(Rabat) –Les tribunaux marocains condamnent certains accusés en se fondant sur des aveux qui selon ces derniers ont été obtenus sous la torture ou falsifiés par la police, a déclaré Human Rights Watch dans un rapport publié aujourd’hui. La réforme de la justice planifiée par le pays doit prévoir de meilleures protections pour veiller à ce que les tribunaux écartent des preuves utilisables toute déclaration faite aux policiers sous la torture ou les mauvais traitements.
Le rapport de 100 pages, « ‘Tu signes ici, c’est tout’ : Procès injustes au Maroc fondés sur des aveux à la police », étudie en détail cinq procès qui ont eu lieu entre 2009 et 2013 et qui ont concerné en tout 77 personnes – notamment des manifestants réclamant des réformes, des activistes du Sahara occidental et des personnes accusées de complot terroriste. Human Rights Watch a découvert que dans les affaires étudiées, les juges avaient manqué d’examiner sérieusement les affirmations des accusés selon lesquelles leurs aveux avaient été obtenus par des moyens illégaux avant d’être utilisés comme le fondement principal pour les condamner, voire le seul. Ce manquement des tribunaux encourage de fait les policiers à utiliser la torture, les mauvais traitements et les faux pour obtenir des déclarations, a déclaré Human Rights Watch.
« Une fois que les policiers marocains ont votre déclaration en main, ce n’est pas pour vous le commencement d’un procès impartial qui cherche à découvrir la vérité », a déclaré Sarah Leah Whitson, directrice de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch. « Vous êtes à bord d’un train qui fonce vers le verdict de culpabilité. »
La loi marocaine pénalise la torture et interdit aux tribunaux d’utiliser toute déclaration qui aurait été obtenue par « la violence ou la contrainte ». Pourtant, dans les cinq procès étudiés par Human Rights Watch, les tribunaux n’ont pas examiné consciencieusement les allégations d’abus policiers émises par les accusés avant d’accepter leurs aveux comme preuve à charge principale. Les tribunaux ont condamné 76 des 77 accusés, dont 38 sont toujours en prison.
Human Rights Watch a observé le déroulement des procès, étudié des documents officiels des tribunaux, s’est entretenue avec des avocats de la défense et a inclus dans le rapport quantité d’informations reçues de la part des autorités marocaines.
Plusieurs accusés ont décrit à Human Rights Watch comment ils avaient été frappés, bourrés de coups de pieds, giflés et menacés par la police pendant leur interrogatoire, et comment ils avaient été forcés à signer des déclarations qu’on ne leur laissait pas lire et qu’ils ont plus tard récusées au tribunal. D’autres, qui avaient pu lire et signer leurs déclarations, ont déclaré que les autorités les avaient trafiquées par la suite pour les impliquer dans des crimes.
La loi marocaine donne le droit de contacter un avocat lors de la garde à vue. Mais dans la grande majorité des cas étudiés par Human Rights Watch, les accusés n’ont pas eu accès à un avocat, que ce soit avant ou pendant leur interrogatoire, ou bien lorsque la police leur a présenté leur déclaration à signer.
Lorsque les accusés ont plus tard parlé des violences physiques au juge d’instruction ou au juge siégeant au tribunal, les magistrats n’ont pas ouvert d’enquête et parfois même ont rejeté ces allégations en disant qu’ils ne voyaient aucune trace sur le corps de l’accusé ou qu’il aurait dû émettre ces allégations avant. Dans une affaire où le procureur a tout de même ordonné un examen médical des accusés, toutes les preuves indiquent que cet examen a été superficiel et bien en-deçà de ce qu’exigent les normes internationales.
Les juges marocains devraient éplucher les procès-verbaux de police de façon plus déterminée lorsque les accusés les récusent, et convoquer tous les témoins pertinents à cet égard, notamment, si cela s’avère utile, les agents de police qui ont préparé les déclarations qui incriminent les accusés. Un examen plus approfondi des procès-verbaux seraient aussi, pour les policiers, le signal qu’ils doivent recueillir des preuves par des moyens légaux et non par la torture, a déclaré Human Rights Watch.
En août 2009, le roi Mohammed VI a annoncé un effort d’envergure visant à refondre la justice. La constitution de 2011 comprend un certain nombre d’articles conçus de façon à renforcer l’indépendance judiciaire et les droits des accusés, ainsi qu’à interdire la torture et la détention arbitraire. Depuis 2012, une Haute instance du dialogue national sur la réforme de la justice a été chargée par le roi de rédiger une charte de réforme de la justice, dont la publication est prévue pour les semaines à venir.
