Deux jours après avoir été expulsé à tort de France vers la Russie, le 9 avril, la police tchétchène a enlevé Magomed Gadaïev, demandeur d'asile originaire de Tchétchénie (Fédération de Russie). Magomed Gadaïev est un témoin clé dans une enquête sur des faits de torture mettant en cause les autorités tchétchènes. Il est actuellement aux mains de la police tchétchène. Selon 12 organisations de défense des droits humains, aussi bien internationales que russes, Magomed Gadaïev risque fort d’être torturé, en raison de l’attitude des autorités françaises, russes et tchétchènes, qui ont agi en violation du droit international relatif aux droits humains.
Les pouvoirs publics français ont procédé de manière scandaleuse à l’expulsion de Magomed Gadaïev, en dépit de la décision rendue par la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), qui interdisait une telle mesure, si celle-ci se traduisait par son renvoi en Russie, en raison de craintes justifiées pour sa vie et sa sécurité. Les actes des autorités françaises exposent Magomed Gadaïev à un risque imminent de torture et d’autres mauvais traitements, mettant sa vie en grave danger, en violation flagrante des obligations internationales contractées par la France, qui lui interdisent de renvoyer une personne, quelles que soient les circonstances, vers un territoire où celle-ci risquerait de subir de graves atteintes à ses droits fondamentaux. Cette interdiction est une norme du droit international qui ne souffre aucune dérogation. Elle est inscrite dans de nombreux traités relatifs aux droits humains ratifiés par la France.
La CNDA a rendu le 10 mars dernier un jugement invitant les autorités à ne pas expulser Magomed Gadaïev, si son expulsion se traduisait par son renvoi en Russie, dans la mesure où celui-ci risquait alors selon toute probabilité de se retrouver en danger. Cela n’a pas empêché les autorités françaises de faire monter de force, le 9 avril, ce demandeur d’asile dans un avion reliant Paris à Moscou. À son arrivée dans la capitale russe, les garde-frontières l’ont retenu plus de 12 heures dans la zone de transit de l’aéroport de Cheremetievo, refusant de le laisser s’entretenir avec son avocat, Semion Tsvetkov.
Ce dernier dit avoir demandé à plusieurs reprises à la police des frontières pourquoi elle retenait son client, alors qu’il ne figurait pas sur la liste des personnes recherchées en Russie. Un garde-frontières aurait fait allusion à un « accord » prévoyant de mettre Magomed Gadaïev dans un vol à destination de Grozny, la capitale tchétchène, refusant toutefois de répondre à Semion Tsvetkov, qui cherchait à savoir qui avait conclu cet accord et sur quel fondement.
Dans ses échanges avec la police des frontières, Semion Tsvetkov a souligné que Magomed Gadaïev ne voulait pas être envoyé en Tchétchénie, où ses jours seraient en danger. Finalement, après des heures de négociations, les garde-frontières ont consenti à faire monter Magomed Gadaïev dans un vol à destination de Novy Ourenguoï, une ville du grand nord de la Russie, où vivaient certains de ses proches. Craignant pour la sécurité de son client, Semion Tsvetkov a pris le même avion. Ils sont tous deux arrivés à Novy Ourenguoï le 10 avril. Selon les proches de Magomed Gadaïev, deux hommes manifestement liés aux autorités tchétchènes se sont présentés à leur domicile, peu après l’atterrissage du vol, et ont exigé de voir le demandeur d’asile expulsé, menaçant sa famille de représailles si elle refusait de coopérer.
Peu après, Magomed Gadaïev et Semion Tsvetkov ont remarqué que l’immeuble dans lequel ils étaient hébergés était sous surveillance. Ils ont été informés officieusement par des personnes se trouvant en Tchétchénie que des policiers tchétchènes étaient en route pour Novy Ourenguoï, avec l’intention d’arrêter Magomed Gadaïev. Les deux hommes se sont rendus au commissariat voisin pour signaler les menaces et la surveillance dont ils étaient l’objet et pour solliciter la protection de la police locale. Après avoir rempli leur déposition, ils ont fait part de leur intention de quitter immédiatement Novy Ourenguoï. La police leur a cependant rétorqué que, pour leur propre sécurité, il valait mieux soit qu’ils restent au commissariat, soit qu’ils retournent dans leur appartement, où plusieurs policiers seraient attachés à leur protection. Magomed Gadaïev et Semion Tsvetkov ont choisi la deuxième solution.
Le 11 avril, vers 13 h, heure locale, la police a demandé aux deux hommes de se rendre à la délégation du Comité d'enquête auprès du parquet général pour y effectuer des formalités en relation avec leur déposition. À peine étaient-ils sortis de leur immeuble que des hommes en civil, qui ne se sont pas identifiés, mais qui, selon Semion Tsvetkov, étaient des responsables tchétchènes de l’application des lois, ont obligé Magomed Gadaïev à monter dans une voiture. Comme Semion Tsvetkov tentait de le suivre dans le véhicule, l’un des inconnus l’a repoussé, en lui disant qu’ils emmenaient son client et qu’on lui donnerait des explications au commissariat local. Les policiers en uniforme de Novy Ourenguoï présents sur les lieux ne sont pas intervenus.
