Résumé
Je me souviens d’un moment où j’ai eu l’impression que toute vie s’arrêtait. Vivre, avancer, tout cela était fini. Je ne me souviens pas bien de ce que je ressentais. Je me souviens juste que je fixais les murs.
―Prosper Niyonzima, incarcéré pour des motifs migratoires de 2012 à 2016, s’exprimant en novembre 2022
En 2013, Prosper Niyonzima a cessé de communiquer. D’après une vérification externe (un audit) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, il a « subi un effondrement mental complet après 16 mois de détention lorsque sa demande [de permis de résidence] a été refusée ». Il n’a plus réagi au monde extérieur pendant les trois années suivantes qu’il a passées en détention, une période au cours de laquelle, fait remarquer l’autrice de la vérification, « sa situation en ce qui concerne sa santé mentale est de plus en plus citée dans les décisions [concernant sa détention] pour démontrer qu’il constituerait un risque de fuite et un danger pour le public s’il était mis en liberté. [...] Il est conclu dans les décisions à plusieurs reprises que, parce qu’il est non verbal et pratiquement immobile, il n’est pas possible de lui faire confiance pour se présenter devant l’[Agence des services frontaliers du Canada]. » Prosper n’a pas pu participer aux procédures judiciaires le concernant, mais ses audiences mensuelles ont continué, parce que le tribunal avait nommé pour lui un « représentant désigné », c’est-à-dire une personne habilitée à prendre des décisions et s’exprimer en son nom. Alors que ce représentant désigné n’a jamais communiqué avec Prosper, il a continué à le représenter pendant deux ans aux audiences de contrôle des motifs de détention. L’autrice de la vérification a observé :
La présence du représentant désigné semblait donner l’assurance [au tribunal] que tout était en ordre, mais, pendant ce temps, le détenu n’avait jamais parlé au représentant désigné et était détenu dans un état catatonique, sans ses médicaments et sans traitement approprié. La seule fois où il a été amené dans la salle vidéo pour un contrôle des motifs de détention, il ne semblait pas conscient de son environnement et avait simplement posé la tête sur la table.
Chaque année, des milliers de personnes sont privées de leur liberté dans le cadre du système canadien de détention liée à l’immigration. Depuis 2016, sur les 45 000 personnes placées en détention migratoire, plus de 90 % étaient détenues pour des motifs sans lien avec la sûreté publique – le plus souvent parce que les autorités pensaient qu’elles risquaient de ne pas se présenter aux procédures des services d’immigration. Une bonne partie d’entre elles subissent de graves répercussions en matière de santé mentale, avec parfois des effets durables qui les poursuivent pendant des années, même après leur libération. Les personnes présentant un handicap, y compris des troubles de santé mentale, connaissent des discriminations tout au long du processus de détention. Comme dans le cas de Prosper, outre le fait de les priver de leur liberté en les détenant et de les placer à l’isolement, les personnes présentant un handicap peuvent être dépouillées de leur droit à la capacité juridique.
En se fondant sur ses recherches menées de mars à juin 2024, y compris des entretiens avec onze avocat·e·s (dont trois ont par ailleurs déjà occupé la fonction de représentant·e désigné·e) et un expert éminent des droits des personnes handicapées, ainsi qu’avec trois personnes qui avaient été détenues par le passé et à qui l’on avait désigné des représentants, Human Rights Watch a documenté les atteintes du droit à la capacité juridique subies par des personnes handicapées détenues pour des raisons liées à l’immigration. Dans les années qui ont suivi la vérification externe de 2018, il ne s’est produit aucun changement législatif ou réglementaire fédéral destiné à améliorer la protection légale des personnes présentant un handicap dans le cadre du régime de représentation désignée prévu par le système canadien de détention des migrants. Les directives de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR), qui déterminent si un individu doit demeurer en détention ou non, continuent à affirmer l’autorité des représentants désignés pour prendre des décisions substitutives au nom des personnes détenues, ce qui viole les normes internationales relatives aux droits humains.
Lorsqu’ils jouent un rôle de soutien, les représentants désignés peuvent être d’une aide précieuse aux migrants pour s’y retrouver dans les audiences judiciaires. Cependant, au lieu de se contenter de les aider à prendre des décisions, les représentants désignés ont le pouvoir légal de prendre des décisions à leur place. Tous les avocats interrogés dans le cadre des recherches pour le présent rapport nous ont indiqué que l’impact d’un représentant désigné dépendait entièrement de la personnalité de l’individu choisi.
Cela est largement dû au fait que la portée de l’autorité légale et du rôle des représentants désignés, au sein du système canadien de l’immigration, est étendue, mal définie et contestée. Le système de détention migratoire est fait de telle façon que, dans certains cas, les représentants désignés prennent des décisions substitutives au nom de personnes détenues afin d’éviter que les droits ne soient davantage violés, par exemple en prolongeant leur détention ou en les expulsant. Autrement dit, le système de détention migratoire place les gens dans des situations où la seule façon d’être libéré de détention est de quitter le Canada et de s’exposer éventuellement à des risques plus grands dans le pays dont ils sont ressortissants.
Il y a longtemps que le programme de représentation désignée, dans le cadre de la détention liée à l’immigration, constitue un sujet de préoccupation. La vérification externe de 2018 commandée par la présidence de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR) a constaté des incohérences dans le rôle assigné aux représentants désignés lors des audiences de contrôle des motifs de détention. En 2024, bien qu’il ait été modifié, le guide du représentant désigné n’abordait toujours pas certaines failles importantes qui ouvrent la voie à de graves violations des droits humains.
Comme ce rapport le met en évidence, les incohérences constatées dans le rôle et l’efficacité des représentants désignés, combinées au manque de soutien et de limites clairement définies de leur autorité, continue à exacerber la détresse des personnes ayant des troubles de santé mentale détenues pour des motifs liés à l’immigration dans tout le Canada. Les failles systémiques de ce système – notamment l’absence d’évaluation adéquate lors de la désignation des représentants, les pouvoirs étendus, mal définis et contestés inhérents à leur rôle, l’incompétence et la formation insuffisante, ainsi que le pouvoir des représentants désignés de prendre des décisions pour autrui – soulignent la nécessité urgente de le réformer en profondeur.
Afin de prendre en charge comme il se doit les personnes handicapées détenues pour des motifs liés à l’immigration, il convient de donner la priorité à leur pouvoir d’agir ainsi qu’à leurs choix et consentement éclairés, qui sont les fondements de leur droit à la santé et de leurs autres droits humains. Une approche fondée sur les droits humains se doit de répondre aux besoins de la personne de façon globale, en combinant l’impact des aspects sociaux, physiques, émotionnels et environnementaux et en prenant garde, entre autres, à la discrimination à l’encontre des personnes en situation de handicap, au racisme structurel et aux autres formes d’exclusion et de répression.
Afin de s’aligner sur les normes internationales relatives aux droits humains, le gouvernement fédéral du Canada devrait s’assurer que la capacité juridique de toute personne détenue pour des motifs liés à l’immigration, surtout si elle est en situation de handicap, est reconnue et respectée. Cela implique de s’éloigner du système de prise de décisions substitutive pour adopter un modèle donnant la priorité au soutien et aux aménagements, un modèle qui donne aux personnes migrantes détenues le pouvoir de prendre des décisions éclairées affectant leur vie.
Des modifications législatives et politiques sont impératives afin de combler les failles structurelles du système de détention migratoire. La mise en place de directives claires sur la désignation et les responsabilités des représentants désignés, la mise à disposition d’une formation et de ressources adéquates, ainsi que la garantie d’une supervision régulière et d’une obligation de rendre des comptes, sont autant de mesures qui peuvent atténuer les risques de violences et de négligence.
À terme, le Canada devrait abolir la détention pour motifs d’immigration. Entre-temps, le pays devrait changer d’approche pour en adopter une qui donne la priorité à la protection des droits et de la dignité des personnes détenues pour des motifs liés à l’immigration.
Méthodologie
Ces recherches s’appuient sur les analyses et conclusions exposées dans le rapport de 2021 publié conjointement par Human Rights Watch et Amnistie internationale, « Je ne me sentais pas comme un être humain » : La détention des personnes migrantes au Canada et son impact en matière de santé mentale, ainsi que sur un document non publié présenté à la CISR conjointement par Human Rights Watch et New Society Institute (Institut pour une nouvelle société, précédemment nommé Institut de recherche et de développement sur l’inclusion et la société au Canada, ou nstitut IRIS), A Disability Rights Review of The “Designated Representative Guide” (« Analyse du “Guide du représentant désigné” à la lumière des droits des personnes handicapées »).
