III. Les événements dans la commune de RutegamaLe 3 octobre 2007, le Commissaire Général de la Police de la Sécurité intérieure (PSI) a envoyé une centaine de policiers du 3ème Groupement mobile dintervention rapide (GMIR) dans la province de Muramvya, au centre du Burundi. Basé dordinaire dans la capitale, Bujumbura, le GMIR est une force de réserve spécialisée, censée apporter une réponse rapide dans les cas durgence dans tout le pays. Au moment des atteintes aux droits humains qui sont exposées dans ce rapport, les GMIR fonctionnaient sous lautorité de la PSI.2 Daprès la police, le déploiement du 3 octobre était une réponse à une élévation alarmante du taux de criminalité, par exemple le vol de bétail et de récoltes, ainsi quau recrutement et à la propagande du groupe dopposition des Forces nationales de libération (FNL), qui en juillet 2007 se sont retirés des pourparlers avec le gouvernement sur la mise en uvre dun cessez-le-feu accepté en septembre 2006.3 Les agents du GMIR ont été déployés dans plusieurs communes, dont Rutegama, où ils ont établi un poste au centre de santé de Kaniga, à plusieurs kilomètres du centre de la ville. Tout au long du mois doctobre, avec la coopération dun chef de poste local de la PSI, ils se sont livrés à des opérations brutales de maintien de lordre, caractérisées par de nombreux manquements au droit burundais et des violations des normes internationales relatives aux droits humains. Selon des habitants interrogés par un chercheur de Human Rights Watch, le comportement de la police était brutal et provoquait la peur. Daprès une victime : « Tout le monde à Rutegama a peur. Quand les gens voient arriver le camion de Kaniga, ils senfuient ».4 Un policier appartenant aux GMIR a déclaré au chercheur de Human Rights Watch que la stratégie de maintien de lordre visait délibérément à intimider les populations locales.5 Une campagne dattaques et darrestationsA partir du 8 octobre, les policiers du GMIR dirigés par le Commandant Désiré Uwamahoro ont commencé à faire des perquisitions et des arrestations à Rutegama et dans les communes voisines. Même si les policiers avaient des mandats en bonne et due forme du Procureur de Muramvya pour la plupart de ces perquisitions, ils en ont effectué beaucoup de nuit et sans la présence dun officier de la police judiciaire, en violation du code de procédure pénale burundais.6 De plus, les policiers ont frappé et maltraité de diverses façons les personnes arrêtées, à savoir des hommes daffaires, des enseignants, des fermiers, un combattant démobilisé et un chef de colline, fonctionnaire local responsable de la direction dune petite unité administrative. Nombre des victimes ont dit au chercheur de Human Rights Watch que les policiers les accusaient de faire partie des FNL, ce qui ne constitue pas un délit au Burundi,7tandis que dautres ont dit avoir été accusées de détention illégale darmes.8
Lun des premiers hommes arrêtés par les GMIR a raconté comment sa famille avait été réveillée vers 2 heures du matin, alors que tout le monde dormait :
Un policier stationné au centre de santé de Kaniga, de même que plusieurs victimes, ont déclaré à un chercheur de Human Rights Watch que les détenus étaient choisis pour être arrêtés de façon « arbitraire » par le chef de poste de la Police de la Sécurité, Nestor Niyokuri, et par ladministrateur communal de Rutegama, Josias Ndikumagenge.10 Lunité du GMIR a ramené les détenus à son poste au centre de santé, un bâtiment comportant une grande pièce et plusieurs autres petites pièces faisant chacune environ deux mètres sur trois. Dans chacune de ces petites pièces, pouvaient sentasser jusquà dix détenus.11 Human Rights Watch a identifié 22 détenus, mais daprès un policier du GMIR qui était présent, jusquà 50 personnes auraient pu être détenues au centre de santé au cours du mois.12 En détenant des personnes pour des durées allant de plusieurs jours à plus de trois semaines, les policiers des GMIR ont violé la législation burundaise qui exige des policiers appartenant à toutes les branches de la Police de la Sécurité intérieure quils remettent les détenus à la Police Judiciaire (PJ)13 immédiatement après leur arrestation. Les policiers des GMIR ont aussi maintenu les personnes