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Russie : Des civils ukrainiens victimes de disparitions forcées

Des détenus illégalement transférés vers la Russie pourraient y être retenus en otages

Un centre de détention provisoire près de Saint-Pétersbourg, en Russie. © 2021 Russian Look Ltd. / Alamy Stock Photo

(Berlin, le 14 juillet 2022) – Les forces russes en Ukraine ont fait disparaître de force des civils et les ont transférés illégalement en Russie, a déclaré aujourd’hui Human Rights Watch . L'organisation a documenté les cas de neuf hommes qui ont été détenus par les forces russes alors qu’elles occupaient la région de Kiev ; ces hommes ont ensuite été manifestement transférés vers des centres de détention situés dans les régions de Kursk et Bryansk en Russie, lors de rotations ou de retraits des forces russes.

Les familles et les amis des hommes concernés ont déclaré à Human Rights Watch que les détenus sont des civils, ce qui signifie qu’ils doivent être traités comme des « personnes protégées », et non comme des prisonniers de guerre (abréviation POW en anglais, ou PG en français), en vertu des Conventions de Genève applicables au conflit armé en Ukraine. Les proches ont déclaré avoir appris l’emplacement de ces hommes par d’anciens prisonniers qui avaient partagé leurs cellules ou les avaient vus sur des sites russes. Les violations commises par la Russie à l’encontre de ces détenus comprennent d’éventuelles séquestrations et prises d’otages, des transferts ou déportations illégaux et des disparitions forcées, ce qui peut constituer ou aboutir à de multiples crimes de guerre.

« Les forces russes ont transféré illégalement ces civils en Russie, les ont fait disparaître de force et continuent de les détenir sans accès à leurs familles, et sans fournir d’informations à ces familles », a déclaré Tanya Lokshina, directrice adjointe de la division Europe et Asie centrale à Human Rights Watch. « Les autorités russes devraient immédiatement remettre en liberté tous les civils ukrainiens détenus en Russie et permettre leur retour en Ukraine. Elles devraient aussi veiller à ce que tout individu – combattant ou civil – actuellement détenu en Ukraine ou en Russie soit officiellement enregistré auprès du Comité international de la Croix-Rouge. » 

En juin, la Mission de surveillance des droits de l’homme des Nations Unies en Ukraine a déclaré avoir recensé des centaines de cas de détention arbitraire par les forces russes dans les zones qu’elles, ou des groupes armés qui lui sont affiliés, contrôlent en Ukraine. Elle a également déterminé que de nombreuses personnes avaient été soumises à la torture et à d’autres mauvais traitements et « un nombre inconnu de victimes […] transférées sur le territoire de la Fédération de Russie... », entre autres, où elles sont « détenues dans des établissements pénitentiaires, souvent avec des prisonniers de guerre ».

Artur Prihno, un représentant de Media Initiative for Human Rights (MIHR), une organisation non gouvernementale ukrainienne de défense des droits humains, a déclaré à Human Rights Watch qu’après avoir détenu des civils en Ukraine, les forces russes les avaient transférés dans un camp à Narovlia, au Bélarus, avant de les emmener en Russie entre trois et dix jours plus tard. Certains des éléments que les familles ont appris au sujet de leurs proches disparus accréditent l’hypothèse selon laquelle les autorités russes traitent peut-être les civils comme des prisonniers de guerre, ou qu’ils sont à tout le moins détenus aux côtés de prisonniers de guerre. Les autorités ukrainiennes chargées des prisonniers de guerre ont également informé les familles concernées que cinq de ces hommes – Bohdan Shcherba, Ramiz Musaev, Roman Kissel, Vasyl Volokhin et Serhii Liubich – seraient détenus en Russie.

