 2015, ainsi que des préoccupations relatives au « retour spontané » des réfugiés nigérians du camp de Minawao au Nigeria en avril et en mai 2017.[180] Le nombre d’expulsions n'a pas été mentionné dans les communiqués de presse suivants et n'a donc fait l’objet d’aucune couverture médiatique.[181]
Le HCR a également déclaré qu'il avait l'intention de publier chaque début de mois un bulletin d’informations concernant les expulsions.[182]
Le 1er juin, le HCR a déclaré publiquement que les membres de son personnel au Nigeria et les représentants du gouvernement nigérian ayant visité le camp de réfugiés de Minawao au Cameroun à la fin du mois de mai ont constaté les expulsions et les refus de demande d’asile.[183]
Début juin, le HCR a déclaré avoir demandé à plusieurs reprises des explications au gouvernement du Cameroun après avoir constaté l’expulsion de milliers de Nigérians, en adressant notamment des lettres au gouverneur de la région de l’Extrême-Nord par l’intermédiaire de l’antenne du HCR à Maroua.[184]
Le 21 juin, le Haut Commissariat a publié un communiqué de presse en son nom dans lequel il expliquait être « extrêmement préoccupé » par les presque 900 Nigérians ayant quitté le camp de réfugiés de Minawao pour revenir à Banki dans des conditions humanitaires de plus en plus alarmantes et soulignant que les réfugiés revenaient pour trouver une situation dangereusement inhospitalière.[185] Le communiqué de presse ne mentionnait pas les 12 000 réfugiés revenus du camp au Nigeria en avril et en mai 2017.
Lors de la réunion du Comité permanent de l'agence à la fin du mois de juin 2017, le Haut Commissaire assistant chargé de la protection, au sein du HCR, a fait une déclaration dans le but de dénoncer un pays pour ses abus envers les droits des réfugiés, fait inhabituel de sa part :
Nous avons pu observer des exemples flagrants de refoulement allant à l’encontre des obligations internationales fondamentales et ce malgré nos interventions pour tenter de les empêcher. Il est extrêmement préoccupant que ce principe de protection international ne soit pas respecté. Je suis d’autant plus inquiet que nous avons appris ce matin le retour de 800 réfugiés au Nigeria.[186]
Le 29 juin, un communiqué de presse du HCR condamnait l’expulsion du Cameroun de 887 réfugiés de Kolofata et appelait le Cameroun et le Nigeria à « empêcher toute expulsion supplémentaire » et demandait de nouveau au Cameroun d’accueillir les nouveaux réfugiés nigérians dans le camp de Minawao.[187]
Enfin, le 26 juillet, le HCR a appelé ses donateurs internationaux à augmenter le montant de leurs dons pour financer ses opérations au Nigeria, expliquant qu’un grand nombre de « rapatriés » ne pouvaient rentrer chez eux en raison de problèmes de sécurité et finissaient par être déplacés à nouveau, dans des conditions humanitaires déplorables. Le Haut Commissaire assistant chargé de la protection également souligné que des fonds supplémentaires lui permettraient d'accroître sa présence dans les zones frontalières et d'améliorer le contrôle des frontières et de la protection, faisant clairement référence à la nécessité pour le HCR de mieux surveiller les refoulements et les expulsions de réfugiés à la frontière camerounaise. Enfin, il a signalé qu'il avait reçu l'assurance que des mesures avaient été prises pour empêcher les retours forcés.[188]
En plus de la réponse du HCR, le Coordonnateur humanitaire des Nations Unies au Cameroun a également écrit aux Ministères des Relations Extérieures et de l'Administration Territoriale et de la Décentralisation en juin 2016 puis en janvier 2017 pour exprimer ses préoccupations suite au signalement de refoulements.[189]
La position du Cameroun face aux retours forcés
Face à l’accumulation de preuves par le HCR concernant les retours de masse forcés et à grande échelle de réfugiés, le Cameroun a adopté une attitude défensive, affirmant qu'il n'a pas obligé un seul réfugié nigérian à rentrer chez lui.
