(Bangui) – La Cour pénale spéciale (CPS) en République centrafricaine a mis en examen l’ex-capitaine Eugène Ngaïkosset, surnommé le « Boucher de Paoua », marquant une étape essentielle pour la justice, a déclaré Human Rights Watch.
Son arrestation a été confirmée le 4 septembre 2021. Le 10 septembre, la CPS a annoncé qu’elle avait inculpé Eugène Ngaïkosset pour crimes contre l’humanité, sans préciser toutefois le détail des chefs d’accusation. Eugène Ngaïkosset est un ancien capitaine de la garde présidentielle qui a commandé une unité impliquée dans de nombreux crimes, y compris le massacre d’au moins plusieurs dizaines de civils et l’incendie de milliers de maisons dans le nord-ouest et le nord-est du pays entre 2005 et 2007. Il aurait aussi commis des crimes en tant que leader au sein du mouvement anti-balaka, notamment à Bangui, la capitale, en 2015. On ignore si les chefs d’accusation à son encontre concernent un seul ou l’ensemble de ces événements.
« Le peu de justice pour les types de crimes dont est accusé Eugène Ngaïkosset illustre à quel point l’impunité favorise depuis longtemps la violence en République centrafricaine », a expliqué Lewis Mudge, directeur pour l’Afrique centrale à Human Rights Watch. « De nombreuses personnes dans le pays, notamment les victimes des crimes et les membres de leurs familles, suivront de près l’affaire Ngaïkosset. Des procédures judiciaires équitables et efficaces pourraient marquer un tournant pour la justice. »
L’arrestation d’Eugène Ngaïkosset intervient dans un contexte de recrudescence de la violence en République centrafricaine alors qu’une nouvelle rébellion a débuté en décembre 2020, mettant en péril un accord de paix fragile signé entre le gouvernement et plusieurs groupes armés en février 2019.
La CPS est un tribunal novateur instauré afin de réduire l’impunité généralisée pour les crimes graves en République centrafricaine. Le personnel de la Cour est composé de juges et de procureurs internationaux et nationaux et la Cour bénéficie d’une assistance internationale. Elle a compétence pour juger les crimes graves commis pendant les conflits armés dans le pays depuis 2003. La loi établissant la Cour a été adoptée en 2015, mais le tribunal n’a officiellement commencé ses activités qu’en 2018.
La CPS a indiqué qu’Eugène Ngaïkosset a été informé de ses droits et que son avocat était présent lors de sa mise en examen. La CPS a aussi précisé que les juges d’instruction du tribunal décideront s’il restera en détention en attendant de nouvelles avancées dans l’affaire, mais aucun délai n’a été annoncé pour cette décision.
En 2005, Eugène Ngaïkosset, alors lieutenant, était le chef d’une unité de la garde présidentielle basée dans la ville de Bossangoa au début d’une période de rébellions contre le gouvernement de l’ancien président François Bozizé. Il figurait parmi les commandants intouchables, fidèles à François Bozizé, dirigeant des unités impliquées dans des violations du droit international, notamment des atteintes graves aux droits humains. Les abus présumés commis par Eugène Ngaïkosset incluent des attaques contre des civils suspectés de soutenir l’Armée populaire pour la restauration de la République et la démocratie (APRD), un mouvement rebelle conduit par d’anciens membres de la garde présidentielle de l’ex-président Ange-Félix Patassé dans les provinces du nord-ouest, d’où Ange-Félix Patassé était originaire. Bozizé a renversé Patassé en 2003.
En 2007, Human Rights Watch a documenté au moins 51 meurtres commis par des membres de la garde présidentielle sous le commandement d’Eugène Ngaïkosset. Dans certains cas, les meurtres étaient particulièrement violents et ont été considérés comme des avertissements aux communautés locales. Par exemple, Human Rights Watch a établi que, le 22 mars 2006, les troupes de la garde présidentielle menées par Eugène Ngaïkosset ont décapité un enseignant dans le village de Bemal. Un mois plus tôt, Human Rights Watch a mis en évidence que cette même unité avait tué au moins 30 villageois dans la même région, essentiellement en tirant de manière indiscriminée sur des personnes qui tentaient de s’enfuir.
