Rapports de Human Rights Watch

Le militantisme étudiant dans les années 1990 ;  de la clandestinité au schisme politique

Une naissance tumultueuse

A la fin des années 1980, la société civile ivoirienne et l’opposition politique étaient en ébullition. La frustration engendrée par des années de régime à parti unique, conjuguée à une économie déliquescente et à un horizon professionnel de plus en plus bouché pour les jeunes, a suscité des manifestations visant à pousser le gouvernement à la tenue d’élections multipartites. À la pointe du mouvement de contestation du début des années 1990, on retrouve le parti socialiste de Laurent Gbagbo, le FPI, ainsi que le groupement étudiant qui lui était étroitement associé, la FESCI.

La FESCI a été créée en avril 1990 et, avec les syndicats et les partis politiques de gauche, elle a joué un rôle déterminant dans la mobilisation des manifestations organisées contre le pouvoir du PDCI tout au long des années 1990 et 1991.21 La FESCI était appuyée sur le plan financier et autre par un certain nombre de partis d’opposition de gauche qui venaient de naître, dont le FPI.22 Dès le départ, Houphouët-Boigny et son parti, le PDCI, ont considéré la FESCI comme un instrument de l’opposition politique et par conséquent, comme subversive.

Après des mois de pressions intenses, Houphouët-Boigny a accepté de légaliser les partis politiques en mai 1990. Plus tard dans l’année, pour la première fois dans l’histoire de la Côte d’Ivoire, les Ivoiriens ont assisté à une élection présidentielle où Houphouët-Boigny était opposé à un autre candidat, Gbagbo du FPI. Houphouët-Boigny a remporté le scrutin avec 82 pour cent des voix et les partis d’opposition ont critiqué les irrégularités ayant entaché l’élection. Mécontents des réformes proposées, les manifestations étudiantes et la pression des partis de l’opposition se sont poursuivies.23

La FESCI poussée à la clandestinité

Au début des années 1990, de violents affrontements entre les membres de la FESCI et les forces de sécurité gouvernementales ont abouti à une interdiction officielle de la FESCI en tant qu’organisation, forçant ses membres à opérer dans la clandestinité.

En mai 1991, le campus de l’université a connu trois journées de tension et de violents affrontements entre les étudiants et la police après que les étudiants eurent affirmé avoir été attaqués par des voyous pro-gouvernementaux alors qu’ils préparaient une conférence de presse sur les conditions de surpopulation à l’université. Les forces de sécurité ont brutalement dispersé les étudiants en colère qui lançaient des pierres et incendiaient des voitures.24 Plus tard dans la semaine, l’armée, conduite par Robert Gueï, a mené un raid nocturne brutal dans une cité universitaire de Yopougon, un quartier d’Abidjan. Gueï sera promu général peu de temps après.

En juin 1991, des étudiants qui auraient appartenu à la FESCI ont tué à coups de gourdin un autre étudiant soupçonné d’être un indicateur du gouvernement PDCI sur le campus, Thierry Zebié. Huit étudiants ont été arrêtés et le Premier Ministre Alassane Ouattara, dans un discours diffusé dans tout le pays, a annoncé que la FESCI allait immédiatement être dissolue. Le dirigeant du FPI, Gbagbo, professeur d’université, aurait déclaré que la FESCI n’avait pas commis de crime et que le discours de Ouattara était « une grande erreur ». 25 Pourchassés par les autorités, la plupart des dirigeants de la FESCI ont rejoint la clandestinité.

En janvier 1992, une commission gouvernementale mise sur pied pour enquêter au sujet de la descente effectuée en mai 1991 par le Général Gueï dans la cité universitaire de Yopougon est arrivée à la conclusion que les soldats avaient violé au moins trois filles et sauvagement passé à tabac des étudiants, et que l’initiative de ce raid sauvage était imputable au « seul » Général Gueï. La commission recommandait que Gueï soit sanctionné.26 Lorsque Houphouët-Boigny a refusé de suivre les recommandations de la commission, invoquant le fait qu’il ne souhaitait pas diviser l’armée, les étudiants ont organisé de violentes manifestations qui ont duré des semaines, affrontant la police, brûlant des pneus, détruisant des vitres et des portes de bâtiments sur le campus et incendiant des véhicules, conduisant à des centaines d’arrestations.27 Laurent Gbagbo, le fondateur de la FESCI Martial Ahipeaud, ainsi que le président de la Ligue Ivoirienne des Droits de l’Homme (LIDHO), René Dégni Ségui, ont été arrêtés et condamnés à des peines allant de un à trois ans d’emprisonnement mais ils ont été libérés quelques mois plus tard.28

