La situation des droits humains au Mali s’est dégradée en 2020, dans un contexte marqué par des exactions récurrentes perpétrées par des groupes armés islamistes, des milices ethniques et les forces de sécurité gouvernementales. La crise politique a entraîné un coup d’État militaire en août à l’issue duquel le gouvernement a été renversé.
Les attaques lancées par les groupes armés islamistes contre des civils, des militaires et des membres des forces internationales se sont poursuivies dans le nord du Mali, se sont intensifiées dans le centre et se sont propagées jusque dans certaines régions du sud du pays. Des groupes d’auto-défense ethniques, constitués pour protéger les villages des attaques, ont tué des centaines de personnes, entraînant des déplacements généralisés et une crise alimentaire. Les forces de sécurité maliennes ont sommairement exécuté des dizaines de suspects en raison du supposé soutien de ces derniers aux groupes armés islamistes, et ont recouru à une force excessive en réponse aux manifestations politiques, entraînant la mort d’au moins 14 personnes.
La détérioration de la situation sécuritaire, la perception d’une corruption au sein du gouvernement et des élections parlementaires controversées entachées de violence et d’irrégularités sont autant de facteurs qui ont provoqué l’organisation de manifestations de grande ampleur dans la capitale malienne, Bamako, ainsi que dans d’autres villes.
Le processus de paix envisagé pour mettre fin à la crise de 2012-2013 dans le nord du pays n’a guère progressé, notamment en matière de désarmement et de rétablissement de l’autorité de l’État. En 2020, plus de 40 000 civils ont fui leurs domiciles à cause de la violence. Les attaques lancées par les groupes armés contre les agences humanitaires ont nui à la capacité de celles-ci à apporter une aide. Le banditisme généralisé a continué de mettre à mal les moyens de subsistance. Les attaques visant des enfants se sont également poursuivies. Les Nations Unies ont signalé qu’au moins 185 enfants avaient été tués à cause de violences communautaires, de tirs croisés ou d’engins explosifs improvisés (EEI). Les groupes et forces armés ont continué de recruter des enfants-soldats, et les groupes armés ont été responsables d’au moins 55 attaques d’écoles en 2019.
Peu de progrès ont été réalisés en termes de justice rendue aux victimes d’exactions, y compris d’atrocités de grande ampleur, et les institutions chargées du respect de l’État de droit sont restées inefficaces.
Les partenaires internationaux du Mali, notamment l’ONU, la France, l’Allemagne, le Canada, l’Union européenne, l’Union africaine (UA), la Communauté économiques des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et les États-Unis ont fait preuve d’une plus grande disposition à dénoncer les atrocités commises par l’armée que lors des années précédentes, mais leurs appels au respect de l’obligation de rendre des comptes ont été irréguliers.
Crise politique et manifestations violentes
Les 29 mars et 19 avril, les élections parlementaires ont été entachées de violence et d’irrégularités. Des décisions controversées rendues par la cour constitutionnelle concernant 30 sièges contestés ont donné au parti dirigeant une majorité parlementaire et déclenché des manifestations de très grande ampleur en juin et juillet. Ces manifestations, amplifiées par des frustrations liées à la corruption du gouvernement et à la lenteur de la réponse apportée à la crise sécuritaire, ont été dirigées par une coalition de partis politiques de l’opposition, de chefs religieux et d’organisations de la société civile placée sous l’égide du Mouvement du 5 juin – Rassemblement des Forces patriotiques (M5-RFP).
En mai, trois dirigeants de l’opposition, dont Clément Dembélé, lui aussi activiste luttant contre la corruption, ont été arrêtés pour troubles à l’ordre public. Deux d’entre eux ont été libérés au bout de quelques jours, mais Dembélé a été détenu pendant deux semaines en l’absence de garanties de procédure régulière.
Pendant les manifestations organisées entre le 10 et le 12 juillet, les manifestants ont dressé des barricades ; lancé des pierres, parfois en se servant de lance-pierres ; occupé, incendié et pillé en partie des bâtiments gouvernementaux ; et menacé d’attaquer le domicile d’un juge. Les forces de sécurité ont arrêté au moins cinq dirigeants de l’opposition, qu’ils ont libérés le 13 juillet, saccagé le siège du M5-RFP et utilisé des gaz lacrymogènes et des balles réelles pour disperser les manifestants. Lors de cette période de trouble, les autorités ont bloqué les réseaux sociaux et les services de messagerie du pays pendant plusieurs jours.
Le 18 août, des officiers militaires ont renversé le gouvernement lors d’un coup d’État et détenu le Président, le Premier ministre, plusieurs membres du cabinet et des généraux. Les putschistes, qui se sont fait appeler le Comité national pour le salut du people, dirigés par le colonel Assimi Goïta, ont nommé Bah N’Daw, ancien colonel et ministre de la défense, au poste de président par intérim le 21 septembre. N’Daw a promis qu’un gouvernement civil serait élu dans un délai de 18 mois.
