(New York, le 3 octobre 2011) – Les deux juges d'instruction attachés aux Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC), juridiction hybride créée pour juger les crimes de masse commis par les Khmers rouges et rendre justice au peuple cambodgien, ont failli de manière flagrante à leurs obligations légales et professionnelles et doivent démissionner, a déclaré aujourd'hui Human Rights Watch.
Ces deux juges conjointement chargés d'instruire le procès, le Cambodgien You Bunleng et l'Allemand Siegfried Blunk, ce dernier nommé par les Nations Unies, ont failli à leur tâche qui consistait à mener des enquêtes véritables, impartiales et approfondies sur les dossiers numéros 3 et 4. Il paraît vraisemblable que ces deux affaires seront classées sans qu'une enquête sérieuse ait été menée, a ajouté Human Rights Watch.
Ces deux dossiers concernent cinq suspects et ont été déposés par le procureur international au Bureau des juges d'instruction en 2009. En avril 2011, les juges d'instruction ont déclaré qu'ils avaient achevé leur enquête relative au cas numéro 3. Une ordonnance de non-lieu est attendue prochainement. Selon des membres du personnel des CETC, anciens et actuels, les juges ont également l'intention de classer sans suite l'affaire n°4 sans effectuer une enquête véritable, impartiale et approfondie.
« Les juges d'instruction ont achevé leur enquête dans le dossier n°3 sans avoir notifié les suspects, ni interrogé certains témoins-clé, ou encore mené des recherches sur les lieux des crimes », a déclaré Brad Adams, directeur de la division Asie à Human Rights Watch. « Ce serait déjà choquant pour un crime ordinaire mais cela dépasse l'entendement lorsque cela concerne certaines des pires atrocités commises au cours du 20ème siècle. Le peuple cambodgien n’a aucun espoir de se voir rendre justice pour des meurtres de masse tant que ces deux juges sont en place. »
Depuis leur création, les CETC ont été fréquemment soumises à des ingérences politiques de la part du Parti du peuple cambodgien, au pouvoir. De nombreux membres influents de l'actuel gouvernement sont d'anciens responsables khmers rouges. Le Premier ministre Hun Sen, qui contrôle le système judiciaire cambodgien au sein duquel les Chambres extraordinaires sont implantées, a fait savoir à plusieurs reprises qu'il s'opposait à la poursuite des procédures dans les cas n°3 et 4. Des sources au sein des CETC ont indiqué à Human Rights Watch que ces ingérences politiques étaient la raison pour laquelle les juges ont failli à leur devoir d'enquêter correctement sur ces affaires et étaient à l'origine de la démission de plusieurs membres du personnel du Bureau des juges d'instruction.
« Nous avons depuis longtemps exprimé la crainte que des juges cambodgiens siégeant au tribunal des Khmers rouges n'auraient pas d'autre choix que d'agir conformément à la volonté de Hun Sen et d'autres hauts responsables », a ajouté Brad Adams. « Il était clair que la solidité des CETC dépendrait de son maillon international le plus faible. Ce maillon faible, c'est le juge Blunk. »
Si les juges d'instruction émettent une ordonnance de non-lieu dans l'un de ces deux cas, le procureur international peut faire appel devant la chambre préliminaire. Mais étant donné la nature politique des CETC, les deux affaires seront très probablement classées sans suite.
La loi instituant les CETC indique que le tribunal a été créé « pour juger les hauts dirigeants du Kampuchea Démocratique [le régime khmer rouge], ainsi que les principaux responsables des crimes et des graves violations du code pénal cambodgien, du droit humanitaire international et d'autres coutumes, et des conventions internationales reconnues par le Cambodge, commis pendant la période allant du 17 avril 1975 au 6 janvier 1979 ». On estime à quelque deux millions le nombre de personnes qui ont été tuées ou sont mortes de maladie ou de faim au Cambodge pendant cette période, alors que les Khmers Rouges étaient au pouvoir.
Jusqu'à présent, les CETC n'ont jugé qu'une seule personne, Kaing Guek Eav (alias Douch), qui dirigeait le tristement célèbre centre de torture S-21 (« Tuol Sleng »). Il a été déclaré coupable de crimes contre l'humanité et de crimes de guerre dans le dossier numéro 1 et condamné à 35 ans de prison, peine réduite à 19 ans compte tenu de son temps de détention préventive et de circonstances atténuantes. Le verdict et la peine font l'objet d'un appel devant la chambre de la Cour suprême des CETC. Concernant le dossier numéro 2, dans lequel les hauts dignitaires aujourd'hui très âgés du régime khmer rouge, Nuon Chea, Khieu Samphan, Ieng Sary et Ieng Thirith, ont été accusés de génocide, crimes contre l'humanité et crimes de guerre, les audiences sur le fond sont censées commencer en 2012.
Selon Human Rights Watch, le fait que les juges Blunk et Bunleng ont renoncé à mener des enquêtes de bonne foi et en bonne et due forme constitue un manquement à leur devoir d'agir de manière impartiale. Aux termes de la loi créant les CETC, de leur règlement intérieur et du droit international, les deux juges d'instruction ont l'obligation d'enquêter sur les faits présentés dans les dossiers d'accusation par le procureur. La jurisprudence internationale exige, entre autres, que ces enquêtes soient indépendantes, diligentes et approfondies dans l'optique de l'identification et de la punition des responsables, et soumises au contrôle du public.
Alors que Kofi Annan, Secrétaire général des Nations Unies à l'époque de la création des CETC en 2003, avait reconnu le rôle essentiel de supervision que devait jouer l'ONU pour assurer que les CETC puissent statuer avec succès sur les crimes de masse des Khmers Rouges, les responsables actuels de l'ONU ont failli dans ce domaine. Le Bureau des affaires juridiques de l'ONU doit ouvrir une enquête indépendante sur le comportement des deux juges d'instruction et sur la manière dont l'ONU a supervisé les CETC, afin que des leçons puissent en être tirées.
Le texte de l'accord conclu entre les Nations Unies et le Cambodge pour traduire en justice les individus “les plus responsables” des crimes commis par les Khmers rouges a été rédigé précisément à l'intention des personnes visées dans les dossiers numéros 3 et 4, a affirmé Human Rights Watch. Si le tribunal n'enquête que sur les cas dans lesquels sont impliqués les membres de la haute hiérarchie des Khmers rouges, des meurtriers de masse de rang inférieur resteront en liberté, vivant souvent dans les mêmes villages que leurs victimes.
