IV. CONTEXTE LOCAL - GROUPES POLITIQUES ARMESMandataires poursuivant leurs propres intérêts L'Ituri abrite dix-huit groupes ethniques différents, les communautés des Hema/Gegere71 et des Lendu/Ngiti72 représentant ensemble environ 40 pour cent des habitants. Les autres groupes majeurs sont les Bira, les Alur, les Lugbara, les Nyali, les Ndo-Okebo et les Lese. L'identité ethnique prenant une importance croissante, un nouveau groupe a fait son apparition, les « non-originaires »73, à savoir, les « étrangers » qui ne sont pas nés en Ituri. Les Nande du Nord Kivu représentent les non-originaires les plus importants, à cause de la place qu'ils occupent dans le secteur des affaires. L'émergence de Mbusa Nyamwisi, un Nande, comme chef du RCD-ML a soulevé la question de la place des Nande en Ituri. Les élites hema cherchant à asseoir ou à protéger leur contrôle sur les sphères politiques et économiques en Ituri tendent à considérer les Nande comme des adversaires directs. Les Hema, les Lendu et les autres groupes ethniques servant de mandataires pour le gouvernement et les mouvement rebelles cherchent également à définir des priorités servant leurs propres intérêts. Ils sont habiles à jouer les divers rivaux extérieurs les uns contre les autres et changent de camp selon ce que leurs intérêts leur dictent. Ils s'adaptent rapidement aux développements sur la scène nationale, travaillant sur la base suivante, l'ennemi de mon ennemi est mon ami, au moins pour le moment. Qui est qui - Groupes politiques armés en Ituri (mai 2003) RCD-ML : Rassemblement Congolais pour la Démocratie - Mouvement de Libération
MLC : Mouvement pour la Libération du Congo
RCD-National : Rassemblement Congolais pour la Démocratie - National
UPC : Union des Patriotes Congolais (parti majoritairement hema/gegere)
FIPI : Front pour l'Intégration et la Paix en Ituri (regroupement de trois partis à base ethnique)
Qui est qui - Groupes politiques armés en Ituri (mai 2003), continué PUSIC : Parti pour l'Unité et la Sauvegarde de l'Intégrité du Congo (Hema insatisfaits de l'UPC)
FPDC : Forces Populaires pour la Démocratie au Congo (parti politique alur et lugbara)
FNI : Front Nationalise et Intégratif (parti politique lendu)
FRPI : Force de Résistance Patriotique en Ituri (parti politique ngiti)
FAPC : Force Armée Populaire du Congo (composition variée)
Les actions du Chef hema, Kahwa Mandro illustrent l'empressement avec lequel les acteurs locaux peuvent changer de camp. Initialement soutenu par l'Ouganda, le Chef Kahwa et certains autres Hema ont noté un fléchissement dans ce soutien et ont décidé que l'armée ougandaise ne faisait pas assez pour les protéger contre les Lendu. Le Chef Kahwa Mandro a expliqué aux chercheurs de Human Rights Watch : En août 2000, je combattais les Lendu en Ituri. Mais j'étais accusé d'être du côté des Rwandais et des rebelles ougandais, l'ADF. Alors les Ougandais ont aussi commencé à combattre contre moi. J'ai décidé d'aller parler au Président Museveni, ce que j'ai fait en août. Il a décidé que ma cause était noble. Notre groupe est allé en formation en Ouganda le 28 août 2000. Je suis resté en Ouganda pendant 6 mois, dans le camp de formation de Kyakwanzi où 705 des nôtres ont été formés. Après Sun City, les Lendu ont commencé à être armés par Mbusa [RCD-ML] alors on a décidé qu'on devait se débarrasser de lui. Puis Lubanga a été arrêté par les Ougandais. On n'a pas compris. Je suis resté à Bunia pendant que le gouverneur Molondo planifiait un génocide contre nous.76 J'ai commencé à former environ 3000 combattants à Mandro avec le soutien financier de la communauté hema. On a collecté des armes lors de petites attaques. On avait négocié avec l'Ouganda pendant trois ans et ils étaient responsables de tant de morts. Personne n'avait conscience de notre problème. En juin 2002, j'ai décidé d'aller au Rwanda pour chercher de l'aide en notre faveur. Ils avaient traversé un génocide donc ils savaient ce que c'était. Ils m'ont compris et ils nous ont fourni des armes et la logistique. J'ai discuté de la situation avec James Kabarebe. Au départ, ce soutien était une bonne chose et j'ai pensé que le Rwanda comprenait ma situation mais ils en ont profité pour créer une autre situation. Ils voulaient qu'Ituri soit leur base arrière pour attaquer l'Ouganda. Ils ont continué d'envoyer des armes dont des missiles et des munitions pour les tanks alors qu'on n'a même pas de tanks. Ils envoient même des troupes. Ils