Affrontements constants au milieu des années 1990

Dans les années qui ont suivi la mort de Houphouët-Boigny, les grèves, boycotts et manifestations estudiantins se sont focalisés, du moins en partie, sur les problèmes traditionnels des étudiants, notamment la surpopulation sur le campus et les bourses d’études. En même temps, chez beaucoup d’étudiants, ces actions étaient néanmoins ressenties comme des actes « politiques » ou « anti-PDCI » posés contre un gouvernement corrompu et non démocratique qu’ils jugeaient peu enclin à améliorer leur sort.29 En 1995, continuant à appliquer la position « dure » du gouvernement, le ministre de la sécurité de l’époque, Marcel Dibonan Koné, a déclaré lors d’une conférence de presse que quiconque affirmerait être membre de la FESCI serait considéré « hors-la-loi ».30 

À cette époque, les réunions de planification et les conférences de presse de la FESCI étaient souvent brutalement interrompues par des descentes de police. Des centaines de membres et de dirigeants de la FESCI ont été arrêtés, maintenus au secret et, la plupart du temps, libérés sans inculpation. Beaucoup ont été confrontés à des conditions pénibles lors de leur détention, notamment des privations de nourriture, des passages à tabac et des actes de torture.31 Presque tous les dirigeants de la FESCI pendant les années 1990 ont passé quelque temps en prison32 et un certain nombre d’entre eux, notamment son fondateur, Martial Ahipeaud, Guillaume Soro et Charles Blé Goudé, ont été considérés par Amnesty International comme des « prisonniers de conscience ».33

Fin 1997, des vagues continues de grèves, boycotts et manifestations estudiantins ont provoqué la paralysie quasi totale du campus de l’université d’Abidjan, indiquant clairement que la FESCI ne pouvait pas être rayée de la carte par la répression. En septembre de la même année, le président de l’époque, Henri Konan Bédié, annonçait que « L’heure est venue de mettre fin à une crise qui fait du tort à la nation entière », promettant que davantage d’argent serait investi dans le système universitaire délabré et surpeuplé.34 Une semaine plus tard, l’interdiction frappant la FESCI était levée.

Le schisme interne à la fin des années 1990

Une fois que la FESCI a été en mesure de fonctionner ouvertement, et alors que le paysage politique ivoirien dans son ensemble connaissait une plus grande ouverture, des fissures politiques ont commencé à voir le jour au sein du leadership de l’organisation. En 1998, la FESCI a tenu ses premières élections publiques, le candidat du Secrétaire général sortant Guillaume Soro et numéro deux dans la hiérarchie de l’organisation, Karamoko Yayoro, aujourd’hui président de l’aile jeune du parti d’opposition RDR, se mesurant à Charles Blé Goudé, maintenant chef du groupe pro-gouvernemental, les Jeunes Patriotes. Certains ont vu dans ces élections une lutte pour le contrôle de la FESCI entre deux partis politiques, le RDR et le FPI.35 Blé Goudé a remporté les élections et depuis lors, l’association a été considérée par beaucoup comme étant l’alliée exclusive du FPI.36

La trêve survenue fin 1997 avec le gouvernement allait être de courte durée. Accusant Bédié d’être en défaut de tenir ses promesses d’accroître l’aide financière destinée aux étudiants, la FESCI a, en 1999, pris la tête de violents mouvements de contestation, réclamant une hausse des bourses d’études. Au cours de ces manifestations, les étudiants se sont livrés à des actes généralisés de vandalisme, démolissant entre autres des voitures et pillant des magasins et des entreprises, actes qui ont entraîné des centaines d’arrestations ; la fermeture de bon nombre d’institutions éducatives publiques dans tout le pays ; la fermeture de résidences universitaires, et une « année blanche » pour les étudiants dans la plupart des disciplines (une année sans examens, forçant les étudiants à redoubler). Le Président Bédié et son cabinet ont dénoncé un « mouvement de déstabilisation, de nature quasi insurrectionnelle » fomenté par la FESCI et « ses manipulateurs locaux et externes », et ont menacé d’arrêter les dirigeants de la FESCI, dont la plupart se sont cachés.37

En réponse, la police a pris d’assaut les cités universitaires en mai 1999 dans le cadre d’une répression brutale, faisant couler le sang et endommageant tout sur son passage en pourchassant les étudiants, tabassant et donnant des coups de pied à beaucoup de ces derniers. Plusieurs étudiants ont été transportés d’urgence dans un hôpital voisin avec des membres fracturés et des blessures à la tête.38 En août, Blé Goudé a été arrêté, inculpé de troubles de l’ordre public et incarcéré à la prison de haute sécurité d’Abidjan, pour être rapidement transporté d’urgence à l’hôpital fin septembre pour des problèmes respiratoires.39 En octobre, les tensions ont diminué lorsque Bédié a signé un décret accordant l’amnistie aux étudiants reconnus coupables de, ou détenus pour, des actes de violence commis lors des manifestations de l’année et il a libéré Blé Goudé. Quand la FESCI a finalement suspendu sa grève fin novembre 1999, l’année en cours avait été violente et tumultueuse mais elle devait encore connaître son plus grand événement.