en détention au centre de santé, et non dans un lieu officiel de détention.14 Il y avait un cachot au centre de Rutegama, dans laquelle tout suspect aurait dû être transféré immédiatement après son arrestation. Les policiers des GMIR ont interrogé les détenus, ce qui est une autre violation de la législation burundaise.15 Les enquêtes criminelles sont du ressort de la Police Judiciaire, qui interroge les suspects et transmet les éléments de preuve au Ministère Public.16 Beaucoup de victimes pensaient quune personne qui prenait des notes au cours de leur interrogatoire était un officier de la police judiciaire (OPJ), mais un policier présent à Kaniga, ainsi que le commissaire général de la PSI qui a donné lordre du déploiement, ont dit au chercheur de Human Rights Watch quaucun officier de la police judiciaire nétait présent.17 Interrogatoires, tortures et mauvais traitementsAu cours des interrogatoires, les policiers des GMIR ont torturé, frappé et intimidé les détenus pour les forcer à donner des informations. Les 11 anciens détenus interrogés par Human Rights Watch ont tous affirmé avoir été battus par des policiers. Quatre dentre eux ont dit quils avaient aussi fait lobjet de simulacres dexécutions ou de menaces de mort. Quand on lui a demandé comment étaient traités les autres détenus, une victime a dit : « Tout le monde à Kaniga était battu chaque fois que les policiers passaient à côté dun détenu, ils le frappaient ».18 Daprès un homme, un policier dont il pensait quil était un officier de la police judiciaire la arrêté le 8 octobre et la amené au centre de santé, où il a été détenu pour la nuit.
Une autre personne arrêtée le 13 octobre a raconté :
Deux autres victimes ont montré à un chercheur de Human Rights Watch les cicatrices sur le dos et sur le ventre quils disaient avoir à cause des coups reçus deux semaines auparavant. Un autre homme a dit quil avait uriné du sang pendant des jours après avoir été battu.21 Lun des premiers hommes arrêtés le 8 octobre, qui pensait lui aussi quil y avait des officiers de la police judiciaire, a également décrit des tortures et des mauvais traitements, comportant des menaces de mort :
Deux hommes ont dit au chercheur de Human Rights Watch quen plus davoir été battus, ils ont aussi été soumis à un simulacre dexécution. Lun des deux a dit :
Un autre a raconté :
Le Burundi est un Etat partie au Pacte international relatif aux droits civils et politiques 25, à la Charte africaine des droits de lhomme et des peuples 26, et à la Convention de lONU contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (CAT), qui tous interdisent la torture. Dans le cadre de la CAT, la torture est définie comme « tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aigües, physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à une personne » avec le consentement ou lapprobation dun agent de la fonction publique dans le but darracher des aveux ou des renseignements, ou dans le but de la punir ou de lintimider.27Les coups systématiques, parfois quotidiennement pendant plusieurs jours, et les simulacres dexécution tombent sous le coup de cette définition. Le prix de la libertéDes personnes qui ont été détenues pour des durées allant de quelques heures à plusieurs jours ont été relâchées quand elles ont voulu et pu payer des pots-de-vin aux policiers. Lune delles a raconté :
Un ancien détenu a indiqué quun policier lui avait demandé 20 000 Fbu.30Comme il navait pu réunir que 14 000 Fbu, il na pas été relâché. Le policier lui a dit quil serait libéré sil pouvait donner encore 6 000 Fbu. Incapable de le faire, la victime a été transférée dans un cachot de Muramvya où elle a été détenue encore trois semaines, en violation du droit burundais, qui exige que les détenus soient inculpés et présentés à un procureur dans la semaine qui suit leur arrestation.31 Trois autres détenus au moins ont également été transférés dans des cachots de Muramvya ; lun deux a dit que bien quil ait versé le pot-de-vin exigé par les policiers du GMIR, il avait quand même été transféré dans un cachot de Muramvya doù il na été libéré quaprès avoir versé un second pot-de-vin à un officier de la police judiciaire.32 Aucune des personnes arrêtées en octobre na été inculpée daucun