Les Égyptiens sont descendus dans la rue dès le 25 janvier pour manifester pacifiquement contre les trente ans de règne du Président Hosni Moubarak, et pour exiger la justice sociale, la démocratie, et la fin des violences policières. Ces dernières, notamment le 28 janvier, n'ont fait que renforcer leur détermination. Moubarak a été contraint à démissionner le 11 février, et le Conseil suprême des forces armées (CSFA), constitué des principaux chefs de l'armée, a pris le contrôle du pays, endossant les pleins pouvoirs législatifs et exécutifs deux jours plus tard. En mars, les électeurs ont approuvé des amendements à la Constitution lors d'un référendum, et le CSFA a publié une Déclaration Constitutionnelle établissant une feuille de route pour la tenue d'élections parlementaires et présidentielles.
Dans l'ensemble, il n'y a eu aucun progrès en matière de garanties protégeant les droits humains en Égypte. En prenant le pouvoir, le CSFA a ordonné la libération de tous les prisonniers détenus dans le cadre de la Loi sur l'état d'urgence (Loi n° 162 de 1958)—dont le nombre s'élevait à plusieurs milliers à la fin 2010 selon les estimations des organisations de défense des droits humains — et a promis de mettre un terme à l'état d'urgence. Le CSFA a cependant continué à avoir recours aux tribunaux spéciaux dépendant de la législation d'urgence, et a renvoyé plus de 12 000 civils devant les tribunaux militaires depuis le mois de janvier, plus que le nombre total de civils jugés par ce type d'instances au cours des trente ans de présidence de Moubarak. Parmi les personnes déférées devant les tribunaux militaires figuraient des enfants de 15 ans, bien que le droit international dissuade le recours aux procédures militaires pour juger les mineurs. De plus, le CSFA a annoncé le 10 septembre qu'il étendait le champ d'application de la Loi d'urgence et que celle-ci resterait en vigueur jusqu'en mai 2012.
Tout au long de l'année, les militaires ont fait un usage excessif de la force pour briser les manifestations et torturer des détenus. Bien que la nécessité de reconstruire la confiance publique dans la police soit officiellement reconnue, aucun processus de réforme du secteur de la sécurité n'a été engagé. Il n'y a eu aucune enquête exhaustive sur les mauvais traitements et les actes de torture systématiquement pratiqués ces dernières années par la police égyptienne, et en particulier par les Services de la Sécurité de l’État (SSI).
Le procès de l'ancien président Hosni Moubarak et de son ancien ministre de l'Intérieur Habib al-Adly s'est ouvert le 3 août, en même temps que celui de 11 autres hauts responsables de la police dans tout le pays. Ils ont été inculpés pour le meurtre de manifestants, et pour corruption. Leurs procès sont encore en cours à l'heure où nous écrivons.
Violences policières et meurtres de manifestants non armés
Le 28 janvier, des dizaines de milliers de manifestants sont descendus dans les rues d'Alexandrie, de Suez et du Caire, la capitale. Les policiers ont fait usage de gaz lacrymogène, de canons à eau, et ont tiré des de balles en caoutchouc et des balles réelles pour tenter d'empêcher les manifestants de progresser vers les places principales de ces villes. Le ministère de la Santé a déclaré que 846 personnes avaient perdu la vie pendant les manifestations de janvier et février. La plupart d'entre elles ont été tuées les 28 et 29 janvier. Les 2 et 3 février, des hommes armés en civil – certains montés sur des chameaux ou des chevaux – ont attaqué des manifestants sur la Place Tahrir, blessant plusieurs centaines de personnes ; au cours de ces deux jours, au moins huit personnes sont mortes de blessures par balle.
Torture et usage excessif de la force par les militaires et les policiers
Les militaires ont arrêté arbitrairement un grand nombre de journalistes alors que ceux-ci couvraient les manifestations en janvier, en plus de centaines de manifestants pacifiques. Les journalistes ont été relâchés quelques jours après leur arrestation, mais les tribunaux militaires ont condamné de nombreux manifestants à des peines de prison. Les autorités ont par exemple accusé sans preuves le manifestant pacifique Amr Beheiry d'être un « casseur », après l'avoir arrêté au cours d'une manifestation sur la place Tahrir le 26 février. Les tribunaux militaires l'ont reconnu coupable et condamné à une peine de prison de cinq ans. Beheiry est toujours emprisonné à l'heure où nous écrivons. Les autorités ont également emprisonné des mineurs, qui ont subi des violences physiques et des actes de torture. Les enfants des rues, particulièrement vulnérables, ont notamment été victimes d'arrestations et de sévices.