recrutent de jeunes soldats et leur inculquent la peur. Ils viennent avec de petits avions sur des pistes d'atterrissage comme Mongbwalu, Aru, Boga et Bule. Je sais qu'ils font ça parce que j'avais moi-même l'habitude de me rendre de Kigali en Ituri dans des petits avions.77 Après avoir perdu ses illusions sur le soutien rwandais et sur la direction de la politique de l'UPC de Lubanga, le Chef Kahwa s'est senti menacé. Il s'est séparé du groupe de Lubanga et a rétabli des liens avec les Ougandais. Il a ainsi poursuivi : J'étais sur la liste des gens à éliminer par l'UPC. Quand Museveni l'a découvert, il a envoyé un avion me chercher. Il m'a encouragé à parler aux Lendu à Kpandruma pour qu'on puisse cesser les combats. J'ai lancé un parti politique, PUSIC puis j'ai participé à la coalition FIPI qui veut la paix en Ituri et qui comprend des Lendu et d'autres. J'ai parlé au Président Kabila à Dar es Salaam où je lui ai dit qu'il devait cesser d'apporter son soutien aux Lendu. Ils étaient en train de nous tuer. Il a compris. Je vais réattaquer Bunia et je vais prendre cette ville, même si j'en meurs. L'UPDF est informé de nos plans mais je ne compte pas sur eux pour être aidé.78 L'aide d'acteurs extérieurs peut inciter des dissidents à se séparer d'un groupe et à former leur propre organisation comme l'a fait le Chef Kahwa. Cependant, des acteurs extérieurs peuvent aussi promouvoir des coalitions, y compris des coalitions dépassant les frontières ethniques comme le groupe FIPI qui incluait des groupes politiques hema, lendu et alur. L'augmentation du nombre de groupes combattants dans Bunia et dans ses environs est allée de pair avec un flux d'armes vers l'Ituri alors que les acteurs extérieurs tentaient d'assurer la victoire de leurs alliés locaux. Cette plus grande disponibilité en armes a contribué à faire davantage de victimes en Ituri dont des civils.79 En plus d'être mieux armées que par le passé, les milices hema, lendu et ngiti semblent aussi être mieux organisées et entraînées et semblent fonctionner avec une hiérarchie militaire plus structurée. Le conflit entre Hema et Lendu Les Hema sont des pasteurs et les Lendu des agriculteurs mais historiquement, il existait un fort niveau de coexistence entre les deux groupes et les mariages mixtes étaient fréquents. Cependant, le régime colonial belge a accentué les divisions ethniques entre les deux communautés en essayant de réorganiser les chefferies traditionnelles en des groupes plus homogènes et en favorisant les Hema aux dépens des Lendu. Même après l'indépendance de 1960, les Hema sont restés dans leur position d'élite administrative, possédant terres et affaires. Lorsque le territoire de Kibali-Ituri a été créé en 1962 par exemple, aucun Lendu n'a obtenu de positions d'importance dans l'administration. Le Président Sese Sokoto Mobutu a confirmé les Hema aux postes de gestion dans les secteurs fermier, minier et celui de l'administration locale dans le cadre de sa politique de « zaïrisation ». Les Hema et les Lendu se sont livrés de petites batailles pour la terre et les droits de pêche à plusieurs reprises après l'indépendance mais en général, l'arbitrage coutumier soutenu par l'état, a réussi à contenir les incidents.80 A aucun moment de l'histoire de l'Ituri pour laquelle des documents sont disponibles, la violence n'a atteint les niveaux qui existent depuis 1999. La guerre plus large du Congo a sans aucun doute suscité la violence plus grande du conflit actuel. Ce conflit a débuté en juin 1999 lorsqu'un petit nombre d'Hema auraient tenté d'acheter des autorités locales afin qu'elles modifient les registres de propriété foncière en leur faveur dans la zone de Walendu Pitsu qui fait partie du district djugu d'Ituri. Ils auraient utilisé de faux papiers pour expulser les habitants lendu de leurs terres comme le pensent certains Lendu du coin. Ces Lendu ont décidé de se venger. En l'absence d'une forte autorité locale, l'incident a rapidement viré à une confrontation entre les deux communautés. L'ingérence de l'Ouganda a aggravé la situation. Le Brigadier Général James Kazini, alors en charge de l'armée ougandaise en RDC, a nommé Adèle Lotsove Mugisa, une Hema, gouverneur provisoire des districts d'Ituri et du Haut Uele,81 qui faisaient anciennement partie de la Province Orientale.82 Si la proposition de créer une telle unité a été soutenue par certains hommes politiques de la région, ce fut le décret du général ougandais qui modifia