Après plusieurs semaines de mobilisation des Algériens, qui ont investi massivement les rues du pays pour exprimer leur rejet d’un cinquième mandat pour le président Abdelaziz Bouteflika, l’annonce par ce dernier du retrait de sa candidature ouvre sur plusieurs perspectives et pose des questions multiples. L’une des plus importantes porte sur l’avenir des droits et libertés en Algérie, qui continuent de souffrir du joug d’un système répressif et sont au cœur des revendications de dignité et de liberté des manifestants.
Pour l’instant, rien ne laisse présager des changements en profondeur. Au contraire, l’annonce s’est concentrée sur une batterie de mesures d’ordre politique, que d’aucuns ont qualifiées de fallacieuses. D’abord, le report des élections présidentielles qui devaient avoir lieu le 18 avril 2019 ne s’accompagne d’aucune nouvelle date et ne se base sur aucun texte constitutionnel permettant d’encadrer le déroulement institutionnel de ce report. Ensuite, l’annonce par Bouteflika de la création d’une « conférence nationale », qui serait « inclusive et indépendante », en charge de préparer des « réformes et d’instaurer un nouveau système de transformation de l’État-nation », ne s’accompagne pas d’un agenda concret ni de modalités nouvelles de gouvernance. Au contraire, cette conférence sera officiellement placée, sous l’égide d’une « instance présidentielle », ce qui revient encore une à fois une mainmise de l’exécutif sur le déroulement de la transition ainsi compromise.
Plusieurs personnalités, issues de la société civile ou de partis politiques d’opposition, ont immédiatement dénoncé ces annonces comme des manœuvres du puissant establishment militaro-politique, destinées à lui faire gagner du temps tout en divisant l’opinion publique et sapant la mobilisation. Le soir-même et le lendemain, des marches ont eu lieu dans plusieurs villes d’Algérie pour protester contre ces annonces et pour réclamer un vrai changement de régime.
Il est difficile de savoir quelle sera l’issue de ce bras de fer entre la rue et les dirigeants. Mais il est d’ores et déjà clair, au vu des slogans brandis par de nombreux manifestants, que ces derniers aspirent à la fin d’un système qui les a étouffés pendant des décennies et au respect de leurs droits de citoyens par les dirigeants au pouvoir. La perspective d’un cinquième mandat pour un président que beaucoup d’analystes disent notoirement incapable de diriger le pays depuis une attaque cérébrale en 2013, qui ne s’est plus exprimé en public depuis sept ans et dont le portrait officiel fait l’objet de tous les honneurs dans des cérémonies politiques grotesques, a renforcé ce sentiment d’humiliation profonde que des milliers d’Algériens disent avoir ressenti. Il est indispensable que les dirigeants du pays entendent ces aspirations et les traduisent en un programme politique clair. Pour ce faire, des réformes importantes doivent être entreprises pour établir le socle d’un système de gouvernance démocratique.
Avant tout, il s’agit de libéraliser l’espace de l’action publique et d’asseoir les bases d’un nouveau système de gouvernance respectueux des droits humains. L’Algérie a déjà connu une phase de libéralisation du champ politique, à la suite de mouvements populaires tels que la révolte de 1988, mais l’interruption du processus électoral en 1991 et la guerre civile qui s’en est suivie ont mis un terme à ces efforts de réforme. En 2011, dans le sillage du printemps arabe, l’Algérie a également vécu des promesses de réformes qui n’ont jamais abouti. En effet, pour étouffer le mouvement de révolte populaire dans l’œuf, les autorités ont eu recours à plusieurs stratagèmes, notamment en achetant la paix civile par une redistribution de l’argent de la rente pétrolière, et en promettant des réformes significatives pour ouvrir l’espace public au pluralisme. Mais plutôt que de préparer une vraie plateforme démocratique, les lois de 2012, notamment celle sur les associations, ont encore plus contribué à fermer l’espace public. De même, les revendications en matière de justice sociale et de droits économiques et sociaux, qui n’ont cessé de monter ces dernières années avec la crise de l’économie algérienne, n’ont pas trouvé d’échos réels au sein de la classe dirigeante.
Le maintien d’une interdiction de manifester à Alger depuis 2001, strictement appliquée par les autorités pendant presque vingt ans, a également empêché tout mouvement de contestation réelle de prendre de l’ampleur, et contribué à étouffer les libertés et les voix discordantes. À Alger et ailleurs, toute réunion, même dans des salles de conférence dans des hôtels, est soumise à une autorisation préalable du gouverneur, souvent refusée lorsque le sujet semble sensible et n’est pas du goût des autorités.
De même, les manifestants qui protestent dans la rue risquent une peine de prison ferme sous le chef d’inculpation commode de « participation à une manifestation non autorisée », qui a servi durant ces dernières années à poursuivre des militants, notamment issus des mouvements sociaux. Le code pénal est également un piège pour ceux qui portent un discours critique ou souhaitent exprimer leur dissidence. Des journalistes, bloggeurs, et militants ont été poursuivis ces dernières années sur la base de lois liberticides tels que ceux sur la diffamation ou les troubles à l’ordre public.
Ces lois et leur application ont créé une atmosphère de répression et d’absence de liberté qui a contribué à ce sentiment d’étouffement dans la population qui éclate aujourd’hui au grand jour. Le raz-de-marée populaire entend balayer ces pratiques qui ont souvent empêché toute expression de colère populaire. Mais pour un vrai changement dans la durée, pour rompre définitivement avec des pratiques répressives qui ont aliéné une partie de la population, il est impératif que tout agenda de réforme débarrasse l’Algérie de ces lois d’un autre âge, et se mette au diapason des demandes démocratiques exprimées spontanément depuis le début des manifestations.