délit. Toutes ont été relâchées après des périodes de détention, pour certaines après quelques heures, pour la plupart après une semaine environ, mais pour quelques-unes au bout de près dun mois. Intimidation et brutalité de la police contre les populations localesPendant ce temps, des habitants, y compris un policier, qui se sont plaints de la conduite de la police, ont été eux-mêmes victimes des exactions de la police. Le 25 octobre, par exemple, un officier de la police judiciaire a parlé des abus commis à Kaniga au cours dun atelier sur la conduite de la police organisé par lorganisation burundaise de défense des droits humains Association pour la protection des droits humains et des personnes détenues (APRODH). A son retour à Rutegama ce soir-là, il sest retrouvé face à des policiers du GMIR qui lont frappé et détenu pour la nuit au centre de santé.33 Une femme qui a été témoin de son arrestation et qui a interpellé les policiers à propos de leur conduite a dit au chercheur de Human Rights Watch quen réponse à sa question elle avait été battue au centre de la ville de Rutegama par le chef de poste de la Police de la Sécurité de Rutegama, Nestor Niyokuri. Elle a par la suite déposé plainte contre lui.34 Trois autres personnes ont elles-aussi dit au chercheur de Human Rights Watch que des policiers du GMIR ainsi que Nestor Niyokuri les avaient battues au centre ville le 26 octobre ou aux alentours de cette date, après quils aient remis en cause la conduite de la police ou, dans un cas, sêtre adressés à des policiers alors quils frappaient quelquun dautre.35 Une victime a raconté :
Pendant la période où les policiers du GMIR ont été en service actif à Rutegama, dautres agents de la Police de la Sécurité locaux ont aussi essayé dintimider les habitants. Daprès lune de ces derniers, le Commissaire provincial de la Police de la Sécurité intérieure, Viateur Muco, « est venu chez moi et ma demandé si jétais une sympathisante des FNL Plus tard, un voisin ma dit que mon nom se trouvait sur une liste de personnes devant être arrêtées. Je nai pas été arrêté, mais jai toujours peur ».37 Un autre habitant a dit que le même fonctionnaire lavait prévenu quil devait arrêter de faire des choses que la police naimait pas et il « ma demandé si javais des renseignements sur les FNL. Jai dit que je ne savais rien sur eux. Il a dit : Si tu essaies de les rejoindre, nous tarrêterons immédiatement. »38 Comme déjà mentionné, selon laccord de cessez-le-feu signé entre le gouvernement du Burundi et les FNL en septembre 2006, être membre des FNL nest pas un délit.39 2 Les différents GMIR sont dénommés respectivements le 1er, le 2ème et le 3ème GMIR. Chacun deux comprend environ 300 policiers et est divisé en plusieurs « unités » fonctionnelles. 3 Entretiens de Human Rights Watch avec le porte-parole de la police, Pierre Chanel Ntarabaganyi, Bujumbura, 16 novembre 2007 ; le Commissaire Général de la Police de la Sécurité intérieure, Gabriel Nizigama, Bujumbura, 19 novembre 2007; et le Commissaire Général de la Police judiciaire, Deo Suzuguye, Bujumbura, 20 novembre 2007. 4 Entretien de Human Rights Watch avec une victime, Bujumbura, 1er novembre 2007. 5 Entretien de Human Rights Watch avec un policier du GMIR, Bujumbura, 21 novembre 2007. 6 Loi No. 1/015 du 20 juillet 1999 portant réforme du code de procédure pénale, art. 52 ; Loi No. 1/020 du 31 décembre 2004 portant création, organisation, missions, composition et fonctionnement de la Police Nationale, art. 30. 7 Selon les termes de lAccord global de cessez-le-feu entre le gouvernement du Burundi et le PALIPEHUTU-FNL, Dar es Salaam, 7 septembre 2006, lappartenance aux FNL nest pas un délit. 8 Le porte-parole de la police burundaise a affirmé que personne navait été détenu pour appartenance aux FNL, mais que des personnes avaient été détenues pour des activités illégales liées à leur appartenance. Du fait que la police na pas tenu de registre sur les détenus et sur les charges pour lesquelles ils étaient détenus, et du fait quils ont tous fini par être relâchés sans être inculpés, il est difficile daffirmer avec certitude la raison fournie à ce moment-là pour leur arrestation. Entretiens de Human Rights Watch avec des victimes, Bujumbura, 1er et 20 novembre 2007, et Rutegama, 2 novembre 2007, et avec le porte-parole de la police, Pierre Chanel Ntarabaganyi, Bujumbura, 16 novembre 2007. 