(Istanbul, le 4 mai 2011) - À cause des lacunes du système turc de protection contre la violence familiale, les femmes et les jeunes filles restent à la merci des violences domestiques dans l'ensemble du pays, a affirmé Human Rights Watch dans un rapport publié aujourd'hui. Les protections vitales, comme les ordonnances de protection délivrées par les tribunaux et les centres d'accueil d'urgence restent hors de portée pour de nombreuses victimes de violences, du fait des lacunes de la loi et de défaillances dans son application.
Le rapport de 58 pages, intitulé « ‘He Loves You, He Beats You': Family Violence in Turkey and Access to Protection » (« ‘Il t'aime, il te bat' : la violence familiale en Turquie et l'accès à la protection »), décrit les violences brutales infligées sur le long terme aux femmes et aux jeunes filles par leurs maris, leurs partenaires et les membres de leurs familles, ainsi que le combat que doivent mener les survivantes pour obtenir une protection. La Turquie possède des lois fortes en matière de protection, imposant la mise en place de centres d'accueil d'urgences pour les femmes victimes de violences, ainsi que des ordonnances de protection. Pourtant, des lacunes juridiques ainsi que la mauvaise application de ces lois par les policiers, les procureurs, les juges et les autres représentants de l'État rendent le système de protection imprévisible dans le meilleur des cas, et parfois carrément dangereux.
« Avec des lois strictes en vigueur, les autorités turques n'ont aucune excuse pour priver les victimes de violences familiales des protections les plus fondamentales », a déclaré Gauri van Gulik, chercheuse auprès de la division Droits des femmes à Human Rights Watch et auteure de ce rapport. « La Turquie a mené à bien des réformes exemplaires en ce qui concerne les droits des femmes, mais les policiers, les procureurs, les juges et les travailleurs sociaux doivent faire en sorte que le système soit irréprochable dans la pratique, et non juste sur le papier. »
Human Rights Watch a rencontré des jeunes filles et des femmes âgées de 14 à 65 ans qui ont témoigné des mauvais traitements quelles avaient subi : elles ont été violées ; poignardées ; frappées à coups de pieds alors qu'elles étaient enceintes ; battues avec des marteaux, des bâtons, des branches au point de souffrir de fractures et de traumatismes crâniens ; enfermées avec des chiens ou d'autres animaux ; privées de nourriture ; soumises à des électrochocs ; empoisonnées au moyen d'injections ; poussées du haut du toit ; et soumises à de graves violences psychologiques. Ces abus se sont produits dans toutes les régions où les chercheurs ont réalisé des entretiens, indépendamment des classes sociales et du niveau d'éducation.
Ce rapport est publié alors que le Conseil de l'Europe s'apprête à adopter une convention régionale sur la violence à l'égard des femmes et la violence domestique. La Turquie a joué un rôle important dans l'élaboration de cette convention, en tant qu'actuelle présidente du Comité des Ministres, et le texte doit être signé lors d'un sommet qui se tiendra à Istanbul le 11 mai 2011.
Près de 42 pour cent des femmes âgées de plus de 15 ans en Turquie, et jusqu'à 47 pour cent des femmes vivant en zone rurale ont subi des violences physiques ou sexuelles infligées par leur mari ou leur partenaire à un moment de leur vie, selon une enquête réalisée en 2009 par une grande université turque.
Le rapport s'appuie sur les entretiens réalisés avec 40 femmes de Van, Istanbul, Trabzon, Ankara, Izmir, et Diyarbakır ainsi que sur leurs dossiers, et sur des dizaines d'entretiens menés auprès d'avocats, d'organisations de femmes, de travailleurs sociaux, de représentants du gouvernement, et d'autres experts.
« Cette fois-là, la première, il m'a frappée, il a donné des coups de pied au bébé dans mon ventre, et il m'a jetée du haut du toit, » a déclaré Selvi T. - son nom a été changé -, mariée de force à l'âge de 12 ans et maltraitée par son mari pendant des années.
La Turquie a rejoint les premiers pays à avoir mis en place des mécanismes civils de protection contre les violences domestiques, quand elle a adopté en 1998 la Loi 4320 de protection de la famille. Cette loi, telle qu'amendée en 2007, a instauré un système d'ordonnances de protection en vertu duquel une personne maltraitée par un membre de sa famille vivant sous le même toit, qu'il s'agisse d'un homme ou une femme, peut solliciter directement où par l'entremise d'un procureur une ordonnance délivrée par un tribunal des affaires familiales.
Ces ordonnances peuvent, entre autres, imposer au coupable de quitter le domicile, de se tenir à distance de la victime et de leurs enfants, de livrer les armes en sa possession, et de s'abstenir de toutes violences, menaces, destructions de propriété ou tentatives de contacter la victime. Le système est conçu pour permettre une action immédiate, en quelques jours tout au plus, puisque la plupart des personnes qui sollicitent ces ordonnances se trouvent souvent dans des situations extrêmement dangereuses.
