- De nombreuses compagnies européennes de transport maritime envoient délibérément leurs navires en fin de vie à la casse dans des chantiers navals dangereux et polluants au Bangladesh.
- Les compagnies qui envoient leurs navires à la ferraille dans les chantiers dangereux et polluants du Bangladesh se servent de failles dans les règlements internationaux pour faire des profits, au détriment de la vie de Bangladais et de l’environnement.
- Les compagnies de frêt maritime devraient investir dans la construction de plateformes de cale sèche fixes, selon des normes permettant de protéger pleinement les droits des ouvriers et de disposer sainement des déchets. L’Union européenne (UE) devrait réviser ses règles afin d’en éliminer les failles.
(Dacca) – De nombreuses compagnies européennes de transport maritime envoient délibérément leurs navires en fin de vie à la casse dans des chantiers navals dangereux et polluants au Bangladesh, ont déclaré Human Rights Watch et la coalition d’organisations NGO Shipbreaking Platform, dans un rapport rendu public aujourd’hui.
Ce rapport de 90 pages, intitulé « Trading Lives for Profit: How the Shipping Industry Circumvents Regulations to Scrap Toxic Ships on Bangladesh’s Beaches » (« Troquer des vies contre des profits : Comment l’industrie du transport maritime contourne les réglementations contre la démolition de navires toxiques sur les plages du Bangladesh ») documente le fait que les chantiers de démolition de navires bangladais prennent souvent des libertés avec les mesures de sécurité, déversent des déchets toxiques directement sur la plage et dans l’environnement immédiat et dénient à leurs ouvriers des salaires de subsistance, des journées de repos ou des indemnités en cas de blessure. Le rapport révèle l’existence d’un véritable réseau utilisé par les armateurs pour contourner les règlements internationaux, lesquels interdisent l’exportation de navires vers des installations comme celles au Bangladesh qui n’offrent pas de protections adéquates en matière environnementale ou de droit du travail.
« Les compagnies qui envoient leurs navires à la ferraille dans les chantiers dangereux et polluants du Bangladesh se servent de failles dans les règlements internationaux pour faire des profits, au détriment de la vie de Bangladais et de l’environnement », a déclaré Julia Bleckner, chercheuse senior auprès de la division Asie de Human Rights Watch. « Les compagnies de fret maritime devraient cesser de profiter des failles existant dans les règlements internationaux et prendre leurs responsabilités pour disposer de leurs déchets de manière sûre et responsable ».
La Convention internationale de Hong Kong pour le recyclage sûr et écologiquement rationnel des navires (« Hong Kong International Convention for the Safe and Environmentally Sound Recycling of Ships »), qui entrera en vigueur en 2025, devrait être renforcée pour assurer que l’industrie du recyclage de navires devienne sûre et durable, ont déclaré les deux organisations. Les pays devraient adhérer aux lois existantes en matière de droit international du travail et de protection de l’environnement règlementant le démantèlement de navires, notamment la Convention de Bâle pour le contrôle des mouvements transfrontaliers de déchets dangereux et leur élimination (« Basel Convention on the Control of Transboundary Movements of Hazardous Wastes and Their Disposal »).
Le rapport s’appuie sur des entretiens avec 45 ouvriers de chantiers de casse de navires et des membres de leurs familles, et avec 10 médecins et experts en matière de recyclage de navires et du droit du travail du Bangladesh et de ses lois sur l’environnement, ainsi que sur des analyses de bases de données publiques relatives au frêt maritime, de rapports financiers de compagnies et de leurs sites internet, des registres d’importation maritime du Bangladesh et de certificats d’importation ayant fait l’objet de fuites. Human Rights Watch a écrit à 19 compagnies pour solliciter une réponse à nos constats, parmi lesquelles des chantiers de démantèlement de navires, des compagnies de transport maritime, des registres de pavillon et des acquéreurs intermédiaires, ainsi qu’à l’Organisation maritime internationale (OMI) et à quatre agences gouvernementales bangladaises.
Le Bangladesh est une destination de choix pour la casse de navires. Depuis 2020, environ 20 000 ouvriers bangladais ont démantelé plus de 520 navires, soit un tonnage supérieur à celui des autres pays.
