(Paris) – Le nouveau projet de loi antiterroriste du gouvernement français ferait entrer certains pouvoirs exceptionnels dans le droit administratif et pénal courant, sans garanties judiciaires adéquates, a déclaré Human Rights Watch aujourd'hui.
Le projet de loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, présenté en Conseil des ministres le 22 juin 2017, porterait atteinte à l'État de droit. Le gouvernement, qui a la majorité à l’Assemblée nationale, veut de plus prolonger l'état d'urgence jusqu'en novembre, date à laquelle les nouveaux pouvoirs prendraient effet.
« Au lieu de mettre réellement fin à l'état d'urgence temporaire qui règne en France depuis 19 mois, le gouvernement fait de ses pouvoirs étendus des pouvoirs permanents avec un contrôle judiciaire effectif insuffisant », a déclaré Kartik Raj, chercheur sur l’Europe de l'Ouest à Human Rights Watch. « Si le nouveau gouvernement français veut sérieusement défendre les valeurs fondamentales tout en combattant le terrorisme, il devrait modifier cette loi pour restaurer l'État de droit dans le cadre de sa lutte contre le terrorisme. »
La France dispose déjà des lois les plus étendues, sur le continent, en matière de lutte contre le terrorisme, de lois élargies sur la surveillance et s’est rendue responsable de pratiques antiterroristes abusives, comme Human Rights Watch l'a mis en évidence. La propre page Web du gouvernement sur la lutte contre le terrorisme indiquait en mai avoir « achevé son arsenal juridique ».
Le projet de loi octroierait des pouvoirs renforcés aux préfets — les représentants locaux du ministère de l'Intérieur — qui pourraient ainsi établir des périmètres de protection pour assurer la sécurité, limitant l’accès aux personnes à ces zones ; restreindre la libre circulation des personnes considérées comme une menace pour la sécurité nationale ; ordonner la fermeture de mosquées et autres lieux de culte ; et perquisitionner des domiciles.
Les trois premiers pouvoirs seraient utilisés sans contrôle judiciaire, bien que les personnes visées par des ordres limitant leur périmètre de résidence et les lieux de culte visés par un ordre de fermeture disposeraient d’un droit d’appel limité. Un juge pourra exercer un contrôle limité des pouvoirs en matière de perquisition. L'absence de durées maximales et la définition floue des termes « terrorisme » et « menaces pour la sécurité nationale » exacerbent les préoccupations.
Le Conseil d'État, l’institution publique qui donne des avis juridiques non contraignants à l'exécutif sur les projets de lois en vue de vérifier leur conformité avec la législation et les obligations existantes, a fait part de ses recommandations sur le projet de loi, le 15 juin. Cet avis préconisait d’atténuer les aspects les plus durs de ce dernier, mais le Conseil de l’Etat lui a de fait donné son feu vert. Bien que la version présentée en Conseil des ministres ait accordé quelques concessions mineures et des modifications de façade, elle a fait fi des importantes recommandations du Conseil d’Etat pour que soient indiquées des durées maximales ou pour que les durées proposées dans le projet soient réduites dans la mise en œuvre de certaines mesures.
Les pouvoirs exercés dans le cadre de l'état d'urgence ont suscité de nombreuses critiques de la part des membres du parlement chargés d’en contrôler l’utilisation, des experts de l'ONU et du Défenseur des droits – l'organisme national de contrôle du respect des droits humains – du fait que ces pouvoirs conduisent à des abus, tout en ayant un impact limité sur les menaces terroristes. Human Rights Watch et d'autres groupes ont documenté la manière dont les pouvoirs d’assignation à résidence, de perquisition et de fouille ont mené à des violations des droits humains à l'encontre de gens ordinaires en France.
Le projet de loi introduit également des modifications à la législation relative à la surveillance, aux contrôles aux frontières et aux processus de conservation des données de voyageurs venus par voie maritime ou aérienne.
Le projet de loi a déjà été la cible de critiques virulentes de la part d'éminents experts en droit constitutionnel français et du Défenseur des droits qui a qualifié la transformation de mesures exceptionnelles en mesures permanentes de « pilule empoisonnée ».
Le projet de loi conférerait au préfet le pouvoir d’établir des « périmètres de protection » accroissant les pouvoirs des policiers en matière de fouille des personnes, des sacs et des véhicules et d'interdiction d'entrée. Ce pouvoir, prévu là où il existe « un risque d'actes de terrorisme » lors d'un événement ou dans un lieu public, est formulé en des termes vagues et ne prévoit pas d'autorisation judiciaire. La nécessité explicite pour le préfet de justifier en quoi la menace est suffisamment imminente et grave pour mériter une telle mesure fait également défaut.
Compte tenu des préoccupations de longue date exprimées par Human Rights Watch et d'autres organisations concernant les contrôles d’identité discriminatoires et l’augmentation importante, depuis juillet 2016, des ordres émis par des préfets de procéder à des arrestations et à des fouilles, ces nouveaux pouvoirs risquent d’aggraver les pratiques de contrôles au faciès.