“L'ONU pratique la politique de l’autruche en refusant de réagir aux nombreuses allégations crédibles de faute professionnelle de la part de ces juges » a affirmé Brad Adams. « Si l'ONU n'agit pas rapidement pour faire en sorte que ces affaires fassent l'objet d'enquêtes rigoureuses, le tribunal perdra ses dernières parcelles de crédibilité et l'ONU aura à répondre à des questions difficiles sur ses propres actes. »
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Informations détaillées
Manquement à l'obligation d'enquêter de manière appropriée sur les cas numéros 3 et 4
Les dossiers n° 3 et 4 des Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC) ne visent pas les membres de la haute hiérarchie des Khmers rouges, qui sont concernés par le dossier n° 2, mais d'autres dirigeants de rang inférieur qui sont également considérés comme largement responsables de graves crimes commis sous le régime khmer rouge. En 2008, le procureur international a accusé le chef de l'armée de l'air des Khmers rouges, Sou Met, et le chef de la marine, Meas Muth, d'avoir commis des crimes contre l'humanité et des crimes de guerre répertoriés dans le dossier n° 3. Il a également accusé trois responsables régionaux khmers rouges – Aom An, Yim Tith, et Im Chem – d'avoir commis des crimes de génocide et des crimes contre l'humanité documentés dans le dossier n° 4. Des documents versés aux deux dossiers font état d'un total de 40 types de crimes différents. (Voir ci-dessous les résumés des allégations faites contre les cinq suspects.)
Hun Sen s'est à plusieurs reprises déclaré hostile à la poursuite des cas numéros 3 et 4. En 1999, avant même la création du tribunal, il a affirmé vouloir limiter à quatre ou cinq le nombre des Khmers rouges suspects qui seraient traduits en justice. A l'issue d'une rencontre au Cambodge en octobre 2010 entre Hun Sen et le secrétaire général de l'ONU, Ban Ki-moon, le ministre cambodgien des affaires étrangères, Hor Namhong, a annoncé que le Premier ministre avait “affirmé clairement” qu'aucun nouveau dossier ne serait admis par le tribunal. Le Premier ministre n'a pas l'autorité juridique de prendre une telle décision à la place du tribunal mais cela n'a pas empêché Hun Sen et d'autres responsables de donner des instructions au personnel cambodgien des CETC, a rappelé Human Rights Watch.
La décision d'enquêter sur les allégations contenues dans les actes d'accusation n° 3 et 4 a été l'objet de controverses depuis le début. Le premier procureur international, Robert Petit, a effectué une investigation et a décidé qu'il y avait assez d'éléments à charge pour soumettre les dossiers aux juges d'instruction. Mais dans une décision dictée par des motifs politiques reflétant le point de vue de Hun Sen, le procureur cambodgien, Chea Leang, a tenté d'empêcher le dépôt formel d'une plainte, au motif que les suspects ne correspondaient pas à la définition d'individus "les plus responsables” aux termes de la loi établissant les CETC. Toutefois dans le cas de Douch, la chambre préliminaire a conclu que bien que celui-ci n'était pas un dirigeant khmer rouge de haut rang, il était bel et bien “parmi lesplus responsables” des crimes du régime – c'est-à-dire qu'il était l'un de ceux qui, à un échelon inférieur, étaient directement impliqués dans les plus graves atrocités.
La chambre préliminaire des CETC, composée de trois juges cambodgiens et de deux juges internationaux, a décidé qu'il y avait suffisamment d'éléments à charge pour poursuivre la procédure. Alors que les trois juges cambodgiens ont voté pour arrêter la procédure, les deux juges étrangers ont voté en faveur du renvoi des affaires devant les juges d'instruction. Les votes de quatre des cinq juges de la chambre préliminaire sont nécessaires pour bloquer une procédure à ce stade, selon la règle de super-majorité en vigueur dans les CETC. Cette règle a été motivée par la crainte, émise par la population cambodgienne, l'ONU et les bailleurs de fonds internationaux, que le governement donne des instructions aux juges cambodgiens. Les trois juges cambodgiens ayant été les seuls à voter en faveur de l'abandon des poursuites, la procédure a pu se poursuivre et l'affaire a été transmise aux juges d'instruction.
Le 7 septembre 2009, le procureur international a transmis les dossiers des cinq suspects aux juges d'instruction. Les "réquisitoires introductifs" du procureur de l'ONU, qui présentaient dans leurs grandes lignes les éléments à charge retenus contre les cinq suspects, couvraient plus de 200 pages, accompagnées de milliers de pages d'informations complémentaires. Aucun travail d'enquête sérieux n'a été effectué avant que les juges d'instruction n'émettent leur notification, le 29 avril 2011, qu'ils avaient achevé leur enquête dans l'affaire n° 3. Les deux juges n'ont fourni aucune explication et affirmé qu'ils n'avaient pas à en fournir.
Une semaine plus tard, Stephen Heder, un expert réputé de l'époque khmère rouge, a écrit au juge Blunk pour lui annoncer qu'il démissionnait de son poste de consultant auprès du Bureau des juges d'instruction, en partie, a-t-il dit, à cause de “la décision des juges de clore l'instruction de l'affaire n° 3, sans réellement effectuer d'enquête, ce que - avec d'autres - j'estime déraisonnable.” La totalité du conseil juridique de l'ONU auprès des juges d’instruction et de nombreux autres employés de l'ONU ont également démissionné.
Le 9 mai, le procureur international, Andrew Cayley, a contesté la décision des juges d'instruction et émis une requête officielle de supplément d'enquête. M. Cayley a tracé une feuille de route pour une enquête sérieuse et effective, demandant à MM. Bunleng et Blunk de:
- Convoquer et interroger les suspects désignés dans le réquisitoire introductif de l'affaire n° 3 et leur notifier qu'ils font l'objet d'une enquête;
- Interroger les autres personnes qui jusqu'ici ont été identifiées comme témoins potentiels;
- Interroger ou ré-interroger les témoins cités dans l'affaire n° 2, en mettant l'accent sur les allégations particulières contenues dans le réquisitoire introductif de l'affaire n° 3;
- Inspecter plus complètement les lieux des crimes (y compris en recherchant les emplacements d'éventuels charniers);
- Introduire au dossier les éléments à charge supplémentaires disponibles, notamment en transférant certains indices de l'affaire n° 2 à l'affaire n° 3; et
- Enquêter plus avant sur l'implication des suspects de l'affaire n° 3 dans les crimes, y compris dans le transfert à l'unité S-21 de prisonniers qui étaient sous leur contrôle, dans l'arrivée en leur possession d'“aveux” extorqués à des prisonniers assassinés à l'unité S-21, et dans le rôle qu'ils ont joué par la suite dans de nouvelles arrestations.