Deux avocats qui ont tenté de se rendre aux centres de détention de Koursk et de Novozybkov (région de Briansk), en Russie, ont déclaré à Human Rights Watch que les autorités leur avaient refusé l’accès à ces centres ; les autorités ont également refusé de reconnaître que des civils ukrainiens y étaient détenus, ou de fournir d’informations sur les lieux où ils étaient détenus. L’équipe de l’un des deux avocats a essayé à au moins cinq reprises d’accéder aux deux centres de détention, la dernière fois à la mi-juin. Des proches des hommes détenus ont également envoyé des demandes écrites d’informations aux deux centres de détention et reçu des réponses indiquant que les hommes ne s’y trouvaient pas. Cela équivaut à une disparition forcée, un crime au regard du droit international relatif aux droits humains, quelles que soient les circonstances. 

Le droit international humanitaire interdit les transferts forcés individuels ou collectifs de civils d’un territoire occupé vers le territoire de la puissance occupante, un acte qui peut constituer un crime de guerre. Le droit international humanitaire interdit également la prise d’otages. La détention de civils avec pour finalité de futurs échanges de prisonniers correspond au crime de guerre de la prise d’otages.

Selon le rapport de l’ONU en date de juin, il existe « des informations crédibles faisant état d’actes de torture et d’autres formes de traitement inhumain de prisonniers de guerre internés à la fois sur le territoire de la Fédération de Russie et sur le territoire contrôlé par des groupes armés affiliés à la Russie [en Ukraine] », y compris dans le centre de détention provisoire de Koursk, en Russie.

« Les civils ukrainiens détenus par les forces russes non seulement sont privés de leur liberté, mais leur santé et leur vie sont en danger dans la mesure où ils sont détenus en l’absence de contrôle légal ou public », a conclu Tanya Lokshina. « Les autorités russes devraient immédiatement révéler où se trouvent tous les civils ukrainiens détenus dans des zones anciennement ou actuellement occupées et les remettre en liberté. »

Informations complémentaires

Personnes « disparues »

Les neuf hommes dont les familles ou les amis se sont entretenus avec Human Rights Watch ont été arrêtés entre le 26 février et le 18 mars dans la région de Kiev, en Ukraine : cinq hommes dans le district de Boutcha, deux hommes dans le district de Hostomel, un homme dans la ville de Dymer, et un homme dans le village de Dorohynka.

Transferts vers Koursk (Russie)

Six des hommes dont les parents ou amis se sont entretenus avec Human Rights Watch ont été transférés à Koursk, dans l’ouest de la Russie. Il s’agit de Bohdan Shcherba, âgé de 31 ans ; de son beau-frère Ramiz Musaev, 24 ans ; et de leur ami Roman Kissel, 30 ans. Le 26 février, des soldats russes les ont arrêté alors qu’ils se rendaient en voiture de Loubianka, un village proche de Boutcha, au village voisin d’Ozera.

La femme de Shcherba les a reconnus, lui et Kissel, dans une vidéo diffusée en mars par une chaîne de télévision russe, qui montrait des captifs ukrainiens à Hostomel. Deux semaines plus tard, le collègue de Shcherba a trouvé sa voiture en bon état abandonnée sur la route, portes et coffre ouverts et plaques d’immatriculation manquantes.

Une amie d’Ivan Remez a déclaré à Human Rights Watch que les forces russes ont arrêté, le 6 mars, ce dernier, âgé de 31 ans, à Hostomel alors qu’il se rendait à vélo auprès de personnes âgées pour leur apporter une aide humanitaire. Elle a affirmé avoir parlé avec deux prisonniers de guerre libérés qui ont déclaré avoir vu Remez au centre de détention provisoire n° 1 de Koursk.

Le 5 mars, à Hostomel, des soldats russes ont arrêté Mykola Smagliuk, 25 ans, et un autre homme dont le nom n’a pas été divulgué pour raisons de sécurité, qui avaient quitté leur abri pour sortir les poubelles. Un proche de Smagliuk a déclaré à Human Rights Watch avoir parlé avec l’autre homme après qu’il a été remis en liberté à Koursk. Il lui a dit que le jour de leur détention, des soldats leur avaient ordonné de se jeter à terre et de ramper vers le véhicule blindé de transport de troupes des soldats. Bien que Smagliuk et lui-même, a-t-il expliqué, ont été détenus ensemble sur une base militaire à Hostomel plusieurs jours durant, ils ont été transférés séparément en Russie, l’autre homme étant arrivé au centre de détention de Koursk plusieurs jours avant Smagliuk.

