Traduction de la tribune parue en anglais dans l’International Herald Tribune le 1.8.11.
Quand le Conseil de sécurité des Nations Unies a unanimement référé la situation libyenne au procureur de la Cour pénale internationale (CPI), le 26 février dernier, il a clairement fait comprendre que l’impunité pour les crimes contre l’humanité constitue une menace à la paix et la sécurité internationale. Ce renvoi envoie un signal fort à l’effet que les attaques systématiques et meurtrières contre des manifestants pacifiques engendrent des conséquences sur le plan pénal.
Or les gouvernements qui ont pris les devants pour cette résolution votée par 15 voix à 0 – le Royaume-Uni, la France et les États-Unis – semblent à présent sur le point de négocier un accord qui, s’il était conclu, court-circuiterait la justice en marginalisant les procédures judiciaires de la Cour pour les victimes en Libye.
Le ministre britannique des Affaires étrangères, William Hague, affirmait récemment qu’il était important que Mouammar Kadhafi, le dirigeant libyen, renonce à tout pouvoir, mais que «ce sera ensuite aux Libyens de décider ce qu’il adviendra de lui ». Ce revirement a de quoi déconcerter, même pour ceux qui sont habitués à de telles pirouettes diplomatiques.
Après avoir mis en marche les rouages de la justice, tous les membres du Conseil de sécurité – et ces trois pays en particulier – devraient réaffirmer que l’impunité n’est plus possible, au lieu de permettre à Kadhafi de s’en tirer à bon compte pour résoudre une impasse militaire. L’amnistie pour les atrocités de masse, qu’elle soit explicite ou de facto, n’a aucune validité internationale.
Heureusement, l’époque où les gouvernements pouvaient offrir l’immunité aux personnes impliquées dans de graves crimes internationaux est révolue. En effet, le renvoi unanime par le Conseil de sécurité de la situation libyenne à la Cour pénale internationale reflète sa volonté de réclamer des comptes aux criminels internationaux, y compris de hauts représentants étatiques.
Le 27 juin, trois juges de la CPI ont délivré des mandats d’arrêt à l’encontre de Kadhafi, son fils Seif-al-Islam, et le chef des services de renseignement libyens Abdullah al-Senussi. Les trois hommes sont accusés de crimes contre l’humanité pour leur rôle dans les attaques contre des civils, notamment des manifestants pacifiques, à Tripoli, Benghazi, Misurata et dans d’autres villes et municipalités libyennes.
Ces mandats représentent un important pas en avant dans les efforts pour rendre justice aux victimes de crimes graves en Libye.
Maintenant qu’un processus judiciaire international indépendant a été lancé, il faut laisser la justice suivre son cours. En outre, le procureur de la CPI devrait appliquer la loi de façon impartiale et enquêter sur les crimes supposément commis par les rebelles libyens, ainsi que ceux qui seraient le fait des forces de l’OTAN. Il est simplement trop tard faire marche arrière.
Une offre d’amnistie à un chef d’État en exercice qui fait l’objet d’accusations peut empirer la situation, en signalant qu’il n’y aura aucun prix à payer pour avoir massacré le plus grand nombre de personnes possible dans l’espoir de s’accrocher au pouvoir. Si la surenchère de brutalité fonctionne, le dirigeant est assuré de réussir. Et même si le recours à la violence ne lui permet pas de rester au pouvoir, il n’encourt aucune conséquence pour avoir essayé. Ceci est un terrible message à envoyer aux dirigeants qui commettent de graves violations à travers le monde :s’ils se maintiennent au pouvoir assez longtemps pour épuiser les forces de l’opposition, tout leur sera pardonné.
Bien que Kadhafi ne puisse bénéficier d’une amnistie formelle pour les crimes graves perpétrés en Libye, certains diplomates envisagent peut-être de recourir à une « issue de secours » contenue dans le traité de la CPI. En vertu de l’article 16 du Statut de Rome, le Conseil de sécurité peut, en invoquant la paix et la sécurité internationale, surseoir aux procédures intentées contre Kadhafi pour une période de 12 mois. Or cette disposition malencontreuse autorise l’ingérence politique dans les procédures judiciaires, et ne devrait donc être utilisée que dans des circonstances exceptionnelles.
Tout sursis en vertu de l’article 16 est limité à une période de 12 mois renouvelable; si le Conseil de sécurité consent à un tel sursis, on peut donc s’attendre à ce qu’il subisse d’intenses pressions pour renouveler la période de suspension après un an, et à nouveau à l’expiration de chaque année suivante. Ceci donnerait lieu à un spectacle désagréable, lors duquel les membres du Conseil de sécurité voteraient chaque année pour prolonger l’immunité en faveur de Kadhafi.
Évidemment, un sursis à l’enquête de la CPI risque aussi d’établir un dangereux précédent pour les hauts fonctionnaires qui font l’objet d’accusations dans d’autres pays. En sacrifiant l’obligation de rendre des comptes pour les crimes les plus graves selon le droit international, le Conseil inciterait les présumés responsables de graves atrocités à négocier, comme Kadhafi tente présentement de faire, faisant ainsi échec à la primauté du droit. En effet, un sursis dans le cas de Kadhafi encouragerait d’autres présumés criminels de guerre comme le président Omar Hassan el-Béchir du Soudan à renouveler sa demande de suspension du mandat d’arrêt dont il fait l’objet pour les crimes commis au Darfour.
Une stratégie visant à assurer à Kadhafi une retraite confortable (en Libye ou à l’étranger) ignore la règle de droit et crée un précédent troublant. C’est aussi une stratégie de courte vue : Kadhafi, qui n’occupe aucun poste officiel au gouvernement, mais qui continue d’exercer d’énormes pressions de par sa présence, demeure un personnage déstabilisateur, et le peuple libyen ne se sentirait probablement pas libéré de l’actuel climat de crainte et d’intimidation. Au surplus, amnistier les têtes dirigeantes rendrait sans doute difficile, voire impossible, la poursuite de tout autre représentant du régime pour les crimes commis en Libye au cours des 40 ans de règne de Kadhafi.
À court terme, on peut aisément comprendre la tentation de renoncer à la justice dans le but de faire cesser un conflit armé. Mais au lieu de mettre fin au conflit, une amnistie de facto accordant l’immunité pour des crimes contre l’humanité risque de provoquer d’autres cycles de violations graves des droits humains, sans pour autant apporter la paix.
Richard Dicker est le directeur du programme Justice internationale au sein de Human Rights Watch.