La crise éclate, l’université est secouée, 1999-2002

En décembre 1999, près de 40 ans de règne du PDCI ont brutalement pris fin lorsque l’ancien chef de l’armée ivoirienne, le Général Gueï, a évincé le Président Bédié en s’emparant du pouvoir par un coup d’État. Le « Front républicain », une alliance de raison conclue en avril 1995 entre les partis d’opposition, s’est dissout. Reflétant la politique nationale, les divisions qui avaient vu le jour au sein de la FESCI en 1998 se sont rapidement intensifiées dans le nouveau climat politique, et l’organisation a commencé à se fracturer en fonction des tendances politiques. Pendant ce temps, les partis politiques, s’efforçant de bénéficier d’un soutien tactique en cette année électorale, ont cherché à gagner la faveur de la FESCI, en partie à cause du contrôle convoité de la rue qu’elle pouvait offrir ainsi que du nombre de voix qu’elle pouvait drainer parmi les jeunes.40 

En mai 2000, la tendance qui allait être connue sous le nom de la « dissidence » de la FESCI, dirigée par Doumbia Major, deuxième dans la hiérarchie de la FESCI et sympathisant du RDR, a accusé Blé Goudé de mal gérer les fonds et a tenté de remettre en question le leadership de ce dernier dans l’organisation. En réponse, Blé Goudé a accusé Major et ses partisans de chercher à prendre le pouvoir au sein de la FESCI au profit du RDR, affirmé qu’Alassane Ouattara finançait les « dissidents » et mis en garde contre le fait que le RDR tenterait d’utiliser la FESCI pour aider le parti à remporter l’élection présidentielle prévue plus tard dans l’année.41 Des membres du gouvernement Gueï ont également accusé les dissidents d’être manipulés par le RDR.42

Cela a marqué le début d’une lutte ouverte, souvent sanglante, pour le contrôle de la FESCI (communément appelée la « guerre des machettes ») entre une faction « loyaliste » dirigée par Charles Blé Goudé (qui appuyait en général la junte militaire et le FPI) et une faction « dissidente » conduite par Major (dont beaucoup de membres étaient pro-RDR). En gros, les divisions au sein de la FESCI pendant la « guerre » présentaient le même caractère régional et ethnique que celui pris par la crise ivoirienne jusqu’à aujourd’hui, le FPI trouvant ses sympathisants parmi la population du sud à majorité chrétienne et le RDR recueillant les siens parmi la population du nord à majorité musulmane.43

Durant la « guerre », les factions loyalistes et dissidentes de la FESCI au sein de la population étudiante se sont pourchassées avec des machettes et des gourdins, provoquant la mort d’au moins six personnes et faisant des dizaines de blessés graves, des étudiants étant précipités par les fenêtres, frappés et presque battus à mort à coups de machettes.44 Pour les membres des deux factions, ainsi que pour les étudiants non alignés, cette période restera gravée dans les mémoires comme celle du « règne de la terreur » sur les campus.45

Publiquement, Gueï a appelé les étudiants à « laisser la politique à la maison » et a même menacé de conscription les responsables de violences étudiantes. L’armée et d’autres forces de sécurité sont intervenues à plusieurs reprises lors des affrontements entre étudiants, arrêtant souvent ceux qui étaient impliqués dans la bataille. Cependant, selon d’anciens dissidents interrogés par Human Rights Watch, les arrestations étaient souvent sélectives, ciblant plus particulièrement les dissidents, et les loyalistes qui étaient arrêtés étaient souvent relâchés presque immédiatement après.46 Quelques membres dissidents qui avaient été arrêtés ont confié à Human Rights Watch que lors de leur garde à vue, ils avaient été battus par des soldats et accusés d’accepter de l’argent et des armes d’Alassane Ouattara.47