9 Entretien de Human Rights Watch avec une victime, Bujumbura, 20 novembre 2007. 10 Entretiens de Human Rights Watch avec des victimes, Bujumbura, 20 novembre 2007, et avec un policier des GMIR, Bujumbura, 21 novembre 2007. 11 Visite de Human Rights Watch au centre de santé de Kaniga, 23 octobre 2007, et entretien avec une victime, Bujumbura, 20 novembre 2007. 12 Entretien de Human Rights Watch avec un policier des GMIR, Bujumbura, 21 novembre 2007. 13 Les policiers de la PSI sont autorisés à arrêter des suspects dans trois cas seulement : quand ils sont pris en flagrant delit ; quand ils sont désignés par des témoins immédiatement après un délit ; et sur la base dun mandat. Loi No. 1/020 du 31 décembre 2004 portant création, organisation, missions, composition et fonctionnement de la Police Nationale, art. 21. 14 La législation burundaise ne définit pas explicitement ce qui constitue un site légal de détention. Toutefois, les autorités judiciaires et de police burundaises ont expliqué que le site de Kaniga était inconnu des autorités judiciaires et quil sagissait donc dune violation des normes acceptées de détention. Entretiens téléphoniques de Human Rights Watch avec un substitut du procureur de Muramvya, 22 mars 2008, et avec un officier de la police judiciaire, 24 mars 2008. 15 Entretien de Human Rights Watch avec le porte-parole de la police, Pierre Chanel Ntarabaganyi, Bujumbura, 16 novembre 2007. 16 Loi No. 1/020 du 31 décembre 2004 portant création, organisation, missions, composition et fonctionnement de la Police Nationale, art. 27. 17 Entretien de Human Rights Watch avec le Commissaire Général de la Police de la Sécurité intérieure, Gabriel Nizigama, Bujumbura, 19 novembre 2007, et avec un policier du GMIR, Bujumbura, 21 novembre 2007. 18 Entretien de Human Rights Watch avec une victime, Bujumbura, 1er novembre 2007. 19 Entretien de Human Rights Watch avec une victime, Rutegama, 2 novembre 2007. 20 Entretien de Human Rights Watch avec une victime, Bujumbura, 1er novembre 2007. 21 Entretiens de Human Rights Watch avec des victimes, Bujumbura, 1er novembre 2007, et Rutegama, 2 novembre 2007. 22 Entretien de Human Rights Watch avec une victime, Bujumbura, 20 novembre 2007. 23 Entretien de Human Rights Watch avec une victime, Rutegama, 2 novembre 2007. 24 Entretien de Human Rights Watch avec une victime, Muramvya, 2 novembre 2007. 25 Pacte international relatif aux droits civils et politiques, G.A. res. 2200A (XXI), 999 U.N.T.S. 171, entré en vigueur le 23 mars 1976, ratifié par le Burundi le 9 mai 1990. 26 Charte africaine [Banjul] des droits de lhomme et des peuples, adoptée le 27 juin 1981, OAU Doc. CAB/LEG/67/3 rev. 5, entrée en vigueur le 21 octobre 1986, ratifiée par le Burundi le 28 juillet 1989. 27 Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (Convention contre la torture), adoptée le 10 décembre 1984, G.A. Res. 39/46, annexe, 39, U.N. Doc. A/39/51, entrée en vigueur le 26 juin 1987, ratifiée par le Burundi le 18 février 1993, art. 1 et 2. 28 Approximativement 110 $. 1 000 francs burundais, Fbu, équivalent à un peu moins dun dollar US. 29 Entretien de Human Rights Watch avec une victime, Bujumbura, 20 novembre 2007. 30 Approximativement $18. 31 Entretiens de Human Rights Watch avec une victime, prison de la PSI à Muramvya, 2 novembre 2007, et Bujumbura, 20 novembre 2007; Loi No. 1/015 du 20 juillet 1999 portant réforme du code de procédure pénale, art. 60-65. 32 Entretiens de Human Rights Watch avec une victime, Rutegama, 2 novembre 2007. 33 Entretien téléphonique de Human Rights Watch avec une victime, 29 octobre 2007. 34 Entretien de Human Rights Watch avec une victime, Bujumbura, 1er novembre 2007. 35 Entretiens de Human Rights Watch avec des victimes, Rutegama, 2 novembre 2007. 36 Entretien de Human Rights Watch avec une victime, Rutegama, 7 novembre 2007. 37 Entretien téléphonique de Human Rights Watch, 23 octobre 2007. 38 Entretien de Human Rights Watch/APRODH, Muramvya, 23 octobre 2007. 39 Accord global de cessez-le-feu entre le gouvernement du Burundi et le PALIPEHUTU-FNL, Dar es Salaam, 7 septembre 2006. |