Se référant au dossier d'origine transmis aux juges d'instruction, Andrew Cayley a fourni des indications précises sur des lieux de crimes et des événements criminels, parmi lesquels le centre de torture S-21 administré par Douch; le chantier de construction de l'aéroport de Kampong Chhnang, où les travaux forcés auraient été pratiqués de manière massive et avec de mortelles conséquences; les purges effectuées parmi les cadres du régime; et les incursions des Khmers rouges en territoire vietnamien. En outre, M. Cayley a suggéré spécifiquement d'enquêter sur d'autres lieux et épisodes liés aux crimes, tels que:
- Le Centre de sécurité S-22 dans la région de Phnom Penh;
- Le Centre de sécurité de Wat Eng Tea Nhien dans la province de Kampong Som;
- La carrière de pierre de Stung Hav, un site de travaux forcés à Kampong Som;
- La capture d'étrangers au large des côtes du Cambodge et leur détention illégale, leur transfert à l'unité S-21 ou leur meurtre; et
- Les centres de sécurité dans la province de Rattanakiri.
M. Cayley a expliqué sa demande comme suit:
Le procureur international émet ces requêtes car il est d'avis que les crimes présumés mentionnés dans les réquisitoires introductifs n'ont pas fait l'objet d'enquêtes complètes. Il [Cayley] est légalement tenu, aux termes du Règlement interne et de la loi portant création des CETC, d'identifier et de demander l'exécution de toutes les démarches raisonnables d'investigation devant être effectuées par les juges d'instruction avant qu'une décision soit prise sur le point de savoir si des suspects doivent ou non être inculpés et jugés.
Blunk et Bunleng n'ont pas agi sur la base de ces informations. Au contraire, le 7 juin, ils ont rejeté la demande du procureur Cayley. Ils ont exigé qu'il la retire et laissé entendre, dans un geste extraordinaire, qu'il pourrait être accusé d'outrage au tribunal au motif spécieux qu'en traçant les grandes lignes des mesures nécessaires pour mener une enquête sérieuse, il avait violé la confidentialité de la procédure judiciaire. M. Cayley a refusé.
Les tentatives de Blunk et Bunleng de censurer le procureur et de le menacer de poursuites judiciaires montrent jusqu'où ils sont prêts à aller pour empêcher que certaines affaires ne soient l'objet d'enquêtes approfondies, a commenté Human Rights Watch.
Des fonctionnaires de justice nommés par le gouvernement ont indiqué clairement, en public comme en privé, qu'il ne serait pas permis de poursuivre les procédures dans les affaires n° 3 et 4. Le 17 mars, Chan Dararasmey, procureur adjoint cambodgien aux CETC, a déclaré lors d'une conférence sur la participation des victimes aux CETC qu'il n'y aurait plus de procès. “Il n'y aura pas d'affaires 3 et 4,” a-t-il dit.
Le 8 août, Blunk et Bunleng ont annoncé publiquement qu'ils “doutaient sérieusement” qu'aucun des suspects dans l'affaire n° 4 soit jamais jugé, affirmant qu'ils ne remplissaient pas les critères permettant de les classer parmi les personnes "principalement responsables" des crimes tels que définis par la juridiction du tribunal. Le fondement de ces doutes n'est pas clair, étant donné que les CETC, dans leur verdict à l'encontre de Douch, qui n'était pas un haut dirigeant khmer rouge, ont indiqué que les personnes “les plus responsables” comprennent des individus de rang inférieur directement impliqués dans les pires atrocités. Une ordonnance finale de non-lieu concernant l'affaire n° 3 est attendue prochainement, basée sur le même raisonnement. Mais comme les résumés de ces affaires présentés ci-dessous le démontrent, les éléments à charge disponibles contre tous les suspects cités dans les affaires 3 et 4 incitent à croire à leur implication dans des actes de génocide, des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité ayant entraîné la mort de très nombreuses personnes.
Bien que le procureur Cayley puisse faire appel devant la chambre préliminaire si les juges d'instruction émettent un avis de clôture de l'instruction dans l'une ou l'autre des deux affaires, celles-ci seront presque certainement classées sans suite, étant donné la nature politique des CETC. Concernant cet appel, la règle de la super-majorité ne s'applique pas et par conséquent, la décision des juges cambodgiens, qui ont une majorité de trois contre deux au sein de la chambre, serait pérenne. Depuis la création des CETC, les juges cambodgiens siégeant au sein de la chambre préliminaire de cinq membres ont toujours suivi la ligne du gouvernement.
Mauvais traitement des parties civiles et des victimes
Human Rights Watch est également préoccupé par le traitement scandaleux des parties civiles par les juges d'instruction. La loi constitutive des CETC représentait un progrès en ce qu'elle permettait aux victimes des crimes des Khmers rouges et à leurs familles de participer aux procédures en présentant des éléments de preuve, en demandant que soient effectuées certaines recherches et en réclamant dédommagement. Mais dans un effort évident pour assurer le classement sans suite des affaires en excluant les pièces obtenues auprès des victimes, les juges d'instruction ont rejeté les demandes de constitution de partie civile pour des motifs futiles, contraires à la loi cambodgienne et à la jurisprudence internationale, y compris celle des CETC elles-mêmes dans les affaires 1 et 2.
De toutes les informations que Human Rights Watch a été en mesure de vérifier, il ressort qu'aucune des centaines de demandes de constitution de partie civile dans les affaires 3 et 4 n'a été acceptée par les juges d'instruction, ce qui revient à dénier aux victimes le droit de participer aux procédures et à faire obstruction au déroulement des enquêtes. Les juges ont rejeté les demandes d'au moins trois personnes qui souhaitaient participer en tant que victimes. L'une est une Cambodgienne dont le mari a été mis aux travaux forcés, puis tué par les Khmers rouges. Les juges ont affirmé que les souffrances psychologiques dont elle faisait état étaient “très peu susceptibles d'être vraies.” Ils ont également donné à l'exigence imposée aux proches des victimes d'avoir souffert "directement" des crimes en question une définition si étroite qu'elle revenait à écarter toute personne autre que la victime elle-même, ce qui revenait à dire qu'aucun membre survivant de sa famille ne pouvait se porter partie civile.
