(New York, le 13 janvier 2014) – Certains groupes extrémistes de l’opposition armée imposent aux femmes et aux filles des règles strictes et discriminatoires qui n’ont aucun fondement dans le droit syrien, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. Les règles rigoureuses dictées par certains groupes dans les régions du nord et du nord-est de la Syrie placées sous leur contrôle portent atteinte aux droits des femmes et des filles et limitent leur capacité à vaquer à leurs occupations quotidiennes essentielles.
Human Rights Watch a interrogé 43 réfugiés en Syrie et au Kurdistan irakien et mené des entretiens téléphoniques avec deux réfugiés en Syrie et en Turquie en novembre et décembre 2013. Ces réfugiés ont expliqué que les groupes armés extrémistes Jabhat al-Nosra et l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL) exigeaient le respect de leur interprétation de la Sharia, ou loi islamique, en imposant aux femmes et aux filles le port du voile (hijab) et d’une robe qui leur arrive à la cheville (abaya) et en menaçant de punir celles qui n’obtempéreraient pas. Dans certaines régions, les groupes imposent des mesures discriminatoires qui interdisent aux femmes et aux filles, et plus particulièrement à celles qui refusent de respecter le code vestimentaire, de se déplacer librement en public, de travailler et d’aller à l’école.
« Les groupes extrémistes comme l’EIIL et Jabhat al-Nosra portent atteinte aux libertés dont jouissaient les femmes et les filles syriennes et qui constituaient de longue date l’une des forces de la société syrienne », a déclaré Liesl Gerntholtz, directrice de la division Droits des femmes à Human Rights Watch. « Quel genre de victoire ces groupes promettent-ils aux femmes et aux filles qui assistent à la disparition de leurs droits ? »
Les règles imposées aux femmes par Jabhat al-Nosra et l’EIIL ont un profond impact sur le quotidien des femmes et des filles syriennes en affectant leur capacité à s’instruire, à subvenir aux besoins de leur famille et même à se procurer des produits de première nécessité cruciaux pour leur survie. Certains réfugiés ont souligné que des femmes avaient été enlevées par ces groupes, et l’un des réfugiés a raconté que sa voisine, une veuve, et ses trois jeunes enfants avaient péri lors de combats car elle avait eu peur de s’enfuir puisqu’il lui était interdit de quitter son domicile sans être accompagnée d’un tuteur de sexe masculin.
Les réfugiés syriens au Kurdistan irakien et en Turquie ont expliqué à Human Rights Watch qu’entre septembre 2012 et novembre 2013, Jabhat al-Nosra et l’EIIL avaient imposé des restrictions à la tenue vestimentaire et aux déplacements des femmes et des filles dans plusieurs villes : Alep (quartier Sheikh Maksoud), Afrin et Tel Aran dans le gouvernorat d’Alep ; Hassakeh et Ras Al-Ayn dans le gouvernorat de Hassakeh ; Idleb ; ainsi que Tel Abyad dans le gouvernorat de Raqqa. Ces régions regroupent des communautés d’une grande diversité religieuse : musulmans sunnites, musulmans chiites, alawites, chrétiens syriaques et chrétiens arméniens.
Les personnes interrogées par Human Rights Watch ont déclaré que des membres de Jabhat al-Nosra et de l’EIIL insistaient pour que les femmes observent un code vestimentaire strict reposant sur le port de l’abaya et du hijab et l’interdiction du port de jeans, de vêtements trop serrés et de maquillage. Certains de ces témoins ont précisé que des membres de ces groupes interdisaient aux femmes de se rendre dans des lieux publics si elles n’étaient pas accompagnées d’un membre de leur famille de sexe masculin, et ce, à Idleb, Ras Al-Ayn, Tel Abyad et Tel Aran. Les femmes et les filles qui n’obéissaient pas à ces restrictions étaient menacées d’être punies et, dans certains cas, n’avaient pas le droit d’emprunter les transports en commun, d’accéder à l’éducation et d’acheter du pain.
Les personnes originaires d’Idleb, de Tel Abyad et Tel Aran interrogées par Human Rights Watch ont également expliqué que, dans ces régions, Jabhat al-Nosra et l’EIIL interdisaient aux femmes de travailler en dehors de chez elles.
