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Côte d’Ivoire : Nulle part où se tourner pour obtenir une protection

La vie quotidienne dans le Nord est marquée par des crimes violents

(Nairobi, le 15 décembre 2014) – Des criminels lourdement armés enchaînent à un rythme effréné les attaques souvent violentes contre des autobus et des véhicules privés et contre des villages dans le nord de la Côte d’Ivoire, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. Les forces de sécurité ont en grande partie échoué à protéger la population ou à enquêter sur ces crimes.

Pour lutter contre les crimes de plus en plus violents, le gouvernement ivoirien devrait de toute urgence augmenter le nombre de patrouilles dans les zones durement touchées et équiper correctement la police et la gendarmerie en vue de protéger la population. Le gouvernement devrait également désarmer les anciens combattants largement soupçonnés d’être impliqués dans les attaques et s’assurer que les autorités au sein du système de justice pénale puissent mener des enquêtes approfondies et traduire en justice les auteurs des crimes.

« Les personnes qui vivent, travaillent et voyagent dans le nord de la Côte d’Ivoire sont terrorisées par des hommes armés qui semblent agir sans grande crainte d’être arrêtés, encore moins traduits en justice », a indiqué Corinne Dufka, directrice de la Division Afrique de l’Ouest à Human Rights Watch. « Le gouvernement ivoirien doit protéger les personnes contre ces attaques incessantes et souvent violentes. »

En octobre 2014, Human Rights Watch a mené plus de 40 entretiens avec des négociants, des propriétaires d’autobus, des chauffeurs et des passagers ; des membres des forces de sécurité ; des représentants du gouvernement à Abidjan et à Bouaké, la deuxième ville de Côte d’Ivoire par la taille ; des travailleurs humanitaires locaux et internationaux ; des représentants des populations immigrantes ; ainsi que des représentants de la mission des Nations Unies en Côte d’Ivoire et de l’Union européenne.

Human Rights Watch a documenté 15 attaques violentes commises par des gangs armés, dans lesquelles au moins quatre chauffeurs et passagers ont trouvé la mort et au moins 22 personnes ont été blessées. Des témoignages dignes de foi apportés par des résidents de Bouaké ont fourni des précisions sur huit attaques supplémentaires commises aux alentours de cette ville. Toutes les attaques, sauf deux, ont eu lieu en 2014.

Un chauffeur d’autobus âgé de 34 ans a décrit une attaque contre son véhicule en juillet au cours de laquelle il a reçu trois balles, et deux passagers – un greffier de tribunal à la retraite et un enseignant – sont décédés de leurs blessures par balles. « Ils ont tiré dans les pneus et criblé de balles l’avant de l’autobus », a-t-il raconté. « J’ai perdu le contrôle de l’autobus qui est sorti de la route pour finir dans les buissons... Le sang coulait tellement, je me suis écroulé. »

Des témoins et des représentants des autorités locales ont expliqué que le banditisme constitue depuis longtemps un problème dans le Nord, avec une concentration des attaques en 2011 et 2012. Mais les résidents ont tous constaté qu’après une légère amélioration en 2013, la situation a progressivement et considérablement empiré en 2014.

Des victimes, des témoins et des résidents du Nord ont décrit des attaques quasi quotidiennes menées par des groupes allant de 2 à 15 hommes armés de fusils d’assaut Kalachnikov, de pistolets et, dans certains cas, de lance-grenades. Ils ont décrit un schéma récurrent dans lequel des hommes sortaient de la végétation le long de la grande route et tiraient en l’air pour forcer les conducteurs à s’arrêter. Si le chauffeur ne s’arrêtait pas, ils visaient directement le véhicule, ciblant souvent le conducteur lui-même ou criblant le véhicule de balles sans distinction.

Les victimes ont indiqué que les forces de sécurité n’ont généralement pas effectué de patrouilles régulières et adéquates pour empêcher les attaques ou n’ont pas mené d’enquêtes ni traduit en justice les assaillants. Les conducteurs ont expliqué que les longues portions de route sans présence visible des forces de sécurité ont rendu les conducteurs et les voyageurs vulnérables face aux attaques.

