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Inside the École Communautaire in the Bel Air neighborhood of Port-au-Prince, Haiti on May 9, 2024. The school was abandoned in late February 2024 as gang violence made safe access for students and teachers impossible.

Les enfants sont parmi les plus touchés par les violences en Haïti

Quatre jeunes personnes racontent leurs épreuves

Une salle de classe de l’école communale du quartier de Bel Air à Port-au-Prince (Haïti), le 9 mai 2024. Cette école a été abandonnée fin février 2024, les violences des groupes criminels ayant rendu impossible un accès sûr pour les élèves et les enseignants. © 2024 Giles Clarke/Getty Images

En Haïti, la violence s’est intensifiée et étendue depuis fin février, et les jeunes sont parmi les plus affectés. Des groupes criminels comme les principales coalitions G9 et G-pèp — certaines dotées d’armes de qualité militaire liées au trafic de drogue — ont attaqué les principales infrastructures du pays, dont les postes de police et les ports, ainsi que des quartiers de Port-au-Prince, la capitale. Ces groupes recrutent de plus en plus de jeunes, parfois en ayant recours à la coercition et aux menaces.
 
Il y a pénurie d’eau potable, de médicaments, de nourriture et d’électricité, ce qui, pour des millions d’enfants, limite encore davantage un accès qui était déjà précaire à des biens et services essentiels. De nombreuses écoles ont dû fermer leurs portes à travers Port-au-Prince et toute sa zone métropolitaine, privant des centaines de milliers d’enfants d’accès à une éducation. Nathalye Cotrino, qui documente la crise en Haïti pour Human Rights Watch, s’est entretenue avec plusieurs jeunes vivant dans deux des communes les plus touchées de Port-au-Prince, Cité Soleil et Delmas. Ci-dessous, voici leurs récits.

 

Lieux de Port-au-Prince (Haïti) mentionnés dans les entretiens © Human Rights Watch

Anne M., 15 ans : « Nous avons dû partir après que j’ai reçu une balle perdue. » 

« J’ai très faim, j’ai mal au ventre, je n’ai rien mangé depuis plusieurs jours », a déclaré Anne M. (pseudonyme) par téléphone à Human Rights Watch début avril. Elle faisait la queue avec sa famille dans l’enceinte d’une église de la commune de Delmas à Port-au-Prince, pour recevoir de la nourriture. C’est ainsi qu’ils ont survécu depuis qu’ils se sont enfuis de leur maison le 4 mars, au bout de deux jours de violences épouvantables. 

Les 2 et 3 mars, des groupes criminels ont pénétré de force dans les deux plus grandes prisons de Port-au-Prince, libérant des milliers de détenus. Elles ont également attaqué au moins 22 commissariats de police, notamment celui de Cazeau, proche de la maison d’Anne, dans un faubourg de Cité Soleil.

Le 2 mars, Anne s’est abritée chez elle avec sa mère et ses frères, âgés de 12 et 9 ans. « Nous n’avions pas mangé de la journée car depuis le matin, les membres [du G9] tiraient dans la rue […] nous ne pouvions pas sortir », a-t-elle dit. 

Ce soir-là, sa mère a reçu du riz de la part d’un voisin. Anne et ses frères étaient contents d’avoir quelque chose à manger mais leur joie a été de courte durée. « Quand nous avons commencé à manger, nous avons entendu de nouveaux coups de feu, très proches, très bruyants », a-t-elle ajouté. La mère d’Anne lui a ordonné de se cacher sous une table avant de se jeter par-dessus son plus jeune fils pour le protéger. C’est alors que c’est arrivé. Une balle a pénétré le mur et a atteint Anne, lui traversant le bras droit, près de l’épaule. 

« J’ai ressenti une forte douleur et j’ai vu beaucoup de sang », a-t-elle dit, la voix brisée. « J’avais très peur, je me suis mise à pleurer mais mon frère [âgé de 12 ans] m’a couvert la bouche pour m’empêcher de faire du bruit, de peur qu’ils [les tireurs] entrent dans la maison. » 

Elle a fait une pause. « La dernière fois que [des membres du G9 ont attaqué notre maison] il y a quelques mois, quatre d’entre eux ont violé ma mère. J’ai réussi à m’échapper car je me suis enfuie et me suis cachée dans une autre maison. »