Le 29 mars 2017, le ministre de la Communication du Cameroun Issa Tchiroma Bakary a déclaré que l’accusation du HCR concernant le retour forcé de réfugiés était « injuste et inacceptable » et que celle-ci menaçait d’entacher l'image du Cameroun en tant que lieu reconnu à l'unanimité comme terre d’accueil des réfugiés.[190] Fin juin, le chef du groupe du Protocole du ministère des Relations extérieures Richard Etoundi a déclaré : « Il n’y a jamais eu d’expulsions forcées. »[191]
Le 29 juin, Human Rights Watch a rencontré Yap Mariatou, cheffe de la Division de la protection civile du Ministère de l'administration territoriale et de la décentralisation. En réponse aux questions concernant l’implication supposée du Cameroun dans le retour forcé de réfugiés, elle a déclaré : « Le Nigeria est riche et manque à ses devoirs en ne s'occupant pas de son propre peuple. ».[192]
Cette réponse fait écho aux déclarations faites par les membres de la Brigade d'intervention rapide du Cameroun pour aider les fonctionnaires au Cameroun, qui ont déclaré avoir expulsé les Nigérians des zones frontalières parce que le Nigeria était riche, disposait de beaucoup de place et devait s'occuper de son propre peuple.[193]
IV. La situation des réfugiés de retour au Nigeria
Les Nigérians renvoyés dans leur pays se retrouvent dans des conditions épouvantables dans des camps ou des villages de déplacés militarisés, au milieu des rebelles de Boko Haram qui continuent d'attaquer et de tuer des personnes dans les camps. Les autorités nigérianes ont surestimé la faible amélioration de la situation sécuritaire dans l’État de Borno et ont déclaré souhaiter que les centaines de milliers de Nigérians déplacés retournent chez eux au plus vite.
Un conflit qui se prolonge et une crise humanitaire dans le nord-est du Nigeria
L'insurrection de Boko Haram et le conflit qui en a résulté ont poussé des millions de Nigérians du nord-est du Nigeria (dont une grande majorité habite dans l'État de Borno) à quitter leurs foyers.[194] À la fin du mois d'août 2017, environ 650 000 personnes vivaient dans des camps de déplacés saturés alors que quelques 1 110 000 vivaient dans d'autres camps, villages et villes.[195]
Début juillet 2017, les services de sécurité nigérians ont affirmé avoir « vaincu » Boko Haram, malgré de nombreuses preuves du contraire.[196] La situation sécuritaire dans le nord-est, et surtout dans une grande partie de l’État de Borno, est restée déplorable, avec des cas d'explosions suicides et d'attaques contre des infrastructures militaires et civiles, y compris des établissements d'enseignement et des camps de déplacés... un problème quotidien.[197] Au cours de la première semaine de septembre, les attaques de Boko Haram contre les camps de déplacement ont fait au moins 18 morts.[198]
En juin 2017, l'OIM a signalé que depuis octobre 2015, un peu plus de 1,25 million de personnes déplacées dans les États d'Adamawa, de Borno et de Yobe sont retournées dans leur « lieu de résidence habituelle avant le déplacement ».[199]
Cependant, le HCR a lancé à la fin de l'année 2016 un avertissement selon lequel « le retour des personnes déplacées ne s’effectue pas d'une manière garantissant leur sécurité... et leur accès aux services essentiels ».[200] Par ailleurs, une organisation humanitaire de premier plan de l’État de Borno a également expliqué que de nombreuses personnes déplacées sont revenues dans leurs régions d'origine après avoir reçu de fausses promesses d'aide ou pour échapper à des conditions de vie épouvantables dans leurs camps de déplacement.[201] En juillet 2017, le HCR a encore déclaré que « l'amélioration attendue de l'accès et des conditions dans les zones de retour n'a pas eu lieu et que les régions de retour du nord du Nigeria restent largement inaccessibles pour les populations civiles pour des raisons de sécurité tandis que ceux qui sont revenus se sont retrouvés déplacés à nouveau... »[202]
À la mi-2017, près de 8,5 millions de personnes avaient besoin d'une « aide vitale » d’après le Bureau des Nations Unies pour la coordination des affaires humanitaires.[203] Pourtant, l'accès des organisations humanitaires aux personnes dans le besoin « continue d’être gravement entravé par un conflit en cours », au moins 700 000 civils étaient complètement hors de la portée des organisations humanitaires, et les contraintes de sécurité ont fait que les opérations humanitaires se sont concentrées sur Maiduguri, capitale de l’État de Borno, et sur une poignée de localités environnantes.[204] Selon les Nations Unies, la raison principale à cela est que « la sécurité autour des zones libérées reste instable et imprévisible ».[205] À la fin du mois de juillet, le HCR a prévenu que les attaques dans la ville de Maiduguri et les camps de déplacés à proximité avaient rendu le travail des organisations humanitaires « particulièrement difficile », même dans ces endroits.[206]