Human Rights Watch a mené des recherches en vue de ce rapport entre mars et juin 2024, interrogeant quinze personnes. Son équipe de recherche s’est entretenue avec onze avocat·e·s de Montréal, Ottawa, Toronto et Vancouver, qui avaient en moyenne 12 ans d’expérience professionnelle dans ce domaine (entre 4 et 22 ans d’expérience). Trois de ces avocat·e·s avaient par ailleurs déjà occupé la fonction de représentant·e désigné·e. Les chercheur·se·s ont également interrogé Michael Bach, un expert éminent des droits des personnes handicapées et de la capacité juridique, ainsi que trois personnes à qui l’on avait désigné des représentants lorsqu’elles étaient détenues pour des motifs liés à l’immigration, mais aussi analysé les transcriptions de seize audiences de contrôle des motifs de détention, correspondant à huit migrants détenus ayant un représentant désigné.
En juin 2024, Human Rights Watch, en partenariat avec New Society Institute, a organisé une table ronde sur la capacité juridique dans le cadre de la détention liée à l’immigration, aux côtés de défenseur·se·s des droits des personnes handicapées et des migrants, ce qui a guidé les recommandations du présent rapport.
Il n’a pas été facile de rencontrer des individus à qui l’on avait désigné un représentant pendant qu’ils étaient détenus pour des motifs liés à l’immigration. L’équipe de Human Rights Watch s’est appuyée sur des avocats afin d’identifier des personnes qui acceptaient de répondre aux questions des chercheur·se·s. Néanmoins, nombre de ces personnes soit avaient été expulsées, soit n’étaient pas en assez bonne santé pour parler à l’équipe de recherche, soit craignaient des représailles de la part de l’ASFC. Certaines également étaient décédées depuis leur libération.
Les chercheur·se·s ont informé toutes les personnes interrogées de l’objectif de l’entretien et de la manière dont les informations seraient utilisées. Aucune rémunération ni contrepartie n’a été promise ou offerte à ces personnes en échange de leur témoignage. Les entretiens, menés sur la base du volontariat, duraient 60 à 90 minutes. Leur consentement a été recueilli avant l’entretien et il leur a été précisé qu’elles pouvaient refuser de répondre à certaines questions et mettre un terme à l’entretien à tout moment. Les entretiens ont été réalisés en visioconférence, en anglais et, lorsque c’était nécessaire, avec l’aide d’interprètes.
Human Rights Watch n’a pas divulgué le nom des personnes interrogées qui avaient subi l’expérience de la détention liée à l’immigration, leur attribuant des pseudonymes, à l’exception des cas déjà rendus publics. Tous les pseudonymes apparaissent entre guillemets la première fois qu’ils sont mentionnés. De même, les informations susceptibles de permettre une identification et les éléments distinctifs n’ont pas été divulgués afin de respecter la confidentialité et de protéger les personnes d’éventuelles représailles de la part de l’ASFC ou des auteurs des persécutions qu’elles ont peu subir dans leur pays d’origine. Les noms des avocat·e·s et des représentant·e·s désigné·e·s ne sont pas donnés non plus afin de protéger leurs client·e·s d’éventuelles représailles de la part de l’ASFC. Des avocat·e·s bénévoles et des expert·e·s ont revu les conclusions et recommandations de ce rapport.
Enfin, les chercheur·se·s ont consulté des documents obtenus grâce à des demandes officielles au titre de l’accès à l’information. L’équipe de Human Rights Watch a transmis les conclusions du rapport à l’ASFC et à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié en septembre 2024, invitant ces deux entités gouvernementales à entrer en contact avec elle et à réagir à ces conclusions.
« La détention a tout détruit » « Je me souviens d’un moment où j’ai eu l’impression que toute vie s’arrêtait. Vivre, avancer, tout cela était fini. Je ne me souviens pas bien de ce que je ressentais. Je me souviens juste que je fixais les murs[1]. » Prosper Niyonzima parlait lentement, pesant chaque mot, pour décrire les quasi cinq années qu’il a passées en détention liée à l’immigration dans la province de l’Ontario. Après une crise mentale qui l’a laissé incapable de communiquer, Prosper a notamment passé deux ans placé à l’isolement. Néanmoins, les services de l’immigration ont continué à tenir les audiences de contrôle des motifs de sa détention en son absence, le privant de fait de toute possibilité de prendre part aux audiences, donc le dépouillant de sa capacité juridique. Pendant ce temps, il dépérissait dans une cellule de haute sécurité, sans aucune date de libération en vue. « Je n’aurais jamais pensé que cela pouvait arriver au Canada », a-t-il commenté. D’après Prosper, lorsqu’il était enfant, ses parents et ses trois frères et sœurs ont été assassinés lors du génocide du Rwanda en 1994. Il raconte qu’il a été témoin d’assassinats brutaux et qu’il a réussi à s’échapper de justesse après s’être caché dans une forêt la nuit. Prosper a été confié à sa tante et tous deux se sont réfugiés au Canada. Une fois dans le pays, arrivé à l’âge adulte, Prosper a été impliqué dans des activités criminelles impliquant des vols et des stupéfiants. Plus tard on lui a diagnostiqué un stress post-traumatique et une schizophrénie. Prosper maintient que c’est à tort qu’on l’a arrêté et placé en détention provisoire en 2010 pour une affaire de vol. Les documents finalement émis par l’État montrent qu’il n’y avait pas de preuves contre lui. Prosper avait été informé par son avocat de l’époque qu’il pouvait plaider coupable d’une accusation moins grave, ce qui lui permettrait d’être libéré le jour-même, ou bien attendre d’être jugé plusieurs mois après. Bien qu’ayant toujours clamé son innocence, après sept mois d’emprisonnement, Prosper avait hâte d’être libéré pour voir sa fille qui venait de naître. Son enfance traumatisante pesant sur son esprit, il a choisi de plaider coupable afin de voir sa fille, qui symbolisait à ses yeux une vie nouvelle et un espoir de changement. Or, comme Prosper avait plaidé coupable, l’État canadien a annulé son titre de résident permanent. Néanmoins, il lui restait des recours légaux pour demeurer dans le pays, qu’il a enclenchés, et pour la première fois, il a commencé à recevoir des soins de santé mentale et un soutien psychologique. Mais en 2012, l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) a placé Prosper en détention dans une prison provinciale de sécurité maximale en attendant son expulsion. L’ASFC affirmait qu’il représentait un danger pour la population en raison de son casier judiciaire. Prosper a alors passé 58 mois – près de cinq ans – en détention liée à l’immigration. Chaque jour s’écoulait pour lui sans qu’il sache quand il serait libéré, ni même s’il le serait un jour, puisque, au Canada, aucun délai maximal n’est défini pour la détention liée à l’immigration. Au cours de la première année de détention de Prosper, la Cour fédérale a empêché à trois reprises l’ASFC de l’expulser en avançant qu’il subirait des dommages irréparables en cas d’expulsion. L’ASFC l’a pourtant maintenu en détention. Au bout de 18 mois de détention, Prosper a appris qu’il avait perdu la garde de sa fille et qu’elle avait été adoptée. Les autorités l’ont laissé voir sa fille une dernière fois. Un mois plus tard, Prosper a subi une crise mentale, tombant dans un état catatonique. Un psychiatre a observé que sa santé déclinait « de façon accélérée et importante », jusqu’au point où Prosper a cessé de communiquer avec qui que ce soit. Des années après, il a pu résumer ainsi : « La détention a tout détruit. » En réponse à ses problèmes de santé, les autorités carcérales ont placé Prosper à l’isolement et il a passé deux ans coupé du monde. Les politiques de l’ASFC demandent que les personnes migrantes détenues ayant des troubles de santé mentale soient détenues dans une prison provinciale afin de « les gérer efficacement au vu de leur comportement » ou de faciliter « l’accès à des soins spécialisés[2] ». Pourtant, Prosper n’a pas reçu de soins médicaux adéquats en prison, ni même bénéficié d’habits, d’une hygiène et de nourriture corrects ; en un an, il estime qu’il a pu se doucher trois fois. En 2015, la Cour fédérale est à nouveau intervenue pour ordonner une évaluation psychiatrique de Prosper, qui a conclu que le traitement médical qu’il recevait en prison avait pu accentuer ses problèmes de santé mentale. En conséquence de quoi, les autorités ont fini par le transférer dans une institution psychiatrique, où on lui a fait subir de force une douloureuse thérapie par électrochocs. Il ne parlait toujours pas. Au cours de sa détention, Prosper n’a pas seulement été privé de sa liberté, mais également de son droit à la capacité juridique. Les personnes migrantes détenues au Canada ont droit à des audiences de contrôle des motifs de détention devant un tribunal administratif, la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR), qui détermine si leur détention doit être maintenue. Cependant, après la crise mentale de Prosper, ses audiences se sont poursuivies en toute légalité en son absence, parce que le tribunal avait désigné un représentant agissant en son nom. Dans le cas où un trouble de santé mentale est diagnostiqué ou soupçonné chez les personnes placées en détention liée à l’immigration, le tribunal peut décider qu’elles « ne sont pas en mesure de comprendre la nature de la procédure[3] ». Dans de tels cas, le tribunal choisit, nomme et rémunère un représentant désigné, généralement à partir d’un répertoire de personnes contractuelles, afin « de protéger et de faire avancer les intérêts » de la personne détenue.