Le projet de loi remplace le système d'assignation à résidence de l'état d'urgence actuel par des « mesures individuelles de surveillance ». La loi autorise l'exécutif à ordonner à un individu de résider dans une commune spécifique, de se présenter au poste de police une fois par jour, d’accepter le port d'un bracelet de surveillance électronique, d’informer les autorités de tout changement de résidence et de fournir les détails de ses communications électroniques aux autorités de police. Ces mesures sont légèrement moins restrictives que les ordres d'assignation à résidence émis dans le cadre de l'état d'urgence qui peuvent, par exemple, obliger un individu à se présenter jusqu’à trois fois par jour à un poste de police et de rester chez lui 10 à 12 heures par nuit.
De tels ordres pourraient être émis concernant toute personne « à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace d’une particulière gravité pour la sécurité et l'ordre publics, qui soit entre en relation de manière habituelle avec des personnes ou des organisations incitant, facilitant ou participant à des actes de terrorisme, soit soutient ou adhère à des thèses incitant à la commission d'actes de terrorisme en France ou à l'étranger ou faisant l'apologie de tels actes ». De tels ordres ne requerraient pas d'autorisation judiciaire préalable, même si le préfet aurait à en informer le Procureur à l’avance.
En dépit de la recommandation du Conseil d'État de limiter à six mois toute restriction géographique et à 12 mois toutes les autres mesures, le gouvernement a proposé que la restriction géographique soit renouvelée indéfiniment, tous les trois mois, sur le fondement d'un vague examen « d’éléments nouveaux ou supplémentaires ». Le non-respect des termes de cette mesure pourrait entraîner un emprisonnement maximal de trois ans ou une amende de 45 000 €. Ces restrictions du droit à la liberté de la personne et du droit de circuler librement risquent aussi de porter atteinte au droit à la vie privée et familiale et à la liberté d'association.
Le projet de loi utilise aussi des termes vagues pour reformuler les très critiqués pouvoirs de perquisition sans mandat judiciaire de l'état d'urgence en requalifiant les perquisitions de domiciles et de locaux professionnels de « visites et saisies ». Un préfet pourrait de même délivrer une telle injonction, mais, contrairement aux autres, aurait besoin de l'autorisation préalable d'un juge des libertés et de la détention (JLD) qui superviserait ses agissements et déciderait des données et du matériel à saisir.
En vertu de la formulation actuelle, le gouvernement pourrait effectuer des perquisitions – sauf si les locaux sont couverts par le secret professionnel dans les domaines juridique ou journalistique – dans des lieux où existent des raisons sérieuses de penser qu'une personne représentant une « menace pour la sécurité nationale », formulée en des termes vagues, les fréquente. Human Rights Watch a déjà exprimé ses inquiétudes quant au degré selon lequel un juge des libertés et de la détention peut offrir la garantie affective promise, en particulier dans les cas de terrorisme.
Le projet de loi accroît en outre l'autorité des préfets en matière de fermeture des lieux de culte dans le but précis d'empêcher « la commission d'actes de terrorisme » pour des motifs extrêmement larges, sans lien direct avec la commission réelle d'un acte de terrorisme. Bien que le gouvernement ait accepté la recommandation du Conseil d'État de restreindre la définition initiale, le raisonnement demeure alarmant de par son caractère vague. En l'état, le texte pourrait par exemple être utilisé de manière arbitraire pour interdire la tenue d'une réunion au cours de laquelle des idées ou des concepts théologiques associés à des interprétations conservatrices de l'islam — comme le salafisme —, sont exprimés, indépendamment du fait que puisse être démontrée, ou non, l'existence d'un lien avec une activité criminelle.
La fermeture pendant six mois d’un lieu de culte ne nécessiterait pas d'autorisation judiciaire préalable, bien qu'il serait possible de faire appel. Le non-respect d'une telle décision pourrait être puni d'une peine d'emprisonnement pouvant aller jusqu'à six mois et d'une amende pouvant atteindre 7 500 €.
Les mesures risquent de restreindre les droits à la liberté de conviction et de religion, le droit à la liberté d'expression et de réunion. Si, comme on peut s'y attendre, les pouvoirs sont mis en œuvre principalement à l'encontre des musulmans ayant une interprétation conservatrice de leur foi, ils pourraient s'avérer discriminatoires. Des lois mal rédigées susceptibles de conduire à la fermeture des seuls lieux de culte musulmans pourraient aussi contribuer à alimenter le discours antimusulman et avoir des conséquences néfastes plus larges sur la société.
Human Rights Watch a appelé le gouvernement français, en coalition avec des organisations de défense des droits humains et d'autres groupes non gouvernementaux en France, à mettre fin à l'état d'urgence en vigueur et à éviter de normaliser les mesures de sécurité exceptionnelles.
« En tant que pays tirant sa fierté de sa tradition de libertés et de droits, la France doit trouver le moyen de mettre un terme à l'état d’urgence sans normaliser des pratiques abusives », a conclu Kartik Raj. « Alors que le projet de loi est soumis au Parlement, députés et sénateurs de tous bords devraient vivement s’interroger quant à la nécessité d'une telle loi et quant au prix à payer en matière de liberté et d'État de droit en France. »
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