Des violences ont éclaté à l’échelle nationale en 2000, lors de la présidentielle d’octobre et des élections parlementaires de décembre, faisant plus de 200 morts. Les forces de sécurité de l’État ont surtout abattu des manifestants pro-RDR dans les rues d’Abidjan ; des centaines de membres de l’opposition, dont beaucoup de gens du nord et de sympathisants du RDR visés sur la base de leur ethnicité et de leur religion, ont été arbitrairement arrêtés, détenus et torturés, et les forces de sécurité de l’État ont commis des viols et d’autres violations des droits humains en collusion avec les groupes de jeunes pro-FPI, notamment la FESCI.48 Deux victimes interrogées par Human Rights Watch après les élections ont expliqué avoir été battues par des membres de la FESCI travaillant en collaboration avec les gendarmes, qui ont eux-mêmes participé aux passages à tabac.49

Après que les violences électorales de la fin 2000 se furent calmées, les deux factions étudiantes ont organisé des congrès parallèles pour élire un nouveau secrétaire général début 2001. Laissant présager la division officielle du pays moins de 18 mois plus tard, les loyalistes ont élu Jean-Yves Dibopieu à Abidjan, tandis que les dissidents élisaient Paul Gueï à Bouaké, une ville du centre du pays devenue le fief de la dissidence.50La « guerre » a repris et les campus d’Abidjan et de Bouaké se sont retrouvés rongés par des violences semblables à celle de l’année précédente.51

En mai 2001, sous la pression du gouvernement et des associations de la société civile, les représentants des deux factions de la FESCI se sont rencontrés à Bingerville, un quartier d’Abidjan, pour négocier. Aux termes des « Accords de Bingerville » signés par les deux factions, la « guerre des machettes » qui durait depuis un an a pris fin, Jean-Yves Dibopieu devenant secrétaire général et le leader dissident, Paul Gueï, son adjoint.52

À ce stade toutefois, bon nombre des principaux dissidents avaient soit déjà fui Abidjan, soit été forcés de s’exiler dans des pays voisins tel que le Mali afin d’échapper à la violence. Certains anciens dissidents avaient fait défection pour rejoindre le camp loyaliste, tandis que d’autres cherchaient à s’effacer de la vie politique et syndicale et à poursuivre leurs études dans une paix et un anonymat relatifs.

Incapables d’accepter une Côte d’Ivoire dirigée par le FPI ou d’y opérer, un nombre important d’anciens dissidents de la FESCI ont rejoint la rébellion des Forces Nouvelles, qui a lancé une tentative de coup d’État en septembre 2002 et contrôle actuellement la moitié nord du pays.53 La rébellion est dirigée par l’ex-président de la FESCI Guillaume Soro. Aujourd’hui, beaucoup de membres de l’administration des Forces Nouvelles sont d’anciens dissidents de la FESCI. Aux yeux de bon nombre de loyalistes de la FESCI, la rébellion n’était que le prolongement de l’insurrection dissidente qu’ils pensaient avoir vaincue sur le campus universitaire quelque 18 mois auparavant.54


La FESCI et la montée des groupes et milices de jeunes pro-gouvernementaux

Le déclenchement de la guerre civile en septembre 2002 a contribué à la naissance d’un certain nombre de groupes de jeunes et de milices armées pro-gouvernementaux, tant urbains que ruraux. Les dirigeants de beaucoup de ces nouvelles organisations ont fait leurs dents en politique à la FESCI, et plusieurs d’entre eux ont conservé de loyaux partisans au sein des membres actuels de la FESCI.55 Ensemble, ces groupes sont souvent qualifiés de « galaxie patriotique » dans les discours nationaux.”56

Au centre de la « galaxie patriotique », on retrouve l’ex-dirigeant de la FESCI Charles Blé Goudé et son groupe pro-gouvernemental de Jeunes Patriotes.57 Blé Goudé a joué un rôle crucial dans la mobilisation des « jeunes patriotes » à Abidjan pendant et après la guerre, organisant des manifestations pro-gouvernementales de 2003 à 2006 qui ont paralysé Abidjan plusieurs jours de suite, souvent sous le regard complaisant, voire complice, des forces de sécurité gouvernementales. Comme nous l’expliquons plus en détail ci-après, la distinction entre les groupes pro-gouvernementaux tels que la FESCI et ceux dirigés par ses anciens leaders, tels que les Jeunes Patriotes de Blé Goudé, est souvent floue, d’une part parce que les personnes sont souvent membres de plus d’un groupe et d’autre part parce que les manifestations « patriotiques » et autres activités impliquant ces groupes attirent souvent des membres appartenant à toute une gamme d’organisations au sein de la « galaxie patriotique ».58

Au plus fort de la crise, les membres de la « galaxie patriotique » se sont fréquemment réunis en « agoras » ou parlements de rue, où des centaines de personnes se rassemblaient pour écouter des orateurs qui ralliaient la foule avec un discours ultranationaliste, anticolonialiste et pro-FPI.59 Leurs diatribes étaient dirigées contre ceux qu’ils percevaient comme des ennemis du gouvernement FPI, et qui, au cours de la crise ivoirienne, étaient tantôt les rebelles, tantôt les partis politiques d’opposition tels que le RDR, ou encore les Français, sans oublier les Nations Unies.60 Beaucoup d’orateurs « patriotiques » qui ont animé les agoras sont ou ont été membres de la FESCI.

