(New York, le 28 septembre 2014) – Des frappes de missiles apparemment menées par les États-Unis dans la province d’Idlib, en Syrie, ont tué au moins sept civils et devraient faire l’objet d’une enquête relative à d'éventuelles violations des lois de la guerre, a déclaré Human Rights Watch aujourd'hui. Le 25 septembre 2014, lors de déclarations à la presse, le porte-parole du Pentagone John Kirby a indiqué que les États-Unis examinaient des informations relatives à des victimes civiles de leurs frappes en Syrie mais que l'armée américaine ne disposait « d’aucun rapport crédible provenant de sources opérationnelles » faisant état de la mort de civils.
Trois résidents locaux ont affirmé à Human Rights Watch que des missiles ont tué au moins deux hommes, deux femmes et cinq enfants, aux premières heures de la matinée du 23 septembre dans le village de Kafr Deryan dans le nord d'Idlib. Il existe des informations non vérifiées selon lesquelles les deux hommes auraient pu être membres du groupe armé islamiste extrémiste Jabhat al-Nusra. Des images vidéo corroborent les témoignages indiquant que des civils ont été tués par des missiles de croisière Tomahawk, qui figurent dans l'arsenal américain.
« Les États-Unis et leurs alliés en Syrie devraient prendre toutes les précautions possibles pour éviter de porter atteinte aux civils », a déclaré Nadim Houry, directeur adjoint de la division Moyen-Orient à Human Rights Watch. « Le gouvernement américain devrait enquêter sur d'éventuelles frappes illégales qui ont tué des civils, en rendre compte publiquement et s'engager à prendre des mesures de réparation adéquates en cas de faute. »
Les habitants, qui ont parlé à Human Rights Watch via Skype, ont déclaré qu’aux environs de 03h30, une série de missiles a frappé une enceinte occupée par le groupe militant Jabhat al-Nusra, comprenant un dépôt d'armes, à environ un kilomètre du village. Deux des résidents ont indiqué que peu de temps après, d'autres missiles ont frappé deux maisons à Kafr Deryan même, tuant au moins cinq enfants, deux femmes et deux hommes, qu’ils ont tous identifiés par leur nom. Bien que deux des résidents aient affirmé que les hommes étaient des civils, le troisième a déclaré qu'ils étaient membres de Jabhat al-Nusra.
Human Rights Watch n'est pas en mesure de vérifier l'identité des hommes de manière indépendante, ni s’ils étaient ou non des combattants pouvant être attaqués. Le meurtre présumé d'au moins sept civils lors de frappes durant lesquelles il n’y avait peut-être aucune cible militaire légitime à proximité soulève la possibilité que les frappes étaient illégales au regard des lois de la guerre et devraient faire l’objet d’une enquête.
Les trois résidents locaux ont déclaré à Human Rights Watch que des forces de Jabhat al-Nusra étaient basées à environ un kilomètre du village, dans l’enceinte frappée lors des premières attaques de missiles, mais qu'il n'y avait dans le village ni bâtiments, ni points de contrôle, ou véhicules de Jabhat al-Nusra à proximité de la frappe. Le Washington Post a rapporté le 24 septembre que des combattants rebelles avaient déclaré que « des frappes aériennes cette semaine à Kafr Deryan, un village de la province d'Idlib dans le nord-ouest de la Syrie, ont tué environ 50 combattants dans une base appartenant à Jabhat al-Nusra, un groupe rebelle lié à Al-Qaïda, dans lequel ils étaient implantés. » Le Centre de documentation des violations (Violations Documentation Center, VDC), un groupe de surveillance local, a également déclaré qu'il avait identifié onze combattants tués à Kafr Deryan le 23 septembre. Le VDC ne les a pas nommés ni n’a indiqué l'emplacement exact ou les circonstances dans lesquelles ils ont été tués.
Les trois résidents locaux ont fourni à Human Rights Watch les noms des neuf personnes tuées lors de l'attaque contre les deux maisons. Dans l'une, quatre habitants de Kafr Deryan ont été tués : Ramzia et son fils Mahmoud Juma Moaz ainsi que deux autres enfants, Zainab Muhanna Barakat et Safa Muhanna Barakat. Dans l'autre maison, Reem al-Haji et ses enfants Mohamad et Basmla Jahjaj ont été tués, ainsi que son mari, Abdel Hamid Mohamad Jahjaj, et un deuxième homme, Safwan Yahya Iskaff.
