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Appel aux Représentants du Peuple pour l’abandon de l’examen du projet de loi relatif à la répression des atteintes contre les forces armées

Mesdames, Messieurs les député-es de l’Assemblée des représentants du peuple,

Les organisations signataires vous adressent ce courrier afin de vous sensibiliser à la nécessité d’abandonner l’examen du « Projet de loi n° 25/2015 relative à la répression des atteintes contre les forces armées», officiellement inscrit au parlement depuis le 13 Avril 2015. Le jeudi, 13 juillet 2017, l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP) a repris, à la grande surprise de la société civile, le débat parlementaire sur ce projet.

Nous exhortons les législateurs tunisiens à abandonner l’examen d’un tel projet de loi qui risque de museler toute critique des forces armées et de renforcer une culture de l’impunité déjà ancrée dans le système sécuritaire et judiciaire tunisien, qui a cruellement manqué d’une réforme profonde depuis la Révolution.

Nos organisations le considèrent en effet comme inconstitutionnel et contraire aux engagements internationaux de la Tunisie en matière de droits de l’homme, notamment en matière de respect du droit à la vie, de lutte contre l’impunité et de respect du droit de la liberté d’expression.

Les dispositions du projet de loi pourraient incriminer le comportement des journalistes, des lanceurs d’alerte, des défenseurs des droits humains et de tout individu qui critique la police, et permettent également aux forces de sécurité d'utiliser la force létale lorsque celle-ci n’est pas strictement nécessaire pour protéger des vies humaines.

Pour la société civile, l’ARP doit certes s’assurer que les forces de sécurité tunisiennes sont en mesure de protéger la population et leurs propres vies contre de potentielles attaques meurtrières, au moyen des mesures compatibles avec les droits de l’Homme, mais ce projet de loi va bien au-delà de cet objectif en rendant les forces armées, ainsi que leurs proches et leurs biens, presque intouchables. Ceci dans un contexte où les violations commises par ces derniers dans le cadre de l’état d’urgence, de la lutte contre le terrorisme et de la répression de certaines manifestations pacifiques, restent presque toujours impunies.

Nous avançons les arguments suivants qui démontrent à quel point ce projet de loi est incompatible avec la Constitution et les engagements internationaux de la Tunisie.  Au vu des arguments cités ci-dessous, les organisations signataires considèrent qu’il est de la responsabilité des députés, qui ont juré de s’engager à respecter les règles de la Constitution, selon son article 58, d’abandonner le projet de loi ou de voter contre cette loi si elle est soumise au vote en plénière au sein de l’Assemblée.

Incompatibilité entre la criminalisation de la divulgation des secrets de sûreté nationale et la liberté d’expression

Les articles 5 et 6 du projet de loi prévoient jusqu'à 10 ans de prison ainsi qu’une amende de 50000 dinars aux individus qui divulguent ou publient un « secret lié à la sûreté nationale. » Le projet de loi définit les secrets relatifs à la sûreté nationale comme « toutes informations, données et documents relatifs à la sûreté nationale [...] qui doivent être connus uniquement par les personnes habilitées à leur utilisation ou détention, ou circulation ou conservation. »

Le projet de loi prévoit en outre une peine allant jusqu’à deux ans de prison pour toute personne qui diffuse sans autorisation  du matériel audiovisuel filmé à l’intérieur des bâtiments de sécurité nationale, sur les lieux d’opérations de sécurité ou dans des véhicules appartenant aux forces armées. Un tel article conduirait à mettre en prison des personnes qui voudraient dénoncer le comportement abusif de la police en publiant des vidéos ou des photos qui documentent les abus pour alerter l’opinion publique.

Ces dispositions sont incompatibles avec les obligations de la Tunisie de protéger et de respecter le droit de la liberté d'expression qui comprend le droit d'accès du public à l'information, notamment conformé à l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), auquel est partie la Tunisie. Cette information peut être essentielle pour dénoncer les violations des droits humains et garantir l’obligation de rendre des comptes dans une démocratie.

Alors que les gouvernements ont le droit de restreindre la diffusion de certaines informations qui pourraient sérieusement mettre en péril la sûreté nationale, la définition très vague et l'absence de toute exception ou excuse d'intérêt public pourraient permettre aux autorités de poursuivre ceux qui dénoncent les actes répréhensibles du gouvernement.