« Il n’est pas toujours facile de déterminer la vérité lorsqu’un accusé clame que la police l’a forcé à signer de faux aveux », a déclaré Sarah Leah Whitson. « Mais c’est seulement lorsque les juges auront la volonté, les compétences et le courage de le faire – et d’écarter les aveux douteux – que nous pourrons dire que la réforme de la justice est vraiment en cours. »
Human Rights Watch a étudié les condamnations prononcées en février 2013 contre 25 Sahraouis pour agression contre les forces de sécurité qui démantelaient un campement de protestation à Gdeim Izik, au Sahara occidental; contre 6 membres du mouvement social protestataire du 20-Février, en septembre 2012, en lien avec une manifestation à Casablanca; contre 2 syndicalistes et 8 jeunes gens en juin 2011, en lien avec une manifestation à Bouarfa; contre un boxeur trop audacieux en septembre 2010, sur la base d’accusations de fraude suspectes; et contre 35 hommes en juillet 2009, accusés de faire partie d’un complot terroriste connu sous le nom d’« affaire Belliraj ».
Le boxeur, Zakaria Moumni, a décrit comment les policiers lui avaient présenté ses déclarations après l’avoir passé à tabac pendant ses trois jours de détention au secret :
Ils ont mis les papiers en face de moi, mais ils cachaient le haut de la page. J’ai dit que je voulais lire ce que j’étais en train de signer. Ils ont répondu : « Tu signes ici, c’est tout, tu récupéreras tes affaires et tu pourras t’en aller. » Quand j’ai insisté pour lire, ils m’ont remis le bandeau sur les yeux, m’ont écrasé les pieds et m’ont menacé de me renvoyer là où j’étais avant… A ce moment-là j’ai signé beaucoup de choses sans même savoir ce que c’était.
Les policiers ont alors amené Moumni au tribunal, où il a été jugé le même jour pour des accusations de fraude très contestables. Moumni a déclaré plus tard à Human Rights Watch qu’il avait montré au juge des bleus et des coupures sur ses tibias en lui expliquant que ses interrogateurs l’avaient frappé avec des tiges de fer. Le juge n’a pas réagi, d’après Moumni. Condamné à trois ans de prison, ce n’est que plus tard que Moumni a découvert que les documents qu’il avait signés comprenaient des aveux complets et une renonciation à son droit d’être représenté par un avocat pendant le procès.
Les autorités marocaines devraient prendre les mesures suivantes pour garantir des procès plus équitables et combattre la torture et les mauvais traitements:
- Garantir que toute personne placée en garde à vue soit informée immédiatement de son droit aux services d’un avocat, notamment à recevoir rapidement la visite d’un avocat;
- Veiller à ce que le tribunal donne réellement aux accusés l’occasion de lire leur procès-verbal de police, de récuser toute inexactitude éventuelle, et d’émettre à tout moment de l’instruction ou du procès des allégations de mauvais traitement ou de torture en garde à vue;
- Garantir que les tribunaux examinent toute allégation de torture faite par les accusés, que si elles sont crédibles, ils rejettent comme preuve toute déclaration faite sous la torture, comme l’exige la loi marocaine, et qu’ils renvoient l’accusation de torture, qui est un crime, devant le ministère public;
- Réviser l’article 290 du Code de procédure pénale, qui donne aux procès-verbaux préparés par la police une crédibilité inhérente dans les affaires impliquant des infractions passibles de peines de prison de moins de cinq ans. Cette loi place la charge de la preuve sur l’accusé, qui doit démontrer que la déclaration préparée par la police est fausse; la loi devrait être révisée pour qu’un procès-verbal de police soit traité de la même façon que toute autre preuve, sans préjuger de sa crédibilité.
Les autorités marocaines devraient en outre libérer les 21 accusés de l’affaire de Gdeim Izik et les 17 de l’affaire Belliraj qui sont actuellement en prison, ou bien leur accorder un nouveau procès qui soit équitable. En ce qui concerne les accusés de Gdeim Izik, tout nouveau procès devrait se tenir devant un tribunal civil, à la place du tribunal militaire qui les a condamnés la première fois. S’ils sont rejugés, les tribunaux devraient étudier les allégations de torture des accusés, que les traces physiques des possibles actes de torture soient visibles ou pas, et veiller à ce qu’aucune déclaration obtenue par la violence ou sous la contrainte ne soit admise comme preuve.