[4] Or les audiences de contrôle des motifs de détention de Prosper avaient lieu alors même que, d’après une vérification externe de 2018 portant sur le tribunal, son représentant désigné n’avait « été en mesure à aucun moment de communiquer avec lui[5] ». L’autrice de la vérification a observé que chaque audience durait moins de cinq minutes[6]. Par ailleurs elle a fait remarquer que la présence du représentant désigné semblait donner l’assurance au tribunal que « tout était en ordre », alors même que Prosper « n’avait jamais parlé au représentant désigné et était détenu dans un état catatonique, sans ses médicaments et sans traitement approprié[7] ». L’autrice ajoute : « La seule fois où il a été amené dans la salle vidéo pour un contrôle des motifs de détention, il ne semblait pas conscient de son environnement et avait simplement posé la tête sur la table[8]. » Plutôt que de se soucier d’améliorer sa situation, le tribunal a qualifié à de nombreuses reprises son comportement de « non coopératif » et conclu qu’il « nui[sait] de façon très extrême au processus de renvoi[9] ». Quant à l’ASFC, elle a décrit le comportement de Prosper comme une « protestation passive[10]. » Parmi les souvenirs les plus terribles de Prosper, il y a ces agents qui lui répétaient : « Tu ne verras plus jamais ta fille ! » Il raconte qu’il fait toujours des cauchemars en lien avec cette époque en prison, qu’il décrit comme un « endroit inimaginable pour vivre ». Il témoigne : « Même si vous êtes quelqu’un de fort, cela finira par vous briser. C’est terrifiant. Cela revient toujours vous hanter. » Prosper n’a pas prononcé un mot pendant des années. Mais une fois libéré, en 2016, il a rencontré un pasteur : « Il me comprenait. Il venait me voir et me disait : ‘Ne t’inquiète pas, tout ira bien.’ Le pasteur disait : ‘Ta voix reviendra’ et priait pour moi. Cela a changé ma vie. » « Peu de temps après », explique Prosper, montrant sa gorge, « j’ai commencé à sentir un peu de force dans ma voix et j’ai réussi à sortir un son rauque. » Prosper a alors appelé le pasteur : « J’ai pu lui parler, il était tellement content ! Il m’avait redonné de l’espoir. » Au cours des années qui ont suivi sa détention, Prosper a continué à aller à l’église et a étudié la théologie. Il a fondé une nouvelle famille et vit toujours au Canada. « J’ai le sentiment que Dieu a restauré ma voix et ma vie pour une raison », dit-il. « Lorsque j’étais en détention, je ne savais pas qu’un changement surviendrait. Mais je peux affirmer maintenant que l’impossible est possible. » |
Contexte
La détention migratoire au Canada est une forme administrative de détention qui est régie par la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR), qui est administrée par le ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté et appliquée par le ministre de la Sécurité publique[11]. Placée sous l’autorité du ministre de la Sécurité publique, l’ASFC dispose de pouvoirs de police étendus, notamment en matière d’arrestation (y compris sans mandat), de détention, de renseignements, de fouille et de confiscation[12].
Dans le contexte de la détention migratoire, c’est l’ASFC qui décide qui est arrêté et détenu en vertu de la LIPR, pour quels motifs de détention, quelles preuves sont réunies contre les personnes détenues, lesquelles leur sont divulguées, et dans quel endroit elles sont détenues. De façon générale, l’ASFC assure tout à la fois les rôles du policier, du procureur et du gardien de prison, sans oublier qu’elle est chargée d’une surveillance au sein de la collectivité. Malgré ses pouvoirs étendus et l’importante marge de manœuvre dont elle dispose vis-à-vis des droits de personnes non ressortissantes du Canada, souvent marginalisées, l’ASFC continue d’être le seul corps des forces de l’ordre qui n’est pas placé sous supervision civile indépendante[13]. Cela a permis des violations graves et généralisées des droits humains, notamment la privation arbitraire de liberté, le placement prolongé à l’isolement, la discrimination fondée sur le handicap, la détention d’enfants et la séparation de familles, ainsi que des mesures excessivement coercitives à l’encontre d’individus racialisés[14].
Motifs de détention
Depuis 2016, le Canada a placé environ 45 000 personnes en détention pour des raisons liées à l’immigration, y compris des demandeurs d’asile, des enfants, des personnes handicapées, enceintes, ou qui bénéficiaient d’un titre de résident permanent[15]. Également depuis 2016, plus de 90 % des personnes détenues l’étaient pour des motifs sans lien avec la sûreté publique : elles ont été détenues parce que les autorités craignaient qu’elles ne se présentent pas aux procédures de détermination du statut migratoire ou de réfugié, parce que les autorités n’étaient pas satisfaites de leurs documents d’identité, ou encore dans le but de les examiner à leur entrée au Canada[16]. Pour certaines personnes détenues pour des motifs de sûreté publique, il suffit qu’elles aient eu affaire au système judiciaire par le passé pour qu’elles soient considérées comme un danger pour la population[17].
Audiences de contrôle des motifs de détention
Les allégations de l’ASFC à l’encontre des personnes détenues pour des motifs liés à l’immigration sont examinées par un tribunal administratif – la Section de l’immigration de la CISR – qui tient des audiences régulières afin de contrôler les motifs de détention[18]. Ce tribunal, qui est un organe quasi judiciaire indépendant, détermine s’il convient d’ordonner la libération ou de poursuivre la détention. Il tient une audience initiale 48 heures après l’arrestation ; puis, si la personne n’est toujours pas libérée, une nouvelle audience sept jours plus tard ; et enfin tous les trente jours, jusqu’à ce que l’individu soit libéré ou expulsé du pays[19]. Les audiences de contrôle des motifs de détention sont des procédures contradictoires opposant deux parties : la personne détenue, qui peut être – mais ce n’est pas exigé – représentée par un·e avocat·e, face aux agent·e·s de l’ASFC chargés des audiences (représentant le ministre de la Sécurité publique).
Malgré la régularité de la planification des audiences, la loi n’impose aucune limite à la durée de la détention liée à l’immigration[20]. Les gens risquent donc de tomber dans un cycle indéfini d’audiences de contrôle des motifs de détention, sans aucune fin en vue. La plus longue détention liée à l’immigration a duré plus de onze ans ; il s’agissait apparemment d’un homme ayant des troubles de santé mentale[21]. Depuis 2016, environ 400 personnes ont été placées en détention pendant plus d’une année pour des motifs liés à l’immigration[22].
Lieux de détention liée à l’immigration
Les pouvoirs du tribunal sont limités dans le cadre de son examen : il peut uniquement ordonner la poursuite de la détention ou la libération[23]. Le tribunal peut examiner, mais pas ordonner de modifier, les conditions et le site de la détention ; c’est l’ASFC qui a pleine autorité pour décider où placer les personnes migrantes détenues[24].
Bien que les gens placés en détention migratoire le soient pour des motifs administratifs – et non pas pénaux –, le Canada les soumet à des conditions de détention qui figurent parmi les plus strictes du pays. Des personnes sont régulièrement menottées et enchaînées au cours de leur transport et détenues sans contact, ou très peu de contact, avec le monde extérieur. La majorité sont détenues dans un des trois centres de surveillance de l’immigration, gérés par l’ASFC avec l’aide de services de gardiennage sous contrat[25]. Ces établissements ressemblent à des prisons de moyenne sécurité et fonctionnent comme elles, avec d’importantes restrictions de la vie privée et de la liberté, une surveillance constante, des fouilles répétées, des règles et des routines quotidiennes rigides, ainsi que des mesures punitives[26].
Selon les politiques de l’ASFC, les gens peuvent aussi être incarcérés dans un établissement correctionnel dans les régions « où il n’y a pas de [Centre de surveillance de l’immigration] » ou bien, selon une évaluation des risques de l’ASFC, « lorsqu’un [Centre de surveillance de l’immigration] ne permet pas [...] de gérer efficacement un cas[27] ». De plus, les politiques de l’ASFC en matière de « Considérations spéciales ayant trait aux personnes vulnérables » énoncent que « les personnes ayant des problèmes de santé mentale peuvent être détenues dans un établissement de détention [...] qui offre l’accès à des soins spécialisés[28] ». Une enquête de 2023 a constaté qu’un nombre « alarmant » de personnes migrantes détenues dans les prisons de l’Ontario avaient des problèmes de santé mentale préexistants[29]. Des recherches antérieures avaient également montré que les personnes racialisées, en particulier « noires », semblaient rester en détention migratoire pendant des périodes plus longues et étaient plus souvent incarcérées dans les prisons provinciales que dans les centres de surveillance de l’immigration[30].