L’article 32 de la Constitution Tunisienne prévoit que « L’État garantit le droit à l’information et le droit d’accès à l’information. » De plus, l’article 31 prévoit que les libertés d’opinion, de pensée, d’expression, d’information et de publication sont garanties. Il interdit le contrôle préalable exercé sur ces libertés.

Les Principes de Johannesburg sur la sécurité nationale, la liberté d'expression et l'accès à l'information, un ensemble influent de principes émis en 1996 par des experts en droit international sur l'applicabilité de la protection des droits de l'homme à l'information de la sécurité nationale, indiquent : « Nul ne peut être puni au nom de la sécurité nationale pour la divulgation d'informations si (1) la divulgation ne nuit pas réellement et ne risque pas de nuire à un intérêt légitime de sécurité nationale, ou (2) l'intérêt public de connaître cette information l'emporte sur le préjudice pouvant résulter de cette divulgation. »

Les Principes précisent que « pour établir qu'une restriction ... est nécessaire pour protéger un intérêt légitime de sécurité nationale, le gouvernement doit démontrer que : (a) l'expression ou l'information en question constitue une menace grave à un intérêt légitime de sécurité nationale ; (b) la restriction imposée est la moins restrictive possible pour protéger cet intérêt ; et (c) la restriction est compatible avec les principes démocratiques. »

En outre, les Principes définissent l'intérêt de la sécurité nationale légitime comme « la protection de l'existence du pays ou son intégrité territoriale contre l'usage ou la menace d’usage de la force, ou sa capacité à répondre à l'usage ou la menace d’usage de la force, que ce soit à partir d'une source externe, comme une menace militaire, ou une source interne, telle que l'incitation au renversement du gouvernement par la violence. »

Le Comité des droits de l'Homme des Nations Unies, dans l'Observation générale n° 34 qui interprète l'article 19 du PIDCP, a noté que les gouvernements doivent prendre « un soin extrême » pour assurer que les lois relatives à la sécurité nationale ne sont pas invoquées « afin de supprimer ou refuser au public une information d'intérêt public légitime qui ne nuit pas à la sécurité nationale » ou de poursuivre des journalistes, des chercheurs, des militants, ou d'autres individus qui diffusent de telles informations.

Dénigrement de la police et liberté d’expression

Le projet de loi incriminerait le « dénigrement » de la police et d’autres forces de sécurité, compromettant ainsi la liberté d'expression.

L'article 12 du projet de loi prévoit une sanction pénale de deux ans de prison et une amende pouvant aller jusqu'à 10.000 dinars pour toute personne reconnue coupable d'avoir intentionnellement dénigré les forces armées avec pour objectif de « nuire à l'ordre public. »

L’incrimination de dénigrement des institutions de l'Etat est incompatible avec une solide protection de la liberté d'expression en vertu du droit international ainsi qu’avec les droits garantis par la Constitution tunisienne de 2014.

Par ailleurs, le concept vague de « dénigrement des forces armées » est incompatible avec le principe de légalité, pierre angulaire des normes internationales sur les droits humains, qui oblige les États à veiller à ce que les infractions criminelles soient clairement et précisément définies dans la loi (voir para 25 du commentaire 34 général).

L’article 12 risque de donner aux autorités une grande latitude pour procéder à des arrestations pour des motifs injustifiés tels que des querelles avec la police, la lenteur à appliquer leurs ordres, ou en représailles pour le dépôt d’une plainte contre la police. L'exigence des dispositions que le dénigrement soit motivé par l'objectif de « nuire à l'ordre public » est tellement large qu'elle limite à peine le pouvoir discrétionnaire de poursuite des autorités.

La clause de dénigrement viendrait ajouter une nouvelle infraction aux lois existantes, qui comprennent déjà de nombreux articles incriminant la liberté d'expression, notamment les dispositions relatives à la diffamation des organes d'Etat, les infractions contre le chef de l'Etat et infractions contre la dignité, la réputation ou le moral de l'armée. Les organisations signataires ont longtemps dénoncé ces articles et demandé leur retrait. 