Des témoignages sur des actes de torture perpétrés par des membres de l’armée ont été rapportés pour la première fois le 2 février, peu de temps après que l'armée ait endossé le rôle de maintien de l'ordre, mission auparavant dévolue à la police. Le 9 mars, l'armée a dispersé un sit-in pacifique sur la Place Tahrir et arrêté au moins 174 manifestants. Les militaires ont frappé ces personnes, leur ont donné des coups de pied et de cravache, et leur ont infligé des décharges électriques dans l'enceinte du Musée Égyptien tout proche. Ces manifestants ont ensuite été renvoyés devant des tribunaux militaires qui ont reconnu 134 d'entre eux coupables d'être des « casseurs » et les ont condamnés à des peines de cinq ans d'emprisonnement. Les militaires les ont finalement tous relâchés en mai après deux mois de campagne publique en leur faveur.
Les militaires ont utilisé la force de façon excessive et opéré des arrestations massives dans différentes villes et à de nombreuses reprises, pour disperser des manifestations et des sit-in – le 25 février, le 9 mars, le 23 mars, le 16 mai, le 22 juillet et le 1er août –. Ils ont infligé des coups et des décharges de taser aux personnes arrêtées. Le 9 avril, des agents de police ont tiré des balles en caoutchouc ainsi que des balles réelles pour disperser un sit-in qui s'opposait à la prise de pouvoir du CSFA, blessant au moins 71 personnes, dont une mortellement. Le 9 octobre, pendant la dispersion par la police militaire et la police anti-émeute d'une manifestation de chrétiens coptes devant le bâtiment de la télévision d’État au Caire, au moins deux véhicules militaires ont renversé et tué 13 manifestants, et 24 autres ont été abattus par des tirs à balles réelles. Ce sont des procureurs militaires qui supervisent l'enquête sur cet incident, ce qui constitue un conflit d'intérêts susceptible de renforcer l'impunité dont jouissent les membres de l'armée.
Les Forces de sécurité centrales, la police anti-émeute égyptienne, ont continué à faire un usage excessif de la force dans le cadre d'opérations de maintien de l'ordre pendant les manifestations. Les 28 et 29 juin, un affrontement entre policiers anti-émeute et manifestants devant le ministère de l'Intérieur a duré 16 heures. Les policiers ont envoyé du gaz lacrymogène sur la foule, tiré des balles en caoutchoucs et fait usage de carabines à plombs, blessant 1 114 personnes selon le ministère de la Santé. Après la chute de Moubarak, les policiers ont continué à recourir à la torture au sein des postes de police, des centres de détention et sur les lieux des arrestations. En juin, le conducteur de bus Mohamed Sabah Nasr est mort en garde à vue au poste de police d'Azbakeya au Caire après que la police l'ait arrêté avec sept autres personnes pour avoir « perturbé la circulation ». Les prisonniers détenus avec Nasr ont déclaré avoir vu les policiers le passer à tabac. Le ministère de l'Intérieur a affirmé qu'une enquête sur ce décès était en cours, mais n'a toujours rendu aucun rapport public.
Liberté d'expression et d'association
Les médias d'information ont bénéficié d'une plus grande liberté dans la période qui a suivi la chute de Moubarak, dans tous les domaines à l'exception des sujets concernant l'armée. En septembre, le procureur militaire sous la responsabilité du CSFA a convoqué au moins neufs activistes et journalistes pour des interrogatoires concernant des accusations d' « insultes à l'armée », mais a relâché la plupart d'entre eux sans les inculper. Le blogueur Maikel Nabil a cependant fait exception, et un tribunal militaire l'a condamné en avril à une peine de trois ans de prison pour « insultes à l'armée » et « diffusion de fausses informations » sur son blog. A l'heure où nous écrivons, Nabil est toujours en prison et attend son procès en appel prévu le 27 novembre.
