(Beyrouth) – Les démolitions massives d’habitations et les expulsions forcées de quelque 3 200 familles dans la péninsule du Sinaï pratiquées par l’armée égyptienne ces deux dernières années ont violé le droit international, a déclaré Human Rights Watch dans un rapport publié aujourd’hui.
Le rapport de 84 pages, intitulé « Look for Another Homeland » (« En quête d’une nouvelle terre ») démontre l’incapacité du gouvernement à subvenir correctement aux besoins des résidents pendant et après les expulsions qui ont eu lieu au nord du Sinaï. Depuis juillet 2013, dans le but officiel d’éliminer la menace des tunnels de contrebande, l’armée a rasé arbitrairement des milliers de maisons dans une zone tampon, autrefois habitée, à la frontière de la bande de Gaza, détruisant ainsi des quartiers tout entiers et des centaines d’hectares de terres agricoles.
« La destruction d’habitations, de quartiers et de moyens de subsistance est la meilleure façon de perdre une campagne anti-insurrectionnelle », a affirmé Sarah Leah Whitson, directrice de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord au sein de Human Rights Watch. « L’Égypte doit expliquer pourquoi, au lieu d’utiliser les technologies disponibles pour détecter et détruire les tunnels, elle a effacé des quartiers entiers de la carte. »
Human Rights Watch a interrogé les membres de 11 familles expulsées de la zone tampon, ainsi que des journalistes et des militants qui ont travaillé dans le Sinaï. Human Rights Watch a aussi analysé des dizaines de vidéos d’expulsions et plus de 50 images satellites commerciales enregistrées au-dessus de la zone tampon entre mars 2013 et août 2015.
Les autorités égyptiennes ont à peine, voire aucunement, averti les résidents des expulsions ; ne leur ont fourni aucun logement provisoire ; ont offert des indemnités dérisoires pour les habitations détruites (et aucune pour les terres agricoles) ; et ne leur ont proposé aucune solution efficace pour faire face aux expulsions, à la démolition des maisons ou pour compensation. Ces actions ont violé les garanties de protection des résidents expulsés avec force, stipulées dans les conventions africaines et des Nations unies auxquelles l’Égypte est adhérente. Elles pourraient aussi avoir violé les lois de la guerre, d’après les recherches de Human Rights Watch.
« Chaque détail de ma maison me brise le cœur : chaque photo, chaque pierre, chaque objet a une histoire à raconter », a témoigné Hajja Zaynab, âgée d’une soixantaine d’années, à Human Rights Watch. « Comme la vie était douce… Dire que nous nous sommes battus pour nous construire cette vie sans le moindre sou de ceux qui viennent maintenant la détruire. »
Le projet officiel de l’Égypte pour la zone tampon prévoit de dégager environ 79 kilomètres carrés à la frontière de Gaza, y compris toute la ville de Rafah qui compte 78 000 habitants. Le gouvernement a déclaré que cette zone tampon permettra de se débarrasser des tunnels de contrebande qui, selon lui, seraient utilisés par des insurgés affiliés au groupe extrémiste Étatislamique (EI) afin de recevoir des armes, des combattants et un soutien logistique de Gaza.
Human Rights Watch a constaté que les autorités égyptiennes ont fourni très peu de preuves, voire aucune, pour appuyer cette allégation ; qu’elles n’ont pas respecté les mesures de protection du droit international concernant les résidents visés par des expulsions forcées ; et qu’elles pourraient avoir violé les lois de la guerre en détruisant de manière disproportionnée des milliers d’habitations dans le but de condamner les tunnels de contrebande.
L’armée a détruit la quasi-totalité des bâtiments et des terres agricoles à environ un kilomètre de la frontière au moyen d’explosifs non contrôlés et d’engins de terrassement. Dans au moins l’un des cas filmé et rapporté à Human Rights Watch, un tank M60 de fabrication américaine appartenant à l’armée égyptienne a bombardé un bâtiment pour le démolir. L’armée a aussi détruit des dizaines de bâtiments à plus d’un kilomètre de la frontière et a annoncé son intention de poursuivre les démolitions.
Le gouvernement égyptien n’a pas été en mesure de justifier l’absence de recours aux technologies avancées de détection de tunnels, alors que ses troupes avaient déjà été formées à leur utilisation en 2008 par les États-Unis dans le but de détecter et d’éliminer des tunnels sans détruire les milliers d’habitations et de bâtiments à proximité de la frontière.