Bien que les personnes interrogées n’aient pas toujours pu établir avec certitude une distinction entre les membres des différents groupes armés extrémistes, des travaux de sources médiatiques et de l’Observatoire syrien des droits de l’homme appuient les dires des réfugiés selon lesquels ce sont Jabhat al-Nosra et l’EIIL qui ont imposé ces restrictions. Human Rights Watch n’est pas en mesure de confirmer si les autres groupes armés extrémistes présents dans ces mêmes régions sont impliqués dans l’imposition de restrictions.
La Syrie n’a pas de religion d’État, et sa constitution protège la liberté de culte. Bien que le code pénal syrien et les lois sur le statut personnel, qui régissent des questions telles que le mariage, le divorce et la succession, contiennent des dispositions discriminatoires à l’encontre des femmes et des filles, la constitution syrienne garantit l’égalité de genre. En juin 2009, des manifestations ont poussé le gouvernement à renoncer à des mesures qui auraient introduit des lois plus régressives sur le statut personnel. Les personnes interrogées ont déclaré à Human Rights Watch que par le passé, les femmes et les filles avaient largement pu participer à la vie publique, notamment en travaillant et en allant à l’école, et joui d’une liberté de déplacement, de culte et de conscience.
Certains réfugiés ont affirmé que Jabhat al-Nosra et l’EIIL imposaient également des contraintes au niveau de la tenue vestimentaire et des déplacements des hommes et des garçons dans le village de Jindires dans le district d’Afrin ainsi qu’à Ras al Ayn, Tel Abyad et Tel Aran, mais tous ont précisé que les femmes et les filles faisaient l’objet de restrictions plus sévères. D’anciens habitants de Tel Abyad et de Tel Aran ont raconté que les groupes armés n’autorisaient pas les garçons et les hommes à porter un jean ou un pantalon serré, mais que les groupes leur imposaient un code vestimentaire moins spécifique qu’aux femmes et aux filles.
Les personnes interrogées ont déclaré que les restrictions à la libre circulation des hommes et des garçons dans le village de Jindires dans le district d’Afrin ainsi qu’à Ras al Ayn, Tel Abyad et Tel Aran s’inscrivaient dans le cadre de restrictions universelles à la liberté de circulation, par exemple des couvre-feux ; elles ont ainsi expliqué qu’en octobre 2012 à Ras al Ayn et en juillet et août 2013 à Tel Aran, des groupes extrémistes armés dont Jabhat al-Nosra avaient exercé leur contrôle en annonçant que personne ne pouvait sortir en public après 17 heures. Les restrictions vestimentaires ou à la liberté de circulation ne s’appliquaient dans aucun cas exclusivement aux hommes et aux garçons.
Si les restrictions vestimentaires et à la liberté de circulation visant toute personne de manière injustifiée portent atteinte à ses droits et devraient être révoquées, celles qui visent et affectent les femmes et les filles de manière disproportionnée sont en outre discriminatoires.
Les commandants de Jabhat al-Nosra et de l’EIIL devraient immédiatement et publiquement révoquer toutes les pratiques qui portent atteinte aux droits des femmes, y compris les codes vestimentaires obligatoires et les limitations à la liberté de circulation. Les groupes devraient arrêter de punir et de menacer les femmes et les filles dont la tenue vestimentaire ou le comportement ne sont pas conformes aux règles strictes qu’ils leur imposent. Ils devraient par ailleurs cesser de s’ingérer de manière illégale dans les droits des femmes et des filles à une vie privée, à l’autonomie et à la liberté d’expression, de culte, de pensée et de conscience, exiger le respect du droit international relatif aux droits de l’homme et punir ceux qui sont placés sous leurs ordres et restreignent la tenue vestimentaire des femmes et leur accès au travail, à l’éducation ou aux lieux publics. Tous les gouvernements concernés qui sont en mesure d’exercer une influence sur ces groupes devraient également les exhorter à mettre fin à ces restrictions discriminatoires à l’encontre des femmes, a affirmé Human Rights Watch.
« Des groupes comme l’EIIL et al-Nosra déclarent faire partie d’un mouvement social, or ils semblent plus soucieux de diminuer les libertés des femmes et des filles que d’apporter un quelconque avantage sur le plan social », a conclu Liesl Gerntholtz. « Comme nous avons pu le constater dans certains cas en Somalie, au Mali et ailleurs, ce genre de restrictions marque souvent le début d’une dégradation totale des droits des femmes et des filles. »