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Lettre de Human Rights Watch aux actionnaires institutionnels

Objet : Les entreprises du secteur de l’énergie au Myanmar et les abus commis par la junte militaire

le 22 octobre 2021                                                              

Nous vous écrivons au nom de Human Rights Watch au sujet des actions détenues par votre société (ou les fonds ou entités sous son contrôle) dans des entreprises du secteur de l’énergie, dont TotalEnergies, PTT (et sa filiale PTTEP), Chevron et POSCO qui sont impliquées dans des opérations commerciales au Myanmar profitant à la junte qui s’est formée après que l’armée birmane (la Tatmadaw) ait organisé un coup d’État le 1er février 2021, annulant les résultats des élections démocratiques de 2020.

Human Rights Watch est une organisation non gouvernementale qui surveille et expose publiquement la situation des droits humains dans plus de 100 pays du monde. Nous rendons compte des atteintes aux droits humains commises au Myanmar depuis plus de trente ans. 

Nous vous écrivons pour presser votre entreprise d’user de son influence, en tant qu’important actionnaire des entreprises citées plus haut, pour convaincre leurs dirigeants de soutenir les mesures exposées ci-dessous, à même de faire cesser les paiements qui contribuent aux violations des droits humains par la junte ou les rendent possibles.

Depuis le coup d’État de février, la junte militaire du Myanmar, appelée « Conseil administratif d’État », se livre à une répression brutale des manifestations contre le coup d’État dans tout le pays. À plusieurs reprises, les forces de sécurité ont fait usage d’une force excessive et létale, notamment d’armes militaires d’assaut, de mortiers et de grenades, contre des manifestants largement pacifiques. À ce jour, les forces de sécurité ont tué plus d’un millier de personnes, dont au moins 75 enfants dont certains âgés de seulement 5 ans. En dépit de la libération récente de certains manifestants, la junte maintient toujours en détention des milliers d’activistes, de journalistes, de fonctionnaires et de responsables politiques.

Human Rights Watch a déterminé que les graves abus commis par la junte, participant d’une attaque généralisée et systématique à l’encontre de la population, constituent des crimes contre l’humanité. Parmi les atrocités documentées par Human Rights Watch et d’autres organisations de défense des droits figurent des meurtres, des disparitions forcées, des tortures, des viols, de graves privations de liberté et d’autres actes inhumains causant de grandes souffrances[1].

La junte n’a pas effectué d’enquête digne de ce nom sur ces abus et n’a pas cherché à punir leurs responsables, ni d’ailleurs ceux des violations passées dans lesquelles l’armée a été impliquée avant le coup d’État. La Tatmadaw ignore depuis longtemps les appels de la communauté internationale à poursuivre les atrocités commises par ses forces armées, en particulier les crimes contre l’humanité et actes de génocide contre l’ethnie rohingya, ainsi que les crimes de guerre à l’encontre d’autres minorités ethniques.

Suivant le coup d’État de février, plusieurs pays, dont les États-Unis, le Canada, le Royaume-Uni et des États membres de l’Union européenne, ont infligé des sanctions économiques ciblées aux leaders de la junte et aux conglomérats et sociétés détenues ou contrôlées par la Tatmadaw. Pourtant les gouvernements étrangers n’ont pas encore adopté de sanctions ou d’autres mesures économiques pour arrêter le versement de fonds au premier destinataire des revenus en devises étrangères : la Myanmar Oil and Gas Enterprise (MOGE), contrôlée par l’armée du Myanmar[2].

Human Rights Watch et d’autres ont rapporté que MOGE possédait actuellement des joint-ventures avec plusieurs sociétés du secteur de l’énergie, qui génèrent au total environ un milliard de dollars US de revenus versés à MOGE ou sur d’autres comptes contrôlés par les militaires, sous forme d’honoraires, taxes, redevances ou revenus de l’exportation de gaz naturel, qui pour la majeure partie est conduit par pipeline vers la Thaïlande ou la Chine. Parmi les principales entreprises impliquées dans des joint-ventures avec MOGE figurent TotalEnergies, PTT, Chevron et POSCO[3].

Selon de récents documents officiels aux États-Unis et dans d'autres pays, examinés par Human Rights Watch, votre entreprise ou ses fonds sont des actionnaires institutionnels importants d'une ou plusieurs des entreprises suivantes : TotalEnergies, Chevron, PTT ou sa filiale PTTEP, et POSCO.

TotalEnergies, Chevron, PTT, et POSCO font face à des risques réputationnels accrus du fait des paiements effectués par leurs joint-ventures à MOGE ou à d’autres entités contrôlées par les militaires, ainsi que de leurs partenariats économiques avec MOGE qui contribuent à financer la junte. Même avant le coup d’État, la Mission d’enquête sur le Myanmar appuyée par les Nations Unies avait averti toutes les sociétés étrangères entretenant des relations avec l’armée ou des entités sous son contrôle qu’elles « risquaient fortement de contribuer, ou d’être liées, à des violations du droit international relatif aux droits humains et du droit international humanitaire. À tout le moins, TotalEnergies contribue à soutenir la capacité financière de la Tatmadaw. » Les entreprises font face également à des risques financiers ou légaux accrus si d’autres États infligent de nouvelles sanctions à MOGE ou prennent d’autres mesures à l’encontre de la junte.

