Monsieur le Président de la République
Palais de l’Elysée
55, rue du Faubourg Saint-Honoré
75008 Paris
le 14 mars 2016
Objet : Préoccupations liées au Plan d’action commun UE-Turquie
Monsieur le Président de la République,
Je m’adresse à vous à travers ce courrier pour vous faire part de la profonde inquiétude de Human Rights Watch quant à la mise en œuvre proposée du Plan d’action commun Union européenne-Turquie et vous appeler instamment à rejeter, lors du prochain Conseil européen des 17 et 18 mars, les nouveaux éléments discutés pendant le Sommet UE-Turquie le 7 mars dernier. Nous pensons que ces derniers représentent un inquiétant mépris à l’égard du droit international régissant les droits des réfugiés, des demandeurs d’asile et des migrants.
Human Rights Watch soutient l’idée d’une forte augmentation de la réinstallation des réfugiés à partir de la Turquie et d’autres États frontaliers, et partage l’espoir que cette possibilité convaincra les réfugiés syriens qu’ils peuvent résider en sécurité et dans des conditions dignes en Turquie et dans d’autres pays de premier asile, en attente d’une solution durable à leur situation désespérée. Cependant, nous mettons en garde contre toute suggestion de conditionnalité entre la réinstallation des réfugiés et le renvoi forcé de demandeurs d’asile. La réinstallation peut s’avérer un complément très utile à l’asile mais ne doit jamais se substituer au droit d’asile.
Trois éléments nous apparaissent particulièrement préjudiciables dans les principes exprimés le 7 mars dernier : 1) les renvois massifs et accélérés en Turquie, 2) la proposition de réinstaller un réfugié syrien pour chaque réfugié syrien arrivé illégalement et réadmis en Turquie ; et 3) la coopération avec la Turquie pour ce qui apparaît comme l’établissement d’une « zone sûre » en Syrie qui pourrait être utilisée comme un prétexte pour contenir le flux de demandeurs d’asile fuyant ce pays déchiré par la guerre.
Nous vous exhortons à rejeter ces trois propositions. Elles sont légalement, moralement et politiquement inacceptables et, si elles étaient mises en œuvre, constitueraient un désaveu flagrant du droit international et des valeurs fondamentales sur lesquelles l’Union européenne s’est construite.
Les renvois accélérés violent l’interdiction des expulsions collectives ainsi que le droit à demander l’asile.
La déclaration du 7 mars des chefs d’État ou de gouvernement de l’UE appelle à « aider la Grèce à assurer, selon des procédures globales, à grande échelle et accélérées, le retour vers la Turquie de tous les migrants qui sont en situation irrégulière et qui n'ont pas besoin d'une protection internationale ». La contradiction au cœur de ce plan réside entre les renvois accélérés à grande échelle –en d’autres termes des expulsions collectives, prohibées par la Convention européenne des droits de l’homme (4ème Protocole, Article 4) – et le besoin de déterminer qu’une personne renvoyée n’a pas besoin de protection internationale. Le droit européen ainsi que le droit international relatif aux réfugiés requièrent que chaque demande de statut de réfugié ou de protection subsidiaire soit attentivement étudiée, et qu’aucune personne ayant effectivement besoin de protection ne soit renvoyée de force.
Selon le Haut-Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés, 91% des arrivées en Grèce par la mer, en 2015 et jusqu’à présent en 2016, proviennent des 10 principaux pays sources de réfugiés dans le monde. Ces faits contredisent clairement toute présomption selon laquelle les personnes arrivant par bateau en Grèce n’ont pas besoin de protection internationale. En effet, la composition des groupes sur les bateaux arrivant en Grèce souligne l’importance d’une évaluation minutieuse des besoins de protection. En l’absence d’une indication claire qu’un migrant ne demande pas de protection internationale, ou que sa demande est manifestement infondée, toute demande de protection internationale devrait être soigneusement prise en considération dans le cadre d’un examen juste et équitable. Aucune personne ayant fait une demande valide ne devrait être renvoyée.
La réinstallation des réfugiés ne devraient pas être basée sur une contrepartie empêchant d’autres réfugiés de déposer des demandes d’asile
La déclaration du 7 mars comporte l’engagement de l’UE de « procéder, pour chaque Syrien réadmis par la Turquie au départ des îles grecques, à la réinstallation d'un autre Syrien de la Turquie vers les États membres de l'UE ». Chaque réfugié syrien est une personne, non un numéro interchangeable négociable contre un autre réfugié syrien. Étant donné que 98% des demandes d’asile émises par des Syriens sont accordées, il ne devrait y avoir aucune distinction entre des Syriens reconnus comme réfugiés et ceux demandeurs d’asile, concernant leur présumé besoin de protection internationale. Les raisons particulières pour laquelle un réfugié syrien décide de quitter la Turquie de manière irrégulière par bateau doivent être évaluées. Il est tout simplement faux de supposer que les Syriens n’ont pas de raison impérieuse de quitter la Turquie de manière irrégulière.