Le rapport décrit cependant les graves lacunes que présente la loi 4320. Celle-ci exclut en effet totalement certains groupes de femmes, comme les femmes divorcées ou celles qui ne sont pas mariées. Les policiers, les procureurs et les juges manquent très souvent à leurs devoirs. De nombreuses femmes ont affirmé que les agents de polices s'étaient moqués d'elles et les avaient renvoyées chez elles, auprès de leurs bourreaux, au lieu de les aider à obtenir une ordonnance de protection, et que les procureurs et les juges avaient mis beaucoup de temps à répondre à leurs demandes d'ordonnances de protection, ou leur avaient demandé de manière abusive des preuves non-exigées par la loi.
« L'extrême brutalité infligée par des membres de leur famille aux femmes et aux jeunes filles est déjà bien assez grave, mais c'est encore pire de savoir qu'une femme qui trouve le courage de fuir et de solliciter une protection peut se voir insultée et renvoyée directement vers son bourreau », a déclaré Gauri van Gulik.
Les centres d'accueil d'urgence pour les femmes et les enfants sont un autre élément clé du système turc de lutte contre la violence domestique. La Loi sur les municipalités exige qu'il y en ait un dans chaque municipalité de 50 000 habitants ou plus, mais le gouvernement est bien loin d'avoir rempli cet engagement. De plus, d'après les femmes rencontrées par Human Rights Watch, certains des centres existant offrent de très mauvaises conditions d'accueil, et les procédures de sécurité sont inadéquates. En fait, dans certains cas le personnel des centres a laissé entrer les personnes responsables des violences subies par les femmes, et poussé ces dernières à se réconcilier avec leurs bourreaux.
L'expérience de Selvi T. est révélatrice de bon nombre de ces problèmes. Son mari l'a régulièrement battue et violée pendant des années, lui infligeant de graves blessures, et pourtant la police l'a renvoyée chez elle à de nombreuses reprises quand elle est venue demander leur protection. Quand elle s'est finalement enfuie dans un centre d'accueil d'urgence, la police à donné l'adresse à son mari, et le personnel du centre a laissé ce dernier entrer, incitant Selvi à se réconcilier avec lui.
Fatma Şahin, membre du parti Justice et Développement et représentante au parlement pour la ville de Gaziantep, au sud-est de la Turquie, a annoncé le 7 mars dernier une proposition de révision de la loi sur la protection de la famille, à la suite de consultations menées auprès de groupes de femmes. Les amendements proposés sont actuellement en cours d'examen par le parlement.
Ces amendements permettraient notamment d'élargir le champ de protection pour inclure les femmes qui ont une relation mais ne sont pas mariées. Ils imposeraient au ministère de l'Intérieur le versement d'une aide financière aux bénéficiaires d'ordonnances de protection. Le projet de loi implique également des mesures renforcées pour sécuriser les informations concernant les victimes, y compris leur adresse si elles ont déménagé. Il prévoit aussi des unités spéciales de policiers et de procureurs composés d'agents formés et compétents en matière de violences familiales. Il permettrait enfin aux procureurs de délivrer des ordonnances de protection en dehors des horaires d'ouverture des tribunaux, qui pourraient être soumises ultérieurement à l'approbation d'un juge.
La Turquie doit combler les lacunes de sa loi de protection de la famille en stipulant de façon explicite que les ordonnances de protection peuvent être délivrées à des femmes non mariées ou divorcées, y compris les femmes ayant contracté des mariages religieux non déclarés, a affirmé Human Rights Watch.
Selon l'organisation, les ministères de la Justice et de l'Intérieur devraient mettre en place des unités spéciales dans les commissariats et les tribunaux des affaires familiales, avec un personnel spécialisé qui puisse aiguiller les femmes vers les services sociaux et traiter leurs demandes de protection. Le ministère de l'Intérieur devrait également développer un mécanisme de plainte pour permettre d'identifier les agents de police, les procureurs et les juges qui ne font pas respecter la loi ou qui maltraitent les personnes qui ont survécu à des violences domestiques.
Il faut également mettre en place un contrôle global du système des ordonnances de protection, avec des données plus précises, disponibles pour le public, sur l'utilisation de ce système. Il faut ouvrir de nouveaux centres d'accueil d'urgence, et le ministère de l'Intérieur comme celui de la Justice devraient maintenir et renforcer la formation des agents de police, ainsi que des procureurs et des juges, quand aux exigences pratiques qui découlent de la loi 4320, et au rôle de chacun des représentants de l'Etat dans ce système.
« À l'heure où la Turquie s'apprête à recevoir des gouvernements venus de toute l'Europe pour prendre un engagement contraignant, afin de mettre fin à la violence envers les femmes, le gouvernement turc devrait examiner avec lucidité ses propres défaillances, » a conclu Gauri van Gulik. « La Turquie doit entreprendre des changements pour que son système de protection contre les violences familiales soit à la hauteur du nouvel organe conventionnel, dans sa conception comme dans son application. »
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Témoignages de victimes :
Selvi T.