Les attaques par les groupes criminels des hôpitaux et des cliniques, ainsi que les pillages et les pénuries de fournitures médicales, ont eu pour conséquence que les établissements médicaux proches de la maison d’Anne ont fermé. Sa famille n’avait pas assez d’argent pour se déplacer vers d’autres établissements ou pour acheter des médicaments. Ils craignaient aussi de rencontrer des groupes criminels, lesquels contrôlent des zones de plus en plus vastes de la capitale haïtienne. Le 4 mars, ils se sont enfuis de chez eux, abandonnant leurs maigres possessions, à la recherche d’un abri dans la commune voisine de Delmas. Là-bas, ils ont rencontré un prêtre chrétien qui a soigné le bras blessé d'Anne. Depuis lors, ils ont séjourné dans plusieurs camps de fortune pour personnes déplacées, cherchant refuge et nourriture. Malgré les efforts des organisations humanitaires locales et internationales, au mois d’avril, Anne et sa famille étaient toujours privés d’accès à des services essentiels, notamment à l’éducation.

« Nous n’avons pas pu aller à l’école depuis deux ans à cause d’eux [les groupes criminels]. Notre école a été fermée à cause d’eux, nos professeurs ne pouvaient même pas y entrer, de peur qu’il n’arrive malheur, à eux ou à nous », a déclaré Anne. 

Les groupes criminels ont tenté de recruter son frère, se servant comme argument de persuasion du manque de nourriture, d’eau et d’autres biens de première nécessité. « Mon frère de 12 ans a été invité [par des membres du G-pèp] à les rejoindre. Ils lui ont offert de l’argent et de la nourriture », a-t-elle dit. « Il y réfléchit mais il a peur des armes à feu. »

« Je vous parle parce que... peut-être de cette façon, notre voix pourra être entendue. Et peut-être qu’un jour, quelqu’un pourra faire quelque chose pour arrêter cette violence, pour arrêter cette souffrance. »

L’intérieur d’un gymnase converti en abri de fortune pour personnes déplacées du fait des violences commises par des  groupes criminels, à Port-au-Prince (Haïti), le 3 mai 2024. © 2024 Odelyn Joseph/AP Photo

Marie C., 16 ans : « Ma sœur me manque beaucoup, elle était la seule personne proche qu’il me restait après que mes parents ont été tués. »

« S’il vous plaît, ne dites pas mon nom, j’ai très peur », m’a demandé Marie C. (pseudonyme) au téléphone.

Jusqu’au début de 2023, Marie vivait avec ses parents et sa sœur de 21 ans à Brooklyn, à Cité Soleil, l'un des zones les plus pauvres et les plus vulnérables de Port-au-Prince. Elle a raconté que des membres du G9 avaient tiré sur ses parents et les avaient tués alors qu’ils revenaient du marché, où sa mère vendait parfois du riz avec de la viande. Marie garde un souvenir très vif des jours qui ont suivi : les deux sœurs n’avaient ni nourriture, ni électricité, ni eau. De désespoir, elles se sont enfuies et se sont réfugiées chez leur oncle, dans le quartier proche de Drouillard. 

Mais la paix apparente qu’elle ont trouvée à Drouillard a pris fin le 8 mars.

« C’était un vendredi, je m’en souviens car c’était l’anniversaire de ma sœur. Nous avons quitté la maison tôt, car nous voulions aller au marché pour acheter quelque chose pour son anniversaire », a déclaré Marie. Puis, des tirs d’armes à feu ont retenti en provenance de la rue principale, la Route n°1. « Je voulais repartir mais ma sœur voulait acheter son cadeau […]. Elle a insisté, m’a dit qu’ils [les membres du G9] tiraient tout le temps, que nous n’avions qu’à rester au ras du sol et rien ne nous arriverait. »

Mais quand elles ont essayé de traverser la route, une balle a atteint sa sœur à la jambe. « Elle est tombée au sol et m’a crié ‘Cours, cours, sauve toi’ […]. J’ai vu qu’elle saignait beaucoup, mais ils continuaient à tirer ».

Marie a continué son récit en larmes, la voix brisée. « J’ai couru et je me suis cachée dans des [buissons], je ne la voyais plus, je ne savais pas quoi faire. Les tirs ont continué, je me suis roulée en boule et j’ai prié ».

Marie ne se souvient plus pendant combien de temps elle s’est cachée, mais quand elle n’a plus entendu de tirs, elle a rampé jusqu’à l’avenue, à la recherche de sa sœur. Elle ne l’a pas trouvée. « J’ai couru jusqu’à notre maison. Mon oncle était très inquiet [... .] Je lui ai raconté ce qu’il s’était passé [...] nous avons beaucoup pleuré [...] il m’a réprimandée pour n’être pas revenue. »

Cet après-midi-là, leur oncle est allé à la recherche de sa sœur. Un voisin lui a affirmé que quelqu’un l’avait secourue et emmenée dans un autre quartier pour qu’elle y soit soignée. Quelques jours plus tard, son oncle l’a retrouvée. Quand il est revenu, il a dit à Marie que sa sœur récupérait de sa blessure, mais n’a pas voulu lui dire où elle était. « Il m’a affirmé qu’il valait mieux qu’elle ne revienne pas, car les membres des groupes criminels pourraient lui faire du mal […] . Il ne m’a pas dit où elle était ».