En septembre 2017, le HCR maintenait son appel d'octobre 2016 à un moratoire sur tous les retours au nord-est du Nigeria.[207]
Programme gouvernemental de retour des civils déplacés chez eux
Malgré le conflit en cours et l'insécurité et la crise humanitaire qui en résultent, les autorités nigérianes ont voulu donner une image optimiste de la situation dans l'État de Borno. En octobre 2016, le gouverneur de l'Etat de Borno a déclaré qu'il souhaitait fermer tous les camps de déplacés de l'État d'ici la fin du mois de mai 2017.[208] Un certain nombre d'organisations humanitaires estiment que cet optimisme prématuré concernant la possibilité d'un retour sûr et durable repose sur des intérêts purement politiques avec la progression du « Plan Buhari », nommé d'après le président du Nigeria et dont le but est entre autres d’aider les civils déplacés à retourner dans leurs communautés d'origine.[209]
En mars, la Banque mondiale a versé au Nigeria 200 millions de dollars en guise de soutien d'urgence pour faire face à la « grave crise humanitaire aiguë et aux déplacements forcés » du nord-est, en soulignant que la réponse du gouvernement devait se conformer aux normes internationales en matière de retour ou de réintégration sécurisée et volontaire.[210] Six semaines plus tard, l'Agence nationale de gestion des situations d’urgence a reconnu publiquement qu'il serait impossible de respecter le délai de fermeture du camp de déplacés fixé au mois de mai.[211]
Depuis lors, les autorités n'ont pas fixé de nouvelle date officielle pour la fermeture des camps. Cependant, le 25 juin, le gouverneur de l'État de Borno a déclaré qu'il travaillait sur un plan « solide » permettant de ramener les civils déplacés et qu'il souhaitait que ce processus débute en juillet 2017 afin que les civils puissent rentrer chez eux à Bama, Mabr et Goza.[212] Quelques jours auparavant, un représentant de l'Agence nationale pour la gestion des urgences du Nigeria (NEMA) à Abuja a expliqué à Human Rights Watch : « Il est très difficile pour les déplacés de rentrer chez eux en toute sécurité et nous ne sommes pas encore prêts à les accueillir. »[213] Les organisations humanitaires travaillant auprès des personnes déplacées dans l'État de Borno pensent que ces contradictions signifient qu'il est difficile de prédire si les autorités respecteront le droit qu’ont les personnes déplacées de retourner volontairement dans leurs zones de résidence une fois que celles-ci seront sécurisées ou si quiconque exercera une pression sur elles pour qu’elles retournent dans des zones non sécurisées.[214]
Fin mai 2017, les autorités nigérianes ont convenu de mettre en place à Maiduguri un « groupe de travail de haut niveau pour Borno » regroupant des organismes gouvernementaux et des Nations Unies et deux ONG et chargé de prendre des décisions et d’échanger avec la communauté humanitaire internationale sur la question des retours, conformément aux principes humanitaires.[215] Fin juillet 2017, aucun mandat public n’était disponible pour permettre de déterminer si le groupe de travail allait concentrer ses réflexions sur l’intégralité ou seulement une partie des retours de déplacés ou sur l’intégralité ou seulement une partie des retours de réfugiés.[216] Cependant, un certain nombre d'organisations humanitaires ont supposé que la rapidité avec laquelle il avait été mis en place reflétait un besoin urgent de répondre le plus efficacement possible à la crise humanitaire de Banki et Bama résultant du retour en masse des réfugiés du camp de Minawao en avril et en mai 2017.[217]
Des réfugiés rapatriés sont déplacés à l’intérieur du territoire nigérian
En 2015 et en 2016, les organisations humanitaires présentes au Nigeria ne pouvaient pas atteindre les zones frontalières avec le Cameroun, rendant presque impossible le suivi de l'arrivée de Nigérians en provenance du Cameroun.[218] Depuis la fin de l’année 2016, elles ont atteint ce qu'elles nomment souvent des « zones nouvellement accessibles », malgré les contraintes d'accès toujours présentes et toujours très fortes.[219] Elles y ont aidé les rapatriés du Cameroun enregistrés par les autorités nigérianes à la frontière et ensuite transférés par l'armée nigériane de la frontière à plusieurs lieux hautement militarisés, appelés « zones sécurisées par l’armée », où ils sont examinés et, s'ils reçoivent une attestation de sécurité, sont autorisés à rester.[220]