les frontières administratives, créant effectivement une nouvelle « province ». Dans la lettre instituant le nouveau poste de gouverneur, le Général Kazini a donné toutes les assurances du soutien ougandais à une telle entreprise.83 Cette importante décision, coïncidant avec la dispute foncière locale, a donné l'impression que l'armée ougandaise se rangeait du côté des propriétaires fonciers hema. En 2003, la dispute originelle avait pris de l'ampleur et la violence touchait davantage de gens et de zones. Des groupes comme les Nande, les Bira et les Alur qui n'étaient pas auparavant associés à aucun des belligérants ont maintenant été contraints de choisir un camp. Rumeur, propagande et préjugés
Certains Lendu et Ngiti qui leur sont alliés cherchent à aviver la colère contre le Rwanda, l'Ouganda et leurs alliés locaux. Le groupe armé ngiti, le FRPI a publié un pamphlet accusant les Présidents Kagame et Museveni de chercher à établir un empire hima88-tutsi. Ils ont affirmé que les Hema, soutenus par l'Ouganda et le Rwanda allaient procéder à une « purification ethnique » et éliminer les peuples lendu (y compris les Ngiti) de l'Ituri. Ils ont vivement encouragé à une « résistance féroce » contre les agresseurs extérieurs et contre ces groupes qui sont leurs complices.89 En novembre 2002, un groupe lendu, l'Association culturelle LORI a insisté sur les griefs historiques de son peuple et a appelé « tous les Lendu à résister à l'agression et à toutes les formes de domination qui ont fait partie de l'histoire lendu. »90 Dans un communiqué de janvier 2002, le Chef lendu, Longbe Tschabi Linga s'est plaint de la marginalisation et de la subordination de sa communauté. Il a poursuivi en « dénonçant l'alliance de mort entre l'UPC et le RCD-Goma » qui a fait que les Hema « chantent fièrement sur l'extermination des Lendu. »91 71 Le groupe ethnique hema est divisé en deux sous-groupes : les Gegere également connus sous le nom d'Hema du Nord qui parlent le kilendu et les Hema, également connus sous le nom d'Hema du Sud qui parlent le kihema. Les divisions entre ces deux groupes sont de plus en plus nombreuses. Ce rapport utilise l'appellation Hema pour les deux groupes et celle de Gegere uniquement lorsque leurs points de vue sont différents. 72 Le groupe ethnique lendu est également divisé en deux sous groupes : les Lendu qui sont originaires du Nord de l'Ituri et les Ngiti qui viennent du Sud. En général, ils se considèrent comme frères et ont des vues politiques similaires. 73 En langue locale, le terme est « Bakuyakuya ». 74 Entretien téléphonique conduit par Human Rights Watch, Bunia, mai 2003. 75 Entretien téléphonique conduit par Human Rights Watch, Kampala, mai 2003. 76 Voir plus bas pour le conflit entre le Gouverneur Molondo et les Hema. 77 Entretien conduit par Human Rights Watch, Chef Kahwa Mandro, Kampala, 22 février 2003. 78 Ibid. 79 Différentes estimations existent sur le nombre de personnes tuées en Ituri, aucune n'étant basée sur une étude systématique. Le Bureau des Nations Unies pour la coordination des affaires humanitaires (OCHA) citait 50 000 morts dans son rapport du Réseau Régional Intégré d'Informations (IRIN) sur l'Ituri en décembre 2002. 80 Les tensions ont été fortes en 1962, 1965, 1975, 1983, 1984, 1997. 81 Le Gouverneur Lotsove a finalement laissé de côté le district du Haut Uele suite à sa rébellion contre son autorité. Elle a repris le contrôle du Kibali-Ituri, fréquemment désigné sous le nom d'Ituri. 82 Haut commandement ougandais, Brigadier Général James Kazini à Madame Lotsove, 18 juin 1999, référence OPN/SH/C/6A. 83 Ibid. 84 Voir Johan Pottier, Re-Imagining Rwanda: Conflict, Survival and Disinformation in the Late Twentieth Century ; Cambridge University Press, 2002. 85 Entretien conduit par Human Rights Watch avec des responsables hema dont le Dr Dhejju Maruka, le Professeur Karimagi Pilo, M. Philemon et M. Kiza, Bunia, 13 février 2003. 86 Jean Baptiste Dhetchuvi, lettre ouverte, Ituri - What Future?, 1er septembre 2002. 87 Ibid. 88 Les Hima sont un groupe ethnique de l'Ouganda dont on estime souvent qu'il est apparenté aux Tutsi du Rwanda. Museveni aurait un Hima parmi ses ancêtres. 89 Force de Résistance Patriotique en Ituri (FRPI), Manifeste de résistance, janvier 2003. 90 Association culturelle LORI, Déclaration de la communauté lendu, 16 novembre 2002. 91 Chef Longbe Tchabi Linga et le Comité éditorial, SOS de la communauté lendu à Kpandruma, 22 janvier 2003. |