Les victimes qui ont signalé des attaques aux forces de sécurité ont indiqué que, dans de nombreux cas, les forces de sécurité n’ont pas enquêté ou ont mené une enquête superficielle après que les victimes ont déposé une plainte auprès de la police. De nombreuses victimes ont cessé de signaler les attaques en raison de l’absence de réponse. Des fonctionnaires de la justice à Bouaké ont indiqué que les tribunaux dans leur juridiction n’ont jugé qu’une poignée d’affaires de vols avec violence jusqu’à présent en 2014.

Des attaques ont été menées à tout moment du jour ou de la nuit, et les criminels sont souvent restés à un même endroit pendant des heures, volant tout voyageur passant par là, tout en menaçant les autres avec leur arme. Des victimes, des témoins et des représentants des autorités locales ont fait part d’une accélération des attaques autour des principales vacances, y compris Noël, le Nouvel An, Pâques et l’Aïd el-Kébir, et les jours de marché, lorsque les voyageurs étaient plus susceptibles d’avoir des cadeaux, de l’argent pour leur famille ou les bénéfices de leur travail.

Des représentants des autorités locales et des membres des forces de sécurité ont indiqué qu’en général, ils manquaient de ressources pour mener des patrouilles adéquates, répondre rapidement aux attaques et enquêter sur les crimes. Un gendarme a expliqué que, souvent, ils ne donnent pas suite aux plaintes parce qu’ils passent la majeure partie de leur temps à patrouiller sur le terrain.

La plupart des victimes et des témoins pensaient que les attaquants étaient d’anciens combattants de l’époque du conflit armé qu’a connu le pays, parce que leurs armes étaient semblables à celles utilisées par les factions armées, parce qu’une formation de type militaire qui caractérisait les attaques, et en raison du nombre élevé d’anciens combattants vivent à Bouaké ou à proximité.

La situation sécuritaire dans le nord de la Côte d’Ivoire est instable depuis qu’une rébellion militaire a divisé le pays en deux en 2002. En 2009, les rebelles connus sous le nom de Forces Nouvelles ont dans une certaine mesure cédé le contrôle du Nord aux autorités civiles. Cependant les commandants rebelles ont continué à exercer un contrôle considérable sur les affaires sécuritaires et judiciaires dans cette région jusqu’à la fin de la crise postélectorale de l’année 2011 et n’étaient pas disposés à prendre des mesures contre les dizaines de milliers d’anciens combattants qui s’étaient battus à leurs côtés. La présence d’un grand nombre d’anciens combattants dans le Nord, qui n’ont toujours pas été désarmés, réintégrés dans la société ou recrutés dans l’armée, compromet la sécurité dans cette région.

Les résidents et les chauffeurs ont décrit un sentiment de traumatisme lié à la violence. Beaucoup ont indiqué qu’ils avaient peur de voyager. Une femme a raconté la terreur qu’elle a ressentie lors d’une attaque sur la grande route entre Bouaké et Korhogo en mars : « Il y a eu une longue fusillade, tout le monde a paniqué et hurlé. Sur le moment, j’ai vraiment pensé à ma fille, je l’avais laissée à la maison le matin même et j’ai cru que je ne la reverrais jamais. Mais c’est quand j’ai vu les hommes dans le bus trembler comme des enfants que j’ai eu vraiment peur. »

Une criminalité endémique
La criminalité – et notamment le vol à main armée – constitue un grave problème en Côte d’Ivoire depuis plusieurs années, en particulier dans les régions du nord et de l’ouest. Des représentants de l’Union européenne, de l’opération de la mission de l’ONU en Côte d’Ivoire et des organisations ivoiriennes de défense des droits humains ont exprimé à plusieurs reprises leurs inquiétudes face à ce problème.