Lorsque l’avocat est arrivé au commissariat, on lui a dit ne rien savoir de ce qui était arrivé à Magomed Gadaïev et tout ignorer de l’identité de ses ravisseurs. La police a un peu plus tard évoqué auprès de Semion Tsvetkov la possibilité que son client ait été arrêté dans le cadre d’une enquête judiciaire en cours en Tchétchénie.
La manière dont Magomed Gadaïev a été emmené par des hommes de nationalité tchétchène est typique d’une arrestation par enlèvement. La façon dont se sont déroulés les faits tend à montrer que la police de Novy Ourenguoï a été complice de la police tchétchène, en veillant à ce que la victime reste sur place jusqu’à l’arrivée de cette dernière, puis en la lui remettant, en violation de toute procédure élémentaire.
Le 12 avril, Semion Tsvetkov s’est rendu à Grozny, pour tenter d’obtenir des nouvelles de son client. Sur place, la police et le parquet lui ont déclaré ne pas être au courant de l’affaire. Pourtant, selon des proches de Magomed Gadaïev, le 13 avril, des membres des forces de sécurité tchétchènes auraient amené Magomed Gadaïev chez ses parents, dans le village de Zakan-Yourt, pour lui permettre de parler brièvement avec sa mère. Magomed Gadaïev ne portait apparemment pas de traces de violences. Les fonctionnaires n’ont pas donné les raisons de sa détention et sont rapidement repartis avec lui, assurant sa mère qu’il ne lui arriverait rien.
Avant d’être arrêté, Magomed Gadaïev avait confié à plusieurs reprises à Semion Tsvetkov et à ses proches que, si jamais il tombait aux mains des autorités tchétchènes et que celles-ci produisaient ensuite des aveux écrits de sa part concernant un crime quelconque, ces aveux ne pourraient avoir été obtenus autrement que par la torture.
Semion Tsvetkov a finalement appris vers 18 h, heure de Moscou, que son client était détenu par les services de police d’Ourous-Martan. L’agent en poste à l’entrée du centre de police de la ville lui a confirmé cette information, mais a refusé de le laisser voir le détenu. Il ne lui a pas non plus donné de précisions sur le statut de Magomed Gadaïev ni sur les éventuelles charges retenues contre lui.
Semion Tsvetkov a finalement pu voir Magomed Gadaïev le 14 avril dans les locaux de la police d’Ourous-Martan. Celui-ci semblait abattu, mais ne portait aucune trace apparente de violences. Il a déclaré à Semion Tsvetkov qu'il n’avait plus besoin de ses services et qu’il avait trouvé un autre avocat. Il a confirmé ses propos par écrit, mais la police n’a pas fourni d’exemplaire de sa déclaration à Semion Tsvetkov. D’après une conversation entre plusieurs policiers entendue par hasard par Semion Tsvetkov, Magomed Gadaïev devait être placé en état d’arrestation pour détention et distribution illégales d’armes (article 222 du Code pénal de la Fédération de Russie) et incarcéré à Grozny dans l’attente de son procès.
Il semblait très probable que Magomed Gadaïev ait rejeté sous la contrainte les services de son avocat, en qui il avait toute confiance. Magomed Gadaïev risque à tout moment d'être soumis à la torture ou à d'autres mauvais traitements. Sa vie même est en danger. La torture est très répandue en Tchétchénie. Magomed Gadaïev risque également d’être soumis à un procès inéquitable.
Nous notons en outre avec une vive inquiétude l’augmentation des expulsions par la France de demandeurs d'asile tchétchènes dans les mois qui ont suivi l’horrible meurtre, l’an dernier, de Samuel Paty, enseignant dans la banlieue parisienne, par un jeune réfugié de 18 ans Abdoullakh Anzorov, lui-même originaire de Tchétchénie. Selon le Comité Tchétchénie, une organisation non gouvernementale française qui milite contre les atteintes aux droits humains commises en Tchétchénie, les autorités françaises ont expulsé vers la Russie au moins huit demandeurs d'asile d’origine tchétchène entre novembre 2020 et avril 2021, dont Magomed Gadaïev. Deux d’entre eux – Ilias Sadoulaïev et Lezi Artsouïev, expulsés de France respectivement le 12 mars et le 5 avril – ont disparu à leur retour en Russie.
Ce qui est arrivé à Magomed Gadaïev dès son arrivée en Russie montre une fois de plus qu’il n’existe pas pour les demandeurs d'asile originaires de Tchétchénie d’option de déplacement à l'intérieur du pays sur le territoire de la Fédération de Russie.