Le commentaire 34 général du Comité des droits de l’homme de l'ONU stipule que « les États parties ne doivent pas interdire la critique d'institutions telles que l'armée ou l'administration. »

Dans son examen de la Tunisie en 2008, le Comité des droits de l'homme des Nations Unies a exprimé sa préoccupation sur l’incrimination de la « critique des organismes officiels, l'armée ou l'administration ». Dans son examen périodique universel de la Tunisie en 2012 au Conseil des droits de l'homme des Nations Unies, la Tunisie a adhéré à la recommandation (no. 114.59) de revoir la législation de l'ère Ben Ali qui étouffe les libertés d'expression afin de protéger pleinement les droits, conformément aux normes internationales. Lors du processus d’examen périodique universel de la Tunisie, en 2017, plusieurs Etats ont demandé à l’Etat tunisien de renforcer le droit de la liberté d’expression, comprenant la liberté de la presse ainsi que le droit d’accès à l’information.

Renforcement de l’impunité par l’exonération de responsabilité en cas d’utilisation excessive de la force

Le projet de loi exonérerait les forces de sécurité de la responsabilité pénale en cas d’usage de la force létale pour repousser les attaques contre les édifices de sécurité, leurs foyers, biens et véhicules, lorsque la force utilisée s’avérait nécessaire et proportionnelle au danger. Cette disposition signifierait que les forces de sécurité seraient autorisées, par la loi, à répondre par la force létale à une attaque contre les biens qui ne menacerait pas leur propre vie ni la vie de quiconque et qui ne causerait pas de blessures graves.

Selon l'article 18 du projet de loi, un « membre des forces armées n’assume aucune responsabilité pénale des dommages résultant du fait d’avoir blessé ou tué une personne qui commet l'une des infractions mentionnées aux articles 13, 14 et 16 de la loi, si l’action était nécessaire pour atteindre le but légitime de protéger la vie ou des biens, et que les moyens utilisés étaient les seuls capables de repousser l'agression, et l'usage de la force était proportionnelle au danger ».

L'article suit de près les directives sur l'utilisation de la force dans les articles 20-22 de la loi tunisienne 69-4 du 24 janvier 1969 réglementant les réunions publiques, tout en l’élargissant à l'utilisation de la force non seulement lors de manifestations, mais aussi en cas d'attaques individuelles contre des propriétés et des véhicules de police et d’autres forces de sécurité.

L’article 18 donne donc une très grande marge de manœuvre aux forces armées pour répondre avec l’usage d’une force potentiellement meurtrière à une attaque qui ne menace pas les vies ou risque de causer des blessures graves. Ceci est contraire à l'obligation de l'État de respecter et de protéger le droit à la vie.

L'usage d’armes à feu uniquement pour protéger la propriété n’est pas autorisé par le droit international. Voir, par exemple, l'article 9 des Principes de Base de l'ONU sur le recours à la force et l'utilisation des armes à feu par les responsables de l'application des lois. Ces normes exigent également qu'une autorité indépendante évalue si l'utilisation d’armes de feux par les forces armées entraînant un décès ou une blessure grave était nécessaire et proportionnée.

Les forces armées en Tunisie ont longtemps bénéficié de l’impunité pour l’usage excessif de la force ou les mauvais traitements. L’assassinat des manifestants lors de la révolution, l’utilisation excessive et non justifiée de la force dans la gestion des manifestations, les tortures et mauvais traitements infligés aux détenus dans des opérations antiterroristes ainsi que les pratiques arbitraires qui accompagnent les arrestations de citoyens sont restées largement impunis.

L’exonération de responsabilité, telle que prévue dans le projet de loi, risque de renforcer cette culture de l’impunité et de signaler aux forces de sécurité qu’elles ont le feu vert pour utiliser la force de manière illégale.

Organisations signataires

Ligue Tunisienne de Défense des Droits de l’Homme

Syndicat National Des Journalistes Tunisiens

Forum Tunisien des Droits Economique et Sociaux

Organisation Tunisienne Contre la Torture

Human Rights Watch

Organisation Mondiale Contre la Torture

Fédération Internationale des Droits de l’Homme

Amnesty International

Avocats Sans Frontières

International Commission of Jurists

Reporters sans frontières

EuroMed Droits

Democratic Transition Human Rights Support Centre (DAAM)

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