Les familles de Shcherba, Musaev, Kissel, Remez et Smagliuk ont déclaré avoir été en contact avec les anciens compagnons de cellule de chacun des cinq hommes dans le centre de détention provisoire n° 1 de Koursk. Ils ont déclaré qu’à la mi-avril, Shcherba, Musaev et Kissel avaient été transférés dans la colonie pénitentiaire pour femmes n° 11 de la région de Koursk.

La famille de Danylo Kuptsov, âgé de 26 ans, a déclaré à Human Rights Watch que les forces russes l’avaient détenu à Dorohynka, dans la région de Kiev, le 11 mars, alors qu’il essayait de recharger son téléphone à l’intérieur de sa voiture. Environ un mois plus tard, sa famille a appris par un ancien compagnon de cellule que Kuptsov était détenu dans le centre de détention provisoire de Koursk. En avril, sa femme a essayé de contacter le centre, mais on lui a répondu que Kuptsov ne s’y trouvait pas. Le 13 mai, le CICR a informé la famille que Kuptsov était détenu en Russie.

En juin, Human Rights Watch a documenté la disparition forcée de Viktoria Andrusha, une enseignante ukrainienne détenue par les forces russes dans la région de Tchernihiv et transférée de force à Koursk.

Transferts vers la région de Briansk (Russie)

Human Rights Watch s’est entretenu avec les familles de trois hommes que les forces russes ont transférés de force vers la région de Briansk, également dans l’ouest de la Russie. Ces familles ont à leur tour parlé avec d’anciens compagnons de cellule de leurs proches et des témoins de leur détention. Anna, une habitante de Dymer, dont le nom de famille n’a pas divulgué à sa demande, a déclaré que le 4 mars, des soldats russes avaient arrêté son frère de 33 ans, Vasyl Volokhin, alors qu’il traversait Dymer à vélo pour avertir les habitants d’une prochaine attaque à la roquette au sujet dont il avait été informé. Des témoins ont dit à sa famille que des soldats russes l’avaient blessé par balle. Son vélo et son téléphone endommagés ont été retrouvés sur la route.

À Boutcha, des soldats russes ont arrêté Evhen Guryanov, 45 ans, après une descente à son domicile et interrogé sa famille le 18 mars. Natalia, l’épouse de Guryanov, a déclaré qu’elle était présente au moment de son arrestation. Elle a également déclaré que le 7 mars, des soldats russes avaient arrêté son beau-frère, Serhii Liubich, 37 ans, alors qu’il transportait de l’eau potable de Boutcha à Hostomel. Selon des témoins, des soldats lui avaient mis un sac sur la tête et l’avaient emmené.

Selon Natalia, plusieurs anciens prisonniers du centre correctionnel n° 2 (IK-2, en russe) de Novozybkov, dans la région de Briansk, ont confirmé y avoir vu Guryanov et Liubich. Un homme a fini par transmettre un message à la famille de Volokhin, par le biais d’un intermédiaire, indiquant qu’il avait été le compagnon de cellule de Volokhin dans la région de Briansk. Lorsque la famille a envoyé une lettre à Volokhin à la mi-mars, les autorités de l’IK-2 ont répondu par un avis indiquant que « le message [avait] été remis au destinataire », puis par un autre indiquant que « cette personne n’existe pas ». La famille de Volokhin pense qu’il est toujours incarcéré à l’IK-2.

Mauvais traitements

Après leur libération et leur retour en Ukraine dans le cadre d’échanges, d’anciens prisonniers, tant civils que combattants, ont raconté aux organisations de défense des droits et aux médias les traitements humiliants et dégradants et les tortures qu’ils ont subis en captivité en Ukraine et en Russie.

