L’accord de paix entre le gouvernement de la République centrafricaine et les groupes armés qui a été signé le 6 février 2019 ne doit pas affaiblir ou déplacer les efforts visant à rendre justice pour les crimes les plus graves commis pendant le conflit, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui.
L’accord visant à mettre fin à un conflit qui a coûté la vie à des milliers de personnes a été négocié par l’Union africaine pendant 18 mois de pourparlers avec les groupes armés, alors que ceux-ci continuaient à mener des attaques brutales contre des civils. Les violences dans les régions du nord et de l’est du pays se sont intensifiées au cours des derniers mois, avec notamment plusieurs attaques contre des camps de personnes déplacées internes. Environ 1,2 million de personnes ont été déplacées du fait des combats dans le pays.
« Avec les multiples crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis pendant ce conflit, et plus d’un million de personnes déplacées, nombreux sont ceux qui, en République centrafricaine, veulent désespérément voir la fin de ces combats », a déclaré Lewis Mudge, directeur pour l'Afrique centrale à Human Rights Watch. « Mais les efforts pour traduire en justice les responsables des pires crimes doivent faire partie intégrante de la solution, et une amnistie générale ne devrait en aucun cas être envisagée. »
L’accord a été conclu à Khartoum, au Soudan, mais il a été signé par 14 groupes armés en République centrafricaine. Des membres de certains des groupes sont suspectés d’avoir commis de nombreux abus graves contre des civils, y compris meurtres, viols, esclavage sexuel, actes de torture, pillages, persécutions et destruction de bâtiments religieux. Les personnes responsables de ces actes peuvent être poursuivies en justice pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité.
L’accord est vague sur les mesures nécessaires pour garantir la justice après le conflit et ne mentionne pas de processus judiciaires spécifiques ni les efforts récents pour promouvoir la justice dans le pays, même s’il reconnaît le rôle que l’impunité a joué dans la pérennisation des violences. Parmi les récents efforts dans le pays, on note la création de la Cour pénale spéciale, un nouveau tribunal dans le système national mandaté pour juger les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité. La Cour a formellement débuté ses activités à la fin de l’année 2018, avec une participation et un soutien internationaux.
De plus, à la demande du gouvernement de transition de l’époque, en mai 2014, le procureur de la Cour pénale internationale a ouvert des enquêtes sur les crimes commis depuis août 2012. La Cour a arrêté deux leaders de milices anti-balaka qui étaient parties au conflit, Alfred Yékatom et Patrice Edouard Ngaïssona, à la fin de l’année 2018.
Le gouvernement et ses partenaires internationaux devraient continuer à soutenir les enquêtes et les poursuites de crimes graves du système judiciaire national, de la Cour pénale spéciale et de la Cour pénale internationale, a déclaré Human Rights Watch.
Un exemple de violences récentes est le meurtre d’au moins 19 hommes et d’un garçon de 14 ans le 20 janvier à Zaorossoungou, dans la province de Mambéré-Kadéï, dans la région sud-ouest du pays. Plus tôt, le 12 janvier, des assaillants inconnus ont tué au moins trois bergers peuls, dont deux femmes, à l’extérieur de Zaorossoungou.
« Je me suis cachée dans la brousse lorsque l’attaque a commencé », a raconté à Human Rights Watch une femme de 45 ans qui a survécu à l’attaque du 20 janvier. « Quand ça a été terminé, je suis sortie et il y avait des cadavres partout. J’ai vu le corps de mon fils, Jean-Claude [âgé de 20 ans]. Il avait été tué d’une balle dans le dos. »
Des victimes, des activistes et des professionnels du secteur judiciaire centrafricains continuent à réaffirmer la nécessité urgente et non équivoque de justice pour les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité dans le pays depuis que la crise a commencé. Ce sentiment a été exprimé le 10 décembre 2018, quand les survivantes de violences sexuelles ont pris la parole au parlement à l’occasion de la journée des Droits de l’homme. « La lenteur de la justice est un crime supplémentaire pour les victimes de violences sexuelles liées au conflit », a déclaré Bernadette Sayo, une activiste, lors de ce rassemblement.
Des consultations nationales entre le 4 et le 11 mai 2015, connues sous le nom de Forum de Bangui, ont donné la priorité à la justice sur l’amnistie et ont soutenu qu’« aucune amnistie » ne serait tolérée pour les responsables de crimes internationaux et ceux qui ont agi comme complices. Le forum a réuni plus de 800 représentants d’organisations communautaires et d’autres organisations non gouvernementales, de partis politiques et de groupes armés de tout le pays. Il a reconnu que l’absence de justice en République centrafricaine depuis 2003 était l’une des principales causes des crises successives.