Les hommes armés s’en prennent à toutes les formes de transports publics, y compris les grands autobus de passagers, les minibus, les taxis ruraux connus sous le nom de « taxis-brousse » et les taxis à moto, ainsi qu’aux véhicules privés et aux piétons, et aux personnes qui travaillent dans les champs voisins. Un témoin a vu des bandits commettre un vol sur une voiture qui portait des plaques d’immatriculation du gouvernement. Sur les routes secondaires, de petits groupes d’hommes armés arrêtent et pillent les voitures et les villageois à pied, sur leur chemin ou de retour du marché ou des champs.

Des témoins ont raconté que les assaillants, certains semblant être organisés en bandes criminelles, agissaient par groupe allant jusqu’à 15 hommes. Ils étaient généralement armés de fusils d’assaut Kalachnikov ou de fusils de chasse à canon scié, mais certains portaient des lance-grenades et des armes plus légères comme des pistolets, des machettes et des couteaux.

Des attaques importantes, dans lesquelles les bandits établissaient en général des points de contrôle afin de piller plusieurs véhicules en même temps, ont été menées essentiellement sur les routes principales, notamment sur les portions de route isolées où la couverture téléphonique est mauvaise ou à des endroits où la route est creusée de nids-de-poule, obligeant les chauffeurs à ralentir et les rendant plus vulnérables. Des attaques à petite échelle se sont produites sur les routes secondaires et dans les villes et villages dans le nord.

Des témoins, des victimes, des représentants du gouvernement et des membres des forces de sécurité ont déclaré que la majorité des attaques avaient lieu sur les grandes routes autour de Bouaké, le long de la route Yamassoukro-Bouaké, sur la route Bouaké-Korhogo et sur la route conduisant au Burkina Faso, tandis que beaucoup d’autres attaques se sont produites sur des routes secondaires et autour des petites villes et des villages dans les districts administratifs de Vallé du Bandama et de Savanes dans le Nord. De juin à septembre, il y a eu une série d’attaques près de Djékanou, ville située à 30 kilomètres au sud de Yamassoukro.

La plupart des victimes ont indiqué que les attaquants portaient des vêtements noirs et des cagoules de type balaclava ou un tissu enveloppant la tête et le visage dans le style des groupes nomades touareg. Un chauffeur dont l’autobus de 40 places a été attaqué en juin dernier sur la grande route reliant Yamassoukro à Abidjan a décrit les attaquants : « Ils étaient tous masqués, tous en vêtements noirs avec des manches longues et des gants. Ils cachaient bien leur identité, même si votre propre frère était un bandit, vous ne pourriez pas le reconnaître. »

Lors de plusieurs incidents, des témoins ont rapporté que les attaquants tiraient dans les pneus et, dans certains cas, criblaient l’autobus de balles pour l’arrêter, blessant souvent et tuant parfois des personnes à bord. Les assaillants forçaient les personnes à descendre et à s’allonger face contre terre sur le sol ou bien montaient dans le véhicule, l’un braquant une arme à feu sur les passagers, le ou les autres volant systématiquement l’argent, les téléphones portables et les objets de valeur des passagers. De nombreux témoins ont dit que les attaquants frappaient les chauffeurs et les passagers qui n’avaient pas d’argent à leur donner et parfois déshabillaient les personnes pour s’assurer qu’elles ne cachent pas d’objets de valeur.

Sur les quatre meurtres documentés par Human Rights Watch, deux personnes ont été tuées alors que les bandits tiraient sur des autobus en mouvement et deux ont été tuées à bout portant pendant les vols. Un témoin a expliqué qu’un jeune conducteur de moto-taxi, Thomas N’Guessan N’Guessan, est décédé le 6 octobre après avoir reçu deux balles et avoir été jeté dans la végétation environnante par deux hommes armés qui ont également volé sa moto et ont frappé le témoin.