Ex-leader de la FESCI et dirigeant actuel du groupe de jeunes pro-gouvernemental appelé Jeunes Patriotes, Charles Ble Goudé conduit une manifestation le 18 mars 2005 à Abidjan. Il porte un brassard rouge où est inscrit « Licorne dehors » et réclame le départ des troupes françaises de leur ancienne colonie. Dans les années qui ont suivi le début de la guerre, des discours semblables ont souvent été prononcés dans les forums publics connus sous le nom d’ « agoras » ou parlements de rue. © 2005 AFP

Bien qu’ils ne fassent pas officiellement partie de l’appareil de sécurité étatique, surtout dans les années d’immédiate après-guerre, les membres de ces groupes ont joué un rôle actif dans les questions de sécurité nationale, notamment en étant de faction aux contrôles routiers sur les routes principales dans les zones aux mains du gouvernement, en opérant des contrôles d’identité auprès des civils et en accomplissant en général des tâches incombant habituellement aux forces de sécurité gouvernementales en uniforme.61 Ces groupes ont également été utilisés par les responsables gouvernementaux pour réprimer violemment les manifestations de l’opposition, pour museler la presse et étouffer les dissensions anti-gouvernementales, pour fomenter un violent sentiment anti-étranger et pour attaquer les villages contrôlés par les rebelles dans les régions occidentales productrices de cacao et de café.62 Dans presque tous les cas, les crimes perpétrés par ces groupes jouissent d’une totale impunité.

Depuis la signature de l’accord de paix de Ouagadougou en mars 2007, les tensions politiques qui touchaient l’ensemble de la Côte d’Ivoire se sont atténuées, incitant les groupes pro-gouvernementaux tels que les Jeunes Patriotes à mettre une sourdine au discours au vitriol qu’ils prononçaient auparavant et à mettre fin à la contestation publique. Néanmoins, si les tensions politiques venaient de nouveau à monter, en particulier à la veille de l’élection présidentielle, beaucoup d’observateurs politiques craignent que ces groupes reprennent immédiatement les activités pour lesquelles ils se sont rendus tristement célèbres.63

À la différence des milices armées qui opèrent principalement dans l’ouest de la Côte d’Ivoire, les groupes de jeunes pro-gouvernementaux ont tendance à être moins ouvertement militarisés dans leur équipement et leur habillement. Bien que certains membres possèdent effectivement des armes, en règle générale ils ne les portent pas ostensiblement ou ne patrouillent pas avec elles. Parce qu’ils ne sont pas officiellement armés, ils ne bénéficieront pas des programmes de Désarmement, de Démobilisation et de Réinsertion (DDR). Toutefois, ils ont en commun avec les milices armées leur forte dévotion au Président Gbagbo et à son FPI au pouvoir et ils partagent avec elles le sentiment qu’ils se sont soulevés pour défendre les institutions de la république contre l’agression armée de la rébellion.




21 Au moment où la FESCI a été créée, la seule association estudiantine légalement reconnue était le Mouvement des Étudiants et Élèves de Côte d'Ivoire (MEECI), qui était une branche de facto du parti au pouvoir, le PDCI.

22 Entretien de Human Rights Watch avec Ekissi Achy, Secrétaire général du PCRCI, Abidjan, 26 août 2007.

23  L’un des premiers dirigeants de la FESCI a expliqué à Human Rights Watch : « Notre but était simple. C’était de nous débarrasser du PDCI. À nos yeux, il n’y avait aucun moyen d’améliorer l’école sans démocratie et pour nous, cela voulait dire se débarrasser du PDCI une fois pour toutes ». Entretien de Human Rights Watch avec l’un des premiers dirigeants de la FESCI , Abidjan, 2 octobre 2007.