Depuis 2000, au moins 17 personnes sont décédées en détention liée à l’immigration ; la plupart d’entre elles étaient incarcérées dans une prison[31]. Les éléments présentés en 2023 lors de l’enquête du coroner sur le décès d’Abdurahman Hassan, un homme noir ayant des problèmes de santé mentale qui a été arbitrairement détenu pendant trois ans, alors que l’ASFC ne parvenait pas à l’expulser vers la Somalie, ont révélé des détails choquants sur les conditions d’incarcération pratiquées dans les prisons provinciales, y compris l’usage prolongé de l’isolement[32]. La première recommandation du jury de l’enquête était de ne plus avoir recours aux prisons pour la détention liée à l’immigration[33].
L’ASFC dépend d’accords bilatéraux et de dispositifs informels établis avec les autorités provinciales afin d’incarcérer les personnes dans les prisons provinciales. Cependant, entre juillet 2022 et mars 2024, l’ensemble des dix provinces du Canada se sont engagées à rompre ces accords et ces dispositions afin de faire cesser le recours aux prisons provinciales pour la détention liée à l’immigration (bien qu’à l’heure de la rédaction de ce rapport, le Québec et l’Ontario aient accordé des prorogations aux contrats de l’ASFC[34]). En réaction, le gouvernement fédéral a adopté une législation, dans le cadre de son Budget 2024, permettant d’augmenter la détention liée à l’immigration dans les prisons fédérales[35].
Discrimination envers les personnes en situation de handicap
La détention liée à l’immigration peut avoir des effets dévastateurs sur la santé mentale. De nombreuses personnes détenues développent des idées suicidaires au fur et à mesure qu’elles perdent l’espoir, surtout si elles ont fui des expériences traumatisantes et des persécutions pour venir chercher sécurité et protection au Canada. Les personnes en détention migratoire peuvent développer anxiété, dépression, désespoir, détresse psychologique, psychose et repli sur soi catatonique.
Les individus en situation de handicap, notamment intellectuel et psychosocial, subissent une discrimination durant tout le processus de détention liée à l’immigration, en violation du droit international relatif aux droits humains :
· Les handicaps des personnes peuvent peser dans la décision des autorités de les placer en détention, étant donné qu’elles sont jugées « peu fiables » ou « non coopératives » ;
· Les handicaps des personnes peuvent les amener à être détenues dans un établissement correctionnel afin de faciliter l’accès à des « soins spécialisés », selon la politique de l’ASFC ;
· Dans certaines prisons provinciales, les autorités ont placé à l’isolement des personnes ayant des troubles de santé mentale ou exprimant des idées suicidaires ; et
· Les personnes migrantes présentant un handicap rencontrent par ailleurs des obstacles importants pour se voir libérer de détention, notamment parce qu’elles sont soumises à des conditions très strictes pour être autorisées à vivre au sein de la population[36].
Comme détaillé ci-dessous, les personnes présentant un handicap en détention liée à l’immigration peuvent également être privées de leur droit à la capacité juridique, c’est-à-dire de prendre des décisions sur leur situation légale, ce qui peut conduire à la prolongation de leur privation de liberté ou même à leur expulsion.
« Je n’ai aucune idée de la raison pour laquelle ils m’ont désigné un représentant. » « Adnan », un homme nord-africain (pays non divulgué afin de préserver son anonymat), a demandé asile en arrivant au Canada en 2013[37]. Il a été détenu dès son arrivée et la CISR lui a désigné un représentant alors qu’il était incarcéré dans une prison provinciale depuis près de six mois. « Je n’ai aucune idée de la raison pour laquelle ils m’ont désigné un représentant. Je ne l’ai jamais vu, ni en prison ni lors des audiences de contrôle des motifs de détention », a déclaré Adnan. Selon lui, il a été très mal représenté, que ce soit par un représentant désigné qu’il n’a jamais vu ou par un avocat qui ne le défendait pas. « C’était très étrange car lors des audiences, mon avocat ne disait rien, puis ils me renvoyaient juste en prison. [...] Ils ne me posaient tout simplement aucune question. » Après plusieurs audiences, Adnan a entamé une grève de la faim. « Les conditions étaient terribles dans la prison. Même des ânes n’auraient pas pu les supporter », a-t-il déclaré. Il a décrit l’humiliation des fouilles corporelles : « J’étais profondément choqué de la façon dont ils nous traitaient. Ils se moquaient de nous. » Adnan était aussi placé en détention à l’isolement :
En 2023, Adnan a obtenu un titre de résident permanent. Mais il explique qu’il n’a plus aucune intention de rester au Canada : « Impossible de vivre ici après tout ce que j’y ai subi. » |
Violation du droit à la capacité juridique
Les personnes handicapées détenues pour des motifs liés à l’immigration peuvent voir leur droit à la capacité juridique– c’est-à-dire le droit de prendre leurs propres décisions – bafoué, avec des répercussions qui peuvent bouleverser ou même mettre en danger leur vie.
En vertu de la LIPR, dans les cas où une personne détenue est « n’est pas, selon [le tribunal], en mesure de comprendre la nature de la procédure, [le tribunal] comm[et] d’office un représentant à l’intéressé[38] ». En pratique, la CISR nomme un « représentant désigné » pour les personnes détenues chez qui est diagnostiqué ou soupçonné un trouble de santé mentale[39]. Dans de tels cas, le tribunal choisit, nomme et rémunère un représentant désigné, généralement à partir d’un répertoire de personnes contractuelles, afin « de protéger et de faire avancer les intérêts » de la personne détenue[40]. Les représentants désignés doivent avoir 18 ans ou plus, ils doivent « comprendre la nature de la procédure », mais aussi « être disposé[s] et apte[s] à agir dans l’intérêt supérieur » de la personne détenue et ne pas avoir d’intérêts qui entrent en conflit avec les siens[41].
Les représentants désignés peuvent être d’une aide précieuse pour la personne détenue. Comme l’a expliqué un avocat, étant donné que « toute personne coincée en détention dispose de moyens limités pour collecter des preuves », le représentant désigné peut agir, « en gros, comme une extension du client à l’extérieur, qui a davantage de liberté pour monter un dossier de demande de libération[42] ». D’après un autre avocat, les audiences de contrôle des motifs de détention « peuvent être si antagonistes et traumatisantes pour les personnes détenues » que les représentants désignés peuvent faire office de « tampon » pour rendre l’expérience « moins dure[43] ».
Cependant, au lieu de se contenter d’aider ces personnes à prendre des décisions, les représentants désignés ont le pouvoir légal de prendre des décisions à leur place. Tous les avocats interrogés dans le cadre des recherches pour le présent rapport, sans exception, estimaient que l’impact d’un représentant désigné dépendait entièrement de la personnalité de l’individu choisi[44]. Cela est largement dû au fait que la portée de l’autorité légale et du rôle des représentants désignés est étendue et mal définie.
Les avocats interrogés pour ce rapport ont indiqué que les personnes détenues à qui l’on avait désigné un représentant avaient généralement des troubles de santé mentale et étaient plus souvent des personnes racialisées[45], détenues pour de longues périodes (au moins plusieurs mois[46]) et incarcérées dans des prisons provinciales[47].
Le système des représentants désignés aspire à résoudre un « réel problème » touchant aux personnes détenues pour des motifs liés à l’immigration et ayant des troubles de santé mentale, comme l’a fait remarquer un avocat :
Il devient difficile pour la CISR de remplir son mandat statutaire lorsque quelqu’un est en plein épisode psychotique ou dans un état de dépression extrême qui l’empêche de prendre part à l’audience. Désigner un représentant permet d’arrondir les angles. Mais le problème que la CISR résout de cette façon, c’est elle-même qui le crée au départ, en plaçant en détention des personnes ayant des troubles de santé mentale[48].
En mai 2024, le gouvernement fédéral a tenté d’introduire des amendements législatifs visant à étendre le pouvoir des représentants désignés au-delà du domaine des audiences au tribunal, grâce à quoi l’ASFC serait à même de désigner des représentants dans des situations où les gens seraient éventuellement isolés en détention liée à l’immigration, sans accès aux services de conseil juridique, d’interprétariat ou à d’autres aides vitales. Cela aurait donné aux représentants désignés le pouvoir de renoncer au droit des personnes à faire des demandes d’asile ou d’autres démarches empêchant l’expulsion, ce qui aurait pu avoir des répercussions mettant leur vie en danger. Même si cet amendement législatif a par la suite été retiré, le gouvernement a fait part de son intention de le réintroduire à une date ultérieure.
