(La Haye, le 8 mars 2012) – La Cour internationale de Justice (CIJ) devrait enjoindre le Sénégal d’extrader l’ancien dictateur tchadien Hissène Habré en Belgique, ont déclaré aujourd’hui Human Rights Watch et des associations tchadiennes de victimes.
Les audiences devant la CIJ portant sur la requête belge demandant au Sénégal de juger ou extrader Habré doivent débuter le 12 mars 2012.
« Le gouvernement sénégalais a indiqué clairement qu’il ne jugera pas Habré » a déclaré Souleymane Guengueng, passé près de la mort pendant les trois années de mauvais traitements qu’il a endurées dans les prisons de Habré, avant de créer une association de victimes en quête de justice. « La Cour internationale de Justice devrait ordonner au Sénégal d’envoyer Habré en Belgique pour que l’on puisse enfin le voir sur le banc des accusés avant que toutes les victimes survivantes ne décèdent. »
Habré, âgé de 69 ans, vit en exil au Sénégal depuis vingt-et-un ans. Il est recherché par la justice belge pour crimes contre l’humanité, crimes de guerre et torture durant ses années au pouvoir au Tchad, de 1982 à 1990. La Belgique a récemment déposé sa quatrième demande d’extradition, après que le Sénégal ait rejeté les trois précédentes, ce que l’archevêque Desmond Tutu, prix Nobel de la paix, a décris comme un « interminable feuilleton politico-judiciaire » auquel sont soumises les victimes.
En vertu de la Convention des Nations Unies contre la torture et autre peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, le Sénégal doit soit juger soit extrader Habré. Dans les documents qu’il a transmis à la Cour internationale de Justice, le gouvernement sénégalais soutient qu’il a toujours l’intention de juger Habré. Toutefois, de hauts responsables sénégalais, notamment le Président Abdoulaye Wade, ont maintes fois exprimé publiquement leur refus de traduire Habré en justice.
En 2011, le ministre sénégalais des Affaires étrangères, Madické Niang, a déclaré plusieurs fois que Habré ne serait pas jugé au Sénégal. En juillet dernier, le Président Wade a annoncé qu’il allait expulser Habré vers leTchad – où il fut déjà condamné à mort par contumace pour des crimes différents – avant de finalement se rétracter face au tollé international suscité par cette décision. Tout en annonçant ce revirement, le ministre des Affaires étrangères déclara encore une fois que Habré ne serait pas jugé au Sénégal.
Le gouvernement tchadien annonça en juillet 2011 sa préférence pour une extradition de Habré en Belgique. En 2002, le gouvernement tchadien avait levé l’immunité de Habré pour qu’il puisse être jugé en Belgique.
Habré fut inculpé une première fois au Sénégal en 2000, mais à la suite d’immixtions politiques du gouvernement sénégalais, les juridictions sénégalaises se déclarèrent incompétentes pour le juger pour des crimes commis à l’étranger. Elles ont justifié cette décision en indiquant que le Sénégal n’avait pas intégré dans sa législation nationale les dispositions de la Convention contre la Torture exigeant des États parties d’établir leur compétence pour juger des actes de torture commis à l’étranger lorsque l’auteur présumé de ces actes se trouve sur leur territoire. Cette décision ainsi que les immixtions politiques furent dénoncées par des Rapporteurs de l’ONU sur la torture et l’indépendance du pouvoir judiciaire.
D’autres victimes de Habré, notamment plusieurs citoyens belges, déposèrent plainte contre lui en Belgique. Après quatre années d’enquête, un juge belge demanda l’extradition de Habré en 2005. Toutefois, un tribunal sénégalais se déclara incompétent pour statuer au fond sur la demande.
Le Sénégal demanda à l’Union africaine de lui « indiquer la juridiction compétente pour juger cette affaire ». Quand l’organisation panafricaine proposa au Sénégal de juger Habré « au nom de l’Afrique », le Président Wade accepta. Les quatre années suivantes se résumèrent pas des disputes quant au prix et au cadre juridique d’un tel tribunal.