24 Gill Tudor, « Ivory Coast Frees Students but Brutality Allegations Linger », Reuters, 18 mai 1991.

25 Nicholas Kotch, « Ivory Coast Premier Heads for Showdown with Opposition », Reuters, 21 juin 1991.

26 Alain Bommenel, « Students fight with police over presidential announcement », Agence France-Presse, 30 janvier 1992.

27 Beaucoup d’anciens membres de la FESCI ont justifié le vandalisme des années 1990 en expliquant que vu que le parti au pouvoir, le PDCI, ne comprenait que le langage de la violence, la violence était le langage qu’ils avaient utilisé. Entretiens de Human Rights Watch avec d’anciens membres de la FESCI, Abidjan, 5 août et 2-3 octobre 2007. En mars 1994, peu après avoir accédé à la présidence de la Côte d’Ivoire, Henri Konan Bédié est connu pour avoir dit aux étudiants qu’ils devraient être raisonnables lorsqu’ils présentent des revendications au gouvernement, les avertissant : « Je ne vise pas le Prix Nobel de la Paix ». Melvis Dzisah, « Côte d’Ivoire : Students Feel the Weight of Strong Government Arm », Inter Press Service, 25 mars 1994.

28 Une vague initiale d’arrestations d’étudiants à la mi-février 1992 n’est parvenue qu’à provoquer de nouvelles vagues de contestation, conduisant à l’arrestation de Laurent Gbagbo, de son épouse Simone Gbagbo, de son fils Michel Gbagbo, et d’autres sympathisants du FPI. Le dirigeant de la FESCI, Martial Ahipeaud, et trois autres leaders étudiants ont été reconnus coupables au pénal d’actes de vandalisme perpétrés lors des manifestations et de « reconstitution d’une association dissoute ». Ils ont été condamnés à trois ans d’emprisonnement. Laurent Gbagbo et huit autres dirigeants politiques et syndicaux ont été reconnus coupables d’incitation à l’émeute et condamnés à deux ans d’emprisonnement. Voir Amnesty International, « Côte d’Ivoire : l’opposition réduite au silence. Condamnation de 77 prisonniers d’opinion », Index AI: AFR 21/08/92, 2 juillet 1992.

29 Comme il est indiqué plus loin dans le présent rapport, ces protestations ont en grande partie cessé lorsque le FPI est arrivé au pouvoir en 2000, en dépit du fait que les conditions et les avantages accordés aux étudiants n’avaient connu aucun réel changement.

30 Amnesty International, « Côte d’Ivoire : Les opposants sont la cible d’une répression systématique », AI Index: AFR 21/01/96, 28 mai 1996.

31 Ibid.

32 En fait, presque tous les secrétaires généraux de la FESCI avant la prise de pouvoir de Gbagbo lors des élections d’octobre 2000 ont passé un certain temps en détention, notamment Martial Ahipeaud (qui a dirigé la FESCI de 1990 à 1993), Eugene Djué (1994-1995), Guillaume Soro (1995-1998) et Charles Blé Goudé (1998-2001).

33 Amnesty International, « Côte d’Ivoire: l’opposition réduite au silence. Condamnation de 77 prisonniers d’opinion », Index AI: AFR 21/08/92, 2 juillet 1992 ; Amnesty International, « Côte d’Ivoire : Les opposants sont la cible d’une répression systématique », AI Index: AFR 21/01/96, 28 mai 1996.

34 Arthur Malu-Malu, « Ivorian president offers students olive branch », Reuters, 30 septembre 1997.

35 En 2002, Charles Blé Goudé a expliqué que les élections de 1998 étaient une lutte entre Gbagbo et Ouattara et que sa victoire contre Karamoko Yayoro et Doumbia Major était la victoire de Gbagbo sur Ouattara. Cité dans Yacouba Konaté, « Les Enfants de la Balle: de la FESCI aux Mouvements de Patriotes », Politique Africaine, No. 89 (mars 2003), p. 60.

36 Il est à noter qu’aux yeux de bon nombre des professeurs et des étudiants avec lesquels nous nous sommes entretenus, la FESCI a toujours été étroitement associée au FPI. Cependant, d’anciens membres de l’organisation interrogés par Human Rights Watch affirment que dans les années 1990, contrairement à aujourd’hui, il y avait des membres de la FESCI d’autres tendances politiques, notamment du FPI, du RDR, du PCRCI et autres. Les anciens membres de la FESCI interrogés soutiennent que cette inclusivité politique a commencé à diminuer avec les élections de 1998 à la FESCI.  Entretiens de Human Rights Watch avec des professeurs et d’anciens membres de la FESCI, Abidjan, 5 août et 4 octobre 2007.

37 « Government closes schools, halts grant payments after student violence », Agence France-Presse, 6 mai 1999.

38 « Police in Ivory Coast disperse demonstrating students », Associated Press, 28 mai 1999.