Absence de réponse de l'ONU
Bien que les Nations Unies ont envoyé deux équipes d'établissements des faits à Phnom Penh, elles n'ont pris aucune véritable mesure en réponse au manquement des juges d'instruction dans les affaires n° 3 et 4, a déclaré Human Rights Watch. Ceci est particulièrement troublant lorsqu'on considère que l'implication de l'ONU dans les CETC était censée offrir une garantie de succès dans les efforts du tribunal pour juger les crimes de masse commis sous le régime des Khmers rouges. En 2002, le Secrétaire général de l'époque, Kofi Annan, et Hans Corell, le chef du Bureau des affaires juridiques de l'ONU, s'étaient retirés de négociations avec le Cambodge pour mettre sur pied un tribunal devant juger les atrocités des Khmers rouges, en raison des doutes qu'ils avaient sur l'indépendance et la compétence du système judiciaire cambodgien et de leur crainte de la corruption. Les responsables de l'ONU avaient insisté sur la nécessité d'avoir un procureur indépendant étranger au lieu de co-procureurs, ainsi qu'une majorité de juges étrangers, afin de protéger le tribunal des ingérences du gouvernement cambodgien.
Mais l'Assemblée générale de l'ONU, sur injonction du Japon, de l'Australie, de la France et des Etats-Unis, avait par la suite adopté une résolution appelant le Secrétaire général à conclure un accord avec le gouvernement cambodgien. Cela a mené aux CETC tels qu'elles sont aujourd'hui, avec deux co-procureurs, une majorité de juges cambodgiens et le système de super-majorité pour résoudre certains désaccords juridiques. M. Annan s'était incliné mais avait toutefois émis un avis très sévère sur la structure du tribunal et sur le rôle joué par les pays bailleurs de fonds dans l'affaiblissement de celui-ci au regard des critères internationaux. Dans un rapportà l'Assemblée générale en date du 31 mars 2003, Kofi Annan déclarait:
Force m'est de rappeler que mon Représentant spécial pour les droits de l'homme au Cambodge, a indiqué à plusieurs reprises dans ses rapports que les conditions les plus élémentaires d'un procès équitable n'étaient guère respectées par les tribunaux cambodgiens. Je crains donc que ces importantes dispositions du projet d'accord ne soient pas pleinement respectées par les Chambres extraordinaires et que les normes internationales de justice, d'équité et de respect des formes régulières ne soient dès lors pas garanties. De plus, étant donné les constatations de l'Assemblée générale ... selon lesquelles des problèmes continuent de se poser au niveau de l'état de droit et du fonctionnement de l'appareil judiciaire, notamment à cause des ingérences du pouvoir exécutif qui empiète sur l'indépendance de la magistrature, j'aurais de loin préféré que le projet d'accord prévoie une majorité de juges internationaux.
La participation et la supervision de l'ONU étaient considérées comme essentielles pour faire en sorte que les CETC soient un tribunal juste et compétent, en raison de la capacité de l'ONU d'apporter professionnalisme et impartialité au processus. Cette idée est désormais remise en question.
Reconnaissant les difficultés qu'aurait le tribunal pour dispenser une justice équitable, M. Annan, dans son rapport de 2003, avait laissé entendre que l'ONU pourrait devoir un jour se retirer des CETC:
Tout manquement du Gouvernement cambodgien à ses obligations pourrait conduire l'Organisation des Nations Unies à mettre fin à sa coopération et à son assistance.
Contrairement à leurs prédécesseurs, l'actuel secrétaire général, Ban Ki-moon, et le Bureau des affaires juridiques ont montré peu d'inclination à faire en sorte que les CETC remplissent leurs obligations au regard de la loi cambodgienne et du droit international. Les responsables de l'ONU ont été peu désireux d'entreprendre une enquête sérieuse pour assurer que le juge Blunk, nommé par l'ONU, adopte un comportement professionnel approprié, bien que la question ait été soulevée à plusieurs reprises par des fonctionnaires des CETC, par Human Rights Watch et par d'autres organisations non gouvernementales. Malgré l'envoi par l'ONU de deux équipes d'établissements des faits à Phnom Penh, aucune mesure n'en a résulté.
Au lieu d'agir pour sauvegarder les CETC, le Secrétaire général a fait le 14 juin une déclarationdans laquelle il affirme que l'ONU n'a pas la responsibilité de faire face au scandale dans lequel se trouvent impliquées les CETC et que celles-ci constituent "un processus judiciaire indépendant". La déclaration contient le passage suivant:
L'annonce par les juges d'instruction, le 29 avril 2011, qu'ils avaient décidé de conclure leur enquête dans l'affaire n° 3, est une simple étape de procédure. Les questions relatives à cette décision seront l'objet d'examens complémentaires par les juges d'instruction, les co-procureurs et la chambre préliminaire. Toute autre procédure dont les juges d'instruction pourraient prendre l'initiative serait également soumise à ce processus judiciaire indépendant.
Cette déclaration du Secrétaire général ne tient aucun compte des ingérences flagrantes et constatées de longue date du gouvernement cambodgien dans le travail des CETC, ni de l'acceptation de ces ingérences par les juges d'instruction, a déploré Human Rights Watch.
Résumés des affaires n° 3 et 4
Les informations contenues dans cette section proviennent principalement de documents versés aux dossiers 3 et 4 et qui sont aujourd'hui publics, auxquels s'ajoutent d'autres éléments émanant de sources publiques ou privées, y compris de recherches effectuées par Human Rights Watch. Les allégations contenues dans ces résumés indiquent clairement que les suspects dans ces affaires tombent dans la catégorie des personnes "les plus responsables” de crimes définie dans les statuts des CETC.
Sou Met, alias Sou Samet, suspect dans l'affaire n° 3
Le procureur international a accusé Sou Met de crimes contre l'humanité et de crimes de guerre.
Met, fils d'un dirigeant khmer rouge de haut rang mort à la fin des années 1960, est un vétéran du mouvement. Pendant la guerre de 1970-75 entre les Khmers rouges et le gouvernement de la République khmère, Met était un cadre important de la 1ère division de la zone sud-ouest, qui combattait dans les régions de Kampong Chhnang et Kampong Speu. Des éléments de cette division ou d'autres unités placées sous son autorité ont été impliqués dans la prise de Phnom Penh et de la ville de Kampong Chhnang le 17 avril 1975, dans l'expulsion forcée de leurs résidents vers les campagnes et dans les exécutions extrajudiciaires massives de fonctionnaires et de responsables déchus de la République khmère.
