(Nairobi, le 12 décembre 2012) – Les bombardements aériens et les pilonnages d'artillerie à l'aveugle auxquels se livre le gouvernement soudanais dans les États du Nil bleu et du Sud-Kordofan ont fait de nombreux morts et blessés parmi la population civile depuis le début du conflit il y a plus d'un an, a affirmé Human Rights Watch dans un rapport publié aujourd'hui. Les forces gouvernementales ont attaqué des villages, incendié des maisons, pillé des biens appartenant aux civils, effectué des arrestations arbitraires, et agressé et violé des femmes et des filles.
Ce rapport de 39 pages, intitulé Under Siege: Indiscriminate Bombing and Abuses in Sudan’s Southern Kordofan and Blue Nile States (« État de siège : Bombardements aveugles et exactions dans les États soudanais du Nil bleu et du Sud-Kordofan »), est le fruit de cinq missions de recherche effectuées dans des zones difficiles d'accès et tenues par les rebelles dans ces deux États et dans des camps de réfugiés au Sud-Soudan.
Le rapport documente des bombardements sans discernement et d'autres attaques effectuées par les forces armées soudanaises contre les civils, depuis qu'un conflit entre le gouvernement du Soudan et les rebelles de l'Armée de libération du peuple soudanais-Nord (ALPS-Nord) a éclaté en juin 2011 au Sud-Kordofan, à la suite d'élections locales aux résultats contestés. Le rapport décrit également comment le refus du Soudan d'autoriser l'assistance humanitaire dans les zones tenues par les rebelles affecte la population. Des centaines de milliers de personnes sont déplacées à l'intérieur des deux États, avec presque rien pour survivre, tandis que plus de 200.000 autres ont rejoint des camps de réfugiés au Sud-Soudan et en Éthiopie.
« Les bombes larguées à l'aveugle par le Soudan tuent et mutilent des femmes, des hommes et des enfants, qui sont terrorisés et affamés », a déclaré Daniel Bekele, directeur de la division Afrique à Human Rights Watch. « La communauté internationale devrait sortir de son silence et exiger la cessation immédiate de ces exactions. »
Les Nations Unies, l'Union africaine (UA), la Ligue arabe, l'Union européenne (UE) et ses États membres, ainsi que d'autres pays clés comme les États-Unis, la Chine, l’Afrique du Sud et le Qatar, devraient exercer de fortes pressions sur le Soudan pour qu'il mette fin immédiatement à ces bombardements sans discernement et cesse d'empêcher l'accès à l'aide humanitaire. Ils devraient appeler le Secrétaire général de l'ONU, Ban Ki-moon, à créer une commission d'enquête sur les violations des droits humains commises par le gouvernement et par les forces rebelles depuis le début du conflit. Les chercheurs ont en effet reçu des informations sur des violations commises par les forces rebelles, telles que des pilonnages à l'aveugle de villes tenues par le gouvernement, mais n'ont pas pu accéder aux zones contrôlées par le gouvernement pour les confirmer.
Les responsables de crimes graves devraient être amenés à rendre des comptes et faire l'objet de sanctions ciblées, telles que le gel de leurs avoirs à l'étranger et une interdiction de voyager, a affirmé Human Rights Watch. La nécessité que les personnes responsables de crimes à grande échelle rendent des comptes est particulièrement forte au Soudan, où le président Omar el-Béchir, Ahmed Haroun, le gouverneur du Sud-Kordofan, et Abdulraheem Mohammed Hussein, l'actuel ministre de la défense, sont déjà l'objet de mandats d'arrêt émis par la Cour pénale internationale (CPI) pour des atrocités commises au Darfour. Le 13 décembre, le procureur de la CPI rendra compte au Conseil de sécurité de l'ONU des progrès de l'enquête de la Cour sur le Darfour.
Bombardements et attaques à l'aveugle
Lors d'une mission de recherche dans l'État du Nil bleu en octobre 2012, Human Rights Watch a recueilli des preuves de bombardements et de pilonnages effectués sans discernement depuis le début du conflit. Par exemple, des éclats d'une bombe larguée fin 2011 ont frappé une jeune fille de 17 ans à la tête, la tuant sur le coup sous les yeux de sa mère, Tahani Nurin.