39 Les journaux de l’opposition ont publié des photos de Blé Goudé menotté à un lit d’hôpital. Cette image emblématique s’est retrouvée par la suite sur la couverture d’un album d’Alpha Blondy, un chanteur de reggae au succès international et l’une des plus grandes stars de la musique en Côte d’Ivoire.

40 Selon les étudiants, les professeurs et les hommes politiques interrogés par Human Rights Watch, tous les principaux partis politiques ont fait des dons à la FESCI en 2000, en nature ou en espèces. Entretiens de Human Rights Watch, Abidjan, 5, 23, 24, 26 août et 2 octobre 2007.

41 « Ivorian student leader accuses RDR party of sowing division », Agence France-Presse, 17 mai 2000. Les ex-dissidents interrogés par Human Rights étaient divisés sur la question de savoir si la dissidence était en fait pro-RDR. Certains étudiants ont reconnu que Doumbia Major avait cherché à rallier la FESCI à la cause RDR tandis que d’autres ont insisté sur le fait que leur décision de rejoindre la dissidence avait été prise parce qu’ils n’étaient pas d’accord avec ce qu’ils considéraient être la décision de Blé Goudé de rallier la FESCI au FPI, ou à tout autre parti politique, car ils estimaient que la FESCI devait être apolitique et indépendante. En dépit de ces deux tendances, il est clair que dans la presse et dans l’imagination du public, la bataille entre factions étudiantes a fini par être perçue comme une bataille entre le FPI et le RDR pour le contrôle de la FESCI. Entretiens de Human Rights Watch avec d’anciens membres de la FESCI, Abidjan, 25 août et 29 septembre 2007.

42 Catherine Simon, « La ‘culture de la haine’ gangrène les campus de la Côte d'Ivoire », Le Monde, 7 novembre 2000. De leur côté, les membres de la dissidence ont accusé la faction de Blé Goudé d’avoir reçu de l’argent de la junte militaire. Entretiens de Human Rights Watch avec d’anciens membres de la FESCI, Abidjan, 24 août et 30 septembre 2007.

43 Il convient néanmoins de noter qu’il existe de nombreuses exceptions à cette ligne de partage nord/sud, chrétiens/musulmans et Human Rights Watch a interrogé un certain nombre de dissidents issus de groupes ethniques du sud et de l’ouest et des loyalistes qui étaient des musulmans du nord.

44 Human Rights Watch a recueilli les témoignages de plus d’une douzaine de témoins oculaires au sujet des événements survenus pendant la « guerre », notamment les violences perpétrées par les deux camps. En général, les anciens membres de chaque camp continuent d’accuser les autres d’être les premiers instigateurs des violences. Entretiens de Human Rights avec d’anciens membres de la FESCI, Abidjan, août, septembre et octobre 2007.

45 Entretiens de Human Rights Watch avec d’anciens membres de la FESCI, Abidjan, août, septembre et octobre 2007.

46 De leur côté, les loyalistes prétendent que la junte a aidé les dissidents de manière sélective, plutôt que le contraire. Entretien de Human Rights Watch avec Augustin Mian, Secrétaire général de la FESCI, Abidjan, 26 mars 2008.

47 Entretien de groupe de Human Rights Watch avec d’anciens membres de la FESCI, Abidjan, 25 août 2007.

48 Human Rights Watch, Côte d'Ivoire – Le nouveau racisme : La manipulation politique de l’ethnicité en Côte d'Ivoire, vol. 13, no.6 (A), août 2001, http://www.hrw.org/french/reports/ivorycoast/

49 Entretiens de Human Rights Watch avec des victimes, Abidjan, 6 et 8 février 2001. D’autres victimes interrogées par Human Rights Watch ont décrit une collaboration similaire entre les forces de sécurité de l’État et les groupes de jeunes lors de la perpétration de violations des droits humains dans la foulée des élections, notamment des viols, mais elles ont qualifié les jeunes d’ « étudiants » ou de « jeunes du FPI ».

50 Les dissidents affirment que, contrairement à ce que prescrivent les règles de l’organisation, le congrès qui a élu Dibopieu a eu lieu à l’improviste à Abidjan avec une participation limitée, ce qui a permis à Blé Goudé d’installer le successeur qu’il s’était choisi au poste de secrétaire général. Les dissidents ont par conséquent refusé de reconnaître les résultats de l’élection et ont décidé d’organiser un congrès parallèle à Bouaké, au cours duquel Paul Gueï, un Guéré de l’ouest de la Côte d’Ivoire, a été élu.

51 Certains anciens membres de la FESCI interrogés par Human Rights Watch se réfèrent aux événements de 2001 en utilisant le terme de « seconde dissidence » afin de les distinguer des luttes estudiantines de 2000.

