Le 24 juin, Human Rights Watch a pris connaissance d'un courrier de la Direction générale de la police nationale (DGPN), daté du 12 juin, qui avait été envoyé à notre bureau de Paris en réponse à un questionnaire que nous avions adressé à la DGPN le 17 janvier 2020. Notre bureau à Paris est resté fermé depuis la mi-mars en raison de la pandémie de Covid-19. Nous regrettons de n'avoir pu refléter cette réponse dans notre rapport et notre communiqué de presse. Dans sa lettre accompagnant une réponse détaillée, le directeur général de la police nationale, Frédéric Veaux, affirme que les contrôles d'identité constituent "un marqueur important de la qualité des relations entre les forces de sécurité intérieure et la population" et un moyen efficace de lutte contre la délinquance. Frédéric Veaux écrit également que les contrôles d'identité sont encadrés dans un dispositif juridique assurant la prise en compte des principes de non-discrimination, et que les techniques, l'éthique et la formation des forces de sécurité ont "pleinement intégré la lutte contre les discriminations".
(Paris) – La police française fait usage de ses vastes pouvoirs de contrôle et de fouille pour procéder à des contrôles discriminatoires et abusifs sur des garçons et des hommes noirs et arabes, a déclaré Human Rights Watch dans un rapport publié aujourd’hui. Il est crucial de limiter ces pouvoirs pour lutter contre des pratiques policières marquées par les préjugés, notamment le profilage racial ou ethnique, et pour restaurer les relations entre police et population.
Le rapport de 44 pages, « ‘Ils nous parlent comme à des chiens’ : Contrôles de police abusifs en France », décrit des contrôles policiers sans fondement ciblant les minorités, y compris des enfants âgés de seulement dix ans, des adolescents et des adultes. Ces contrôles comprennent souvent une palpation corporelle intrusive et humiliante ainsi que la fouille des effets personnels. La plupart des contrôles ne sont jamais enregistrés, les policiers ne fournissent pas de documentation écrite, de même qu’ils expliquent rarement pourquoi les personnes sont contrôlées, et les mesures visant à accroître la responsabilisation se sont montrées inefficaces. Plusieurs des enfants et adultes interviewés pour cette recherche ont témoigné que les policiers avaient employé des injures racistes.
« Il est largement démontré que les contrôles d’identité en France, particulièrement du fait de leur impact discriminatoire, provoquent une fracture aigüe et profonde entre la police et la population, tout en n’ayant quasiment aucun effet en matière de prévention ou de détection de la criminalité », a déclaré Bénédicte Jeannerod, directrice France de Human Rights Watch. « Les autorités devraient cesser d’ignorer les appels au changement. »
Human Rights Watch a interrogé 90 hommes et garçons issus des minorités, dont 48 enfants, entre avril 2019 et mai 2020, à Paris, Grenoble, Strasbourg et Lille. Beaucoup ont indiqué avoir été contrôlés en raison de leur apparence et de leur lieu de vie, non de leur comportement. Le profilage ethnique – le fait d’arrêter quelqu’un en se basant sur son apparence, notamment son origine et son appartenance ethnique, plutôt que sur son comportement ou un soupçon raisonnable d’infraction – est illégal et néfaste autant pour les personnes que pour la société dans son ensemble.
L’enquête de Human Rights Watch montre que la police cible souvent les jeunes des minorités pour ces contrôles, y compris de jeunes enfants. Ainsi des enfants qui n’avaient pas plus de 12 ans ont expliqué avoir été forcés de mettre les mains contre un mur ou une voiture, d’écarter les jambes et de subir une palpation intrusive, touchant notamment les fesses et les parties génitales. Ces contrôles peuvent se dérouler devant des établissements scolaires ou à proximité, voire pendant des sorties scolaires.
Koffi, 12 ans, a expliqué que lui et toute sa classe avaient subi un contrôle d’identité policier devant leur collège de Bobigny, alors qu’ils partaient visiter le Louvre dans le cadre d’une sortie scolaire. Trois policiers ont fouillé l’ensemble de leurs sacs, a-t-il raconté. « Ils m’ont mis les mains dans les poches. Ils m'ont écarté les jambes, touché les parties génitales », a témoigné Koffi, ajoutant que son professeur avait protesté, mais que les policiers lui avaient répondu qu’ils pouvaient faire ce qu’ils voulaient.