Manque d’évaluation adéquate dans le choix des représentants désignés
Le tribunal désigne un représentant au cours des audiences, s’il détermine que la personne détenue « n’est pas en mesure de comprendre la nature de la procédure ». Les directives du tribunal en matière de détention indiquent que pour déterminer si une personne correspond à ce profil, les commissaires doivent tenir compte des facteurs suivants :
· si la personne concernée peut comprendre le motif de la procédure et peut donner des instructions à son conseil ;
· les déclarations et le comportement de la personne concernée lors de la procédure ;
· la preuve d’expert, le cas échéant, sur les facultés intellectuelles ou physiques, l’âge ou l’état mental de la personne concernée ;
· si un représentant a déjà été désigné pour la personne concernée[49].
Or les avocats nous ont décrit l’évaluation du tribunal comme étant « totalement informelle et fondée sur des points de vue subjectifs[50] », « pas du tout standardisée[51] », « superficielle et sommaire[52] », « extraordinairement variable[53] » et terminée en quelques minutes[54]. Un avocat a indiqué qu’au début d’une audience, le commissaire faisait le tour des présents en demandant : « Qui pense que cette personne a besoin d’un représentant désigné ? » Et d’ajouter : « Cela me met mal à l’aise de participer à ce système où je dois donner mon avis sur l’état mental d’un client et sa capacité à se représenter lui-même, mais je suis poussé à en fournir un dans la plupart des cas, eu égard à mon devoir de défense de ses intérêts[55] ».
Tous les avocats et représentants désignés interrogés pour ce rapport ont confirmé que l’ASFC faisait régulièrement des recommandations et des demandes au tribunal au sujet des désignations de représentants. Human Rights Watch a fait à l’ASFC une demande au titre de l’accès à l’information pour obtenir ses « dossiers contenant la version la plus récente des guides et directives, ainsi que des supports de formation, utilisés par [l’ASFC] pour évaluer si un individu détenu pour des motifs liés à l’immigration avait besoin d’un représentant désigné en raison de préoccupations au sujet de sa santé ou ses capacités mentales ». En réponse, l’ASFC a indiqué qu’un tel dossier « n’existait pas[56] ».
La façon dont le tribunal tient compte des avis des agents de l’ASFC et des avocats, sachant que les uns comme les autres n’ont pu avoir que des interactions limitées avec la personne avant l’audience, n’est pas claire.
Dans certains cas, les commissaires examinent la personne détenue en lui posant des questions générales comme « Savez-vous où vous êtes ? Savez-vous pourquoi vous êtes détenu·e[57]? » Un avocat a jugé qu’« il n’est pas difficile de répondre à ces questions, et parfois les gens parviennent à répondre, mais cela ne veut pas dire qu’ils n’ont pas besoin d’aide[58] ».
Dans d’autres cas, il n’y a « pas d’évaluation officielle » et une décision est prise en fonction des informations médicales disponibles dans le dossier[59]. Un avocat a indiqué que parfois « l’ASFC demande au tribunal de désigner un représentant, mais je ne sais pas quel type de communication elle envoie, car nous ne sommes pas en copie[60] ».
Le tribunal nomme généralement les représentants en puisant dans un répertoire régional et les personnes détenues n’ont pas leur mot à dire concernant la personne choisie[61]. Une fois que le tribunal nomme un représentant, « peu importe qu’un détenu en soit satisfait ou non[62] ». Le guide de la CISR ne met en place aucun processus permettant aux individus détenus de renvoyer ou remplacer les représentants désignés par le tribunal.
Pouvoirs étendus, mal définis et contestés inhérents au rôle des représentants désignés
D’après le guide de la CISR, « le principal rôle du [représentant désigné] [...] est de protéger et de faire avancer les intérêts de la personne en cause qu’il représente[63] ». Parmi les responsabilités exposées dans le guide, on peut citer le fait de préparer le dossier de la personne détenue, retenir les services d’un avocat et lui donner des instructions, prendre des décisions concernant les procédures de la CISR ou aider la personne à prendre ces décisions, ou encore la tenir informée de son cas[64]. Les représentants désignés doivent également aider à recueillir des éléments de preuve, témoigner à l’audience au besoin et veiller à ce que les meilleurs arguments possibles soient présentés[65]. Ils ont l’obligation d’être présents à toutes les procédures, de signer des documents au nom de la personne détenue et d’expliquer les résultats et l’incidence de la procédure, en consultation avec l’avocat[66].
Le guide de la CISR note que le rôle du représentant désigné « peut varier selon le degré de compréhension » de la personne détenue : les individus qui selon le tribunal ne sont « pas en mesure de comprendre la nature de la procédure » peuvent aussi avoir « une certaine capacité à participer aux décisions, selon le type de décision à prendre et selon la nature et la gravité de leur déficience[67] ».
Les avocats expliquent que les représentants désignés peuvent être utiles à plus d’un titre. L’un d’eux a affirmé que les représentants désignés qui « prennent leur rôle au sérieux » ont tendance à « rendre visite à la personne détenue plusieurs fois entre les audiences, afin d’essayer de bien cerner ses souhaits[68] ». Les représentants désignés sont également utiles par les conseils qu’ils donnent afin de gérer les situations difficiles, notamment pour se renseigner et effectuer des demandes de logement et d’aide communautaire afin de bâtir une alternative à la détention, et pour aider la personne détenue à communiquer ses besoins au tribunal[69]. Par exemple, un avocat a déclaré :
Certains clients peuvent exprimer leur agacement, et les autorités peuvent interpréter cela comme un « manque de coopération » ou de l’« hostilité », au lieu d’en venir au fonds des choses, à savoir que la personne est en train de dire : « Je ne vais pas bien ici. » Le représentant désigné peut expliquer pourquoi la personne détenue se montre agitée. [...] Il est utile pour faire bouclier et rendre son humanité à la personne détenue en fournissant le contexte[70].
Néanmoins, étant donné l’ampleur de leur autorité, les représentants désignés peuvent tout aussi bien porter atteinte aux droits de la personne détenue, notamment en s’immisçant dans les discussions sur les demandes légales, en renonçant au droit de faire certaines démarches légales, voire en abandonnant la demande d’asile, en renvoyant des avocats qui se plaignent d’eux, en signant des autorisations pour obtenir des dossiers médicaux ou d’autres données enregistrées sur la personne en question, ou encore en signant des demandes de documents de voyage[71]. Un avocat a fait remarquer : « Il y a des représentants désignés qui, en fait, empêchent les avocats de faire leur boulot[72] ».
Dans certains cas, les représentants désignés peuvent même agir explicitement à l’encontre de la volonté de la personne détenue, par complaisance envers l’ASFC. Par exemple, plusieurs avocats ont évoqué des cas où les représentants désignés avaient déterminé, en s’alignant sur l’ASFC, qu’il était dans l’intérêt supérieur de la personne détenue de demeurer en détention[73]. Les raisons citées allaient du froid hivernal et du manque de logement à la sécurité générale de la collectivité. Dans certains cas, les représentants désignés ne donnaient même pas d’arguments, mais se contentaient de dire : « J’ai lu le dossier et il est clair qu’il·elle est mieux en détention[74]. » Lorsque les représentants désignés ne sont pas d’accord avec les individus qu’ils représentent en détention, « c’est une situation impossible pour un avocat [...], une impasse du point de vue éthique[75] ».
Un avocat a décrit des cas antérieurs à la vérification externe de la CISR en 2018, impliquant des « exemples vraiment affreux où les représentants désignés collaboraient avec l’ASFC, ou du moins justifiaient son inaction sur des dossiers en assurant que tout allait bien pour le client[76] ». Le même avocat a cité le cas d’un homme détenu pendant cinq ans dans une prison provinciale au motif qu’il risquait de s’enfuir, tandis que son représentant désigné ne lui prenait pas d’avocat, mais signait des documents autorisant l’ASFC à publier des photos de lui à l’international pour confirmer son identité, et avait même essayé d’autoriser l’ASFC à lui prélever un échantillon d’ADN contre sa volonté[77]. Selon cet avocat, avant la vérification externe de 2018, « les abus étaient extrêmes », or « rien n’a changé dans la législation depuis lors. […] Si ces [abus] pouvaient avoir lieu dans le cadre des paramètres législatifs existants, c’est qu’il faut que la loi impose davantage de garde-fous[78] ».