Dans le sud-est de la Turquie (localité exacte non communiquée), Selvi T., une femme de 22 ans aujourd'hui enceinte de son cinquième enfant, représente tout ce qui peut mal tourner quand la violence domestique n'est pas prise au sérieux. Elle est mariée depuis l'âge de 12 ans, et son mari a commencé à l'agresser alors qu'elle était enceinte de leur premier enfant.
« Cette fois-là, la première, il m'a frappée, il a donné des coups de pied au bébé dans mon ventre, et il m'a jetée du haut du toit, » a-t-elle déclaré à Human Rights Watch. Depuis lors, les violences sont de plus en plus fréquentes et graves, et leurs enfants aussi en sont désormais victimes. Le mari de Selvi contrôle tout dans sa vie et fait preuve d'une extrême jalousie. Elle nous a affirmé : « Il me viole tout le temps, et il vérifie mes sécrétions "du bas" pour être sûr que je n'ai pas eu de rapports sexuels [avec un autre homme]. » Selvi a réussi à s'échapper quatre fois pour aller demander de l'aide à la police, mais a été renvoyée à chaque fois vers cette situation de violences. Elle a pu atteindre une fois un centre d'accueil d'urgence, mais la police a dit à son mari où elle se trouvait, et il l'a forcée à partir. Selvi reçoit le soutien d'un groupe local de femmes, mais a renoncé à échapper à ces violences.
« Je me sens juste incapable de retourner à nouveau voire la police », a-t-elle déclaré.
Zelal K.
À Istanbul, Zelal K. s'est vu refuser une ordonnance de protection parce qu'elle était divorcée. Zelal vit à Istanbul avec ses trois enfants, et a divorcé il y a huit ans. Son ancien mari vit de l'autre côté de la rue, et un jour de janvier 2008, il l'a agressée alors qu'elle sortait de la maison. Elle a raconté à Human Rights Watch:
Il me tenait, j'ai crié « laisse-moi partir », et il a commencé à me frapper. Il y avait beaucoup de gens autour de nous, mais personne n'a rien fait. Il m'a tiré les cheveux et a mis sa main sur ma bouche, et il m'a traînée à l'intérieur de ma maison. Là, il m'a donné des coups de pieds et je suis tombée par terre [...] Il a détruit tout ce que j'ai dans cette maison, chaque chaise, chaque photo, tout. Ensuite, il m'a enlevé mes vêtements et il m'a violée.
Zelal a réussi à s'échapper, presque nue, et est allée dans plusieurs commissariats, où on a refusé de s'occuper d'elle en invoquant diverses raisons, de « pas le bon commissariat » à « pourquoi nous ennuyez-vous avec ça ? » Elle a finalement réussi à parler à un procureur. Il a refusé d'accepter sa demande d'ordonnance de protection parce qu'elle était divorcée.
Aslı I.
Aslı I.est une femme kurde de 21 ans originaire d'un village proche de Van. Aslı a du faire face à des violences depuis le jour où elle s'est mariée et a emménagé avec sa belle famille en 2009. Les 10 membres de ce foyer l'ont tous maltraitée de différentes manières. Alors qu'elle souffrait de graves maux d'estomac, la famille l'a retenue prisonnière et son beau-père lui a injecté dans le bras un produit qui a gravement affecté sa santé. La famille l'a également obligée à transporter des pierres et du bois des journées durant pour une maison qu'ils construisaient. Le beau-père d'Aslı la frappe « tout le temps » avec une conduite d'eau, un tuyau d'arrosage ou un marteau. Il a brisé le nez et le bras d' Aslı, et l'a empêchée de se rendre à l'hôpital voisin. Il l'a enfermée à plusieurs reprises dans l'étable, avant de finir par lui dire : « Je ne t'ai pas fait venir ici juste pour mon fils, mais aussi pour mon propre plaisir. » Il l'a alors violée.
Elle ne sait ni lire ni écrire et parle très peu le turc, mais elle a obtenu l'aide d'un groupe de femmes quand elle a finalement réussi à quitter la maison. La police à ordonné à son beau-père de rester loin d'elle, mais ne l'a pas arrêté. Ils ont conseillé à Aslı de demander une ordonnance de protection au procureur, ce qu'elle a fait en mai 2010. Cependant, comme Aslı nous l'a dit : « Je suis allée voir le procureur, mais je n'ai jamais eu de nouvelles, et il [le beau-père] continue à venir chez nous. Est-ce qu'il va me tuer ou tuer l'un de mes frères avant que j'obtienne de l'aide ? »
Zeynep B.
À Izmir, Zeynep B. avait obtenu une ordonnance de protection à l'encontre de son mari, qui la battait régulièrement et lui infligeait des violences psychologiques. Fin 2009, alors que l'ordonnance était en vigueur, son mari a fait irruption dans sa maison, a coupé l'électricité et l'a menacée avec un couteau. Elle s'est enfuie et il l'a poursuivie, mais elle est parvenue à se rendre au commissariat. Les policiers lui ont répondu : « rentrez chez vous, on va s'en occuper ». Sur le chemin du retour, elle a reçu six coups de couteau assénés par son mari. Elle n'a survécu que de justesse.