Lors d'un pilonnage d'artillerie près du village de Wadega, à l'ouest de Kormuk, en août, un agriculteur a vu un obus tuer son voisin, Ahmed, alors qu'ils étaient aux champs: « Quand l'obus est tombé, le corps d'Ahmed a été déchiqueté. C'était même difficile de l'identifier. Nous avons tous fui quand le pilonnage a commencé. Quand nous sommes revenus, nous avons retrouvé son corps en morceaux. »
Au Sud-Kordofan, où Human Rights Watch s'est également rendu fin octobre, les chercheurs ont rassemblé des preuves de bombardements sans discernement. L'un de ces bombardements, le 2 octobre sur le marché de Heiban, a tué un civil et en a blessé six autres, dont Huwaida Hassan, mère de sept enfants, qui se rendait à pied au marché. Les éclats de bombe l'ont éventrée. Dans un autre cas, une bombe larguée à la mi-septembre sur un village à l'ouest de Kadugli est tombée sur la ferme de Fadila Tia Kofi, une femme septuagénaire, et lui a arraché une partie du pied gauche. Depuis l'attaque, elle ne peut plus marcher. « Je ne sais pas pourquoi on nous bombarde », a-t-elle dit. « Je travaille. Je cultive la terre. Mais maintenant je rampe. »
Les bombardements effectués à l'aveugle constituent une violation des principes fondamentaux des lois de la guerre, qui exigent que les belligérants fassent à tout moment une distinction entre combattants et civils et ne prennent pour cibles que les combattants et les objectifs militaires. Les bombes utilisées par le Soudan ne sont pas munies d'un système de guidage et sont souvent larguées d'avions de transport Antonov ou d'appareils volant à haute altitude, d'une manière qui ne permet pas de faire une vraie distinction entre soldats et civils. Dans l’État du Nil bleu en particulier, Human Rights Watch a découvert des preuves de l'utilisation de bombes artisanales, bourrées de clous et d'autres morceaux de métal coupant qui deviennent des projectiles mortels à l'impact.
Les forces gouvernementales terrestres et les milices qui leur sont alliées ont aussi attaqué des villages sans faire de distinction entre civils et combattants, a constaté Human Rights Watch dans les deux États. Une femme de 25 ans et sa belle-mère, anciennes résidentes d'un village proche de Gebanit dans l'État du Nil bleu, ont déclaré avoir été témoins de multiples attaques de la part des Forces populaires de défense, une milice pro-gouvernementale, lors de divers épisodes du conflit. En juin, les miliciens ont tiré sur des villageois qui faisaient la moisson et les deux femmes les ont vus enlever trois personnes, dont deux femmes.
Le droit international humanitaire interdit de s'en prendre aux civils et à leurs biens. Les forces soudanaises, ainsi que les rebelles, ont l'obligation de prendre toutes les précautions possibles pour protéger les civils. Ils devraient avertir à l'avance les populations pour qu'elles puissent évacuer une zone de conflit et leurs soldats ne devraient pas bivouaquer ou effectuer des opérations de combat dans les zones peuplées de civils.
Les personnes qui ont des liens réels ou supposés avec le MLPS-Nord risquent l'arrestation dans les villes contrôlées par le gouvernement. Des dizaines de membres présumés du parti, qui a été officiellement interdit en septembre 2011 quand les combats se sont étendus à l'État du Nil bleu, sont emprisonnés au Sud-Kordofan, au Nil bleu et dans d'autres régions du Soudan. Le Soudan devrait immédiatement publier leurs noms, a déclaré Human Rights Watch. Les autorités devraient libérer tous ceux qui ne sont pas détenus légalement et assurer que ceux qui le sont ne soient pas soumis à des sévices ou à la torture et qu'ils bénéficient du droit à des procédures respectueuses de la légalité.