D’après le HCR, les 13 000 réfugiés revenus du camp camerounais de Minawao en avril et en mai sont retournés principalement « à Banki, à Pulka, à Mubi et à Bama » où « ils se sont retrouvés dans des camps de déplacés internes ».[221] Cela a confirmé les conclusions d’un haut responsable de l’ONU au Nigeria ayant déclaré que « le retour des réfugiés dans les conditions prévalant dans l'axe Banki / Pulka / Gwoza est essentiellement un retour à une situation de déplacement interne. »[222] Les organisations humanitaires travaillant dans les lieux ci-dessus disent que l'armée nigériane a également transporté d'autres groupes expulsés du Cameroun en 2017 de la frontière jusqu’à ces lieux où ils se sont retrouvés dans ces camps de déplacement.[223]
La plupart des rapatriés originaires de la ville désormais fortement militarisée de Pulka et des régions avoisinantes ont été emmenés dans un camp de personnes déplacées dans la ville frontalière de Banki, d'où certains ont été transférés à Pulka sans préavis.[224] Fin mai 2017, les organisations humanitaires submergées (disposant d’un accès limité aux deux endroits et luttant pour faire face à l'afflux) ont appelé publiquement le Cameroun, le Nigeria et le HCR à stopper les retours du Cameroun et les transferts à Pulka.[225]
Deux semaines plus tard, le HCR a annoncé que le taux de mortalité chez les rapatriés de ces sites était alarmant et qu’il était dû aux capacités médicales limitées des organisations humanitaires, à la malnutrition et aux conditions météorologiques difficiles, étant donné que « de nombreux rapatriés dorment dans des espaces ouverts pendant la saison des pluies. »[226] Le HCR a également déclaré que, pendant la première semaine de juin, 10 personnes, principalement des enfants, étaient décédées dans le camp de déplacés de Banki à cause de la rougeole et de la diarrhée.[227] L'agence a également déclaré avoir « reçu de nombreux témoignages de Banki faisant état de violence domestique, de mariages forcés, de grossesses non désirées et d’atteintes aux droits de l'homme comme l'exploitation sexuelle en échange de nourriture et d'autres services ».[228] Fin juillet, le HCR a expliqué que les contraintes de sécurité l’empêchaient, comme les autres organisations, de décongestionner le camp de Banki, d’où l’émergence de ces cas de maltraitance.[229]
À la fin du mois de juin, l’armée nigériane a creusé une tranchée autour du camp de Banki pour mieux le protéger contre d'éventuelles attaques de Boko Haram.[230] Cela n'a pas permis d’empêcher l’attaque de Boko Haram ayant fait 18 victimes parmi les déplacés début septembre, notamment d’anciens réfugiés revenus quelques mois plus tôt de Minawao.[231]
Fin juillet, le HCR a résumé en ces mots la situation humanitaire toujours alarmante dans le camp :
Les retours de réfugiés du Cameroun ont créé une nouvelle situation d’urgence, en particulier à Banki où la population du camp de déplacés a plus que doublé en passant d’environ 20 000 à plus de 45 000 personnes. Le site ne peut plus s’étendre et des gens vivent à l'extérieur, une situation récemment aggravée par le début de la saison des pluies. Les lieux d’abri sont principalement collectifs. L’approvisionnement alimentaire est insuffisant et se procurer du combustible de cuisson reste un défi quotidien. Il est impossible d’entrer et de sortir librement du site.[232]
Le HCR a également souligné que dans des zones telles que Pulka, destination de retour principale pour beaucoup de ceux qui reviennent, la destruction des infrastructures de base a rendu le retour non viable. Il a ajouté que les rapatriés de Pulka ont fait face à des risques sanitaires en raison de l'absence quasi-totale de services d'approvisionnement en eau et d'assainissement et que, dans l'ensemble, les risques liés au manque de protection sont élevés, surtout pour les femmes et les filles dans un environnement où ont lieu de nombreuses violations des droits de l'homme.[233]
Depuis le mois d’avril 2017, le Nigeria a proposé de créer quatre nouveaux camps de déplacés près de sa frontière avec le Cameroun dans les villes de Gulumbo, Kirawa, Kumshe et Ngoshe, dans les circonscriptions de Bama et Gwoza, pour aider à décongestionner les camps de personnes déplacées de Banki et de Pulka.[234] L'organisme caritatif médical Médecins Sans Frontières a déclaré : « L'insécurité permanente et les opérations militaires en cours dans ces lieux et leurs environs menacent fortement la sécurité des populations éventuellement installées là-bas ainsi que celle des agences humanitaires. »[235] À la mi-juin, une autre organisation humanitaire a déclaré que l'armée nigériane n'était pas en mesure de contrôler en permanence les quatre sites proposés.[236]
