(Kolkata, le 9 décembre 2010) - L'Inde et le Bangladesh devraient prendre des mesures immédiates pour mettre fin aux meurtres de centaines de citoyens des deux pays, perpétrés à la frontière entre le Bengale-Occidental et le Bangladesh par des membres de la police des frontières indienne (Border Security Force, ou BSF), a déclaré Human Rights Watch dans un rapport publié aujourd'hui. L'organisation a ajouté que le gouvernement indien devrait poursuivre en justice les soldats de la BSF responsables de graves violations des droits humains.
Le rapport de 81 pages intitulé « ‘Trigger Happy': Excessive Use of Force by Indian Troops at the Bangladesh Border » (« La gâchette facile : Le recours excessif à la force par les soldats indiens à la frontière du Bangladesh »), rend compte de la situation dans la zone frontalière, où le Bangladesh et l'Inde ont déployé des gardes-frontières pour lutter contre les infiltrations, les diverses formes de trafic et la contrebande. Human Rights Watch a relevé de nombreux cas de recours aveugle à la force, de détention arbitraire, de torture, et de meurtres perpétrés par les forces de sécurité, sans qu'il y ait eu ni enquête ni sanction appropriées. Le rapport se fonde sur plus de 100 entretiens réalisés avec des victimes, des témoins, des défenseurs des droits humains, des journalistes, des représentants des forces de l'ordre, et des membres de la BSF ainsi que des gardes-frontières bangladais, les Bangladesh Rifles (BDR).
« La police des frontières semble échapper à tout contrôle, et l'ordre est donné d'abattre n'importe quel suspect », a commenté Meenakshi Ganguly, Directrice pour l'Asie du Sud chez Human Rights Watch. « Les opérations aux frontières ne respectent pas la plus fondamentale des règles de droit, la présomption d'innocence. »
Dans la mesure où des individus indiens et bangladais ont fait usage d'une force excessive, les gouvernements des deux pays se doivent d'ouvrir une enquête indépendante conjointe afin de rectifier cette situation, a déclaré Human Rights Watch.
De nombreuses personnes transitent régulièrement par cette frontière pour rendre visite à des proches, acheter des marchandises et chercher du travail, mais également pour commettre des délits mineurs ou des crimes plus graves. La police des frontières a pour mission d'intercepter toute activité illégale, en particulier le trafic de drogue, la traite sexuelle, et la contrebande de fausse monnaie et d'explosifs. Les gardes-frontières ont également la charge de réprimer les militants qui prépareraient des attentats violents.
Dans de nombreux cas sur lesquels Human Rights Watch a enquêté, les victimes étaient des voleurs de bétail - des fermiers ou des journaliers qui espéraient augmenter leurs maigres revenus en travaillant comme convoyeurs dans le commerce lucratif mais illégal de bétail, qui est endémique à la frontière du Bengale-Occidental. Alauddin Biswas, un habitant de la zone frontalière, nous a raconté le meurtre de son neveu, soupçonné de vol de bétail, par des gardes-frontières en mars 2010 :
Je suis allé voir le corps. Il gisait à 5 ou 6 kilomètres de notre maison. Il y avait des policiers et des politiciens. Nous avons tous vu que les soldats de la BSF l'avait abattu alors qu'il était couché sur le dos. Ils lui avaient tiré dans le front, et la balle était passée au travers et s'était enfoncée de quelques centimètres dans le sol. S'il avait été en train de fuir, il aurait eu une balle dans le dos. Ils l'ont tout simplement assassiné...
Plus de 900 citoyens bangladais ont été abattus par les membres de la BSF au cours des dix dernières années, dont un grand nombre alors qu'ils passaient sur le territoire indien pour voler du bétail ou se livrer à d'autres types de trafics. Cependant, dans un certain nombre de cas nous avons également découvert que des citoyens bangladais avaient été blessés ou tués par des coups de feu tirés à l'aveugle depuis l'autre côté de la frontière. Abdur Rakib, un garçon de 13 ans, a par exemple été abattu par un soldat alors qu'il faisait paître ses buffles près de la frontière. Un autre garçon âgé de 15 ans, Mohammad Omar Faruq, a été blessé dans l'incident.
Le gouvernement indien construit actuellement une barrière près de la frontière, dans le but de contenir l'infiltration de migrants économiques en provenance du Bangladesh, ainsi que les groupes armés responsables d'attentats contre les citoyens indiens. La liberté de circulation de personnes qui veulent accéder à leurs propres terrains situés près de la frontière est en conséquence soumise à des restrictions, qui mettent les habitants de la zone frontalière dans une situation difficile.