Un chauffeur d’autobus a décrit une attaque en janvier sur la grande route au sud de Bouaké :

Ils ont criblé l’autobus de balles. Pan ! Pan ! Pan ! Les bandits ont crié : « Gare-toi ! Gare-toi ! », mais j’ai continué à rouler. Lorsqu’ils ont ouvert le feu sur l’autobus, tout le monde s’est couché entre les sièges. Les passagers criaient : « S’il vous plaît, ne vous arrêtez pas ! Vous ne devez pas vous arrêter ! » J’ai réussi à parcourir environ un kilomètre avant que les pneus ne se dégonflent totalement... J’ai dit aux passagers que l’autobus ne pouvait pas aller plus loin et qu’ils devaient descendre et courir jusqu’au village, pour tenter de se sauver.

Un cultivateur de cacao qui a été attaqué deux fois cette année a indiqué avoir été témoin d’un meurtre lors d’une attaque sur plusieurs véhicules en septembre dans la banlieue de Djékanou :

Il y avait deux autobus MASSA et deux taxis-brousse déjà arrêtés. Trois bandits sont montés dans notre autobus, l’un d’eux braquait une Kalachnikov sur les gens, les deux autres fouillaient nos vêtements et nos affaires. Un jeune homme, d’à peine plus de 20 ans, conducteur d’un des autobus MASSA, se tenait hors de l’autobus. Un bandit debout près des buissons avec une Kalachnikov a crié : « À terre ! À terre ! » Mais le garçon ne s’est pas couché. « Tu veux jouer au malin ? » lui a dit le bandit, avant de l’abattre d’une balle juste devant moi.

Un chauffeur de taxi a été attaqué trois fois cette année. Il a raconté une des attaques en mars :

Cela s’est produit dans la journée sur une route poussiéreuse entre deux villages, pas loin d’Atohou. Six hommes se cachaient dans les herbes hautes. Ils sont sortis avec leurs fusils braqués directement sur moi et m’ont ordonné de me garer. « Si tu ne te gares pas immédiatement, nous te tuerons », m’a crié l’un d’eux. J’ai arrêté la voiture. Trois d’entre eux avaient des Kalachnikov et deux avaient des fusils de chasse à canon scié. J’avais six passagers. Ils ont fouillé nos poches et nos sacs et ont pris tout l’argent et les téléphones portables. Puis ils nous ont dit de nous allonger sur le sol. J’ai levé les yeux à un moment et un homme a crié : « Qu’est-ce que tu regardes ? » et il m’a frappé dans le dos avec un gros morceau de bois. Ils portaient tous des masques sur leur visage avec des trous pour les yeux et la bouche. Trois d’entre eux portaient des uniformes bleu foncé unis (utilisés par les pompiers), mais je n’ai pas vu les numéros de “matricules”. Les autres portaient des vêtements de tous les jours. Nous sommes restés là couchés sur le sol pendant longtemps... peut-être une heure, trop effrayés pour bouger. Lorsque nous nous sommes enfin relevés, ils étaient partis. C’est vraiment très dangereux maintenant.

Beaucoup de victimes ont expliqué être tombées malades suite à ce qu’elles ont qualifié de stress, ou être incapables de sortir ou d’aller travailler normalement après une attaque. D’autres ont déclaré qu’elles sont effrayées de quitter leur village pour rejoindre leur ferme après avoir été attaquées sur des chemins voisins. De nombreux conducteurs ont aussi dit qu’ils étaient effrayés, mais qu’ils continuaient à conduire parce que c’était leur moyen de subsistance. Un chauffeur de taxi rural a décrit l’impact psychologique sur les conducteurs :

Il y a tellement de bandits et nous nous attendons à tomber dessus tout le temps. Si un conducteur n’est pas tué, il est tout simplement reconnaissant. Cela fait partie de notre travail ; nous sommes dans un milieu où les ennemis nous prennent en chasse. Notre travail est très risqué et les conducteurs ont peur.

