(Paris, le 24 novembre 2015) – La France, qui s’est dotée de nouveaux pouvoirs considérables en vertu de l'état d’urgence, devrait s’employer à les exercer de façon aussi parcimonieuse et limitée que possible afin d’éviter d’empiéter sur les droits humains, a déclaré aujourd'hui Human Rights Watch. La loi élargit les pouvoirs exceptionnels du gouvernement en vertu d'un texte de 1955. Elle étend également l'état d'urgence pour une période de trois mois, à compter du 26 novembre 2015, lorsque prendra fin la période maximale de 12 jours pendant laquelle le gouvernement est en droit d’instaurer l’état d'urgence en l’absence d’une autorisation parlementaire.
Les pouvoirs exceptionnels élargis permettent au gouvernement d'imposer l'assignation à résidence sans l’autorisation d’un juge, de procéder à des fouilles sans mandat judiciaire, de saisir tous les fichiers informatiques qu’il juge pertinents, et de bloquer les sites web considérés comme glorifiant le terrorisme sans autorisation judiciaire préalable. Ces pouvoirs constituent une atteinte aux droits à la liberté, à la sécurité, à la liberté de mouvement, à la vie privée et aux libertés d'association et d'expression, a déclaré Human Rights Watch.
« Le gouvernement français doit certes protéger la population et faire traduire en justice les personnes responsables de ces horribles attentats, mais il a aussi le devoir de protéger les libertés et les droits de toutes les personnes, sans discrimination à l’égard de certaines d’entre elles », a déclaré Izza Leghtas, chercheuse sur l'Europe de l'Ouest auprès de la division Europe et Asie centrale à Human Rights Watch. « Le Parlement doit veiller à ce que les pouvoirs considérables qu'il a accordés au gouvernement soient utilisés de la manière la plus limitée possible et pour une durée aussi brève que possible. »
Le Parlement a adopté à une écrasante majorité la nouvelle loi modifiant et étendant la loi sur l’état d'urgence de 1955, lors d’une procédure accélérée le 20 novembre dernier. Le président François Hollande a déclaré l'état d'urgence après les attentats perpétrés le 13 novembre à Paris et dans la ville de banlieue de Saint-Denis, et qui ont fait 130 victimes et ont blessé des centaines de personnes. Le président Hollande doit rencontrer aujourd'hui, le 24 novembre, son homologue américain, Barack Obama, la chancelière allemande Angela Merkel le 25 novembre, et le président russe Vladimir Poutine le 26.
Selon le quotidien Le Monde, depuis que l'état d'urgence a été décrété, les autorités françaises ont effectué 1072 perquisitions sans mandat judiciaire et procédé à 139 arrestations, suivies de 117 gardes à vue. Elles ont en outre placé 253 personnes en résidence surveillée et mis la main sur 201 armes. Human Rights Watch n’est pas à l’heure actuelle en mesure d'évaluer la nécessité ou la proportionnalité du grand nombre de perquisitions effectuées et d’assignations à résidence. Mais l’exercice de tels pouvoirs dans un contexte de pression politique et publique considérable augmente les risques d'abus, a déclaré Human Rights Watch.
Au cours des trois prochains mois, le Parlement français doit examiner de près la manière dont ces pouvoirs sont appliqués, en particulier à la lumière de l'obligation faite au gouvernement de respecter le principe de proportionnalité et de ne pas pratiquer la discrimination, et en l'absence de contrôle judiciaire sur l’exercice des pouvoirs. Il devrait également veiller au caractère temporaire de ces mesures.
La nouvelle loi donne au gouvernement français des moyens considérables pour restreindre la liberté de mouvement, pouvant aboutir à des restrictions susceptibles de relever de la privation de liberté. La liberté de circulation et le droit à la liberté sont garantis par la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH) et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), traités que la France a ratifiés. En vertu de la nouvelle loi, le ministre de l'Intérieur peut placer en résidence surveillée toute personne « à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre public ». Le large pouvoir discrétionnaire accordé au ministre, sans exiger d’autorisation judiciaire ou de contrôle, pourrait rapidement conduire à des abus.
Selon cette disposition, un individu pourrait être contraint de rester à son domicile jusqu'à 12 heures par jour et être tenu de se présenter régulièrement au commissariat, ainsi que de remettre son passeport ou tout autre document d'identité à la police pour une certaine période. Les personnes concernées peuvent également se voir interdire de prendre contact avec certains individus s’« il y a des raisons sérieuses de penser » que leur comportement « constitue une menace pour la sécurité et l’ordre public ». Cette disposition menace également le droit à la vie privée et familiale ainsi que le droit d'association, droits consacrés par le PIDCP et la CEDH.