Comme les négociations s’éternisaient, et après que le Président Wade ait menacé de permettre à Habré de quitter le Sénégal, la Belgique déposa une requête contre le Sénégal à la CIJ en février 2009. En mai 2009, en réponse à une demande belge en indication de mesures conservatoires, le Sénégal prit l’engagement solennel de ne pas autoriser Habré à quitter le Sénégal dans l’attente d’une décision finale de la CIJ.
En novembre 2010, la Cour de Justice de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) considéra que le jugement de Habré devrait être conduit « dans le cadre strict d’une procédure spéciale ad hoc à caractère international ». Le même mois, plusieurs États s’accordèrent au cours d’une table ronde des donateurs pour financer la totalité du budget de ce tribunal pendant que l’Union africaine faisait écho à la décision de la Cour de la CEDEAO en proposant la création d’une juridiction spéciale au sein du système judiciaire sénégalais avec certains juges nommés par l’Union africaine. En mai 2011 cependant, le gouvernement sénégalais se retira des négociations avec l’Union africaine portant sur la création de cette cour.
Depuis cette date, une cour d’appel sénégalaise a refusé de se prononcer sur deux demandes belges d’extradition au motif que les documents juridiques joints n’étaient pas conformes. Dans les deux cas, le gouvernement sénégalais n’a manifestement pas transmis à la Cour les documents intacts initialement transmis par la Belgique.
« Le gouvernement sénégalais fait tourner les victimes en rond depuis vingt-et-un ans et s’efforce maintenant de duper les victimes devant la Cour internationale de Justice », a déclaré Jacqueline Moudeïna, avocate des victimes et présidente de l’Association tchadienne pour la Promotion des droits de l’Homme. « La CIJ devrait mettre fin à ces combines sénégalaises. »
La Cour internationale de Justice, dont le siège est situé à La Haye aux Pays Bas, est l’organe judiciaire principal de l’Organisation des Nations Unies. La Cour règle généralement les différends interétatiques et n’a pas compétence pour poursuivre des individus. Ses arrêts ont force obligatoire à l’égard des États qui ont accepté sa compétence.
Selon la requête déposée par la Belgique, le Sénégal a violé la Convention contre la Torture et le droit international coutumier en refusant de juger ou d’extrader Habré.
En mai 2006, le Comité des Nations Unies contre la Torture considéra que le Sénégal avait violé la Convention contre la Torture et demanda au Sénégal de juger ou d’extrader Habré. En juillet 2011, Navi Pillay, la Haut-commissaire des Nations Unies pour les droits de l’Homme, rappela au gouvernement sénégalais qu’abriter une personne qui a commis la torture et d’autres crimes contre l’humanité sans la poursuivre en justice ni l’extrader est une violation du droit international. En novembre 2011, le rapporteur du Comité des Nations Unies contre la Torture rappela encore une fois ces obligations au Sénégal.
En juillet 2011, le gouvernement tchadien a déploré que si « certaines victimes se sont éteintes et que d’autres attendent depuis plus de deux décennies que justice leur soit rendue, Hissène Habré, auteur présumé de crimes extrêmement graves, continue de jouir de son confortable exil à Dakar, au Sénégal ».
Les audiences publiques à la CIJ se tiendront jusqu’au 21 mars. Une décision n’est pas attendue avant quelques mois.
Habré a dirigé le Tchad de 1982 à 1990, jusqu’à ce qu’il soit renversé par Idriss Déby Itno et s’exile au Sénégal. Son régime à parti unique a été marqué par des atrocités commises à grande échelle, notamment par des vagues d’épuration ethnique. Les archives de la police politique, la Direction de la Documentation et de la Sécurité (DDS), découvertes par Human Rights Watch en 2001, ont révélé les noms de 1 208 personnes exécutées ou décédées en détention. Un total de 12 321 victimes de graves violations des droits humains sont mentionnées dans les dossiers.