Le ministre de l'Information Osama Heikal a déclaré le 7 septembre qu'en raison du « chaos médiatique » qui régnait selon lui, il ne délivrerait dorénavant plus aucune licence de radiodiffusion à de nouvelles chaînes de télévision par satellite. Quatre jours plus tard, la police a fait une descente dans les bureaux d'Al Jazeera Live Egypt, la chaîne qui avait assuré la couverture la plus détaillée des manifestations anti-CSFA des semaines précédentes, et lui a donné l'ordre de ne plus émettre depuis l’Égypte. La chaîne a continué à émettre depuis le Qatar. Le 30 octobre, un procureur militaire a emprisonné le blogueur Alma Abdel Fattah, l'un des voix les plus fortes parmi celles qui critiquaient l'armée. Il a été retenu pendant trente jours avec comme chefs d'accusation l'incitation à la violence lors de la manifestation du 9 octobre à Maspero, et l'agression d'officiers de l'armée, des allégations au sujet desquelles le procureur n'a produit aucune preuves. Abdel Fattah se trouve toujours en détention à l'heure où nous écrivons.
En mars, le CSFA a amendé la Loi sur les partis politiques pour faciliter la création de nouveaux partis, en leur permettant de s'enregistrer à la simple condition qu'ils répondent aux exigences définies par la loi. Sous Moubarak, les demandes d'enregistrement de nouveaux partis étaient la plupart du temps rejetées. Il n'y a cependant eu aucun effort pour amender la Loi sur les associations, qui autorise une interférence excessive du gouvernement dans le fonctionnement des associations. En juillet, le Procureur de la sécurité d’État a annoncé qu'il enquêterait sur de possibles chefs d'inculpation pour « trahison » à l'encontre d'ONG non enregistrées dans le cadre de la Loi sur les associations, et bénéficiant de financements de l'étranger. En novembre, un tribunal pénal du Caire a ordonné aux banques de rendre compte de toutes les transactions effectuées sur les comptes privés de 63 défenseurs et organisations de défense des droits humains.
Liberté de religion et violence sectaire
Des incidents de violence sectaire ont continué à se produire tout au long de l'année 2011. A l'aube du 1er janvier 2011, une bombe a explosé dans une église à Alexandrie, tuant 23 personnes. Le procureur a ouvert une enquête, mais à l'heure où nous écrivons aucune personne n'a encore été inculpée en lien avec cet attentat. Des chrétiens de la banlieue de Muqattam, à l'est du Caire, ont manifesté le 8 mars pour protester contre l'incendie d'une église quatre jours plus tôt à Aftih, à 20 kilomètres au sud du Caire, et des affrontements avec des musulmans ont éclaté. Douze personnes sont mortes dans les violences et les échanges de tirs qui ont suivi, et de nombreuses maisons et commerces chrétiens ont été incendiés. Le procureur n'a pas encore enquêté sur cet incident.
En mai, un incident de violence sectaire devant une église à Imbaba, un quartier du Caire, ont fait 12 morts. Le 3 juillet, le procès des personnes arrêtées en lien avec ces violences s'est ouvert devant une Cour de sûreté de l'État – dans le cadre de la législation d'urgence. Le 30 septembre, la foule a incendié et détruit l'église Mar Girgus de Marinab, à Assouan. Pourtant les autorités locales et les procureurs n'ont ouvert aucune enquête, insistant au lieu de cela pour réaliser un règlement à l'amiable. Le Premier ministre a donné des ordres pour accélérer le processus d'élaboration d'une nouvelle loi visant à faciliter la rénovation et la construction des églises, une demande formulée de longue-date par les chrétiens, qui subissent des discriminations dans ce domaine.
Droits des réfugiés et des migrants
La police égyptienne des frontières a continué à tirer sur les migrants africains pourtant sans armes qui tentent de traverser la frontière du Sinaï vers Israël, causant la mort d'au moins 22 personnes depuis le mois de janvier. La police a arrêté des centaines de migrants clandestins, principalement des Érythréens, des Éthiopiens, et des Soudanais, et les a placés en détention dans des postes de police et des prisons du Sinaï et de Haute-Égypte sans leur donner accès au Haut Commissariat aux Réfugiés des Nations Unies, leur refusant de fait le droit de formuler une demande d'asile.
En octobre, les fonctionnaires de l'immigration ont expulsé de force trois Érythréens. Les responsables pénitentiaires de Shallal ont permis aux représentants de l'Ambassade d’Érythrée d'accéder à 118 prisonniers érythréens, des demandeurs d'asiles, et les ont battus pour les forcer à signer des documents dans lesquels ils acceptaient de rentrer en Érythrée.