Les autorités françaises doivent se mettre de toute urgence en contact avec les autorités russes concernant Magomed Gadaïev, pour s’assurer que les droits fondamentaux de ce dernier ne sont pas violés, et notamment que son droit à la vie, son droit de ne pas être torturé, son droit à la liberté et à la sécurité, son droit à un recours et à la protection de la loi et, s’il venait à être inculpé, son droit à un procès équitable sont respectés.
L’expulsion de Magomed Gadaïev ayant été réalisée en violation du droit international et contre la décision rendue par la CNDA, les autorités françaises doivent en outre prendre immédiatement des mesures pour permettre le retour de celui-ci en France. Les autorités françaises doivent suspendre toutes les expulsions et extraditions de Tchétchènes vers la Russie en instance, ceux-ci étant exposés à un risque reconnu de torture. Elles doivent au contraire prendre des mesures sérieuses visant à leur accorder une protection internationale.
Bref résumé de l’affaire Magomed Gadaïev
Magomed Gadaïev, 37 ans, a été placé en détention arbitraire et torturé de novembre 2009 à avril 2010 dans un centre de détention clandestin situé au sous-sol du siège de la police anti-émeute (OMON) de Tchétchénie. À sa libération, il a témoigné des actes de torture et des exécutions extrajudiciaires perpétrés par des policiers, dans le cadre d’une enquête judiciaire officielle menée sur l’enlèvement et la torture d’Islam Oumarpachaïev, qui avait lui aussi été détenu arbitrairement dans les mêmes locaux. Les autorités russes avaient ouvert cette enquête face à la détermination d’une des principales organisations indépendantes de défense des droits humains de Russie, le Comité contre la torture, qui avait fait campagne en ce sens. Toutefois, malgré un solide dossier à charge, aucun des auteurs présumés des faits dénoncés n’a jamais été traduit en justice.
Craignant pour sa vie en raison de menaces de représailles proférées par les autorités tchétchènes, Magomed Gadaïev a quitté la Russie en 2010, pour se réfugier tout d’abord en Pologne. Les autorités polonaises lui ont accordé l’asile en 2012, mais il a continué de recevoir des appels téléphoniques et des messages, émanant notamment de policiers qui l’avaient torturé, le menaçant de mort et exigeant qu’il se rétracte. Les personnes qui le menaçaient savaient manifestement où il se trouvait et le jeune homme ne s’est plus senti en sécurité en Pologne. Il est donc parti en septembre 2012 pour la France, où il a demandé l’asile. Sa demande, ainsi que ses appels ultérieurs, ont été rejetés, au motif, essentiellement, qu’il avait déjà obtenu le statut de réfugié en Pologne. Les autorités françaises ont cherché à le renvoyer en Pologne en 2019, mais les autorités polonaises les ont informées que son statut de réfugié venait d’être révoqué.
Les autorités françaises lui ont alors ordonné, en avril 2019, de repartir en Russie, le pays dont il avait la nationalité. Un tribunal administratif a cependant interdit en juin son expulsion vers la Russie. Magomed Gadaïev a alors déposé une nouvelle demande d’asile, arguant que la Pologne ne le reconnaissait plus comme réfugié. En octobre 2019, l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) a refusé d’examiner sa demande, au motif que sa présence en France constituait une menace pour la « sécurité nationale », sans toutefois donner de précisions. Magomed Gadaïev a fait appel de cette décision en novembre. La procédure est en instance, une audience étant prévue pour le 28 avril.
En décembre, la police française a ordonné à Magomed Gadaïev de quitter la France pour la Pologne, invoquant la décision de l’OFPRA, pour laquelle un appel était en cours. Celui-ci a immédiatement fait appel de l’injonction de la police devant un tribunal administratif, qui a toutefois rejeté son recours.
Magomed Gadaïev a alors introduit un recours devant la CNDA. Dans un arrêt rendu le 10 mars, celle-ci a estimé que le requérant ne pouvait être expulsé vers la Russie, car une telle mesure mettrait en danger sa vie et sa sécurité physique, et qu’il ne pouvait pas non plus être renvoyé en Pologne, car les autorités polonaises n’offraient aucune garantie de protection et ne garantissaient pas non plus qu’elles ne le renverraient pas en Russie. La Cour précisait bien que l’exécutif devait s’abstenir de toute mesure à l’égard de Magomed Gadaïev tant que son appel de la décision de l’OFPRA n’aurait pas été examiné.
Cela n’a pourtant pas empêché la police française d’arrêter Magomed Gadaïev le 8 avril et de le mettre de force dès le lendemain dans un vol à destination de Moscou, en refusant de le laisser s’entretenir avec son avocat français pendant toute sa détention.
Organisations signataires
Amnesty International
Civil Rights Defenders
Comité contre la torture
Comité d’assistance civique
Comité Helsinki de Norvège
Comité Tchétchénie, France
Fédération internationale pour les droits humains (FIDH)
Human Rights Watch
International Partnership for Human Rights (IPHR)
Memorial
Organisation mondiale contre la torture (OMCT)
Stitching Justice Initiative
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