« Je ne l’ai pas revue depuis », a dit Marie. Pour elle, sa sœur était la seule personne sur qui elle pouvait compter. « [Maintenant] il faut que je vive toute seule. ».

La façade du Tribunal de paix de Delmas, incendié par des groupes criminels dans le quartier de Delmas 28 à Port-au-Prince (Haïti), le 6 mars 2024.  © 2024 Odelyn Joseph/AP Photo

Joseph F., 16 ans : « Je ne veux pas mourir comme mes amis, avec un fusil dans les mains. »

Joseph F. (pseudonyme) est l’un des 180 000 enfants déplacés par les violences ces derniers mois. Il vit dans la rue à Port-au-Prince.

Après la mort de sa mère, il a vécu six ans avec sa tante, le seul membre de sa famille encore vivant, dans le quartier de Drouillard à Cité Soleil. Aujourd’hui, il ignore totalement où est sa tante, et même si elle est encore en vie. « Je ne sais pas ce qu’il lui est arrivé », a-t-il dit.

Joseph a vu sa tante pour la dernière fois avant d’aller travailler le 1er mars, jour où les groupes criminels ont lancé des attaques coordonnées contre l’aéroport Toussaint-Louverture de Port-au-Prince. Vers midi, le patron de Joseph dans l’atelier de réparation automobile proche de l’aéroport où il était employé, lui a dit de rentrer chez lui car il n’y avait pas beaucoup de travail.

« Quand je suis arrivé près du Carrefour Drouillard, j’ai vu de nombreux membres de groupes criminels armés et entendu des coups de feu. Ils faisaient brûler des pneus pour bloquer la route. J’ai essayé de traverser la route en courant avant que les choses ne se compliquent, mais c’est alors que j’ai reçu une balle ».

La balle a atteint Joseph au côté droit, tout près des côtes. La blessure a saigné pendant près d’une semaine et, comme Joseph n’avait pas les moyens de payer une hospitalisation ou des médicaments, il s’est servi d’alcool et de bandages pour se soigner. Cependant, a-t-il dit, il n’était pas vraiment effrayé. Accoutumé à la violence endémique en Haïti, il avait l’habitude de voir du sang. « J’avais déjà vu du sang car plusieurs de mes amis avaient été blessés ou tués dans des combats entre gangs, [mais] j’avais réussi à éviter d’être touché ».

Quand les tirs ont cessé, Joseph a décidé de ne pas retourner chez lui et s’est caché dans le cimetière de Drouillard, situé à proximité. Il ne voulait pas que les membres des groupes criminels le découvrent. Beaucoup de ses amis avaient rejoint des groupes criminels en désespoir de cause et ces groupes insistaient pour qu’il les rejoigne aussi. Des membres avaient dit à Joseph qu’il rejoindrait ainsi « une cause populaire contre un mauvais gouvernement, que ce ne serait pas pour faire du mal aux gens mais pour combattre et faire la révolution », a-t-il affirmé. Mais, a-t-il ajouté, « je ne crois pas à tout cela. [Les membres du G9] m’avaient menacé [dans le passé], ils m’avaient dit que si je ne les rejoignais pas, il pourrait arriver quelque chose, à moi ou à ma tante ».

L’UNICEF a constaté que les groupes criminels d’Haïti recrutent et utilisent de plus en plus d’enfants et que beaucoup d’entre eux ont des enfants dans leurs rangs.

Joseph vit au jour-le-jour dans une situation précaire. « Cela fait un mois que je partage un vieux matelas sale sur une place où vivent d’autres types comme moi qui se sont enfuis de chez eux. Nous n’avons qu’une couverture et une bâche en plastique pour nous couvrir », a déclaré Joseph au téléphone, alors qu’assis au soleil, il attendait de recevoir un repas. Il espérait pouvoir s’abriter sous une tente dans la cour d’une maison proche, où plusieurs autres personnes déplacées séjournaient. Il souffre souvent de la faim, comme près de la moitié de la population d’Haïti, et cela fait quatre ans qu’il ne peut plus aller à l’école.

Malgré toutes ces difficultés, Joseph est clair : il ne veut pas mourir comme ses amis.