Fin juillet, les autorités nigérianes envisageaient également des extensions des camps de personnes déplacées de Bama et Gwoza pour permettre de décongestionner le camp de déplacés de Banki et se préparer à une éventuelle augmentation des retours de réfugiés du Cameroun.[237]
La position du gouvernement nigérian concernant les retours de réfugiés revenus du Cameroun
La position du Nigeria quant aux retours de réfugiés venus du Cameroun est ambiguë. D'une part, l'armée nigériane a aidé le Cameroun à renvoyer de force les réfugiés nigérians et, comme cela a été mentionné précédemment, les autorités locales de l’État de Borno ne semblent pas pouvoir dire de manière claire si les personnes déplacées et réfugiées peuvent ou non de rentrer chez elles en toute sécurité. D'autre part, depuis 2017, certains responsables nigérians ont critiqué les expulsions du Cameroun. Les responsables internationaux essayant de clarifier la position du Nigeria concernant les retours forcés de réfugiés du Cameroun expliquent que l'absence de responsable de la question nigérian désigné rend les choses encore plus difficiles.[238]
Fin mars 2017, le Commissariat du Nigeria aux réfugiés, aux migrants et aux personnes déplacées a condamné le retour forcé des réfugiés nigérians venus du Cameroun malgré la signature au début du mois de mars de l'Accord tripartite sur les retours volontaires des réfugiés nigérians.[239] Cela fit suite aux « protestations bilatérales » avec le Cameroun au début de l'année 2017 contre les retours forcés de réfugiés et à la convocation par l'un des ministres du Nigeria de l'ambassadeur camerounais début mars pour protester contre les retours.[240]
En avril, un haut responsable militaire de l'Etat de Borno a expliqué que le retour d'un grand nombre de réfugiés nigérians du Cameroun risquait de créer une crise humanitaire ingérable.[241] Un membre du Comité présidentiel sur l'Initiative du nord-est (PCNI) a déclaré à Human Rights Watch à la fin du mois de juin que l'armée nigériane ne souhaitait pas que les réfugiés nigérians reviennent du Cameroun à ce moment-là. Ceci, a-t-il dit, pour la bonne raison que les rapatriés se retrouvent dans des sites ou des villages de déplacés gardés par l’armée, et que les militaires n'ont pas les ressources nécessaires pour protéger autant de personnes de manière efficace. Il a expliqué également que l'armée devrait plutôt utiliser le peu de moyens dont elle dispose pour lutter contre Boko Haram.[242]
Début juillet, le ministre de l'Intérieur du Nigeria a déclaré au HCR que la Commission tripartite réunissant le Cameroun, le Nigeria et le HCR pour superviser l'Accord tripartite sur le retour des réfugiés venus du Cameroun devrait chercher à éviter tout autre rapatriement forcé.[243] Le HCR a également relaté les propos du ministre de l’Intérieur et Commissariat aux réfugiés, aux migrants et aux personnes déplacées qui a déclaré que les derniers retours (faisant référence à 887 réfugiés renvoyés du Cameroun à la fin du mois de juin avec l'aide du Nigeria) n'auraient pas dû avoir lieu et que les rapatriés devenus des déplacés étaient « un problème supplémentaire » et que ce n'était « pas le moment de revenir ».[244]
Remerciements
Le présent rapport a été préparé et rédigé par Gerry Simpson, directeur adjoint du Programme pour les droits des réfugiés chez Human Rights Watch. Un consultant du Programme pour les droits des réfugiés a également réalisé des entretiens pour ce rapport. Bill Frelick, directeur du Programme pour les droits des réfugiés, Mausi Segun, directrice de la Division Afrique et Janet Walsh, directrice adjointe de la Division des droits des femmes furent chargés de la révision du rapport. Aisling Reidy, conseillère juridique senior, et Tom Porteous, directeur adjoint du programme, ont réalisé des examens juridiques et des programmes. Marta Kosmyna, associée au Programme pour les droits des réfugiés, a aidé à la production. Yuan Xun, membre de la faculté de droit de l'Université du Michigan, a fourni son aide pour la recherche éditoriale. Madeline Cottingham, coordonnatrice des photographies et des publications, et Fitzroy Hepkins, directeur administratif ont également aidé à la production. La traduction en français a été revue par Peter Huvos.
Nous souhaitons remercier tous les réfugiés et les demandeurs d’asile nigérians revenus et vivant aujourd’hui dans des camps de déplacés nigérians, ainsi que les réfugiés vivant au Cameroun ayant accepté d’être interrogés dans le cadre du présent rapport.