(Abidjan)– Le gouvernement ivoirien n’a pas encore honoré sa promesse de réclamer des comptes de manière impartiale pour les crimes internationaux graves perpétrés lors de la crise post-électorale de 2010-2011, a déclaré Human Rights Watch dans un rapport publié aujourd’hui. Les autorités ivoiriennes devraient renforcer leur soutien aux juges et aux procureurs qui traitent ces affaires afin que justice puisse finalement être rendue aux victimes des deux camps.
Le rapport de 82 pages, intitulé « Transformer les discours en réalité : L’heure de réclamer des comptes pour les crimes internationaux graves perpétrés en Côte d’Ivoire », analyse les efforts inégaux déployés par la Côte d’Ivoire pour réclamer des comptes aux responsables des crimes internationaux graves commis dans la foulée du scrutin présidentiel de novembre 2010. Depuis son investiture en mai 2011, le Président Alassane Ouattara a déclaré à plusieurs reprises qu’il s’engageait à traduire en justice tous les responsables, indépendamment de leur affiliation politique ou de leur grade militaire. Or, même si les procureurs ont inculpé plus de 150 personnes pour des crimes perpétrés au cours des violences post-électorales, aucun des inculpés ne provient des forces pro-Ouattara.
« Le soutien exprimé par le Président Ouattara en faveur d’une justice impartiale sonne creux s’il n’est pas assorti de mesures plus concrètes visant à rendre justice aux victimes des crimes commis par les forces pro-gouvernementales », a souligné Param-Preet Singh, juriste senior au programme de Justice internationale de Human Rights Watch. « Si la Côte d’Ivoire veut rompre avec son dangereux héritage qui permet aux personnes proches du gouvernement d’être à l’abri de la justice, il faut qu’elle engage des poursuites crédibles à l’encontre des responsables de crimes appartenant aux deux camps impliqués dans le conflit post-électoral. »
Les partenaires internationaux de la Côte d’Ivoire—dont l’Union européenne, les Nations Unies, la France et les États-Unis—devraient également accroître leurs pressions diplomatiques et leur soutien financier aux efforts de justice impartiale, a noté Human Rights Watch.
Le rapport est basé sur des travaux de recherche réalisés à Abidjan en septembre 2012 ainsi que sur des entretiens de suivi avec des responsables gouvernementaux, des juristes, des membres de la société civile, des représentants de l’ONU, des diplomates et des responsables d’organismes bailleurs de fonds.
Les résultats du scrutin présidentiel de novembre 2010, reconnus internationalement, avaient donné Ouattara vainqueur, mais Laurent Gbagbo, son rival, avait refusé de quitter la présidence. Une crise de cinq mois s’en était ensuivie, au cours de laquelle au moins 3 000 personnes avaient été tuées et 150 femmes violées, souvent dans le cadre d’attaques perpétrées en fonction de critères politiques, ethniques et religieux. En novembre 2011, Gbagbo avait été transféré à La Haye en vertu d’un mandat d’arrêt délivré par la Cour pénale internationale (CPI). Il y demeure en détention dans l’attente d’une décision établissant s’il existe suffisamment d’éléments de preuve pour intenter un procès contre lui pour quatre chefs de crimes contre l’humanité.
Les affaires liées à des crimes internationaux graves peuvent se révéler sensibles, mais l’absence de justice risque d’entraîner de lourdes conséquences. L’impunité chronique qui prévaut alimente les épisodes répétés de violence dont la Côte d’Ivoire est le théâtre depuis dix ans, les civils en payant le prix le plus élevé, a déploréHuman Rights Watch.
En juin 2011, le Président Ouattara a créé la Commission nationale d’enquête, la Cellule spéciale d’enquête, ainsi que la Commission dialogue, vérité et réconciliation en réponse aux exactions commises lors de la crise post-électorale. En août 2012, la Commission nationale d’enquête a publié un résumé de son rapport, lequel confirme d’une part que des crimes graves ont été perpétrés à la fois par les forces pro-Gbagbo et pro-Ouattara et recommande d’autre part la traduction en justice des responsables de ces actes. Ces résultats font écho aux constatations d’une commission d’enquête internationale mandatée par l’ONU et aux rapports d’associations de défense des droits humains.
Human Rights Watch a appelé la Cellule spéciale d’enquête, chargée de mener des enquêtes judiciaires sur les crimes post-électoraux, à utiliser le rapport de la Commission nationale d’enquête pour réaliser un « exercice de cartographie ». Cet exercice consisterait essentiellement à fournir un panorama détaillé des crimes commis par région durant la crise, identifiant des personnes suspectes si cela s’avère possible. Cela aiderait la cellule à élaborer une stratégie pour la sélection des affaires devant faire l’objet d’enquêtes et de poursuites, ce qu’elle n’a pas encore fait.