Afin d’empêcher les revenus de l’extraction de gaz d’alimenter les comptes des militaires birmans, Human Rights Watch appelle les gouvernements concernés à bloquer les paiements de la part des sociétés étrangères à MOGE et aux autres entités contrôlées par l’État, y compris les versements effectués par les joint-ventures dont font partie TotalEnergies, Chevron, PTT et POSCO. Nous appelons également ces entreprises à soutenir ce type de mesures. Au cours de nos échanges avec plusieurs de ces sociétés, nous avons constaté que les sanctions financières pouvaient être ajustées pour bloquer les transactions en faveur des militaires de la junte, ou saisir les montants versés sur leurs comptes à l’étranger, sans affecter les activités de ces entreprises au Myanmar, permettant ainsi de minimiser les répercussions sur le transport de gaz et la production d’énergie au Myanmar, en Thaïlande et en Chine.

En tant qu’important actionnaire d’entreprises opérant dans le secteur du gaz au Myanmar et tenues de respecter les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, votre société, ainsi que les fonds et filiales qu’elle possède, a la responsabilité d’user de son influence de telle sorte que ses activités ne contribuent pas aux abus de la junte militaire en matière de droits humains. Nous remarquons également que de plus en plus de juridictions adoptent des législations qui contraignent légalement les sociétés, dont certaines où vous détenez des actions, à faire preuve d’un devoir de diligence en matière de droits humains vis-à-vis de leurs activités (c’est le cas de la loi française sur le « devoir de vigilance », de la nouvelle loi allemande sur les chaînes d'approvisionnement ou de la législation européenne attendue qui doit porter sur la diligence en matière de droits humains), ce qui fait que ces sociétés risquent de plus en plus des sanctions pénales si elles ne font rien vis-à-vis de leurs activités contribuant aux atteintes aux droits humains.

Si TotalEnergies, Chevron, PTT, et POSCO continuaient à s’impliquer dans des activités économiques qui augmentent les revenus de la junte et contribuent à sa capacité d’opprimer la population du pays, elles mettraient leur réputation encore plus en péril, tout en accentuant les risques judiciaires et financiers qu’elles encourent. Par ailleurs, en tant qu’institution d’investissement institutionnel, votre société a des responsabilités fiduciaires vis-à-vis des acteurs qui acquièrent ses produits d’investissement et emploient ses services de conseil financier, notamment un devoir de prudence et de protection.

Nous demandons instamment à votre société d’appeler publiquement les dirigeants de TotalEnergies, Chevron, PTT, et POSCO à expliquer leurs positions concernant les sanctions ou les autres mesures financières détaillées ci-dessus, et à préciser quelles autres mesures, le cas échéant, ils prennent ou envisagent de prendre pour éviter de contribuer aux abus de la junte. Nous demandons également à votre entreprise de soutenir publiquement de nouvelles sanctions financières visant à empêcher les revenus d’être versés à la junte birmane.

Nous vous serions reconnaissants de bien vouloir nous faire savoir d’ici le 2 novembre 2021 quelles actions vous avez réalisées ou prévues vis-à-vis de cette situation, afin que nous puissions en tenir compte précisément dans nos publications. Nous serions par ailleurs très intéressés d’avoir l’opportunité d’échanger avec vous sur ces questions plus en détail.

Nous vous remercions de votre intérêt. Si vous souhaitez nous contacter, vous trouverez nos coordonnées ci-dessous.

 

Sincères salutations,

 

John Sifton                                                  Arvind Ganesan                           

Directeur du Plaidoyer pour l’Asie         Directeur Entreprises et Droits humains

 

[1] En septembre 2021, le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la situation des droits de l’homme au Myanmar, Tom Andrews, a déclaré que la responsabilité de la junte dans les « attaques généralisées et systématiques contre la population du Myanmar » constituait « un argument convaincant pour dire que la junte militaire commet des crimes contre l’humanité ».

[2] Avant le coup d’État, l’armée exerçait déjà un contrôle étroit sur MOGE, la plupart de ses revenus étant versés sur « Autres comptes », à l’usage exclusif des militaires pour leur propres dépenses. Depuis le coup d’État, la junte a pris le contrôle de tous les ministères du gouvernement et des entreprises publiques, ainsi que de leurs comptes bancaires à l’intérieur et à l’extérieur du pays.

[3] La plus grande part des revenus versés à MOGE, et de loin, le sont via PTT, une entreprise détenue majoritairement par l’État thaïlandais, qui achète environ 80 % du gaz naturel exporté de Birmanie à travers diverses joint-ventures qu’elle possède avec TotalEnergies, Chevron, sa filiale PTTEP et MOGE. PTT détient par ailleurs une part majoritaire dans des joint-ventures formées avec POSCO et MOGE, qui transportent le gaz et le vendent à la Chine.

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