Cependant, un point d’achoppement clé dans les pourparlers de Khartoum était la question de l’amnistie, demandée par presque tous les groupes armés. Le 29 janvier, pendant les pourparlers, Abakar Saboun, le porte-parole de l’un des groupes armés, le Front Populaire pour la Renaissance de la Centrafrique (FPRC), a indiqué aux journalistes : « Si nous voulons la paix, nous devons accorder l’amnistie à certaines personnes... Je demande aux Centrafricains... d’accepter une excuse de la part de ceux qui ont commis les crimes, une excuse sincère. Nous devons obtenir l’amnistie pour avoir la paix. »
Le FPRC, qui contrôle de vastes territoires dans le nord-est du pays, a commis de nombreux abus graves depuis 2014.
Le Forum de Bangui reste le seul effort officiel pour affirmer la volonté des Centrafricains et sa position claire concernant l’impunité devrait être respectée, a déclaré Human Rights Watch. Toute tentative d’amnistie, comme de nombreux groupes armés le demandent maintenant, ferait fi des engagements internationaux que la République centrafricaine a pris pour garantir des enquêtes et des poursuites concernant les crimes graves.
« La Cour pénale spéciale est un effort sans précédent pour contribuer à rendre la justice et elle a plus que jamais besoin de soutien », a précisé Lewis Mudge. « La Cour reste l’une des meilleures chances de garantir la justice et de mettre un terme aux cycles de violence qui minent la République centrafricaine depuis des décennies. »
Contexte
La crise actuelle en République centrafricaine a débuté à la fin de l’année 2012, lorsque les rebelles de la Séléka – pour la plupart musulmans – ont évincé le président François Bozizé et se sont emparés du pouvoir par le biais d’une campagne de violences et de terreur. En réaction, des groupes anti-balaka se sont constitués et ont commencé à mener des attaques en représailles contre les civils musulmans à la mi-2013. L’Union africaine et les forces françaises ont repoussé les rebelles de la Séléka hors de la capitale, Bangui, en 2014.
Après deux années de gouvernement par intérim, des élections relativement pacifiques ont été organisées et Faustin-Archange Touadéra a prêté serment en tant que président en mars 2016. Les violences et les attaques à l’encontre des civils ont continué sous la présidence de Touadéra, alors que les factions de la Séléka et les groupes anti-balaka contrôlaient toujours de vastes territoires du pays, notamment dans les régions orientales et centrales.
L’accord de paix de Khartoum
L’accord de paix cherche à « éliminer définitivement » les causes du conflit et à promouvoir la réconciliation nationale. Les groupes armés s’engagent à mettre fin à « toutes hostilités et formes de violences » à l’encontre, entre autres, des travailleurs humanitaires et des civils et, en fin de compte, à procéder à leur dissolution. Certains combattants des groupes armés seront intégrés dans des « unités mixtes spéciales de sécurité », qui incluraient aussi des membres des forces de sécurité du pays. Tous les signataires s’engagent à « renoncer à tout recours à la force armée » et sont passibles de sanctions internationales s’ils ne respectent pas cet engagement.
Un point d’achoppement clé dans les pourparlers a été la question de l’amnistie, qui était une priorité pour les groupes armés.
Hassan Bouba, le coordinateur politique de l’Union pour la Paix en Centrafrique (UPC), a déclaré à Human Rights Watch le 16 février que pour l’UPC, l’accord de paix signifie une amnistie générale, malgré un changement dans le texte de l’accord, qui ne contient pas le mot « amnistie ». « Si le gouvernement arrête un membre d’un groupe armé, alors il n’y a plus d’accord », a-t-il conclu.
Le général auto-proclamé Sidiki Abass, commandant de 3R, un groupe rebelle basé dans la province d’Ouham Pendé qui a également signé l’accord, a expliqué à Human Rights Watch que les recommandations du Forum de Bangui n’étaient pas pertinentes et que toutes les procédures judiciaires devaient cesser afin qu’une justice transitionnelle puisse être mise en place. « Si la Cour spéciale et les tribunaux nationaux continuent à travailler [sur les crimes commis pendant le conflit], cela entraînera des problèmes », a-t-il indiqué.
L’accord note que tous les signataires reconnaissent « la lutte contre l’impunité », mais ne mentionne pas le mot « amnistie ». L’accord reconnaît aussi que l’impunité a « entretenu le cycle infernal de la violence, affaibli l’appareil judiciaire, donné lieu à des violations massives des droits de l’homme, du droit international humanitaire, et a entretenu la défiance de la population à l’égard de l’État ».