Étant donné la nature contradictoire des audiences de contrôle des motifs de détention et les pouvoirs d’exécution du mandat de l’ASFC, plusieurs avocats ont exprimé la profonde préoccupation que leur inspire l’approche adoptée par l’ASFC vis-à-vis des représentants désignés. Comme l’a expliqué un avocat à Human Rights Watch :
[L’ASFC] va se servir des représentants désignés pour faciliter l’expulsion le plus vite possible. [...] Il y a une hâte, un empressement zélé à expulser les gens [du Canada], sans se préoccuper de la Charte [des droits et des libertés (la Constitution canadienne)]. Cette hâte porte atteinte aux droits de la personne. L’idée est de piétiner les droits le plus rapidement possible, en espérant que personne ne s’en rendra compte[79].
Un représentant désigné a de son côté déclaré : « Je suis censé aider les clients à s’y retrouver dans les procédures, mais le point de vue de l’ASFC, c’est que je les gêne[80] ». Plusieurs avocats ont indiqué que l’ASFC avait exercé des pressions sur des représentants désignés pour qu’ils renoncent au droit des détenus à faire des démarches légales visant à empêcher leur expulsion grâce à une évaluation des risques auxquels ils seraient exposés s’ils étaient expulsés du Canada[81]. Dans un cas de 2022, l’ASFC a engagé un représentant désigné pour renoncer au droit de faire cette démarche au nom d’une femme détenue de 22 ans à qui l’on avait diagnostiqué une dépression et une schizophrénie. D’après la Cour fédérale,
Depuis sa mise en détention, Mme Lee est restée muette et son état s’est considérablement détérioré [...] Mme Lee ne parle pas depuis plus de trois mois. [...] Pourtant, en faisant appel à un tiers pour agir en son nom, [le gouvernement] a privé Mme Lee de la possibilité de véritablement participer au processus la visant. En fait, l’obligation d’équité procédurale est plus stricte en l’espèce. Pour permettre à Mme Lee de participer complètement au processus, ses problèmes de santé mentale doivent être pris en considération[82].
Comme l’a fait remarquer un avocat, « renoncer au droit de faire des demandes légales dépasse l’autorité étendue déjà octroyée aux représentants désignés, mais cela arrive tout de même à cause des directives permissives de la CISR et du manque de clarté de la loi concernant leur rôle[83] ».
Le même avocat a décrit les difficultés qui émergent dans ces « zones grises » où les représentants désignés donnent aux autorités de détention « l’assurance d’une protection des droits des détenus, sans que personne ne soit légalement tenu de faire une enquête approfondie pour s’assurer que leurs droits sont réellement protégés[84] ». Par exemple :
Lorsqu’un client n’est véritablement pas en mesure de saisir quoi que ce soit des procédures – si une personne est dans un état catatonique, mutique ou incapable de communiquer –, alors le représentant désigné donne des instructions à l’avocat. Même si cela comporte en soi de nombreux abus potentiels, cela peut aussi aider l’avocat à plaider pour la libération. Si le représentant désigné a précédemment établi quels étaient les objectifs du détenu, il peut assister l’avocat en les lui expliquant, même si le client n’arrive plus à communiquer. Mais si le représentant désigné ne connaît pas les souhaits du client, et qu’il agit simplement en fonction des stimulations externes, y compris les pressions de la part de l’ASFC, alors c’est un problème[85].
Ce qui aggrave les difficultés qui découlent des pouvoirs étendus, mal définis et contestés inhérents au rôle des représentants désignés, c’est que leur autorité légale n’est généralement pas expliquée aux personnes migrantes détenues. Un avocat a ainsi observé que, « habituellement, les commissaires] expliquaient sommairement le rôle des représentants désignés, mais sans présenter les pouvoirs dont ils disposent : renoncer à des droits, annuler des démarches légales ou encore engager ou renvoyer un avocat[86] ». Un autre avocat a souligné qu’il y avait un risque que les personnes détenues fassent l’amalgame entre représentants et avocats : « Lors des audiences, il y a cinq voix au téléphone, et souvent la fonction de chaque personne n’est pas claire : selon ce que dit le représentant désigné [à la personne détenue], elle peut penser qu’il s’agit d’un conseil juridique de la part de son avocat[87]. »
Incompétence et formation inadéquate
Le « profil de compétences » des représentants désignés publié par la CISR présente les comportements, les qualités personnelles et les compétences que l’on attend de la part d’un représentant désigné[88]. Il s’agit principalement de l’aptitude à faire preuve d’intégrité et de respect, collaborer de façon efficace avec les clients, faire preuve d’initiative et « effectuer une réflexion approfondie : comprendre la situation, les questions et les problèmes[89] ».
Néanmoins, les avocats interrogés pour ce rapport se sont dits très inquiets face à l’incompétence et la formation insuffisante des représentants désignés.
Plusieurs avocats ont affirmé que les représentants désignés qui avaient tendance à jouer un rôle passif ne servaient à rien[90]. D’après un avocat, « dans la plupart des cas, la CISR désigne le même représentant, qui n’est pas très compétent et qui se contente d’être présent lors des appels et des entretiens entre l’ASFC et un client, et de s’efforcer de contacter les proches du client[91] ». D’autres avocats ont fait observer qu’« il n’y a pas de supervision ni de contrôle de la qualité des prestations » et que « le pire, c’est lorsque les représentants désignés s’en moquent, ne prennent pas leur rôle au sérieux et ne connaissent pas les conséquences de leurs actes[92] ».
Dans certains cas, les représentants désignés refusent de donner des instructions car ils ne sont « pas formés, ou pas suffisamment équipés en ressources, pour comprendre les personnes qu’ils sont censés représenter[93] ». En particulier, les représentants désignés ne reçoivent aucune formation sur la façon de travailler avec des personnes ayant des troubles de santé mentale[94]. Parfois, les représentants désignés changent au cours de la détention d’une personne, ce qui fait qu’il n’y a « aucune cohérence du suivi et peu de chances de gagner la confiance du détenu[95] ».
Qui plus est, la plupart des représentants désignés ne rendent pas visite aux gens qu’ils représentent en détention. Ils se contentent de leur parler au téléphone, voire de consulter les documents à disposition et de « donner aux avocats leur avis, pour ce qu’il vaut, juste avant l’audience[96] ». Un avocat s’est interrogé : « Comment pouvez-vous prétendre donner des instructions à l’avocat et protéger l’intérêt supérieur d’une personne si vous ne la rencontrez même pas[97]? »
Même si, suite à la vérification externe de 2018, la CISR a amendé son guide pour donner plus de précisions aux représentants désignés, il fournit toujours « peu de directives concernant les responsabilités des représentants[98] ». Les représentants désignés ne reçoivent ni formation, ni fonds, ni ressources, ni aide afin de mener à bien leurs responsabilités[99]. Comme l’a fait remarquer un avocat, « toutes les questions que le vérificateur a soulevées [en 2018] sont toujours présentes [...]. Cette vérification a été enterrée et on assiste à des retours en arrière[100]. »
Prise de décisions substitutive
Le pouvoir le plus important confié aux représentants désignés est leur autorité pour prendre des décisions à la place des personnes détenues, en violation de leur droit à la capacité juridique. Le guide de la CISR permet aux représentants désignés de « parler au nom de [la personne détenue] » lors des audiences et de « prendre des décisions en son nom, au besoin[101] ».
Bien que le code de conduite de la CISR exige que les représentants désignés « garde[nt] confidentiels tous les renseignements obtenus dans le cadre des services qu’ils fournissent à la personne [détenue][102] », le tribunal peut leur demander, lors des audiences, de partager leurs informations sur « [le] comportement de la personne, [...] ses médicaments, son diagnostic et ses interactions », ainsi que de donner leur impression sur « ses limites, son état de santé mentale et ses problèmes de santé[103] ».
Les avocats ont confirmé qu’il était habituel que les représentants désignés prennent des décisions au nom des personnes détenues. Comme le résume l’un d’eux, « les représentants désignés deviennent la voix de [la personne détenue], ils la remplacent[104] ». Lorsqu’une personne détenue refuse d’assister à ses audiences en guise de protestation, elles ont quand même lieu et « cassent du sucre sur le dos de [la personne] », tandis que la présence du représentant désigné « permet de faire superficiellement avancer les choses[105] ».
Dans de tels cas, « ce qu’attend la CISR est que le représentant désigné ‘remplace’ la personne détenue[106] ». D’après un avocat, au cours d’une audience, la CISR peut également (de sa propre initiative) couper le microphone de la personne détenue si celle-ci parle à un moment où elle n’a pas la parole, et « ça ne dérange pas la Commission de suivre les suggestions du représentant désigné, même s’il s’agit de décisions prises à la place de la personne détenue[107] ».