Les parties non confidentielles de tout « exercice de cartographie » et de toute stratégie en matière de poursuites devraient être partagées avec le public afin de contribuer à instaurer la confiance en la capacité de la Cellule nationale d’enquête d’exécuter son mandat en toute indépendance et impartialité. La cellule a probablement besoin d’effectifs supplémentaires si elle veut parvenir à mener des poursuites impartiales visant les auteurs de crimes internationaux graves, a fait remarquer Human Rights Watch.
Human Rights Watcha constaté que de nombreuses personnes accusées de crimes post-électoraux se trouvaient en détention préventive depuis près de deux ans, en violation de leur droit internationalement reconnu à un procès équitable, en partie à cause du besoin de procéder à des réformes juridiques attendues de longue date. Le gouvernement devrait accélérer ses efforts de réforme du Code de procédure pénale afin que les accusés déjà en détention puissent sans tarder faire l’objet d’un procès et bénéficient du droit d’interjeter appel. L’accès à un avocat devrait également être rendu obligatoire à un stade plus précoce de la procédure, ainsi que l’assistance judiciaire pour les accusés qui ne peuvent se payer un avocat.
Les États parties à la CPI, l’UE et les Nations Unies, notamment, ont de plus en plus souvent exprimé leur engagement à promouvoir la traduction en justice des auteurs de crimes internationaux devant des tribunaux nationaux afin que la complémentarité—principe en vertu duquel la CPI n’intervient que lorsque les tribunaux nationaux n’ont pas la volonté ou sont dans l’incapacité de mener à bien des poursuites—devienne réalité. Le rapport de Human Rights Watch met toutefois en avant des éléments démontrant que les principaux partenaires de la Côte d’Ivoire n’ont déployé que des efforts limités en ce sens.
Les partenaires internationaux de la Côte d’Ivoire devraient tirer les enseignements des erreurs commises au lendemain du conflit armé qui avait touché le pays en 2002-2003, a relevé Human Rights Watch. À la suite de ce précédent conflit, les partenaires internationaux du pays ont gardé le silence alors que la justice se voyait reléguée au second plan et que l’impunité s’enracinait plus profondément, contribuant à poser les jalons de la crise post-électorale dévastatrice de 2010 et 2011.
« L’absence de réformes majeures visant à fournir le soutien nécessaire pour les enquêtes et les poursuites freine les progrès en matière de lutte contre l’impunité pour les crimes internationaux graves perpétrés en Côte d’Ivoire », a expliqué Param-Preet Singh. « Les partenaires internationaux de la Côte d’Ivoire devraient travailler aux côtés du gouvernement pour fournir une assistance là où elle s’avère nécessaire, et user de leur influence diplomatique pour renforcer le message selon lequel l’impunité n’est pas une solution envisageable. »
Le gouvernement ivoirien et les bailleurs de fonds internationaux devraient également coopérer pour soutenir l’indépendance des juges et des procureurs, ainsi que pour assurer la protection et la sécurité des témoins, des juges, des procureurs et des avocats de la défense travaillant sur des affaires de crimes internationaux graves. Ceci est d’une importance capitale pour garantir l’exercice d’une justice équitable et impartiale pour les principaux crimes commis dans un passé récent, et pour renforcer l’ensemble du système judiciaire ivoirien afin qu’il puisse opérer efficacement et équitablement à l’avenir, a indiqué Human Rights Watch.
À la suite des requêtes introduites par les gouvernements Gbagbo et Ouattara afin qu’une enquête soit menée sur les violences en Côte d’Ivoire, la CPI a ouvert une enquête en octobre 2011. La cour est compétente pour juger les crimes perpétrés dans le pays à partir du 19 septembre 2002. À ce jour, elle n’a délivré publiquement que deux mandats d’arrêt, à l’encontre de Laurent Gbagbo et de son épouse Simone, tous deux accusés de crimes contre l’humanité. Se basant sur des entretiens effectués avec de nombreux militants de la société civile ivoirienne, le rapport de Human Rights Watch conclut que l’approche à sens unique adoptée par la CPI a légitimé la mise en œuvre de la même approche par les autorités judiciaires ivoiriennes et porté atteinte à l’image en Côte d’Ivoire de la CPI en tant qu’institution impartiale. La Côte d’Ivoire a ratifié en février 2013 le Statut de Rome, le traité qui a institué la CPI, devenant le 122e État partie à la cour.
Simone Gbagbo se trouve toujours en détention préventive en Côte d’Ivoire, où elle a été inculpée de génocide, entre autres crimes. Le gouvernement ivoirien devrait honorer l’obligation qui lui incombe de remettre Simone Gbagbo à la CPI, une alternative étant de contester la recevabilité de son affaire devant la CPI parce qu’elle comparaît en justice au niveau national pour des crimes de même nature.
« La CPI devrait rapidement enquêter sur les crimes commis par des individus appartenant au camp Ouattara et, sur la base des éléments de preuve, demander que des mandats d’arrêt soient délivrés », a conclu Param-Preet Singh. « Ceci se révèle indispensable pour rétablir la légitimité de la CPI en Côte d’Ivoire et faire pression sur les autorités ivoiriennes afin qu’elles produisent des résultats crédibles et impartiaux. »