Des migrants ont témoigné de passages à tabac et de viols subis alors qu'ils étaient aux mains de trafiquants opérant dans le Sinaï. En septembre, des trafiquants ont retenu prisonniers un groupe de 120 Érythréens, parmi lesquels 6 femmes, et les ont menacé de les garder prisonniers et de leur infliger des sévices jusqu'à ce que leurs familles ou eux-mêmes payent 3000 dollars américains (2300 euros) pour chacun afin de pouvoir reprendre leur voyage pour Israël. Les autorités égyptiennes n'ont mené aucune enquête sur ce trafic organisé, ni procédé à aucune arrestation liée à cette situation.
Droit du travail
Le nombre de grèves, sit-in et manifestations de travailleurs a augmenté par rapport aux années précédentes, et ceux-ci ont atteint de nouveaux secteurs. En avril, le CSFA a promulgué la Loi 34 qui pénalise les grèves impliquant une « entrave au travail des institutions de l’État ou au travail public ou privé ». La police militaire a utilisé la force de façon excessive au moins 11 fois, pour disperser des manifestations et des sit-in de travailleurs. En juin, la police militaire a arrêté cinq travailleurs qui manifestaient devant le ministère du Pétrole, et un tribunal militaire les a condamné à une peine avec sursis d'un an de prison pour leur participation à la grève. En mars, le ministère du Travail et de la main d’œuvre a reconnu le droit de créer des syndicats indépendants via une simple formalité de déclaration préparée par le cabinet – dans l'attente de l'adoption d'un projet de loi – afin de faciliter les procédures d'enregistrement. Au moins 70 nouveaux syndicats indépendants se sont ainsi créés depuis le mois de mars.
Droits des femmes
Le 9 mars, la police militaire a arrêté 20 femmes lors de la dispersion d'un sit-in sur la place Tahrir, et les a ensuite passées à tabac dans l'enceinte du Musée Égyptien voisin. Les officiers ont emmené 17 d'entre elles dans une prison militaire, et ont pratiqué le lendemain des tests de virginité sur sept de ces femmes qui avaient déclaré ne pas être mariées. Face au tollé général, le CSFA a déclaré qu'il « établirait la vérité », mais à l'heure où nous écrivons il n'y a eu aucun progrès dans l'enquête ou les poursuites contre les officiers impliqués.
Le CSFA a amendé en mai la Loi sur les partis politiques et annulé le quota de 64 sièges réservés aux femmes au sein de l'Assemblée du peuple, une règle appliquée pour la première fois lors des élections législatives de novembre 2010. En lieu et place de ce quota, la loi exige que chaque parti nomme au moins une femme candidate sur sa liste, une formule qui risque de conduire à une baisse radicale du nombre de femmes députées.
La Loi sur le statut personnel de l’Égypte, qui se fonde sur la Charia – et qui discrimine les femmes dans les affaires familiales – s'applique uniquement aux musulmans, alors que les Coptes sont soumis aux règles de l’Église qui leur interdit le divorce, sauf dans les cas d'adultère. Des voix de plus en plus nombreuses s'élèvent chez les Coptes pour réclamer l’adoption d’une loi civile qui leur donnerait le droit de divorcer.
Acteurs internationaux clés
Quand les manifestations ont éclaté en janvier, les représentants des États-Unis et de l'Union européenne ont d'abord exprimé un soutien prudent au droit des manifestants à la liberté de réunion et d'expression, et ont critiqué les violences policières. Quand les manifestations ont pris de l'ampleur, leur soutien aux demandes des manifestants s'est renforcé et ils ont fini par appeler le Président Moubarak à démissionner.
Les États-Unis ont annoncé en mars avoir assigné pour 2011 65 millions de dollars (environ 50 millions d'euros) de financement pour la démocratie et les droits humains en Égypte, de même que 100 millions de dollars (75 millions d'euros) pour le développement économique, en plus des 250 millions (190 millions d'euros) d'aide économique et de 1,3 milliard de dollars (1 milliard d'euros) d'aide militaire que ce pays a apporté les années précédentes. En mai, les États-Unis ont également exposé un plan de réduction de la dette. L’Agence des États-Unis pour le développement international a discrètement supprimé la condition qui imposait que les organisations locales demandant des financements soient enregistrées dans le cadre de la Loi sur les associations de l’Égypte, un texte restrictif. Ce geste a provoqué des critiques de la part du gouvernement égyptien. En octobre, le Président des États-Unis Barack Obama s'est adressé au Maréchal Mohammed Hussein Tantaoui, chef du CSFA, et l'a pressé de lever la Loi d'urgence et de mettre fin aux procès de civils devant les tribunaux militaires.