Les décisions substitutives, surtout lorsqu’elles sont prises contre la volonté de la personne détenue, peuvent également entraver leur représentation juridique. Comme l’a indiqué un avocat :
Il n’existe aucune disposition permettant à l’avocat de rejeter ou de remettre en cause la direction d’un représentant désigné, même lorsque l’on peut raisonnablement penser qu’il n’agit pas dans l’intérêt du client, voire passe outre son intérêt exprimé – dans les cas où le client, même s’il ne comprend pas les aspects techniques, a clairement indiqué où était son intérêt. Par exemple, lorsqu’un client déclare qu’il ne veut pas rester en détention, mais que le représentant désigné affirme qu’il est plus en sécurité en prison qu’au sein de la collectivité. Le processus est ainsi fait que je peux être renvoyé en tant qu’avocat si j’argumente en faveur de la libération. Nous avons là une personne, nommée statutairement ou règlementairement, qui vient s’interposer dans une relation avocat-client et donne des instructions à l’avocat[108].
La prise de décisions substitutive dans le droit international
La capacité juridique est un droit humain fondamental protégé par des traités fondamentaux des Nations Unies[109]. En vertu de la Convention relative aux droits des personnes handicapées (CDPH), les personnes en situation de handicap ont le droit d’être reconnues en tous lieux comme des personnes à part entière devant la loi. La CDPH rejette la présomption selon laquelle les personnes handicapées n’ont pas la capacité d’agir et affirme clairement que leurs volontés et préférences doivent être respectées[110].
Il est important de ne pas confondre capacité mentale et capacité juridique. Bien que la capacité mentale d’une personne puisse varier en fonction de facteurs environnementaux ou sociaux, cela ne remet en aucun cas en question sa capacité juridique. Le Comité des droits des personnes handicapées, un organe expert indépendant créé en vertu de la CDPH pour superviser son application, souligne au contraire l’importance de veiller à ce que les personnes puissent exercer leur capacité juridique en mettant en place des aides adéquates à la prise de décisions[111]. À cet effet, l’Article 12(3) de la CDPH exige que les États parties « [prennent] des mesures appropriées pour donner aux personnes handicapées accès à l’accompagnement dont elles peuvent avoir besoin pour exercer leur capacité juridique », y compris grâce à la « prise de décisions assistée[112] ». Il est important de noter que le Comité CDPH affirme clairement que « l’accompagnement dans l’exercice de la capacité juridique [...] ne devrait jamais équivaloir à une prise de décisions substitutive[113] ».
Le Canada a ratifié la CDPH, mais émis une réserve et une déclaration interprétative à propos de l’article 12[114]. Selon plusieurs juristes, étant donné que la CDPH a pour mission d’affirmer l’indépendance, l’égalité et la participation maximales des personnes handicapées dans la société, la réserve du Canada sur la capacité juridique des personnes en situation de handicap psychosocial « entrave sévèrement l’objet et le but de la Convention[115] ».
En vertu de la CDPH, les États sont par ailleurs tenus de prendre toutes les mesures appropriées pour que des aménagements raisonnables et procéduraux soient apportés[116]. Cela couvre les situations où des personnes en situation de handicap ont été privées de leur liberté en prison ou dans un autre établissement de détention légalement mandaté[117].
Afin de protéger le droit à la capacité juridique des personnes détenues pour des motifs liés à l’immigration, le rôle des représentants désignés devrait être transformé de façon à assurer qu’il s’agisse d’un mécanisme exclusivement destiné à la prise de décisions assistée[118]. Les audiences de contrôle des motifs de détention auxquelles les personnes handicapées ne peuvent pas pleinement participer ne devraient pas avoir lieu par la simple entremise de la désignation d’un représentant qui les « remplace » et prend des décisions en leur nom[119]. En effet, si elles ont lieu, ces procédures bafouent les droits des détenus de bénéficier de procédures régulières et d’exercer leur capacité juridique. L’incapacité du Canada à apporter des aménagements procéduraux aux personnes migrantes détenues viole la CDPH[120].
La détention liée à l’immigration crée une situation intenable du point de vue des droits humains
Dans certaines circonstances, dans le cadre que représente le système de détention liée à l’immigration, les décisions substitutives sont nécessaires pour préserver d’autres droits des personnes détenues, comme le droit à la liberté ou le non-refoulement[121].
Ainsi un avocat a décrit le cas d’un homme, en 2021, de double nationalité syrienne et russe, qui avait des problèmes de santé mentale[122]. Il était détenu au motif d’un risque de fuite et avait fait une grève de la faim pour protester contre ses conditions de détention[123]. Il avait été placé à l’isolement, où son état de santé s’est aggravé. D’après son avocat, « il vomissait du sang et était proche de la mort, donc il a été amené à l’hôpital, où on l’a forcé à manger ». Finalement, après huit mois de détention sans aucune perspective de voir l’ASFC consentir à sa libération, le représentant désigné a passé outre la décision de cet homme de rester au Canada et il a été expulsé vers la Russie. « Nous avons pris une décision, contre sa volonté, afin de lui sauver la vie », résume son avocat.
Dans certains cas, le système de détention migratoire place les gens dans des situations où la seule façon d’être libéré de détention est de s’exposer à des risques plus grands. Un avocat a décrit un cas de 2018 où un homme à qui l’on avait diagnostiqué un trouble de santé mentale a décidé de retourner en Afghanistan parce que c’était le seul moyen pour lui de sortir de détention[124]. Bien qu’il ait fait une demande d’asile, l’ASFC refusait d’autoriser sa libération en attendant que sa demande soit traitée[125]. Selon l’avocat de cet homme, même si son intérêt supérieur était de demeurer au Canada, « il a décidé : ‘Je n’en peux plus d’être emprisonné ici, je veux juste retourner en Afghanistan[126]’ ». Le représentant désigné de cet homme, tout en insistant sur le fait que ce n’était pas dans son intérêt de repartir en Afghanistan, a fini par respecter sa décision : « Son intention claire et cohérente, pendant plusieurs semaines, était de retirer sa demande d’asile et de repartir [en Afghanistan[127]]. »
La prise de décisions substitutive, dans ce type de cas, peut empêcher des dommages irréparables, mais elle viole d’autres droits. Comme l’a bien résumé un avocat :
Nous nous trouvons dans une situation quasi insoluble : il nous faut reconnaître le droit inhérent à toute personne de prendre ses propres décisions, mais aussi tenir compte de notre obligation morale de ne pas participer, ou de ne pas permettre à l’ASFC de se livrer, à des actions qui à notre avis vont causer de graves dommages que la personne [détenue] ne semble pas saisir. Or le représentant désigné n’est tout simplement pas un substitut adéquat. […] La priorité devrait être de libérer la personne de ce contexte coercitif[128].
Même lorsque le droit à la capacité juridique ne risque pas d’être bafoué, conformément aux normes internationales relatives aux droits humains, la détention liée à l’immigration ne peut exister que si elle constitue un moyen raisonnable, nécessaire et proportionné d’atteindre un intérêt légitime de l’État, sachant qu’il existe des manières moins restrictives d’atteindre le même objectif[129]. Comme l’a résumé le Groupe de travail des Nations Unies sur la détention arbitraire, « la détention liée à l’immigration devrait être progressivement abolie[130] ».
L’Article 14(1) de la CDPH énonce qu’« en aucun cas l’existence d’un handicap ne justifie une privation de liberté[131] ». Le Comité des droits de l’homme des Nations Unies a également déclaré que lorsque des décisions sont prises concernant la détention des migrants, il fallait prendre en compte leur effet sur la santé mentale et mettre, au sein de la collectivité, des services à la disposition des personnes ayant des handicaps psychosociaux[132]. Or la détention liée à l’immigration a des répercussions sur les personnes présentant un handicap, puisqu’il a été montré qu’elle exacerbait les troubles de santé mentale[133]. Le Groupe de travail sur la détention arbitraire des Nations Unies a conclu que pour les personnes handicapées, aucune détention liée à l’immigration « ne devait avoir lieu[134] ».
Pour se conformer à ces directives, le Canada devrait renoncer à placer en détention, pour des motifs liés à l’immigration, les personnes présentant un handicap ; et, à terme, toutes les personnes. En attendant, dans les cas où le manque de soutien effectif à la prise de décisions – et l’exacerbation probable des troubles de santé mentale par la détention elle-même – empêche les détenus ayant des problèmes de santé mentale d’exercer leur capacité juridique et d’assister aux audiences en bonne et due forme, le Canada devrait les libérer et leur procurer l’aide dont ils ont besoin hors du cadre de la détention.