Une crise humanitaire qui s'aggrave
Dans les zones tenues par les rebelles visitées par Human Rights Watch dans les deux États, les chercheurs ont constaté que des communautés de civils déplacés avaient trouvé refuge dans la brousse ou à flanc de montagne à proximité de gros rochers ou de grottes, ou en d'autres endroits choisis pour des raisons de sûreté. Toutes les personnes rencontrées par les chercheurs de Human Rights Watch vivaient sur des réserves de nourriture déclinantes et n'avaient qu'un accès limité, voire aucun accès du tout, à de l'eau potable, à des médicaments de base ou à des soins médicaux.
Le Soudan a restreint les entrées et sorties des zones contrôlées par les rebelles et en a continuellement interdit l'accès aux organisations humanitaires indépendantes qui tentaient d'y apporter de la nourriture et des services, ce qui revient à imposer un blocus aux zones rebelles. Cette politique a empêché les civils de se procurer des médicaments et d'autres fournitures, et de disposer de médecins ou d'enseignants. Les cliniques et les écoles visitées par les chercheurs, dont certaines étaient endommagées par les bombardements, étaient fermées ou abandonnées.
Les bombardements menés par le Soudan et son refus d'autoriser les livraisons de nourriture et d'aide dans les deux États ont fait fuir plus de 200.000 habitants, qui sont actuellement dans des camps de réfugiés au Sud-Soudan et en Ethiopie. Mais la proximité de ces camps de la frontière du Soudan, où le conflit se poursuit, et la présence de soldats en armes appartenant à diverses armées dans les camps et aux alentours, continuent de poser des menaces pour la sécurité des civils. Des femmes et des filles réfugiées ont fait état de menaces constantes de violences sexuelles.
En août, au bout de nombreux mois de négociations, le Soudan a accepté d'appliquer ce qu'on appelle la « Proposition tripartite », négociée par l'ONU, l'UA et la Ligue arabe. Cette proposition, qui prévoit la mise en place d'observateurs de ces trois organisations, établit des modalités pour assurer que l'aide parvienne aux personnes vivant dans les zones tenues par les rebelles. Mais le Soudan n'a pas pris les premières mesures qui lui incombaient pour évaluer les besoins humanitaires dans les délais convenus et prétend maintenant que l'accord a expiré.
« Interdire arbitrairement l'accès de populations civiles à la nourriture et à l'aide humanitaire, pendant un conflit, constitue une tactique brutale qui viole le droit international humanitaire », a conclu Daniel Bekele. « Ceux qui adoptent une politique consistant à priver leurs citoyens de nourriture, de médicaments et d'autres formes d'aide devraient en être tenus responsables, notamment par l'imposition de sanctions ciblées par la communauté internationale. »
Contexte
Les États du Nil bleu et du Sud-Kordofan sont situés au nord de la frontière entre le Soudan et le Sud-Soudan et leurs populations ont, dans une large mesure, soutenu l'Armée de libération du peuple soudanais (ALPS) pendant la guerre civile au Soudan, qui a duré 22 ans. Le conflit entre le Soudan et l'ALPS a commencé au Sud-Kordofan en juin 2011 et s'est étendu au Nil bleu en septembre de la même année. Dans les deux États, le conflit a éclaté dans un contexte de tension croissante entre le Parti du congrès national (PCN) au pouvoir à Khartoum et le Mouvement de libération du peuple soudanais (MLPS) – le parti politique qui dirige désormais le Sud-Soudan indépendant, au sujet des arrangements de sécurité contenus dans l'Accord de paix global de 2005, qui avait mis fin à la guerre.
Le MLPS opérant au nord de la frontière, qui a pris le nom de MLPS-Nord, a affirmé que l'accord de paix donnait aux parties six mois pour se retirer après avoir achevé les consultations populaires, qui n'avaient pas encore eu lieu lorsque le conflit a éclaté. Ces consultations sont l'une des exigences de l'accord de paix, afin que les populations des deux États puissent choisir le système de gouvernance qui leur convient tout en restant des citoyens soudanais.