Sekou, 14 ans, vivant dans le 11e arrondissement de Paris, a expliqué qu’il s’était fait contrôler au moins six fois. « Jamais on ne voit d’enfants blancs se faire contrôler, a-t-il dit. Quand je suis avec mes amis blancs, la police ne les regarde même pas .... On dit ‘liberté, égalité, fraternité’, mais il n’y a pas d’égalité pour ce genre de choses. »
Les enfants, les parents et les éducateurs ont décrit l’impact négatif de ces expériences. Des recherches menées aux États-Unis ont constaté que les garçons qui subissaient des contrôles de police abusifs souffraient également plus souvent de stress post-traumatique.
Les contrôles d’identité abusifs et discriminatoires sont un problème de longue date en France et sont au cœur de préoccupations concernant le racisme et la discrimination institutionnels, a déclaré Human Rights Watch. Des dizaines de milliers de personnes ont manifesté en France peu après le meurtre de George Floyd, un homme noir, par un policier blanc à Minneapolis le 25 mai. Beaucoup ont fait le parallèle avec la mort d’Adama Traoré en 2016, à l’âge de 24 ans, lors de son interpellation qui faisait suite à un contrôle d’identité en banlieue parisienne.
Réagissant à ces manifestations, le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner a annoncé le 8 juin une approche de « tolérance zéro » et des mesures pour tenir les agents individuellement responsables de leurs comportements racistes. À propos des contrôles d’identité, M. Castaner a simplement rappelé aux agents leur obligation d’afficher leur matricule et appelé à renforcer l’usage des caméras-piétons. Dans son discours à la nation du 14 juin, le président Emmanuel Macron a condamné toutes les formes de racisme, mais sans aborder spécifiquement les abus policiers, déclarant seulement que les forces de l’ordre méritaient « le soutien de la puissance publique et la reconnaissance de la Nation ».
Bien que les autorités aient systématiquement rejeté les appels à collecter et publier des statistiques sur les contrôles policiers, les données divulguées sur les contrôles qui visaient à faire appliquer les mesures de confinement dans le cadre de la pandémie de Covid-19 ont montré une tendance à contrôler les minorités des quartiers défavorisés. Fin avril, les statistiques du gouvernement indiquaient que la police avait effectué en Seine-Saint-Denis, le département le plus pauvre de France métropolitaine, un nombre de contrôles équivalant à plus du double de la moyenne nationale. De nombreuses vidéos ont circulé montrant des contrôles de police qui semblent abusifs, violents et discriminatoires.
Human Rights Watch avait déjà documenté des contrôles de police abusifs et discriminatoires ciblant les minorités dans un rapport publié en 2012. En 2014 puis 2017, le Défenseur des droits, l’institution nationale de défense des droits humains, a critiqué ces pratiques abusives et appelé à des réformes. En 2016, la Cour de cassation a jugé que le contrôle de trois jeunes hommes par la police constituait un profilage ethnique et une « faute lourde engageant la responsabilité de l’État ». En 2014, les autorités ont amendé le code de déontologie de la police pour exiger de ne fonder un contrôle d’identité « sur aucune caractéristique physique ou aucun signe distinctif ..., sauf s’il [existe] un signalement précis motivant le contrôle » et d’éviter de « port[er] atteinte à la dignité » de la personne.
Le droit international et le droit français interdisent la discrimination, les entraves injustifiées à la vie privée, les traitements dégradants et la violation du droit à l’intégrité corporelle. Les normes internationales et nationales exigent que la police traite les individus de façon respectueuse.
En dépit d’une prise de conscience accrue et de modestes avancées, la loi et la pratique des contrôles d’identité en France demeurent profondément problématiques, a déclaré Human Rights Watch. La loi donne une trop grande latitude à la police pour effectuer des contrôles même en l’absence de suspicion d’infraction, laissant libre cours aux décisions fondées sur l’arbitraire et les préjugés. Les policiers semblent exercer ces pouvoirs comme moyen d’exercer leur autorité, surtout dans les quartiers défavorisés. Le manque de documentation écrite et de collecte systématique de données sur les contrôles d’identité fait qu’il est très difficile d’évaluer leur efficacité et leur légalité.
Même si les annonces du 8 juin représentent une avancée, elles sont insuffisantes pour mettre fin aux contrôles de police abusifs et discriminatoires, a déclaré Human Rights Watch. Le gouvernement français devrait procéder à des réformes des lois et des politiques afin de prévenir le profilage ethnique et les comportements abusifs envers les personnes contrôlées. Tous les contrôles d’identité et les palpations devraient se fonder sur un soupçon raisonnable et individualisé. Toute personne contrôlée devrait en recevoir une trace écrite, mentionnant notamment le fondement légal du contrôle. Enfin les autorités devraient élaborer des directives spécifiques pour les contrôles impliquant des enfants.