Après le 17 avril 1975, Met est devenu le secrétaire d'une des divisions khmères rouges de la région administrative du centre, la 502, qui comprenait une force aérienne récemment créée et des unités spéciales connexes. Elle était basée à Pochentong, l'aéroport de Phnom Penh. Il est aussi devenu assistant du Comité central. La division 502 rendait compte à l'Etat-major général et au Comité militaire des Khmers rouges, dirigés respectivement par un membre du Comité permanent, Son Sen, et par le secrétaire général du parti, Pol Pot (tous deux décédés). Elle comprenait plusieurs régiments et d'autres unités subalternes totalisant de 5.000 à 6.000 combattants, et ses contingents étaient parfois déployés à travers tout le pays, notamment dans les zones nord-ouest, nord, ouest, sud-ouest, est et nord-est. Met a suivi une formation politique au niveau du Comité central du parti.
Met a fréquemment participé à des réunions sous les auspices de l'Etat-major général avec les secrétaires d'autres divisions et unités militaires du centre, lors desquelles ils présentaient les rapports d'activité de leurs unités, recevaient les instructions du parti et entérinaient ses décisions politiques. Ces réunions portaient en particulier sur les politiques et pratiques des Khmers rouges en ce qui concernait l'élimination de leurs prétendus ennemis de l'intérieur et de l'extérieur, ce qui était présenté comme un “travail de défense nationale” et incluait l'exécution des ennemis de l'intérieur et des incursions armées au Vietnam pour des attaques de villages frontaliers.
Met a conservé ses responsabilités au sein de la division 502 jusque fin 1978, époque où il a été promu et s'est vu confier des tâches supplémentaires. Il est devenu membre de l'Etat-major général et serait devenu l'adjoint du chef de celui-ci, Son Sen, serait en conséquence devenu membre du Comité central, et s'est vu confier des responsabilités au moins partielles au sein d'un important commandement opérationnel, sur la frontière du Cambodge avec le Vietnam.
Comme d'autres unités militaires de tous niveaux à travers le pays, la division 502 avait au minimum la responsabilité de la sécurité autour de ses périmètres de déploiement et procédait à l'arrestation de citoyens ordinaires considérés comme suspects, par exemple aux abords de Pochentong, et les détenait pour interrogatoire et éventuellement pour exécution, ou les livrait au centre d'interrogatoire S-21, qui en disposait. Elle avait aussi pour responsibilité prioritaire d'identifier de prétendus “ennemis” dans ses propres rangs, et de les envoyer soit à son propre Bureau de sécurité S-22 pour la zone Pochentong-Phnom Penh, soit ailleurs pour interrogatoire, soit au centre S-21. En tant qu'unité militaire du centre, la division 502 coopérait aussi étroitement avec le centre S-21 en arrêtant des cadres divisionnaires ou des combattants identifiés comme “ennemis” par le S-21. De telles arrestations ont débuté en 1975 et se sont poursuivies jusque fin 1978, ce qui implique Met dans les tortures et les meurtres commis sur une large échelle au centre S-21.
A partir de 1976 au plus tard, la division 502 a été chargée de superviser un chantier de travaux forcés dans la province de Kampong Chhnang pour la construction stratégique d'un aéroport militaire de secours, site qui était de plus en plus utilisé comme un camp de ré-éducation où étaient détenus et punis des soldats ou des civils ayant fait l'objet d'une purge sous l'accusation d'être des “éléments mauvais” ou d'être considérés comme peu sûrs d'un point de vue politique. Le plus grand nombre avaient été envoyés au chantier de Kampong Chhnang en 1978 à la suite d'une vaste purge au sein des Khmers rouges et de leurs forces armées dans la zone de l'est. Certaines de ces personnes arbitrairement condamnées aux travaux forcés dans des conditions extrêmement inhumaines sur ce chantier ont été par la suite considérées comme suffisamment rééduquées pour être reversées dans leurs unités. Mais de nombreuses autres sont mortes du fait de ces conditions, ont été exécutées localement, pour avoir prétendument commis diverses transgressions, par la Division 502 ou sur ordre de celle-ci dans les locaux des services de sécurité civile les plus proches, ou ont été transférées au centre S-21, soit à l'initiative de la division, soit à la demande du S-21. Les exécutions au niveau local ont augmenté de manière spectaculaire à la fin de 1978 et au début de 1979.
Finalement, à la fin de 1978, Met, nouvellement promu, a été envoyé sur le théâtre d'opération militaire du secteur 505 à la frontière du Vietnam, où il aurait été impliqué dans une nouvelle vague de purges parmi les cadres administratifs locaux et militaires de la zone centrale, dont certains ont été envoyés au centre S-21 pour avoir prétendument permis aux forces vietnamiennes de pénétrer en territoire cambodgien.
Meas Muth, alias Achar Nen, suspect dans l'affaire n° 3
Le procureur international a accusé Meas Muth de crimes contre l'humanité et de crimes de guerre.
Muth s'est engagé dans le mouvement communiste cambodgien dès les années 1960, quand il faisait partie d'un réseau pro-révolutionnaire de moines bouddhistes dans des pagodes de Phnom Penh, dont la plupart étaient originaires de la région du sud-ouest et avaient des liens avec Chhit Choeun, alias Ta Mok, aujourd'hui décédé. Ta Mok avait été moine à Phnom Penh avant de rejoindre le mouvement communiste dans les années 1940. Il en était devenu le secrétaire pour la zone sud-ouest à la fin des années 1960. Il était aussi membre du principal organe dirigeant du régime khmer rouge, le Comité permanent, et était devenu par la suite secrétaire adjoint du Comité central khmer rouge, ce qui le classait au troisième rang de la hiérarchie du parti.
Après le début de la guerre civile entre les Khmers Rouges et le gouvernement de la République khmère en 1970, Muth est devenu secrétaire adjoint du secteur 13 de la zone sud-ouest, qui comprenait Takéo, la province natale de Mok. Muth avait épousé une des filles de Mok, Khom, qui était cadre du parti dans le district de Tram Kak, où Mok était né. En 1973, Muth est devenu secrétaire de la division 3 de la zone sud-ouest, qui combattait les forces de la République khmère dans les provinces de Takéo, Kampot et Kampong Speu. Le 17 avril 1975, des détachements de cette division sont entrés dans Phnom Penh, tandis que d'autres avançaient vers la ville portuaire de Kampong Som. La division 3 a été impliquée dans l'expulsion forcée des résidents de ces deux villes vers les campagnes et dans les exécutions extrajudiciaires massives de fonctionnaires et de responsables déchus de la République khmère.