« Ça faisait toute la différence de voir le visage de tout le monde » « Alejandro », un homme sud-américain (pays non divulgué afin de préserver son anonymat), a demandé asile au Canada en 2023[135]. Alejandro a un problème de santé mentale et un handicap cognitif. N’étant jamais allé à l’école, il ne sait ni lire ni écrire. Il n’avait pas de documents d’identité. Alejandro a été détenu pour des motifs liés à l’immigration pendant plus de neuf mois. Il avait d’abord été placé dans un Centre de surveillance de l’immigration, mais au bout de quelques semaines, on l’a transféré dans une prison provinciale. Il témoigne :
La Commission a désigné un représentant à Alejandro lors de sa première audience de contrôle des motifs de détention. « Mon avocat faisait tout pour moi », a témoigné Alejandro. « Le [représentant désigné] ne faisait rien pour moi et il n’expliquait pas pour qui il travaillait. » D’après son avocat, pendant son emprisonnement, Alejandro ne pouvait assister aux audiences qu’au téléphone et il lui était difficile de démêler l’identité et le rôle des personnes qui s’exprimaient. Alejandro a eu des problèmes de santé pendant sa détention : « Je me suis évanoui et je suis tombé dans les escaliers. [...] On m’a emmené à l’hôpital plusieurs fois avec des blessures graves. » Après sept mois de détention, la Commission a accordé à Alejandro un aménagement et, pour la première fois, son audience a eu lieu en personne : le commissaire, l’agent de l’ASFC, son avocat et son représentant désigné étaient présents à la prison pour l’audience. D’après Alejandro, le fait que les audiences se déroulent en présentiel « faisait toute la différence car je pouvais voir le visage de tout le monde ». |
Recommandations
Recommandation générale au Gouvernement fédéral du Canada
- Abolir progressivement la détention liée à l’immigration, en commençant par mettre immédiatement fin au recours à des établissements correctionnels pour ce type de détention.
Principales mesures à prendre pour suivre cette recommandation générale
À Sécurité Publique Canada, l’ASFC, la CISR et Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada :
- Développer les programmes locaux proposant, au sein de la collectivité, des solutions de rechange à la détention qui visent à apporter une aide plutôt qu’à exercer une surveillance, et qui sont mises en œuvre par des organisations locales à but non lucratif, indépendamment de l’ASFC. Les services d’aide devraient adopter une vision globale des besoins de la personne, notamment en termes de logement, de soins médicaux, de services de santé mentale, d’éducation, d’emploi, de besoins des enfants et de représentation juridique.
- Maintenir, au sein de la collectivité, des services de santé mentale efficaces, apportant un réel soutien, volontaires et culturellement adaptés, qui soient disponibles et accessibles aussi bien aux étrangers qu’aux Canadiens. Envisager la réaffectation de fonds du budget de l’ASFC afin de mettre en place des services de santé mentale au sein de la collectivité et des solutions de rechange à la détention.
- Conformément aux consignes du Groupe de travail des Nations Unies sur la détention arbitraire, cesser de placer en détention des personnes migrantes en situation de handicap physique ou psychosocial. Les handicaps des personnes doivent par ailleurs être pris en compte lorsqu’il s’agit de déterminer la légalité, la nécessité et la proportionnalité de toute mesure non privative de liberté imposée dans le cadre de la législation relative à l’immigration.
Dans le cas où le Canada continuerait à placer des personnes handicapées en détention liée à l’immigration :
- Veiller à ce que tous les représentants désignés et agents des autorités impliquées dans la détention, notamment les membres de la CISR, les agents de l’ASFC, les membres du personnel des centres de surveillance de l’immigration et les autorités des prisons provinciales, reçoivent une formation régulière, efficace et continue sur la manière de soutenir et communiquer avec les personnes en situation de handicap ; formation qui devrait être élaborée en consultation avec des personnes handicapées.
- Les autorités de détention devraient engager des organisations de soutien aux personnes handicapées afin qu’elles recrutent les représentants désignés et apportent un encadrement continu à ces derniers, à la CISR et à l’ASFC. Les services de l’immigration et les représentants désignés devraient être dotés de ressources pour mettre en contact les gens détenus pour des motifs liés à l’immigration, ainsi que ceux qui risquent d’être placés en détention, avec les solutions de rechange à la détention respectueuses de leurs droits proposées par la collectivité.
- Veiller à respecter le droit à la capacité juridique et à une procédure régulière de toutes les personnes handicapées détenues pour des motifs liés à l’immigration. Plus précisément :
· Clarifier le rôle et les responsabilités des représentants désignés et les limiter à une action de soutien de la prise de décisions ;
· Interdire formellement aux représentants désignés de s’engager dans une prise de décisions substitutive, qui porte atteinte à la capacité juridique ;
· S’assurer que les personnes détenues pour des motifs liés à l’immigration puissent choisir, renvoyer et remplacer leur représentant désigné ;
· Ordonner la libération des personnes détenues pour des motifs liés à l’immigration et leur assurer une aide efficace à la prise de décisions en dehors du cadre de la détention, dans les cas où l’aide à la prise de décisions disponible en prison n’est pas à même d’assurer que les personnes handicapées puissent participer aux audiences en bonne et due forme et exercent leur capacité juridique via l’aide d’un représentant désigné (par exemple, si le représentant ne parvient pas à communiquer avec la personne ou à comprendre ses volontés et préférences assez bien pour en tenir compte) ;
· Nommer une personne médiatrice (« ombudsperson ») chargée de superviser les représentants désignés et de veiller à ce que les volontés et préférences des personnes détenues soient respectées durant le processus de prise de décision assistée, et à ce que les droits des détenus à la santé, à une procédure régulière et à la capacité juridique soient protégés.
Au Premier ministre et au Cabinet du Canada :
- Retirer la déclaration et la réserve émises par le Canada à propos de l’article 12 de la Convention relative aux droits des personnes handicapées.
- Mener une enquête nationale indépendante sur le système de détention des personnes migrantes, en mettant l’accent sur la discrimination et le racisme systémique que subissent les personnes en situation de handicap.
- Créer un organe indépendant chargé de superviser l’ASFC et d’enquêter sur ses actes, auprès duquel les personnes migrantes détenues pourraient déposer plainte en cas d’allégations de violences, de négligence ou d’autres atteintes présumées des droits humains, afin que les autorités aient à rendre des comptes. Cet organisme devrait avoir le pouvoir d’ordonner de véritables réparations et sanctions et d’engager ses propres enquêtes et évaluations, notamment sous la forme d’inspections surprises, et non pas uniquement agir en cas de plainte. Il devrait aussi permettre à des tiers, comme des organisations non gouvernementales, de porter plainte concernant aussi bien des cas individuels que des politiques et pratiques de l’ASFC.
- S’abstenir d’étendre le régime des représentants désignés au-delà du domaine des audiences à la CISR, à moins que les protections des droits ci-dessus ne soient instituées.
Remerciements
Hanna Gros, consultante auprès de la division Droits des personnes handicapées de Human Rights Watch, a mené les recherches et rédigé ce rapport, avec le soutien conséquent de Samer Muscati, directeur adjoint de la division Droits des personnes handicapées de Human Rights Watch.
Le rapport a été révisé à Human Rights Watch par Carlos Ríos Espinosa, directeur adjoint de la division Droits des personnes handicapées, Farida Deif, directrice Canada, et Bill Frelick, directeur de la division Droits des réfugiés et migrants. Babatunde Olugboji, directeur de programme adjoint à Human Rights Watch, l’a vérifié sur le plan programmatique, de même que Maria McFarland Sánchez-Moreno, conseillère juridique senior à Human Rights Watch, sur le plan juridique.
Nous remercions vivement les relecteur·trice·s expert·e·s pour leurs conseils et retours précieux. Nous remercions en particulier Michael Bach, Doris Rajan et d’autres membres de l’équipe du New Society Institute pour leur expertise et leur soutien, y compris pour l’organisation d’une table ronde au sujet des aspects juridiques en matière de détention d’immigrants, tenue avec des défenseurs des droits des personnes handicapées et des droits des migrants.
Alysha Orbach, coordinatrice auprès du programme États-Unis, et Joya Fadel, coordinatrice senior auprès du programme Droits des enfants, ont apporté leur aide à la rédaction et à la production du rapport. Le rapport a été finalisé en vue de sa publication par Travis Carr, responsable des publications, Fitzroy Hepkins, responsable administratif senior, et Jose Martinez, responsable administratif.
Estelle Bloom, consultante principale de Making It Clear, a créé la version « lecture facile » de ce rapport.
Le rapport a été traduit de l’anglais vers le français par Zoé Deback. La version française du rapport a été relue pour Human Rights Watch par Peter Huvos, rédacteur web.
Human Rights Watch tient aussi à remercier les avocat·e·s et les représentant·e·s désigné·e·s qui ont apporté leur éclairage et leur analyse ou toute autre forme d’aide.
Nous remercions tout particulièrement la Fondation de la famille Samuel et Kathryn Cottingham pour leur soutien financier, qui a rendu ces recherches et ce rapport possibles.
Enfin et surtout, Human Rights Watch remercie toutes les personnes qui ont accepté de partager avec nous leurs expériences, points de vue et préoccupations. Nous vous sommes reconnaissant·e·s de votre confiance et de votre courage.