« Les clivages entre les communautés et les forces de l’ordre rendent les quartiers moins sûrs et la police moins efficace. La discrimination est néfaste non seulement pour les personnes mais aussi pour la société toute entière », a conclu Bénédicte Jeannerod. « Le gouvernement français devrait de toute urgence réformer les pouvoirs de la police en matière de contrôle, de fouille et de palpation. »
Témoignages extraits du rapport :
Paul, 17 ans, Argenteuil :
Hier, mon pote [de 17 ans aussi, Noir aussi] était au centre-ville [d’Argenteuil], il s’est fait contrôler. Au début il était tout seul, il s’est fait contrôler par la police nationale. Avec mes potes on est arrivé après, on était quatre au total. Une autre équipe de police est arrivée et nous a contrôlés encore. Mon pote il demandait : ‘Pourquoi vous nous contrôlez ?’. Un des policiers lui a répondu : ‘Au faciès’. Et ils lui faisaient des taquineries en plus, ‘négro’, etc. Et là, encore après, la deuxième équipe revient, on était toujours le même groupe, ils refont un contrôle. [À chaque fois] ils ont fait des palpations, ils nous ont demandé nos papiers et ils ont fouillé nos sacoches.
Dabir, 15 ans, Paris :
C’était après les cours, on était en groupe, on était dix, il y avait des Noirs, des Arabes et un Blanc. On marchait vers le [supermarché] Franprix. Une voiture de police est arrivée, les policiers sont descendus et sont venus vers nous. Ils ont touché les poches de tout le monde, sauf du [garçon] blanc. Ils nous ont tous contrôlés sauf lui. Ils ont vérifié si notre téléphone était volé ou non. Ils nous demandaient de l’allumer et de mettre le code. Ils nous ont demandé notre âge.
Abdul, 18 ans, Lille :
J’étais en doudoune avec une capuche, car c’était l’hiver, il faisait froid. Je préparais les championnats de France de karaté. Au moment où j’allais traverser, une voiture me barre la route .... Quatre colosses en sont descendus, j’ai tout de suite compris que c’était la police. C’était un contrôle. [Quand] j’ai demandé pourquoi ils me contrôlaient, ils m’ont répondu : ‘C’est à nous de poser les questions, pas à toi.’ Ils m’ont demandé d’ouvrir mon sac, donc je l’ai ouvert, [mais] un agent a retourné mon sac sans prévenir et jeté toutes mes affaires au sol. J’avais vraiment la haine, je lui ai demandé : ‘Pourquoi tu fais ça ?’. Je me suis mis à quatre pattes pour ramasser mes affaires. Quand je me suis relevé, un policier m’a poussé contre la voiture, il m’a écarté les jambes et m’a touché partout. Il m’a touché les testicules. J’en ai encore les larmes aux yeux.
Amad, 15 ans, Strasbourg :
Ils nous ont mis contre le mur, devant l’espace foot de l’école. Ils m’ont palpé et ils ont pris mon sac pour le fouiller. Je leur ai dit comment je m’appelais, ils ont checké mon nom. Ils m’ont posé beaucoup de questions : ‘T’es déjà connu des services de police ? T’as des trucs sur toi ? Tu fais quoi ici ?’ Ça a duré quelques minutes, la récré était finie, je suis allé prendre un billet de retard. Je ne leur ai pas dit que j’avais été contrôlé, j’ai dit que j’étais aux toilettes ; sinon ils allaient le dire à mes parents et ça allait mal se passer.
Annick Bousba, une mère de Grenoble dont le fils s’est fait contrôler pour la première fois lorsqu’il avait 14 ans :
Il m’a dit : ‘Ils l’ont fait devant tous mes copains, comme si j’étais un voyou.’ Pour mon fils, la police n’est pas là pour le protéger. Ce que mon fils a vécu m’a fait beaucoup questionner la façon d’agir des policiers et leur formation.
Hasnia Djerbi, une mère de Grenoble :
C’est difficile pour lui [son fils] d’en parler. Tout va bien, jusqu’au jour où, tu ne sais pas pourquoi, mais tu es suspect. Cela te fait sentir que tu ne fais pas partie de cette société. J’ai senti qu’il était touché. Moi, j’étais révoltée. Je comprends pourquoi les jeunes détestent la police. Je les trouve racistes, maintenant. Avant, je pensais autrement.
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Dans les médias
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