Selon le Media Initiative for Human Rights (MIHR), les autorités des centres de détention de Koursk et de Novozybkov ont forcé les captifs à revêtir un uniforme de prisonnier et à se couper les cheveux très courts, y compris les femmes. Un membre de la famille d’un ancien détenu a déclaré que les prisonniers étaient soumis à des interrogatoires répétés, régulièrement roués de coups et victimes d’électrochocs, et qu’ils étaient forcés de rester debout pendant de longues périodes. Le MIHR a documenté un cas dans le centre de détention provisoire n° 1 de Koursk où un détenu a vu des gardes passer à tabac un détenu civil jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Les autorités ont également soumis certains des détenus à des pressions psychologiques, les forçant à apprendre l’hymne russe par cœur et à signer des documents sans qu’ils soient autorisés à les lire au préalable, a précisé le MIHR à Human Rights Watch.

Un membre d’une famille a déclaré que son voisin, de retour en Ukraine après avoir été détenu dans une prison russe, avait dû être amputé d’une jambe en raison de l’absence de traitement médical pour des engelures apparues en prison. D’autres hommes ont fait des récits similaires à ceux relayés par les médias.

Droit international

Le droit de la guerre permet à une partie belligérante dans un conflit armé international de détenir des combattants en tant que prisonniers de guerre et d’interner des civils en détention non pénale si leurs activités constituent une menace sérieuse pour la sécurité de l’autorité détentrice. La Quatrième Convention de Genève sur la protection des civils établit des procédures et des garanties concernant l’internement, et tout civil interné doit être relâché dès que les raisons qui ont exigé son internement ne sont plus d’actualité. 

Les détenus civils ne peuvent être transférés d’un territoire occupé vers celui de la partie détentrice ou de ses alliés. L’article 49 (1) de la Quatrième Convention de Genève interdit explicitement « les transferts forcés, en masse ou individuels, ainsi que les déportations de personnes protégées hors du territoire occupé dans le territoire de la Puissance occupante ou dans celui de tout autre état, occupé ou non, […] quel qu’en soit le motif ». Il s’agit d’une violation grave des Conventions de Genève (voir l’article 85 (4) (a) du Protocole additionnel I) et d’un crime de guerre selon le Statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI) (article 8 (2) (b) (viii)).

Si une personne est détenue non pas en tant que civil mais en tant que combattant, elle doit se voir accorder le statut de prisonnier de guerre et a droit à toutes les protections accordées à ce titre, en particulier celles énoncées dans la troisième Convention de Genève. Le CICR devrait être informé de l’existence de tous les prisonniers de guerre, et être autorisé à leur rendre visite et à transmettre des informations les concernant à leurs familles.

Au cours d’un conflit armé, lorsque qu’une attaque vise la population civile, le fait de ne pas reconnaître la détention d’un civil ou de ne pas révéler son lieu de détention dans l’intention de le soustraire à la protection de la loi pendant une période prolongée constitue le crime de disparition forcée et peut être poursuivi comme un crime contre l’humanité en vertu du statut de la CPI (article 7(1)(i)).

Aucune personne détenue, qu’il s’agisse d’un prisonnier de guerre ou d’un civil, ne doit être soustraite à la protection de la loi. Elle doit au contraire être officiellement enregistrée et les informations relatives à sa détention, y compris son emplacement, être accessibles et fournies à sa famille et à toutes les autorités compétentes. Tous les détenus sont protégés par des obligations de procédure régulière en vertu du droit international.

La prise d’otages est une violation grave de la Quatrième Convention de Genève et un crime de guerre, notamment en vertu du Statut de Rome de la CPI (article 8 (2) (a) (viii)). La prise d’otages est la détention d’une personne avec la menace explicite ou implicite de continuer à la détenir comme moyen de contraindre un tiers à entreprendre un acte particulier pour obtenir la libération de l’otage.

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