Un jeune homme visiblement traumatisé par une attaque récente au cours de laquelle il a été témoin du meurtre de son ami a expliqué à Human Rights Watch : « C’était mon ami, nous travaillions ensemble. Si cela avait été quelqu’un d’autre, cela aurait été difficile. Mais voir son meilleur ami se faire tuer devant vous, c’est trop difficile. Et il avait une femme et trois enfants. »

Un fermier dont la moto a été volée pendant une attaque en 2013 a souligné les conséquences plus larges des vols réguliers commis sans discernement sur le bord des routes : « Cela nous affecte bien au-delà du danger immédiat pendant une attaque. Nous ne sommes plus en mesure d’aller à la banque, nous ne pouvons même pas envoyer nos enfants à l’école parce qu’on nous vole alors que nous allons payer les frais de scolarité ! »

De nombreux chauffeurs d’autobus et de camions ont expliqué qu’ils pensent que les assaillants travaillent avec des informateurs sur les marchés et dans les gares routières, qui repèrent les passagers qui voyagent avec des sommes d’argent importantes ou des objets de valeur et communiquent avec les attaquants en embuscade sur la route. Les chauffeurs et les voyageurs ont également indiqué que les véhicules partaient souvent avec un retard de plusieurs heures parce que, lorsque les chauffeurs soupçonnent une attaque sur la route, ils attendent que les attaquants partent avant de poursuivre leur itinéraire.

Des dizaines de milliers d’hommes armés qui ont combattu avec les rebelles connus sous le nom de Forces Nouvelles pendant le conflit armé de 2002-2004 et qui ont ensuite soutenu les forces pro-Ouattara pendant la crise politique de 2010-2011 n’ont toujours pas été désarmés ou réintégrés au sein des structures civiles ou militaires.

Les résidents, les représentants des autorités locales et les experts internationaux de la sécurité interrogés par Human Rights Watch ont indiqué qu’ils pensaient que les attaquants sont des anciens combattants. Ils ont cité les types d’armes utilisées, l’organisation des attaques et l’incidence élevée des attaques près de fortes concentrations d’anciens combattants, notamment autour du lac Kossou et de la ville de Béoumi, à 65 kilomètres à l’ouest de Bouaké, où beaucoup d’anciens combattants se sont installés et qui a été un bastion des forces rebelles pendant la crise.

Les témoins et les victimes ont tous souligné que la lenteur du rythme du désarmement et de la réintégration est un facteur clé contribuant au problème. Des dizaines de milliers de jeunes ont soutenu les rebelles des Forces Nouvelles pendant la guerre civile de 2002-2003 qui a touché le pays et l’impasse politique qui s’en est suivie, ou ont pris les armes en 2010 pour destituer l’ancien président Laurent Gbagbo, ce qui a grandement contribué à une prolifération d’armes légères, en particulier des fusils d’assaut Kalachnikov.

Le gouvernement a réalisé certains progrès dans le désarmement des anciens combattants. En date d’octobre dernier, le gouvernement avait désarmé et démobilisé plus de 21 000 anciens combattants, avait apporté un soutien à 30 000 d’entre eux pour retourner à la vie civile et avait collecté 7 429 armes. Mais un grand nombre d’anciens combattants – 43 000 personnes selon les Nations Unies – sont toujours armés et au chômage. Le processus a été largement contrôlé par les anciens commandants des zones rebelles, désormais intégrés dans l’armée, qui conservent des liens étroits avec les combattants armés non officiellement enregistrés dans les forces armées, mais loyaux envers leurs anciens commandants.

Manque de protection de la population
Trois ans après les violences postélectorales de 2011, le gouvernement ivoirien, actuellement composé en partie d’anciens combattants des Forces Nouvelles, a fait certains progrès dans le redéploiement et l’équipement de la police, des gendarmes et des fonctionnaires de justice dans le Nord.

Cependant, des analystes, des victimes et des représentants du gouvernement local ont indiqué à Human Rights Watch que les forces de sécurité ne parviennent généralement pas à protéger la population contre les attaques des criminels, parce que les forces de sécurité sont mal équipées pour gérer l’ampleur du problème et dans une moindre mesure, en raison de ce qui est perçu comme de l’indifférence par les personnes interrogées.