Les zones dites “sûres” sont dangereuses : elles sont utilisées comme un prétexte d’endiguement des flux et non pour garantir la protection des civils
La déclaration du 7 mars engage l’UE à « collaborer avec la Turquie dans le cadre de tout effort visant à améliorer les conditions humanitaires à l'intérieur de la Syrie et qui permettrait à la population locale et aux réfugiés de vivre dans des zones plus sûres ». La Turquie ne s’est pas cachée de sa volonté d’établir une « zone sûre » le long des 68 kilomètres de frontière qu’elle partage avec la Syrie. Selon le Président Recep Tayyip Erdoğan, « établir une zone sûre constitue la première étape du retour des 1,7 million de réfugiés Syriens ». L’emploi des termes « populations locales » et « réfugiés » dans la déclaration du 7 mars indique qu’une telle zone serait utilisée non seulement pour renvoyer les réfugiés actuellement en Turquie mais également pour contenir les Syriens déplacés à l’intérieur des frontières de la Syrie.
Dans les années 1990, les « zones protégées » de Bosnie étaient également utilisées comme un prétexte pour contenir les flux de réfugiés, mais se sont avérées loin d’être sûres. A Srebrenica, les Casques bleus hollandais envoyés pour assurer la sécurité des populations civiles se sont tenus à l’écart lorsque les forces Serbes de Bosnie ont rassemblé les habitants et les ont massacrés par milliers dans un génocide, la pire atrocité que l’Europe ait connue depuis la Second Guerre mondiale. Aujourd’hui, l’UE semble accepter un « effort commun » qui ne prétend même pas faire d’une partie de la Syrie une zone sûre pour les civils, mais seulement une zone « plus sûre », pour que les réfugiés puissent y vivre. Aucun plan n’a été annoncé qui permettrait de garantir que la zone soit effectivement « sûre ».
Nommer un lieu en zone de conflit « sûr » n’est pas anodin. Les Conventions de Genève, l’une des principales sources du droit de la guerre, emploient des termes juridiques spécifiques tels que « zones neutralisées » et « zones protégées » pour décrire des lieux tels que les hôpitaux qui sont censés être neutres, démilitarisés et donc des lieux de sécurité que toutes les parties à tout conflit doivent respecter. Personne ne prétend que de tels endroits réellement sûrs puissent être établis le long des frontières turques. Le contexte plus large de cet accord – endiguer les flux migratoires vers l’Europe – indique clairement que cet effort commun n’a pas pour but véritable de protéger les populations civiles syriennes des dangers du conflit, mais plutôt de contenir le flux des populations déplacées. Il risque de s’avérer un piège mortel plutôt qu’un lieu de refuge.
……
L’atteinte au droit d’asile n’est en rien atténuée par la fiction selon laquelle la Turquie serait un pays « sûr » pour tous les réfugiés. La Turquie a accordé une « protection temporaire » à plus de deux millions de réfugiés syriens mais refuse d’accorder le statut de réfugié à tout individu non-européen. Cette lecture sélective de ses obligations en matière de protection des réfugiés explique en partie pourquoi la Turquie a, de manière répétée, repoussé les Syriens dans la zone de guerre et fermé ses frontières à d’autres qui tentaient de fuir.
Et les Syriens sont les plus « chanceux » : les Afghans, les Irakiens et d’autres réfugiés ne bénéficient même pas d’une protection temporaire de la part du gouvernement turc. Dans le même temps, tous les réfugiés en Turquie peinent à trouver un travail, à éduquer leurs enfants et à construire une vie digne –composantes essentielles d’un refuge « sûr ».
Human Rights Watch est aussi profondément préoccupé par le fait que, dans le but de sécuriser le Plan d’action commun pour endiguer le flux de réfugiés et de migrants, l’UE soit prête à détourner le regard alors que le président turc est en train de réprimer les droits humains et de démanteler le cadre démocratique de la Turquie. Cela a été on ne peut plus évident quand l’UE est restée muette face à l’élimination presque totale des médias critiques turcs au moment même où le plan d’action était négocié. L’escalade du conflit dans le Sud-Est durant les derniers mois montre une instabilité grandissante en Turquie qui devrait soulever de vives préoccupations. Que l’UE, dans une telle période, atténue sa volonté de soutenir une Turquie respectueuse des droits fondamentaux transforme considérablement les termes des relations UE-Turquie, et pourrait même contribuer au glissement autoritaire de la Turquie.
Une approche tout à fait différente s’impose. Une réponse fondée sur la compassion et le respect des droits permettant aux Etats membres de l’UE de mieux gérer les migrations tout en répondant aux enjeux de sécurité est possible. Cela devrait comprendre : l’établissement de voies de protection légales et sûres suffisantes, incluant la réinstallation à grande échelle des personnes reconnues comme réfugiées, afin de dissuader les personnes d’embarquer sur des bateaux ; un examen juste des demandes d’asiles de ceux qui arrivent malgré tout de manière irrégulière dans les pays de l’UE ; un partage équitable des responsabilités entre les Etats membres pour les demandeurs d’asile et les réfugiés réinstallés ; un soutien largement renforcé pour répondre aux besoins humanitaires, d’éducation et d’opportunités d’emploi des réfugiés dans les Etats en première ligne, comme cela a été promis lors de la conférence de Londres en janvier ; et un engagement actif pour s’attaquer aux causes profondes de la violence et des abus des droits humains qui forcent les populations à fuir leur pays.
Nous espérons que vous accorderez la plus grande attention aux préoccupations exprimées dans cette lettre. Human Rights Watch accepterait volontiers l’opportunité de discuter des enjeux évoqués dans cette lettre avec vous-même ou votre cabinet.
Je vous prie d’agréer, Monsieur le Président de la République, l’expression de ma très haute considération.
Kenneth Roth
Directeur exécutif
Human Rights Watch