Cependant, l’accord ne cite pas de processus judiciaires spécifiques pour rendre la justice pour les crimes. Au lieu de cela, il appelle à l’instauration d’une Commission vérité, justice, réparation et réconciliation (CVJRR). Il appelle aussi à l’établissement d’une « Commission inclusive », composée de toutes les Parties à l’accord, qui sera chargée « d’examiner tous les aspects liés aux événements tragiques du conflit » et de « proposer toute action susceptible d’être prise en matière de justice » à la Commission vérité.
Un décret présidentiel du 8 février impose au gouvernement de nommer huit membres au sein de la « Commission inclusive », alors que les groupes armés auront cinq représentants.
Récits de survivants d’attaques commises en janvier 2019
Des habitants de Zaorossoungou ont raconté qu’après que des bergers peuls ont été tués le 12 janvier, les femmes ont fui le village quand les personnes ont appris que des combattants de 3R, « Retour, Réclamation et Réhabilitation », arrivaient pour venger la mort des trois Peuls tués le 12 janvier.
Des membres du groupe 3R ont tué au moins plusieurs dizaines de civils dans la province d’Ouham Pendé depuis 2015, y compris à De Gaulle le 27 septembre 2016, où ils ont tué au moins 17 personnes et violé au moins 23 femmes et jeunes filles. Human Rights Watch n’a pas pu confirmer si 3R était responsable de l’attaque du 20 janvier à Zaorossoungou. Un autre groupe armé, lié à 3R et appelé Siriri (« paix » en sango, la langue nationale), maintient une présence dans la zone.
Human Rights Watch a parlé avec quatre habitants de Zaorossoungou qui ont été témoins de l’attaque contre le village. La mère de Michel Bekondou, âgé de 19 ans, et de Gideon Dobele, âgé de 14 ans, a raconté à Human Rights Watch comment ses enfants ont été tués à l’extérieur du village :
Nous rentrions à pied au village depuis les champs quand nous avons entendu l’attaque. Nous avancions lentement et soudain, les assaillants nous ont trouvés. Ils nous ont dit de nous asseoir et ils ont tiré une balle dans le dos de Michel. Gideon s’est levé et s’est mis à courir, mais ils l’ont abattu lui aussi. L’un d’eux a pointé son fusil sur moi, mais un autre combattant a dit : « Ne tue pas la femme ». Plus tard, j’ai rencontré des personnes qui m’ont aidée à enterrer leurs corps. Je ne sais pas quoi dire à ce sujet. Tout ce que je peux dire est que j’aurais voulu que les assaillants me tuent moi aussi. La vie n’a plus de sens pour moi.
Lors d’une réunion avec Human Rights Watch à Bangui le 10 février, Sidiki Abass, le commandant de 3R, a indiqué que ses hommes n’étaient pas responsables des meurtres à Zaorossoungo et qu’ils n’avaient jamais pris part à des atteintes aux droits humains quelles qu’elles soient. Cette affirmation contredit directement les recherches de Human Rights Watch et les conclusions des Nations Unies.
Human Rights Watch s’est aussi entretenu avec six habitants d’Ippy, dont deux survivants, qui ont décrit un incident dans lequel un combattant de l’UPC a tué 15 civils, y compris 5 enfants, le 23 janvier lors de funérailles. Le combattant de l’UPC est arrivé sur le site de l’enterrement, avec un autre combattant de l’UPC, vers 21 h 30, alors que les personnes chantaient et dansaient. Sans avertissement, le combattant armé, connu sous le nom d’Ali, a ouvert le feu sur le groupe.
« Je me suis effondrée après avoir reçu une balle dans le ventre », a raconté une survivante de 17 ans à Human Rights Watch. « Quand les tirs ont commencé, cela a provoqué un chaos total. »
« J’étais avec les autres personnes quand j’ai vu Ali s’approcher de nous avec son fusil », a raconté un survivant de 12 ans. « Il a reculé d’un pas et a simplement tiré sur nous. J’ai été touché à la cheville gauche. » Un survivant de 45 ans a expliqué : « Quand les tirs ont commencé, j’ai couru. Cela a semblé durer uniquement quelques secondes, mais il y avait tellement de personnes mortes après... Nous avons enterré les corps dans une fosse commune le lendemain. Il y avait beaucoup d’enfants là. Je ne sais pas pourquoi il a tiré sur des personnes non armées comme ça. »
Les habitants d’Ippy ont indiqué à Human Rights Watch que dans les jours qui ont suivi les meurtres, les commandants de l’UPC ont publiquement exécuté Ali et l’homme qui était avec lui pendant qu’il tuait les personnes aux funérailles.
Les combattants de l’UPC, qui contrôlent de grandes zones de la province centrale d’Ouaka, ont tué au moins des centaines de civils, violé des dizaines de femmes et brûlé des milliers de maisons depuis 2014.
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