Violence communautaire
En 2020, au moins 400 villageois ont été tués lors de différents incidents de violence communautaire, pour la plupart dans la région de Mopti. Cette violence a vu s’opposer des groupes d’auto-défense de l’ethnie dogon à d’autres groupes d’auto-défense peuls, ou fulani, qui parfois ont bénéficié du soutien de groupes armés islamistes. La plupart des personnes tuées en 2020 étaient des Dogons. Les attaques ont ciblé des habitants dans leurs villages, leurs fermes ou leurs marchés et provoqué des déplacements généralisés et une crise alimentaire.
Lors des attaques perpétrées en mars, des miliciens peuls ont été impliqués dans le meurtre de 48 civils dogons dans plusieurs villages de la zone administrative de Bankass, ainsi que dans le meurtre d’au moins 27 autres les 26 et 27 mai, près du village de Tillé. En août, au moins six Dogons ont été tués dans la zone administrative de Timiniri, près de Bandiagara.
Des miliciens dogons ont été impliqués dans plusieurs attaques : en janvier, ils ont ciblé le village de Siba, faisant 14 morts ; le 14 mars, 35 villageois peuls ont été massacrés dans le village d’Ogossagou, site du massacre de 150 civils perpétré en 2019 ; le 22 mars, au moins 20 Peuls ont été tués dans la commune de Baye et, le 5 mai, 18 personnes ont été tuées près de Djenné.
Exactions commises par des groupes armés islamistes
Des groupes armés islamistes alliés à Al-Qaïda et à l’État islamique au Sahel ont tué des dizaines de civils, pour la plupart des Dogons, ainsi qu’au moins cinq Casques bleus et plusieurs centaines de membres des forces de sécurité gouvernementales. En juillet, 32 Dogons ont été tués lors d’attaques dans les villages de Djimindo, Gouari et Fangadougou, dans la région de Mopti.
Des groupes armés islamistes ont perturbé le déroulement des élections parlementaires en saccageant des bureaux de vote, en intimidant les électeurs et en attaquant des militaires qui escortaient du matériel électoral. Ils ont tué de nombreux civils au moyen d’engins explosifs improvisés plantés sur les routes, dont neuf personnes qui se trouvaient à bord d’un véhicule de transport en commun le 29 mars dans la région de Tombouctou, et sept personnes le 7 juin dans la région de Mopti. Ils ont également enlevé des dizaines de civils, notamment des travailleurs humanitaires, des fonctionnaires locaux et des dirigeants politiques, dont Soumaïla Cissé, candidat à l'élection présidentielle de l'opposition.
Les islamistes armés ont continué de menacer et, parfois, de tuer les chefs locaux dont ils estimaient qu’ils collaboraient avec le gouvernement, et ils ont passé à tabac ceux qui s’adonnaient à des pratiques culturelles qu’ils avaient interdites. Ils aussi imposé leur version de la charia (droit musulman) par le biais de tribunaux qui ne respectent pas les normes requises en matière de procédure équitable.
Exactions perpétrées par les forces de sécurité de l’État
Les forces de sécurité maliennes ont été impliquées dans plus de 250 exécutions de suspects et de civils, et dans plusieurs disparitions forcées entre décembre 2019 et août 2020. La plupart des meurtres ont été commis lors d’opérations de lutte contre le terrorisme menées dans les régions de Mopti et de Ségou et ont ciblé des Peuls ethniques. L’ONU a également signalé que des militaires du Burkina Faso étaient impliqués dans une cinquantaine d’exécutions extrajudiciaires perpétrées lors d’opérations transfrontalières entre le 26 et le 28 mai.
Le 19 décembre 2019, des militaires maliens auraient détenu et exécuté au moins 26 commerçants puis jeté leurs corps dans un puits à Ndoukala, dans la région de Ségou. En juin, des militaires ont été impliqués dans le meurtre de 14 personnes dans le village de Niangassadou et de 29 civils à Binidama. En février, ils auraient exécuté 19 personnes dans le village d’Ouro-Diam.
Les forces de sécurité maliennes ont également recouru à une force meurtrière en réponse à des manifestations organisées à Bamako en juillet, faisant au moins 14 morts. Plus de 300 personnes, dont des manifestants, des passants et des membres des forces de sécurité, ont été blessées.
Le 22 octobre, les forces maliennes ont été accusées d’avoir tué une vingtaine de villageois peuls à Libé, dans la zone administrative de Bankass.
De nombreux hommes accusés de délits relatifs au terrorisme ont été détenus par l’agence nationale du renseignement dans des centres de détention non agréés et sans que les normes requises en matière de procédure équitable soient respectées.
Obligation de rendre des comptes pour les exactions commises
Rares ont été les progrès réalisés en matière de justice rendue pour les crimes de guerre et autres atrocités commis depuis 2012. Le gouvernement a semblé privilégier des efforts de réconciliation à court terme pour tenter d’atténuer les tensions communautaires.
Le système judiciaire a continué d’être affecté par des problèmes de négligence et de mauvaise gestion, et l’insécurité a entraîné de nombreux abandons de postes dans le nord et le centre du Mali. Des centaines de détenus ont fait l’objet d’une détention prolongée en attendant d’être jugés. Plus de 1 600 prisonniers ont été graciés ou libérés pour réduire le risque de propagation du Covid-19 dans les prisons surpeuplées.