Après le 17 avril 1975, Muth est devenu secrétaire de la division 164 de la zone centre, qui comprenait une force navale récemment créée et des unités spéciales connexes. Elle avait établi son quartier général dans la région de Kampong Som, avec des bases dans plusieurs ports le long de la côte et sur des îles dans le Golfe du Siam. Muth commandait ses forces, estimées entre 8.000 et 10.000 hommes. Il est aussi devenu secrétaire de la municipalité de Kampong Som, qui après l'expulsion forcée de ses précédents résidents, avait été partiellement repeuplée de plusieurs milliers d'ouvriers du port et d'autres travailleurs civils employés par les industries de la ville et des alentours. Muth aurait partagé avec divers ministères son autorité sur cette nouvelle population ouvrière mais c'est lui qui était le principal responsable de la sécurité à Kampong Som. Il aurait également été responsable de certaines parties du secteur 37 de la zone ouest proche de la ville, dans lequel de nombreux anciens résidents de Kampong Som avaient été transférés en tant que “citoyens nouveaux”, dans des conditions inhumaines qui étaient parmi les plus dures de tout le pays. Comme Sou Met, Muth était un assistant du Comité central.
La division 164 rendait compte à l'Etat-major général et au Comité militaire, dirigés respectivement par Son Sen, membre du Comité permanent, et Pol Pot, premier secrétaire du parti. Muth a suivi une formation politique au niveau du Comité central. Il a fréquemment participé à des réunions sous les auspices de l'Etat-major général avec les secrétaires d'autres divisions et unités militaires du centre, lors desquelles ils présentaient les rapports d'activité de leurs unités, recevaient les instructions du parti et entérinaient ses décisions politiques. Ces réunions portaient en particulier sur les politiques et pratiques des Khmers rouges en ce qui concernait l'élimination de leurs prétendus ennemis de l'intérieur et de l'extérieur, ce qui était présenté comme un “travail de défense nationale” et incluait l'exécution des ennemis de l'intérieur et des incursions armées au Vietnam pour des attaques de villages frontaliers
Muth a conservé ses responsabilités directes au sein de la Division 164 jusque fin 1978, époque où il a été promu et s'est vu confier des tâches supplémentaires. Il est devenu membre de l'Etat-major général et serait devenu membre du Comité central, et s'est vu confier une autorité politique et militaire totale sur une partie de la zone frontalière entre le Cambodge et le Vietnam (le secteur 505) et le commandement des unités de la région centre déployées dans cette zone.
Comme d'autres unités militaires de tous niveaux à travers le pays, la Division 164 avait au minimum la responsabilité de la sécurité autour de ses périmètres de déploiement dans la région de Kampong Som. Elle arrêtait des ouvriers accusés d'être des “ennemis” dans la ville et ses alentours et aurait aussi arrêté des citoyens ordinaires considérés comme suspects dans des zones proches du secteur 37, les détenant pour interrogatoire et exécution ou les remettant aux mains des responsables locaux de la sécurité qui disposaient d'eux. La division aurait également pris plus directement en charge la sécurité vis-à-vis de la population civile de Kampong Som en 1977 à la suite d'une purge parmi les Khmers rouges n'appartenant pas à la division 164, à laquelle Muth a prêté son concours. Elle avait aussi pour responsibilité prioritaire d'identifier de prétendus “ennemis” dans ses propres rangs, et de les envoyer soit à son propre Bureau de sécurité de Wat Entanhean à Kampong Som, à son camp de rééducation par le travail forcé de Stung Hav, dans d'autres lieux de punition placés sous l'autorité de la division, ou au centre S-21.
Muth ou ses subordonnés immédiats auraient ordonné à l'échelon local des exécutions de personnels de la division ou de citoyens ordinaires, sans en référer à des niveaux supérieurs d'autorité. Les conditions inhumaines imposées sur des sites comme Stung Hav ont également causé la mort de nombreux travailleurs, succombant aux privations et à la maladie. La division 164 a coopéré étroitement avec le centre S-21 en arrêtant des cadres divisionnaires ou des combattants identifiés comme “ennemis” par le S-21. De telles arrestations ont débuté en 1976 et se sont poursuivies jusque fin 1978. De nombreuses victimes des premières purges transférées au centre S-21 étaient des cadres ou des combattants de la division 164 originaires de la zone est. A partir de 1976, des cadres de la division 164 ont été transférés dans d'autres unités de la zone Centre pour aider à les purger ou pour remplacer des cadres ayant été victimes de purges. Muth a participé à des réunions à l'Etat-major général lors desquelles le processus des purges dans d'autres parties du Cambodge était évoqué.
En tant que plus haute autorité militaire khmère rouge engagée dans les opérations maritimes après le 17 avril 1975, Muth était directement chargé des détachements de la division 164 qui patrouillaient de vastes zones du Golfe du Siam, où ils engageaient parfois le combat avec des navires militaires vietnamiens ou thaïlandais et, plus souvent, attaquaient des bateaux de pêche civils thaï ou vietnamiens ou des navires transportants des civils vietnamiens qui tentaient de fuir à l'étranger. Des civils thaïlandais et vietnamiens ont été tués dans ces attaques. Les militaires ou les civils vietnamiens capturés lors de ces attaques étaient envoyés au centre S-21 pour être exécutés, notamment après que le régime khmer rouge eut commencé à lancer des attaques contre le Vietnam. Certains des Thaïlandais et quelques Occidentaux interceptés par la division 164 au large des côtes ont également été tués au centre S-21.
Fin 1978, Muth a exercé son autorité de membre du Comité central et de l'Etat-major général pour effectuer une purge au sein des Khmers rouges et de la population locale dans cette région, certaines victimes étant transférées au centre S-21 tandis que d'autres auraient été exécutées sur place. Il a également nommé de nouveaux cadres à des postes du secteur 505 et dans les divisions de la zone centrale déployées dans les secteurs d'opération placés sous son commandement.
Aom An, alias Tho An, suspect dans l'affaire n°4
Le procureur international a accusé Aom Ande crimes contre l'humanité et de génocide.
An a rejoint les Khmers rouges après avoir été moine dans une pagode bouddhiste qui était sous l'influence du mouvement dans la zone sud-ouest. Après la victoire des Khmers rouges le 17 avril 1975, An a été nommé secrétaire du district de Kandal Steung dans le secteur 25 de la zone sud-ouest, sous l'autorité du secrétaire de la zone, Mok. Le secteur 25 comprenait des territoires situés au sud et à l'est de Phnom Penh, dont la population a été transférée de force, après le 17 avril, vers des zones qui étaient depuis un certain temps déjà contrôlées par les Khmers rouges.