Plusieurs gendarmes et policiers ont expliqué qu’ils manquent de véhicules et d’essence pour répondre au banditisme généralisé, et que leurs budgets de fonctionnement sont bien en deçà de ce qui serait nécessaire pour remplir leur mandat. Ils ont précisé que plusieurs brigades de gendarmerie n’ont qu’un seul véhicule, alors que d’autres manquent totalement de véhicules.

Un gendarme a raconté : « Nous effectuons des patrouilles chaque jour en véhicule et les jours de marché, nous veillons à parcourir les routes. Mais nous n’avons pas suffisamment de moyens. Avec une seule voiture pour couvrir un large territoire, vous ne pouvez pas le parcourir entièrement et les bandits se déplacent rapidement. »

D’autres affirment qu’ils n’ont pas suffisamment d’armes pour répondre aux bandits armés. L’un deux a confié : « Nous n’avons pas suffisamment d’armes et les bandits sont lourdement armés avec des armes de guerre. Donc vous voyez les risques que nous prenons. »

Depuis plusieurs années, les forces de sécurité rejettent la faute du manque de matériel à l’embargo sur les armes imposé par l’ONU en 2004. Cependant, en avril, le Conseil de sécurité de l’ONU a modifié les sanctions pour autoriser la vente de matériel non létal, l’assistance technique, la formation et l’aide financière afin de permettre aux forces de sécurité ivoiriennes d’assurer le maintien de l’ordre public. Mais la levée de l’embargo a apparemment eu peu d’impact sur la capacité des gendarmes et des policiers à répondre aux attaques armées.

Le préfet de Bouaké, Aka Konin, a exprimé des inquiétudes quant aux violences croissantes et à la capacité limitée des forces de sécurité pour répondre efficacement : « Il y a eu un pic de violence plutôt cette année (à proximité des grandes vacances) et nous avons réagi. Mais les bandits ont leur stratégie et ils refont surface. La police et les gendarmes n’ont pas suffisamment de matériel pour lutter contre les bandits. »

Ceci dit, de nombreux chauffeurs et passagers ont constaté que les patrouilles des forces de sécurité le long des grandes routes, y compris les efforts pour renforcer la sécurité en augmentant les patrouilles et en escortant les véhicules autour des périodes de vacances, semblaient faire reculer les attaques ; certains témoins ont décrit comment des patrouilles ont stoppé des attaques en cours. Un résident de Bouaké qui gère la compagnie d’autobus AVS, qui a été attaquée à plusieurs reprises en 2014, a expliqué :

Les gendarmes ont bien renforcé la sécurité autour de Tabaski [Aïd el-Kébir] cette année. Ils ont organisé des navettes à moto entre Bouaké, Yamassoukro et Tiébissou. Donc le gouvernement a mis en place des mesures après les attaques [se référant aux attaques contre les autobus AVS en 2014], mais ces mesures ont été exceptionnelles. Elles n’ont pas supprimé le problème, elles l’ont juste déplacé un peu plus loin sur la route.

De nombreuses autres victimes ont décrit un apparent manque de volonté de répondre aux attaques ou d’enquêter, y compris pour les attaques en cours ou venant juste de se produire. Elles ont précisé que la police et les gendarmes locaux ne réagissaient pas du tout ou appelaient des renforts auprès de brigades plus grandes qui arrivaient trop tard pour protéger les personnes ou pour poursuivre les criminels.

Une jeune propriétaire d’un commerce florissant de produits pour les cheveux à Djékanou, qui voyage régulièrement à Abidjan pour s’approvisionner, a raconté son expérience dans un autobus qui a été attaqué en août à un kilomètre d’un poste de gendarmerie :

Il a eu tellement de tirs, c’était comme dans les films occidentaux à la télé. Mais les gendarmes ne sont pas venus. Ils savaient ce qu’il se passait ; ils se trouvaient au carrefour voisin. Lorsque nous leur avons demandé ce qu’il se passait, ils ont répondu : « Nous n’avons pas suffisamment d’armes. » Ils ont appelé Yamassoukro et Dimbokro. J’ai entendu les [forces de sécurité] venir, mais les bandits étaient partis depuis longtemps à ce moment-là. En tout cas, nous ne sommes pas protégés.