Le Pôle judiciaire spécialisé dans la lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée transnationale (PJS), dont le mandat en matière d’enquêtes a été élargi en 2019 afin d’inclure les atteintes aux droits humains, a avancé sur certains dossiers dans des affaires de terrorisme, et a réalisé quelque progrès concernant deux enquêtes sur des atrocités commises en 2019.
Fin 2019, un tribunal de la région de Mopti a jugé et condamné environ 45 personnes au motif d’incidents moins graves de violences communautaires. Cependant, les magistrats n’ont toujours pas interrogé les puissants chefs de milices impliqués dans les atrocités les plus graves. Des membres des forces de sécurité n’ont pas répondu aux convocations de la justice ni aidé les gendarmes à arrêter des suspects de premier plan, empêchant ainsi ces dossiers d’avancer.
Les autorités militaires ont ouvert des enquêtes sur quatre atrocités qu’auraient commises des membres des forces de sécurité en 2019 et 2020, mais ces enquêtes, ainsi que des enquêtes antérieures sur le meurtre de plus de 50 suspects en 2018, n’ont toujours pas donné lieu à des procès ou à des poursuites en justice.
Mécanismes de justice transitionnelle et Commission nationale des droits de l’homme
La Commission d’enquête internationale, instaurée au titre de l’accord de paix de 2015 afin d’enquêter sur les exactions graves perpétrées entre 2012 et janvier 2018, a soumis son rapport au Secrétaire général de l’ONU le 16 juin. Au moment de la rédaction des présentes, ce rapport restait confidentiel.
Les audiences publiques prévues pour 2020 par la Commission Vérité, Justice et Réconciliation, établie en 2014 pour enquêter sur les crimes et les causes profondes de la violence qui sévit au Mali depuis 1960, ont pris du retard en raison de la pandémie de Covid-19.
La Commission nationale des droits de l’homme a enquêté sur certaines exactions et publié de nombreux communiqués, mais elle n’a pas semblé disposée à enquêter sur les exactions commises par les forces de sécurité.
Principaux acteurs internationaux
La France et les États-Unis ont occupé une place de premier plan sur les questions militaires, l’Union européenne sur la formation et la réforme du secteur de la sécurité, et les Nations Unies sur l’État de droit et la stabilité politique. Au lendemain du coup d’État du mois d’août, la CEDEAO et l’UA ont suspendu le Mali de leurs organes de décision ; les États-Unis ont suspendu leur aide militaire ; et l’UE a suspendu ses programmes de formation de l’armée et de la police.
En juin, la France a lancé la Coalition internationale pour le Sahel afin d’assurer une coordination entre les pays du G5 Sahel (Mali, Mauritanie, Burkina Faso, Niger et Tchad) et leurs partenaires internationaux.
L’Opération Barkhane, la force régionale française de lutte contre le terrorisme forte de 5 000 membres, a mené de nombreuses opérations au Mali. Jusqu’au moment du coup d’État, la Mission de formation de l’UE au Mali (EUTM) et la Mission de l’UE chargée du renforcement des capacités (EUCAP) ont continué de former et de conseiller les forces de sécurité maliennes.
En juin, le Haut représentant de l’UE s’est dit indigné par le meurtre de plus de 40 civils qui aurait probablement impliqué les forces armées maliennes. Il a encouragé le gouvernement à rendre compte des crimes commis et souligné que l’engagement de l’UE était conditionné et reposait sur le respect des droits humains et du droit international humanitaire. En septembre, le Parlement européen a fait écho à ces préoccupations, exhortant l’UE à appuyer la transition démocratique du Mali et demandant une réforme complète de l’EUTM afin d’améliorer les processus de sélection, de formation et d’examen des forces armées et de leurs opérations.
Le Conseil de sécurité de l’ONU a prolongé d’un an les mandats de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA) et du Groupe d’experts du Comité des sanctions concernant le Mali qui, en août, a publié un rapport impliquant des hauts fonctionnaires maliens ayant entravé le processus de paix de 2015 et s’étant abstenus d’empêcher le massacre perpétré à Ogossagou en 2020. En juin, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a prorogé d’un an le mandat de l’expert indépendant sur le Mali.
La MINUSMA a appuyé les enquêtes gouvernementales consacrées aux atrocités, soutenu la réforme du secteur de la justice et multiplié les patrouilles dans les zones vulnérables aux attaques. Cependant, sa capacité à remplir son mandat de protection des civils a été mise à mal par un manque d’équipement, notamment d’actifs aériens. La division des droits de l’homme de la MINUSMA a considérablement accru la communication publique d’informations sur les exactions commises par toutes les parties.
En juillet s’est ouvert à la Cour pénale internationale (CPI) le procès d’Al Hassan Ag Abdoul Aziz Ag Mohamed Ag Mahmoud, un ancien dirigeant du groupe armé islamiste Ansar Dine, pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, dont le viol et l’esclavage sexuel, commis en 2012-2013. Il s’agit du second procès mené par la CPI au sujet de la situation au Mali, et c’est la première fois que la Cour examine les persécutions basées sur le genre.
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