« Les habitants se plaignent de fréquents actes d'intimidations, d'insultes et de passages à tabac par des gardes frontières, en particulier ceux de la BSF, qui traitent tout le monde comme des suspects », a déclaré Meenakshi Ganguly. « La police des frontières, qui en temps de paix a pour mission la lutte contre les activités illégales, se comporte comme si elle était dans une zone de guerre en torturant et en tuant des habitants de la région. »
Selon Human Rights Watch, la police des frontières justifie ces meurtres en prétendant que les suspects tentaient d'échapper à une arrestation, ou en invoquant la légitime défense. Mais la seule présomption de crime ou la fuite devant une arrestation ne justifient pas l'usage de la violence jusqu'à donner la mort. Les Principes de base des Nations Unies sur le recours à la force et l'utilisation des armes à feu par les responsables de l'application des lois appellent ces derniers à employer autant que possible des moyens non violents, avant de faire usage de la force et des armes à feu. Les agents doivent faire preuve de modération et « agir proportionnellement à la gravité du délit ». Dans tous les cas de meurtres étudiés, Human Rights Watch n'a trouvé aucune preuve que la personne ait été impliquée dans une activité, quelle qu'elle soit, qui ait pu justifier une réaction si extrême.
Des centaines de plaintes ont été déposées pour dénoncer des mauvais traitements commis par la police des frontières, mais aucun de ses membres n'a été poursuivi. Human Rights Watch a constaté que les agents de la police locale enregistraient rarement les plaintes contre la police des frontières, et encourageaient parfois les victimes à abandonner les poursuites, en leur disant qu'elles n'aboutiraient pas. Dans un cas précis, un agent a répondu à une victime que la police des frontières n'avait commis aucun délit, puisqu'elle était là pour « taper sur les gens ».
Le gouvernement du Bangladesh devrait protéger avec vigueur le droit à la vie de ses citoyens, y compris de ceux qui seraient impliqués dans un commerce illégal. Il devrait appeler le gouvernement indien à faire preuve de modération.
« Human Rights Watch a demandé à de nombreuses reprises au gouvernement indien de poursuivre en justice les responsables de violations des droits humains, au lieu de laisser ses forces de sécurité commettre des meurtres en toute impunité », a observé Meenakshi Ganguly. « La BSF prétend que des enquêtes internes sont en cours, mais pourquoi alors tant de réticence à dire si des agents ont déjà été sanctionnés pour ces meurtres ?»
Témoignages extraits du rapport
« Les membres de la BSF étaient énervés car leurs suspects s'étaient enfuis. Ils ont encerclé les garçons, et sans donner la moindre raison, ils se sont mis à les frapper avec les crosses de leurs fusils, à leur donner des coups de pied et à les gifler. Il y avait neuf soldats, et ils ont battu mes fils sans aucune pitié. Même quand les garçons étaient au sol, les hommes de la BSF ont continué à les frapper impitoyablement en visant la poitrine et d'autres organes sensibles... »
- Krishna Chandra Mondal, père de trois garçons arbitrairement battus par la BSF.
« Vers 3h du matin, nous avons décidé de traverser la frontière indienne. Alors que nous traversions un champ, nous n'avons pas remarqué que des soldats de la BSF s'y cachaient. Dès que les soldats nous ont vu, ils se sont mis à tirer sans préavis. Cette nuit-là, ils ont tiré au moins 30 coups de feu. Je n'avait encore jamais vu les hommes de la BSF tirer comme ça. »
- Nazrul Islam, Bangladais, blessé par des coups de feu tirés à l'aveugle par des soldats de la BSF.
« J'avais mené nos trois buffles paître dans le champ ... à environ 50 mètres de la frontière. C'est une pâture collective et beaucoup d'autres garçons faisaient brouter leurs buffles dans le même champ ... Un jeune garçon pêchait dans le lac ... Un soldat de la BSF était à la frontière, et il s'adressait en parlant très fort au garçon qui pêchait. Apparemment il voulait que le garçon lui donne des poissons pour rien ... Assez vite ils ont commencé à s'insulter l'un l'autre, et alors le soldat de la BSF a pointé une arme sur le garçon. Le garçon s'est enfuit en courant et le soldat s'est mis à tirer. Je crois qu'il y a eu sept ou dix coups de feu ... j'ai été touché à la hanche droite et je suis tombé. »
- Mohammad Omar Faruq, 15 ans, blessé par les tirs de la BSF, raconte la mort d'Abdur Karib, 13 ans.