Une large proportion de la population de Phnom Penh a été initialement transférée en qualité de “citoyens nouveaux” à Kandal Steung et dans d'autres districts du secteur 25, où de nombreuses personnes, accusées d'être des responsables ou des fonctionnaires du gouvernement républicain, ont rapidement été exécutées dans des installations de sécurité locales. De nombreuses autres ont été soumises aux travaux forcés et à des conditions inhumaines, avec pour conséquence qu'elles ont commencé à mourir de faim et de maladie. Une large proportion de ce "peuple nouveau" et d'autres résidents du secteur 25 ont alors été pris dans une seconde vague de transferts forcés fin 1975 et ont été envoyés en grands nombres et d'une manière inhumaine vers des régions éloignées du Cambodge, avec pour conséquence que beaucoup d'entre eux sont morts sur la route ou peu après leur arrivée.
Vers 1976, An a été transféré au secteur 35, où il était membre du Comité de secteur. A ce titre, il supervisait le travail forcé, notamment la construction de digues et d'autres systèmes d'irrigation au niveau du secteur et dans ses districts, où les conditions de travail inhumaines ont causé la mort de nombreuses personnes, du fait des privations et des maladies. Il aurait également exercé une responsabilité partagée avec d'autres responsables du secteur 35 sur le Bureau de la sécurité du secteur et ses nombreux bureaux subalternes à l'échelon du district ainsi que sur des centres de détention locaux, lesquels, comme c'était le cas à travers tout le Cambodge, ont été responsables d'exécutions extrajudiciaires, de tortures et d'autres traitements inhumains infligés sur une large échelle à des personnes arbitrairement détenues comme “traîtres,” “ennemis” ou “mauvais éléments.”
Alors que la plupart des personnes ainsi accusées à cette époque dans le secteur 35 étaient réputées avoir eu des liens politiques, sociaux ou familiaux avec le gouvernement déchu de la République khmère, à partir de 1976 sont venus s'y ajouter des éléments venus des rangs des Khmers rouges, de leur administration locales et de leurs forces armées. Ces personnes étaient arrêtées sur ordre des autorités de district, de secteur ou de zone, sur la base de leurs liens présumés avec les républicains, de leurs prétendues relations avec le Vietnam, ou d'accusations non corroborées de "tendances à la trahison.” Elles comprenaient également des membres de la communauté locale des Chams, une minorité ethnique musulmane qui était visée par la répression, notamment après que ses membres eurent réagi aux persécutions par des mouvements d'insurrection.
Entre mars et mai 1977, An a été transféré et a bénéficié d'une importante promotion. Il est devenu secrétaire du secteur 41 dans une zone initialement désignée comme zone nord dans le système administratif khmer rouge avant d'être rebaptisée zone centre, dont il est devenu secrétaire adjoint sous l'autorité de Ke Pork, un membre du Comité central du parti des Khmers rouges. En tant que secrétaire adjoint de zone, An est réputé avoir rejoint son secrétaire de zone, Pork, au Comité central, deuxième organe dirigeant dans l'ordre hiérarchique du système khmer rouge après le Comité permanent et doté d'une autorité à l'échelle nationale. Il se réunissait normalement à Phnom Penh au moins une fois tous les six mois pour faire rapport au Comité permanent et recevoir ses instructions.
An a rejoint le secteur 41 alors qu'une gigantesque purge était en cours à la fois dans les rangs locaux des Khmers rouges, parmi le “peuple nouveau” transplanté en provenance des zones contrôlées par le gouvernement de la République khmère, et parmi le “peuple ancien” résident de longue date de la zone. Tout cela était conforme aux instructions du Comité permanent et était supervisé par Pork, tandis que An jouait un rôle important, selon des témoins qui ont affirmé qu'il avait lui-même donné des instructions pour démasquer de prétendus “ennemis” et d'autres éléments douteux.
De nombreuses victimes des purges internes dans la zone nord/centre étaient transférées au centre S-21 à Phnom Penh, où elles étaient soumises à des interrogatoires sous torture, puis exécutées. Des cadres subalternes khmers rouges, des membres du “peuple nouveau" et d'autres citoyens ordinaires ont été ainsi victimes d'exécutions extrajudiciaires ou détenus indéfiniment dans des conditions extrêmement inhumaines à l'échelon local, la plupart du temps dans des installations de sécurité au niveau du district ou du sous-secteur dans le secteur 41 et ailleurs. En tant que secrétaire du secteur 41, An exerçait une autorité directe sur les districts subalternes et les échelons administratifs inférieurs, supervisant des territoires dans lesquels des pratiques de plus en plus inhumaines étaient imposées à la population dans son ensemble, et en tant que secrétaire adjoint de zone, il avait au moins un certain niveau d'autorité sur des portions de territoire au-delà du secteur 41.
An commandait le district de Kang Meas, où des crimes de génocide auraient été commis contre les Chams à partir de la seconde moitié de 1977, avant de s'étendre à tout le territoire du Cambodge en 1978. An est également impliqué dans une augmentation générale en 1978 des crimes contre l'humanité présumés dans la zone centre et en particulier dans le secteur 41, dont les victimes appartenaient à toutes les couches de la population, y compris les membres des Khmers rouges. En tant que secrétaire adjoint de zone, il était présent dans une position d'autorité sur le principal site de travaux forcés de la zone, le chantier de construction du “Barrage du 1er janvier” et d'autres projets d'irrigation, ainsi que sur d'autres projets d'ingénierie hydraulique dans les secteurs 42 et 43 qui avaient débuté avant son arrivée mais ont été achevés alors qu'il était sur place, et où de nombreux ouvriers ont été exécutés sans jugement ou sont morts de faim ou de maladie.
Yim Tith, suspect dans l'affaire n°4
Le procureur international a accusé Yim Tith de crimes contre l'humanité.
Tith est né dans le district de Tram Kak, dans la province de Takéo. C'était un membre actif du mouvement communiste au moins depuis les années 1960, après avoir été moine bouddhiste à Takéo, puis à Phnom Penh. Il avait par la suite épousé une soeur de Mok. Pendant la guerre civile de 1970-75 entre les Khmers rouges et le gouvernement de la République khmère, Tith est devenu un cadre important du district de Kirivong dans le secteur 13 de la zone sud-ouest, le fief de Mok. Le 17 avril 1975, Tith était secrétaire du parti pour le district de Kirivong, frontalier du Vietnam. Tith serait aussi devenu membre du Comité du secteur 13, une position considérée comme susceptible de lui avoir conféré au moins une certain niveau d'autorité sur tout le secteur.