Un jeune homme a vu les criminels tirer sur son ami pendant une attaque à 10 kilomètres à l’est de Bouaké. Il a raconté que pour chercher de l’aide pour son ami mourant, il a couru 6 kilomètres et a été pris en autostop sur une moto qui l’a conduit jusqu’au point de contrôle de la ville de Bouaké :

Il y avait environ 10 gendarmes, dont deux avec des Kalachnikov. Ils m’ont dit « Il n’y a pas de véhicule disponible pour les poursuivre. » Donc ils sont restés au point de contrôle. Un gendarme était choqué et en colère de ne pas pouvoir réagir... Je n’ai vu aucun véhicule. Il y avait des militaires sur place, mais aucun d’eux n’est venu apporter de l’aide.

Des résidents ont indiqué que des gendarmes, parfois avec le soutien de soldats armés, étaient postés la nuit dans les zones où les attaques se sont intensifiées, mais ont constaté que les criminels agissant entre les villages peuvent facilement échapper aux forces de sécurité qui n’ont pas les moyens ou la volonté de réagir.

Certains propriétaires d’autobus ont expliqué qu’ils embauchaient des soldats armés en uniforme pour accompagner leurs autobus, mais que l’arrangement n’entre pas dans le cadre d’un programme officiel de l’armée et est négocié avec des soldats individuels. Un convoyeur, escorte civile embauchée par les grands autobus pour gérer tous les problèmes sur la route, qui travaille sur un autobus de 70 places se déplaçant de Tai dans le sud-ouest jusqu’au Burkina Faso, a indiqué qu’il payait 50 000 CFA (95 USD) pour que deux soldats armés de Kalachnikov soient présents dans l’autobus.

Le droit à la sécurité est protégé par l’article 9 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et l’article 6 de la Charte africaine des Droits de l’Homme et des Peuples, tous deux ratifiés par la Côte d’Ivoire. Ces dispositions exigent que les autorités prennent des mesures raisonnables pour protéger chaque personne en Côte d’Ivoire des violences commises par autrui, avec un devoir renforcé pour les autorités d’agir lorsqu’elles ont connaissance du fait que certains individus font l’objet d’un risque spécifique.

Absence d’enquêtes sur les actes criminels
Human Rights Watch s’est entretenu avec de nombreuses victimes qui avaient signalé des attaques aux gendarmes. La plupart ont affirmé que les autorités n’avaient pas mené d’enquêtes crédibles, encore moins traduit les attaquants en justice. De nombreuses victimes ont raconté qu’elles avaient cessé de rapporter les incidents parce que les forces de sécurité n’y donnaient pas suite.

Un gendarme a expliqué à Human Rights Watch qu’ils sont débordés par les appels sur le terrain et que, souvent, ils ne finissent pas de remplir les rapports : « Nous sommes forcés de choisir entre la justice et la protection des personnes. »

Bernard N’Guessan, un fermier, a indiqué qu’à la mi-2013, des voleurs armés l’ont attaqué alors qu’il se rendait à sa ferme avec sa femme et ses enfants et lui ont volé sa moto. Il a déclaré qu’il a porté plainte auprès des brigades de gendarmerie à Bouaké et à Djébunoua, où l’incident s’est produit : « Ils m’ont demandé d’être patient, nous allons mener une enquête. Je n’ai vu ni entendu personne venir ici, à l’endroit où cela s’est passé, pour mener une enquête. Le manque de résultats m’a découragé, donc je ne suis jamais retourné [chez les gendarmes]. Si vous y retournez trop souvent, ils vous disent que vous les agacez. »

Une femme qui a été attaquée le 28 septembre alors qu’elle marchait avec sa sœur et son fils jusqu’à son village près de Bouaké a décrit son expérience : « Vous allez signaler [un incident] et vous payez votre transport aller et retour, mais il n’y a pas de suivi, pas de suivi, pas de suivi. Donc nous n’y allons plus. »