En 2018, un habitant de Paoua âgé de 79 ans a raconté à Human Rights Watch qu’en 2006, Eugène Ngaïkosset et ses hommes sont entrés dans son magasin et l’ont pillé. Ils l’ont ensuite conduit lui ainsi qu’un autre homme âgé hors de la ville à bord d’un pick-up. « Ils nous ont dit : “Bozizé nous a ordonné de tuer tous ceux qui ont voté contre lui.” Mais ils m’ont épargné parce que j’avais été soldat. L’autre homme avait environ 70 ans et nous l’appelions “le Tailleur”. Ils lui ont dit de partir et lui ont tiré dans le dos. Les gens continuent à parler de Ngaïkosset ici. Les proches de ses victimes vivent toujours ici. Il faut qu’il passe devant un juge. »
Lors d’une réunion avec Human Rights Watch en 2008, François Bozizé a nié qu’Eugène Ngaïkosset ait commis des crimes de 2005 à 2007.
En avril 2014, un mandat d’arrêt a été émis à l’encontre d’Eugène Ngaïkosset pour son rôle dans des abus perpétrés dans le nord sous la présidence de François Bozizé, d’après un groupe d’experts désignés par le Secrétaire général de l’ONU. En mai 2015, Eugène Ngaïkosset a été transféré du Congo-Brazzaville à Bangui. Il a été arrêté et conduit à la Section de recherche et d’investigation (SRI) de la gendarmerie nationale. Cinq jours plus tard, il s’est échappé dans des circonstances qui n’ont pas été éclaircies. Les circonstances entourant son évasion et les complicités dont il a pu bénéficier devraient faire l’objet d’une enquête, a déclaré Human Rights Watch.
Après son évasion de la SRI, Eugène Ngaïkosset a été actif aux côtés des milices anti-balaka – un ensemble de groupes armés locaux apparus au milieu de l’année 2013 pour lutter contre la Séléka, un groupe rebelle essentiellement musulman qui a pris le pouvoir en 2013 – jusqu’à la fin de l’année 2015 au minimum.
En décembre 2015, Eugène Ngaïkosset a été inscrit sur la liste des sanctions de l’ONU pour avoir commis des violences visant à déstabiliser le gouvernement de transition en septembre 2015 et pour « avoir préparé, donné l’ordre de commettre ou avoir commis [...] des actes contraires au droit international des droits de l’homme ou au droit international humanitaire [...] (violences sexuelles, attaques dirigées contre des civils, attentats à motivation ethnique ou religieuse, attentats commis contre des écoles et des hôpitaux, enlèvements, déplacements forcés) ». Ce même mois, l’Office of Foreign Assets Control (OFAC) (Bureau de contrôle des avoirs étrangers) du Trésor américain a également sanctionné Eugène Ngaïkosset pour son « implication dans des actes portant atteinte à [...] la paix, la sécurité ou la stabilité ».
Déjà en 2009, des diplomates à Bangui avaient demandé instamment une action judiciaire contre Eugène Ngaïkosset. En 2009 et 2010, Philip Alston, alors Rapporteur spécial de l’ONU sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, a exhorté à la suspension, l’ouverture d’enquêtes et la poursuite en justice des forces de sécurité impliquées dans les exactions, à commencer par une enquête sur Eugène Ngaïkosset. Malgré le mandat d’arrêt et les sanctions de l’ONU et des États-Unis, le ministère de la Défense, dirigé à l’époque par Joseph Bindoumi, a continué à verser à Eugène Ngaïkosset son salaire de l’armée nationale en 2015. Son salaire a été payé jusqu’à la fin de l’année 2018 au moins, d’après l’ONU.
Le 8 septembre 2021, le substitut du procureur de la CPS, Alain Tolmo, a annoncé que le tribunal ouvrira ses premiers procès avant la fin de l’année et qu’il examine actuellement plusieurs affaires. La Cour est basée à Bangui, ce qui permettra aux Centrafricains concernés par les crimes de suivre les affaires et interagir plus facilement pour faire en sorte que les suspects soient placés devant leur responsabilité pénale, a déclaré Human Rights Watch. Les activités judiciaires de la CPS sont menées parallèlement aux enquêtes et poursuites de la Cour pénale internationale sur les crimes graves commis dans le pays, ainsi qu’à certaines affaires traitant de crimes moins graves liés au conflit devant les tribunaux pénaux ordinaires du pays.
« Beaucoup en République centrafricaine associent Eugène Ngaïkosset aux meurtres, destructions et abus généralisés présumés mais une part de son héritage est aussi liée au manque de volonté de certaines autorités centrafricaines à traduire en justice les responsables de crimes graves », a conclu Lewis Mudge. « Son arrestation et son inculpation ainsi que l’ouverture prochaine de procès à la Cour pénale spéciale montrent que la justice tant attendue peut progresser. Cela devrait servir d’avertissement à ceux qui commettraient de tels crimes. »
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