Des images vidéo mises en ligne sur YouTube le 23 septembre par un militant local qui s’est entretenu avec Human Rights Watch montrent quelques-uns des civils blessés lors des frappes et les conséquences des attaques. Une autre vidéo mise en ligne par le Shaam News Network a montré trois enfants dont deux qui semblent avoir été tués et un autre qui semble avoir été blessé dans les frappes de missiles. Une troisième vidéo, mise en ligne sur YouTube par le militant local qui s’est entretenu avec Human Rights Watch, montre deux enfants emmenés d’urgence pour recevoir des soins médicaux à la suite de l'attaque, et une autre vidéo montre une victime adulte en train d’être tirée des décombres. Un des résidents locaux qui ont parlé à Human Rights Watch a identifié cette personne comme étant Ramzia Mahmoud Jum`a Moaz.
Le militant qui s’est entretenu avec Human Rights Watch a déclaré que six autres civils – trois enfants et trois femmes – ont également été tués dans les frappes sur le village, mais Human Rights Watch n'a pas pu vérifier cette affirmation. Il a ajouté qu’une quinzaine d’autres personnes, dont des femmes et des enfants, ont été blessées.
Le Département de la défense des États-Unis a publié un communiqué sur sa page Facebook le 23 septembre dans lequel il confirme que le Commandement central américain (US Central Command) a initié huit frappes contre le Groupe Khorasan, une filiale d'Al-Qaïda, à l'ouest d'Alep, soi-disant pour « mettre en échec une attaque imminente préparée par ce groupe contre les intérêts des États-Unis et des Occidentaux » le 23 septembre. Le département américain de la Défense n'a pas identifié l'endroit qu’il a frappé ni fourni de détails concernant une frappe sur Kafr Deryan, mais le village est situé à l'ouest d'Alep.
Le Syrian Network for Human Rights (Réseau syrien pour les droits humains, SNHR) a déclaré que les attaques de missiles contre Kafr Deryan ont frappé le quartier général de Jabhat al-Nusra, notamment un dépôt d'armes. Selon le SNHR, cependant, des explosions secondaires causées par les frappes américaines sur les caches d'armes ont conduit à l'effondrement d'une résidence à une centaine de mètres de là, provoquant la mort de douze civils, notamment les victimes civiles nommées par les témoins qui se sont entretenus avec Human Rights Watch.
Les trois résidents ont tous affirmé, cependant, que les civils ont tous été tués lorsque des missiles ont frappé directement leurs maisons, et deux des résidents ont déclaré qu'ils avaient vu des restes de ces armes à l’emplacement des maisons détruites, ce qui suggère que les frappes ont été la cause directe des décès.
Le militant local a déclaré à Human Rights Watch qu'il se trouvait sur les lieux de l'attaque contre les deux résidences une dizaine de minutes après les frappes et qu’il avait, ainsi que d'autres militants, recueilli les restes des armes utilisées dans les frappes. Il a ajouté qu’il les a filmés et a publié sur YouTube une partie des images montrant les conséquences des frappes. Human Rights Watch a examiné ses images et a identifié les restes comme étant les débris d'un turboréacteur à double flux provenant d'un missile de croisière Tomahawk, une arme que seuls les gouvernements américain et britannique possèdent. Selon le ministère de la Défense, les États-Unis ont utilisé 47 missiles de croisière Tomahawk lancés à partir de l'USS Arleigh Burke et de l’USS Philippine Sea dans leurs attaques en Syrie le 23 septembre, ainsi que lors de frappes aériennes. L'armée britannique n'a procédé à aucune frappe militaire en Syrie le 23 septembre.
Les témoignages indiquent que l'attaque contre le village a porté atteinte aux civils mais n'a pas frappé de cible militaire, violant ainsi les lois de la guerre en omettant de faire la distinction entre combattants et civils, ou qu'elle a illégalement causé des pertes civiles disproportionnées par rapport à l'avantage militaire attendu. Le gouvernement américain devrait enquêter sur les allégations crédibles de violations des lois de la guerre, telles que les frappes sur Kafr Deryan, et publier ses conclusions, selon Human Rights Watch. Dans le cas d'actes répréhensibles, les États-Unis devraient garantir l’obligation de rendre des comptes et fournir des réparations adéquates. En outre, les États-Unis devraient prendre toutes les précautions possibles pour réduire les dommages causés aux civils lors de futures attaques.
« Dans de nombreuses régions de la Syrie, les civils vivent encore sous la menace constante de frappes aériennes menées par leur propre gouvernement », a conclu Nadim Houry. « Les États-Unis doivent prendre toutes les mesures nécessaires pour protéger les civils contre de telles frappes. »