52 « Rival Ivorian student factions sign agreement », Panafrican News Agency, 18 mai 2001.

53 Entretiens de Human Rights Watch avec d’anciens membres de la FESCI, Abidjan, 23, 24 et 25 août 2007.

54 Entretiens de Human Rights Watch avec d’anciens membres de la FESCI, Abidjan, 2 octobre 2007.

55 Hormis la FESCI, les groupes de jeunes pro-gouvernementaux qui ont acquis une importance spéciale après le déclenchement de la guerre civile sont notamment les Jeunes Patriotes (Congrès Panafricain des Jeunes Patriotes, COJEP) ; l’aile jeune du FPI au pouvoir (JFPI) ; l’Union pour la Libération Totale de la Côte d’Ivoire (UPLTCI) ; et Solidarité Africaine (SOAF). Les Jeunes Patriotes sont dirigés par Charles Blé Goudé, dirigeant de la FESCI de 1998 à 2001. Eugène Djué de l’UPLTCI a été à la tête de la FESCI en 1994-1995. Navigué Konaté, leader de la JFPI a également été membre de la FESCI. SOAF est dirigée par Jean-Yves Dibopieu, qui a été à la tête de la FESCI de 2001 à 2003.

56 Pour une analyse du langage et du phénomène de « patriotisme », signe distinctif d’auto-identité le plus souvent utilisé par les membres des groupes de jeunes pro-gouvernementaux en Côte d’Ivoire,  voir Richard Banégas, « Côte d’Ivoire: Patriotism, Ethnonationalism and Other African Modes of Self-writing », African Affairs, 105/421 (2006).

57 En dépit de son nom, le mot « jeune » est utilisé assez librement. Human Rights Watch a interrogé des « jeunes patriotes » qui approchaient de la quarantaine ou qui avaient un peu plus de 40 ans.

58 Entretiens de Human Rights Watch avec des étudiants et d’anciens membres de la FESCI, Abidjan, août, septembre et octobre 2007.

59 La plus célèbre agora, que toutes les autres prennent pour modèle, est connue sous le nom de « Sorbonne », d’après la célèbre université parisienne. Située dans le centre d’Abidjan, elle opère comme une sorte de « Speaker’s Corner » du discours patriotique. Pour de plus amples détails sur la Sorbonne et d’autres agoras, voir Aghi Bahi, « La ‘Sorbonne d’Abidjan : rêve de démocratie ou naissance d’un espace public? », Revue africaine de sociologie (Abidjan), Vol. 7, No. 1 (2003).

60 Pour des exemples textuels de ces harangues, voir Richard Banégas, « La France et l’ONU devant le ‘parlement’ de Yopougon. Paroles de ‘jeunes patriotes’ et régimes de vérité à Abidjan », Politique africaine, No. 104 (décembre 2006).

61 Ceci est particulièrement vrai pour les milices armées qui opèrent dans les régions occidentales instables de la Côte d’Ivoire où est produit le cacao. La plus importante milice pro-gouvernementale opérant dans l’ouest et le sud-ouest est connue sous le nom de Forces de Libération du Grand Ouest  (FLGO). Les autres milices de l’ouest sont le Mouvement pour la libération de l’ouest de la Côte d’Ivoire, (MILOCI) ; l’Alliance Patriotique Wê (AP-Wê) ; et l’Union des Patriotes Pour la Résistance du Grand Ouest  (UPRGO). La plupart des recrues sont des partisans du FPI du Président Gbagbo. Beaucoup sont également issues du groupe ethnique du président, les Bétés, des groupes apparentés attié, abey et dida, ou des tribus wê et krou. Tant les diplomates occidentaux que les responsables du gouvernement ivoirien qualifient souvent ces groupes et d’autres milices de « forces de sécurité parallèles ».

62 Human Rights Watch a analysé la prolifération des milices pro-gouvernementales ainsi que leur rôle et leur pouvoir dans des travaux précédents. Voir Human Rights Watch, « Côte d’Ivoire – Les milices commettent des abus en toute impunité », 27 novembre 2003, http://hrw.org/french/docs/2003/11/27/cotedi6852.htm; Côte d’Ivoire – Un pays au bord du gouffre : la précarité des droits humains et de la protection civile en Côte d’Ivoire; Côte d’Ivoire: « Mon cœur est coupé » Violences sexuelles commises par les forces rebelles et pro-gouvernementales en Côte d’Ivoire.

63 Entretiens de Human Rights Watch avec des fonctionnaires des Nations Unies et des représentants d’une organisation locale de défense des droits humains, Abidjan, 26 et 27 mars 2008.