En tant que secrétaire du parti à Kirivong, Tith a exercé directement son autorité sur la population du district, qui à partir d'avril 1975 incluait le “peuple nouveau” transféré de force en provenance des zones précédemment contrôlées par le gouvernement de la République khmère. Il avait aussi autorité sur un bureau de sécurité de district, installé ultérieurement à Wat Pratheat, et sur des opérations de sécurité à l'échelon inférieur, dont l'un des objectifs était d'identifier et d'assurer l'exécution extrajudiciaire d'anciens responsables ou fonctionnaires présumés du gouvernement républicain et d'autres personnes, parmi lesquelles des résidents de longue date accusés d'être des “traîtres” ou des “ennemis.” D'autres personnes, membres du “peuple nouveau” ou résidents de longue date, accusées d'être de “mauvais éléments” ou d'avoir des “tendances” politiques présumées hostiles, ont été arrêtées et détenues dans des locaux de la sécurité à travers le district pour être soumises à une rééducation par le travail forcé. Beaucoup de ces personnes sont mortes. Tith a également supervisé une administration du district de Kirivong qui imposait des conditions de vie inhumaines ayant entraîné de nombreux décès.
Au milieu de 1978, Tith a été affecté, avec une importante promotion, à la zone nord-ouest, où il a été nommé secrétaire du secteur 1. Il est aussi devenu un membre important du Comité de zone, dont Mok était devenu le secrétaire, en même temps qu'il occupait plusieurs autres postes de direction, après qu'une longue série de purges meurtrières eut pratiquement éliminé le contingent originel de cadres supérieurs de la zone nord-ouest. Tith exerçait un contrôle direct au moins sur le secteur 1 et sur les districts et unités qui en dépendaient et il est considéré comme avoir exercé une autorité au moins sur certaines autres parties de la région nord-ouest. En tant que tel, il aurait eu la haute main sur l'achèvement de la purge des anciens cadres au niveau local et sur une intensification du “nettoyage” de la population dans son ensemble, durant lequel de nombreuses personnes ont été envoyées dans les locaux de la sécurité du secteur ou du district en vue de leur exécution extrajudiciaire ou ont été tuées dans d'autres lieux.
Certains groupes, tels que la communauté ethnique des Khmers kroms et les derniers ressortissants vietnamiens résidant encore au Cambodge ou ceux qui étaient considérés comme vietnamiens, étaient à l'évidence des cibles désignées pour une élimination totale, en même temps qu'étaient tuées en grands nombres des personnes qui avaient été transférées de force de la zone est au moment des purges du milieu de l'année 1978. Les conditions de vie dans le nord-ouest du Cambodge avaient alors empiré, avec pour conséquence une hausse du nombre des morts dues aux privations et aux maladies.
Im Chem, alias Srei Chem, suspect dans l'affaire n°4
Le procureur international a accusé Im Chem de crimes contre l'humanité.
Chem, comme Mok, est née dans le district de Tram Kak, dans une région désignée par les Khmers rouges comme le secteur 13 de la zone sud-ouest. Sa famille s'est engagée dans le mouvement communiste cambodgien au moins à partir des années 1960 et elle a joué un rôle actif de cadre au sein du mouvement dès le début de la guerre civile en 1970.
En 1976, Chem a été l'une des représentantes des paysans de la zone sud-ouest à l'Assemblée du peuple mise en place par les Khmers rouges, tandis que son mari, Nop Nhen, était secrétaire de district dans la zone. A la mi-1977, Nhen et elle ont été envoyés dans le secteur 5 de la zone nord-ouest, où elle est devenue secrétaire du district de Preah Net Preah et son mari secrétaire du district de Sisophon. Elle a conservé ce poste jusqu'à la fin de 1978.
Le transfert de Chem et de son mari dans la zone nord-ouest a coïncidé avec le début d'une des vagues de purges effectuées de plus en plus souvent parmi les cadres originels du mouvement khmer rouge dans cette région et aussi avec l'arrivée dans le nord-ouest de nombreux nouveaux responsables khmers rouges, venus d'autres zone pour remplacer ceux qui venaient d'être victimes des purges. Chem et les autres nouveaux cadres auraient participé à de nouvelles purges jusqu'au début de 1979.
Certaines des victimes des purges dans le district de Preah Net Preah et dans les régions voisines du secteur 5 après l'accession de Chem à un poste de responsabilité étaient envoyées au centre S-21 pour y être exécutées, tandis que d'autres étaient tuées sur place ou retenues pour être soumises à des travaux forcés et à une rééducation, notamment dans un certain nombre de sites du district de Preah Net Preah sur lesquels Chem avait une autorité directe ou au moins un certain degré d'influence, tels que Phnom Trayoung. L'ampleur des purges s'est grandement accrue au milieu de 1978 et elles ont connu une escalade vers la fin de l'année, sur fond de conflit violent entre factions khmères rouges rivales.
Chem aurait également supervisé le travail forcé affecté à la construction de réseaux hydrauliques annexes reliés au projet de barrage et d'irrigation de Trapeang Thmar dans le secteur 5. La construction avait démarré avant son arrivée mais s'est achevée après sa prise en charge de Preah Net Preah. Les conditions très dures imposées aux ouvriers qui étaient réputés être placés sous son contrôle ont causé de nombreuses morts. Certains ouvriers ont été exécutés sur le chantier pour s'être plaints des conditions ou pour avoir été incapables de faire face aux exigences. En outre, les conditions générales imposées à l'ensemble de la population de Preah Net Preah étaient extraordinairement difficiles et se sont aggravées dans de nombreuses régions du district pendant le règne de Chem, avec de nombreux décès dûs à la faim et aux maladies. Ceux qui se plaignaient ou étaient considérés comme “paresseux” car ils n'avaient pu fournir le travail demandé, étaient passifs d'exécution ou de détention dans des camps de travail forcé correctionnels et de rééducation à travers le district.
Chem aurait aussi eu la haute main sur une série de meurtres de personnes soupçonnées d'hostilité au régime alors que le système khmer rouge était en train de s'effondrer, à la fin de 1978 et au début de 1979, devant les avancées des forces armées vietnamiennes, comme à Phnom Trayoung. Pendant tout le mandat de Chem comme secrétaire du district de Preah Net Preah, les exécutions et les condamnations au travail forcé correctionnel ont visé en particulier les personnes prétendument associées au gouvernement déchu de la République khmère, celles qui étaient liées aux cadres locaux ayant fait l'objet de purges et celles qui étaient considérées comme "vietnamiennes.”