Le gouvernement égyptien n’a par ailleurs fourni aucune preuve indiquant que les insurgés recevaient de l’aide militaire de Gaza. Human Rights Watch a recueilli une série d’indices supplémentaires, notamment des déclarations de représentants officiels égyptiens et israéliens, révélant que les insurgés avaient obtenu des armes lourdes par la Libye ou en avaient volé dans le stock de l’armée égyptienne, et que ces armes circulaient illégalement du Sinaï vers Gaza et non l’inverse.
En juillet 2015, Human Rights Watch a demandé des renseignements sur la zone tampon et sur les mesures prises par l’Égypte pour protéger les résidents expulsés, à diverses agences gouvernementales égyptiennes, y compris le gouvernement présidentiel et le Ministère des Affaires étrangères. L’Égypte n’a répondu à aucune de ces demandes.
Depuis juillet 2013, date à laquelle l’armée a renversé Mohamed Morsi, premier président égyptien élu démocratiquement, les autorités égyptiennes traitent le nord du Sinaï comme une zone militaire fermée, interdisant pratiquement tout accès aux journalistes ou aux observateurs des droits humains. D’après les images satellites, l’armée a commencé à démolir des habitations à peu près à cette époque, soit plus d’un an avant le décret du gouvernement créant formellement la zone tampon et annonçant les expulsions.
Depuis juillet 2013, les insurgés installés au Sinaï ont accéléré la cadence de leurs attaques dont la mortalité augmente également ; la réponse du gouvernement s’est ainsi intensifiée. L’Égypte n’autorise presque aucune surveillance publique de ses opérations anti-insurrectionnelles au Sinaï ou ailleurs. Le 13 septembre 2015, lorsque 12 personnes, dont 8 touristes mexicains, ont été tuées, apparemment par erreur, par les forces armées égyptiennes dans le désert occidental, au cours vraisemblablement d’une opération contre des insurgés affiliés à l’EI, ce fut la première fois que des étrangers subissaient ce que les civils égyptiens et les organisations des droits humains qualifient de campagne anti-insurrectionnelle souvent aveugle.
Le gouvernement diffuse très peu d’informations sur les opérations de ce type et menace les journalistes qui en parlent. Au mois d’août, le Président Abdel Fattah al-Sissi a publié une loi qui expose quiconque signalant des informations sur le terrorisme en contradiction avec le gouvernement à une amende pouvant aller jusqu’à 500 000 livres égyptiennes (64 000 dollars américains) et à une interdiction de travail d’un an.
Depuis juillet 2013, plus de 3 600 personnes, comprenant des civils, des insurgés et des militaires, sont décédées des suites du conflit dans le nord du Sinaï, d’après les rapports des médias et les déclarations du gouvernement. Bien que Human Rights Watch n’ait pu vérifier de manière indépendante ces chiffres et que les résidents du Sinaï aient accusé précédemment le gouvernement égyptien de déformer les nombres de victimes, le conflit est devenu considérablement plus mortel.
L’Égypte a certes le droit de se protéger contre l’insurrection et de prendre des mesures contre les voies d’approvisionnement des insurgés, mais elle devrait le faire de sorte à ne pas nuire arbitrairement aux civils et à ne pas violer leur droit d’hébergement et leurs garanties de protection en cas d’expulsions forcées, a soutenu Human Rights Watch.
L’Égypte doit mettre fin aux démolitions et aux expulsions, user de méthodes moins destructives pour éliminer les tunnels et indemniser correctement et reloger rapidement les familles déplacées dans le besoin, a déclaré Human Rights Watch. Les États-Unis doivent veiller à obtenir l’accès au nord du Sinaï pour mener un contrôle approfondi et complet du respect des droits humains au niveau des équipements militaires américains, à ne fournir aucune aide militaire risquant d’être utilisée dans des abus graves de droits humains et à exhorter le gouvernement égyptien à cesser les démolitions et à autoriser la présence de journalistes et d’observateurs indépendants dans le nord du Sinaï.
« Les États-Unis et les autres pays occidentaux fournissant des armes au gouvernement du Président al-Sissi détournent le regard lorsque ses forces armées bafouent les droits des citoyens sous le prétexte douteux qu’elles participent à la lutte contre l’État islamique », a ajouté Sarah Leah Whitson. « Or la stratégie anti-insurrectionnelle hasardeuse du Président al-Sissi a surtout pour effet de retourner ses propres citoyens contre leur gouvernement. »
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98.5fm.ca / AP 22.09.15