La loi prévoit en outre que si la personne placée en résidence surveillée a été reconnue coupable d'une infraction grave liée au terrorisme par le passé et a fini de purger une peine moins de huit ans auparavant, le ministre de l'Intérieur peut exiger que cette personne soit équipée d'un dispositif afin de surveiller ses mouvements. Le consentement de la personne visée par cette mesure est toutefois nécessaire.
La loi permet aussi au ministre de l'Intérieur et aux préfets d'ordonner des perquisitions en l’absence de mandat judiciaire, à tout moment et en tout lieu, y compris dans un domicile privé, « quand il y a des motifs sérieux de penser que le lieu est fréquenté par une personne dont le comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre public ». Toutefois, la loi interdit de telles perquisitions sans mandat « dans un lieu affecté à l’exercice d’un mandat parlementaire ou à l’activité professionnelle des avocats, des magistrats ou des journalistes ». La loi est en revanche muette sur la question de l’admissibilité d’éléments de preuve retrouvés dans le cadre de telles perquisitions à un procès au pénal.
La nouvelle loi menace également les droits à la liberté d'expression et à la vie privée protégés par la CEDH et le PIDCP en permettant aux autorités de procéder à une perquisition pour avoir accès à des données numériques enregistrées sur des appareils électroniques trouvés sur place ou accessibles à partir de ces appareils, et de les copier. La loi ne prévoit pas de garanties pour limiter l'utilisation, la conservation ou la diffusion des données recueillies en vertu de ces pouvoirs élargis, y compris dans des situations où l’enquête n’a pas établi de lien avec des actes répréhensibles.
La loi menace le droit à la liberté d'association, garanti par le PIDCP et la CEDH, en permettant au gouvernement de dissoudre les organisations et les groupes décrits de façon vague comme « participant à l'exécution d’actes qui enfreignent gravement l'ordre public ou dont les activités facilitent la mise en œuvre ou incitent à conduire de telles activités ». La loi précise que de telles mesures ne seront pas levées à la fin de l'état d'urgence.
Le texte donne aussi aux agences de renseignement françaises le pouvoir de procéder à une surveillance dans l’objectif, également formulé dans des termes généraux, de « prévenir des actions visant à maintenir ou à reconstituer » les organisations ou groupes dissous en vertu de la loi. Si les groupes ne respectent pas l’obligation qui leur est faite, leurs membres pourront être poursuivis.
Le ministre de l'Intérieur peut par ailleurs prendre « toutes les mesures afin d’interrompre tout service public de communication en ligne incitant à la commission d'actes terroristes ou qui les glorifie ». Il manque des limites significatives à cette disposition qui pourrait être interprétée comme permettant le blocage de services Web dans leur totalité en vue de restreindre l'accès à certains discours qui « glorifient » les actes terroristes, un terme défini de manière vague par la loi française.
L'article 15 de la CEDH et l'article 4 du PIDCP confèrent au gouvernement le droit d'imposer des restrictions à l’exercice de certains droits lors de l’état d’urgence, et notamment à la liberté de mouvement, d'expression et d'association, mais seulement « dans la stricte mesure où la situation l'exige ». Le gouvernement doit s’assurer que toute mesure prise en vertu de la loi soit strictement proportionnelle à l'objectif poursuivi, et non discriminatoire. Le gouvernement doit également veiller à ne pas appliquer ces pouvoirs de manière discriminatoire et à ne pas stigmatiser en fonction d'une appartenance ethnique, religieuse ou sociale particulière.
Toute proposition visant à étendre les pouvoirs accordés au gouvernement par la loi d'urgence au-delà de trois mois devrait être examinée par le Parlement dans le cadre d’une procédure permettant un débat de fond et la participation de la société civile, a déclaré Human Rights Watch.
Comme l’y obligent le PIDCP et la CEDH, le gouvernement français doit informer immédiatement et publiquement les autres États parties de toute dérogation à ses obligations en vertu des droits garantis par les deux traités. Il est difficile de savoir si le gouvernement français considère que les pouvoirs d'urgence nécessitent une telle dérogation.
Le Comité des droits de l'homme des Nations Unies, qui surveille le respect par les Etats parties de leurs obligations en vertu du PIDCP, a souligné le fait qu’une telle notification devrait inclure « des informations complètes sur les mesures prises et une explication claire des raisons invoquées pour leur justification, avec une documentation complète jointe au sujet de la loi ».
« Maintenant, plus que jamais, la France devrait être irréprochable dans son respect pour les droits humains », a conclu Izza Leghtas. « Des restrictions excessives seraient un cadeau à ceux qui cherchent à installer la peur, saper les valeurs démocratiques et affaiblir la primauté du droit en France et en Europe. »
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