Le Centre de Coordination des Décisions opérationnelles (CCDO), une unité de sécurité spéciale basée à Abidjan composée de policiers, de gendarmes et de soldats très entraînés et bien équipés, semble avoir plus de succès dans les enquêtes et les arrestations de suspects. Son intervention a conduit à l’arrestation et la condamnation de sept hommes pour plusieurs attaques sur la route Bouaké-Tiébissou en juillet et à l’arrestation de 12 suspects pendant une opération de juillet 2013 avec l’aide de l’ONU à Abidjan, Daloa, Bouaké et Korhogo. De nombreuses victimes et des responsables ont suggéré de déployer une unité du CCDO à Bouaké pour aider les autorités là-bas à répondre aux attaques.

Jusqu’à présent, les criminels armés agissent dans le Nord en quasi-impunité, semblant peu inquiétés par d’éventuelles interventions des forces de sécurité, arrestations ou poursuites judiciaires. Comme constaté par un cultivateur de cacao qui a été volé dans une attaque contre plusieurs véhicules près de Djékanou : « Ils ont mis une heure à nous voler – ils prenaient leur temps. J’en ai entendu un dire « Aujourd’hui, nous sommes prêts ! Vos forces [de sécurité] devraient arriver à l’instant ! »

Recommandations

Au Ministère de l’Intérieur et au Ministère de la Défense

  • Établir une unité du CCDO à Bouaké chargée de répondre à la criminalité dans le Nord. Pendant l’intérim, les forces de sécurité légalement mandatées pour maintenir la sécurité intérieure – la police et les gendarmes – ainsi que le système judiciaire devraient développer la capacité adéquate pour protéger les résidents et répondre aux attaques.
  • S’assurer qu’une ligne d’assistance téléphonique soit opérationnelle 24 h/24 à Bouaké pour signaler les attaques et d’autres activités criminelles dans le Nord ; s’assurer que les résidents en connaissent l’existence, en particulier ceux qui vivent dans les districts du Nord les plus isolés ; garantir une communication efficace et rapide entre le personnel de la ligne d’assistance téléphonique et les commandants des forces de sécurité dans les centres régionaux.
  • Enquêter sur les lacunes en matière de sécurité pour la population locale dans le nord de la Côte d’Ivoire et garantir une meilleure protection aux communautés face aux attaques des bandits.
    • Renforcer la réponse aux plaintes déposées aux points de contrôle concernant les attaques de bandits à proximité, y compris en poursuivant activement les attaquants.
    • Garantir l’affectation efficace des ressources aux points de contrôle et pour les patrouilles, y compris du personnel et du matériel, et sanctionner les agents qui refusent de répondre aux plaintes.
    • Organiser des patrouilles les jours de marché, à Noël, au Nouvel An, à Pâques et à l’Aïd el-Kébir et pendant la saison des récoltes, en particulier sur les routes secondaires autour de Bouaké.
    • Développer des plans pour éliminer de manière systématique les éléments criminels, y compris en menant des opérations dans les communautés et les quartiers qui servent de base connue aux bandits et aux gangs criminels.
  • Renforcer considérablement les effectifs et la logistique de la police et des gendarmes, ainsi que les forces mixtes déployées dans le nord de la Côte d’Ivoire, afin qu’ils puissent répondre efficacement à l’incidence élevée d’actes criminels contre les résidents.
  • Établir un comité de supervision indépendant par région dans tout le pays, pour surveiller et évaluer la réponse apportée aux crimes par la police et les gendarmes.

Au Ministère de la Justice, des Droits de l’homme et des Libertés publiques

  • S’assurer que le système judiciaire à Bouaké et à Korhogo dispose de la capacité et des ressources nécessaires pour enquêter sur les attaquants et les juger, et veiller à ce que les fonctionnaires de justice et les témoins reçoivent la protection adéquate.

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