Joseph a la nostalgie de sa maison et sa tante lui manque, elle qui s’occupait de lui même avant la mort de sa mère, lorsque celle-ci allait travailler. Mais malgré cela, a-t-il dit en sanglotant, « il vaut mieux que je n’y retourne pas ».

Guerry Y., 17 ans : « Je ne veux plus souffrir, je veux une vie meilleure pour mon enfant. »

« Je ne sais pas si mon ami est mort ou s’il a survécu, moi j’ai survécu par miracle ».

C’est ainsi que Guerry Y. (pseudonyme), un habitant âgé de 17 ans du quartier de Delmas à Port-au-Prince, a commencé son récit.

Le 4 mars, Guerry et son ami Louis étaient dans la rue à Delmas, essayant de vendre des pièces détachées d’automobile afin de gagner un peu d’argent pour leurs familles. Ils sont sortis ce jour-là bien qu’ils entendaient des tirs d’armes à feu, ce qui, selon Guerry, était devenu pratiquement quotidien. 

« Nous étions à une intersection près du Carrefour de l’Aéroport viaduc quand nous avons commencé à entendre des tirs nourris d’armes automatiques venant de toutes les directions […]. Je savais que les gangs étaient furieux et attaquaient les prisons, l’aéroport et tout ce qui était lié au gouvernement, mais je ne pensais pas qu’ils attaqueraient à cet endroit-là. Nous nous sommes enfuis mais mon ami a reçu une balle ».

Guerry devenait haletant en expliquant ce qu’il s’était passé : « J’ai seulement vu qu’il était tombé au sol, la tête la première. J’ai rebroussé chemin pour l’aider mais les bandits continuaient de tirer. Il hurlait de douleur et quand je l’ai soulevé, j’ai vu qu’il saignait du dos. J’ai fait de mon mieux pour le porter et l’aider à traverser l’avenue. Les balles continuaient de pleuvoir et j’avais très peur, très, très peur. Je ne sais pas comment j’ai réussi à survivre ».

Un homme qui passait à moto a proposé d’emmener Louis à un hôpital. « Depuis ce jour-là, je suis sans nouvelles de lui », a affirmé Guerry.

Guerry est ensuite retourné à la hâte chez lui, pour s’abriter dans la pièce qu’il partageait avec son père, son frère âgé de 14 ans et sa grand-mère. Son père, qui travaillait sur la place de l’aéroport, est arrivé à la maison une heure plus tard, effrayé et espérant que sa famille était saine et sauve. Les tirs ont continué de manière sporadique pendant près de trois heures. Terrorisés, Guerry et les membres de sa famille se sont cachés sous leurs matelas.

« Il faisait presque nuit quand nous avons commencé à sentir une odeur de brûlé et à entendre des cris dans le lointain. Quand je suis sorti […] des voisins m’ont dit de partir car les bandits allaient incendier nos maisons avec nous à l’intérieur. »

Guerry est rentré informer son père, puis toute la famille s’est précipitée au dehors. Mais ce n’était pas les maisons du quartier qui brûlaient. « Nous avons vu la fumée […] c’était le commissariat de police du Carrefour de l’Aéroport. Ils avaient attaqué le commissariat de police et l’avaient incendié ». Human Rights Watch a pu confirmer par la suite qu’après plusieurs heures de résistance face aux assaillants du G9, les officiers de police ont réalisé qu’ils étaient en infériorité numérique et moins bien armés, et ils ont évacué les lieux pour se mettre en sûreté. 

Un homme regarde à l’intérieur des locaux incendiés du Commissariat de l'Aéroport à Port-au-Prince (Haïti), le 5 mars 2024 © 2024 Clarens Siffroy/AFP via Getty Images

Guerry et sa famille ont fui leur maison, abandonnant tous leurs biens. Pendant quelques jours, ils ont vécu chez un ami du père de Guerry. Puis son père, son frère et sa grand-mère sont partis à Gonaïves, à environ 145 kilomètres au nord de Port-au-Prince, où vivent d’autres membres de la famille.

Guerry est resté à Port-au-Prince avec sa petite amie, qui est enceinte de sept mois. « Je n’ai pas pu l’emmener [à Gonaïves] car elle s’occupe de sa mère malade et d’une jeune sœur », a-t-il dit.

Guerry, qui est maintenant sans emploi, se rend tous les jours dans une église pour recevoir de la nourriture.

« Nous ne voulons plus de violence », a-t-il dit, avant de crier de désespoir : « Nous voulons des possibilités de vie. Je ne veux pas souffrir davantage, je veux une vie meilleure pour mon enfant ».

« Je demande seulement que quelqu’un nous vienne en aide », a conclu Guerry.

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