L'Organisation internationale du travail (OIT) a décrit le démantèlement de navires comme étant l’un des métiers les plus dangereux au monde. Les ouvriers ont régulièrement affirmé qu’on ne leur avait pas fourni d’équipements de protection adéquats, de formation ou d’outils pour faire leur travail de manière sûre. Ils ont décrit comment ils devaient utiliser leurs chaussettes en guise de gants pour éviter de se brûler les mains en découpant de l’acier en fusion, se servir de leur chemise pour se couvrir le nez et la bouche afin d’éviter d’inhaler des fumées toxiques et transporter des fragments d’acier pieds nus.
Les ouvriers ont décrit des blessures causées par la chute d’éclats d’acier ou des cas où ils s'étaient retrouvés pris au piège à l’intérieur d’un navire qui avait pris feu ou quand des canalisations avaient explosé. L’absence d’établissement médical d’urgence accessible sur les chantiers navals signifie que, dans de nombreux cas, les ouvriers étaient forcés de transporter leurs collègues blessés de la plage à la route et de trouver un véhicule privé pour les emmener à l’hôpital le plus proche. Au Bangladesh, l’espérance de vie des hommes employés dans l’industrie de la casse de navires est inférieure de 20 ans à la moyenne. Comme l’a déclaré un ouvrier de 31 ans : « Si je suis distrait, ne serait-ce qu’un moment, sur mon lieu de travail, je peux mourir immédiatement ».
Une étude effectuée en 2019 sur les ouvriers de l’industrie du démantèlement de navires a permis d’estimer que cette main d’œuvre est composée d’enfants à hauteur de 13%. Les chercheurs ont cependant noté que ce pourcentage monte jusqu’à 20% lors des postes de nuit, qui sont illégaux. Beaucoup des ouvriers que nous avons interrogés ont commencé à travailler vers l’âge de 13 ans.
Les ouvriers de l’industrie du démantèlement de navires ont affirmé qu’on leur refusait souvent des pauses ou des arrêts de travail pour maladie, même lorsqu’ils étaient blessés pendant le travail, ce qui constitue une violation du droit du travail du Bangladesh. Dans la plupart des cas, les ouvriers sont payés une fraction de ce à quoi ils ont droit au regard de la loi du Bangladesh en matière de salaire minimum pour cette catégorie de travailleurs. Les ouvriers reçoivent rarement des contrats de travail officiels, ce qui veut dire que les propriétaires des chantiers peuvent étouffer les informations au sujet des décès et des blessures d’ouvriers. Quand les ouvriers tentent de se syndiquer ou de protester contre leurs conditions de travail, ils sont licenciés et harcelés.
Les chantiers navals de démolition au Bangladesh utilisent une méthode appelée « l’échouage », dans laquelle les navires naviguent à pleine vitesse jusqu’à la plage pour s’échouer à marée haute, afin d’être démantelés directement sur le sable, au lieu de s’amarrer à un ponton ou à un quai confiné. Du fait que le travail est effectué directement sur le sable, le site d’opération est plein de dangers et des déchets toxiques sont répandus directement dans le sable et dans l’océan. Des matières toxiques provenant des navires, dont de l’amiante, sont manipulées sans équipement de protection et, dans certains cas, revendues sur le marché de l’occasion, affectant la santé dans les communautés environnantes.
Les lois internationales et régionales interdisent l’exportation de navires vers des lieux comme ces chantiers au Bangladesh, qui ne sont pas dotés de protections adéquates de l’environnement ou des travailleurs. Mais de nombreuses compagnies de transport maritime ont tout simplement trouvé les moyens de contourner les règlements et d’échapper à toute responsabilité, ont affirmé Human Rights Watch et NGO Shipbreaking Platform.
Les navires battant pavillon d’un pays de l’UE doivent être recyclés dans des installations approuvées par l’UE, dont aucune ne se trouve au Bangladesh. Mais les compagnies maritimes évitent cette contrainte en utilisant un « pavillon de complaisance » d’un autre pays.
Les pavillons de complaisance sont vendus par des bureaux d’enregistrement qui, dans de nombreux cas, sont des compagnies privées opérant dans un pays différent de celui où elles sont immatriculées. En 2022, alors que plus de 30% de la flotte mondiale en fin de vie appartenaient à des compagnies européennes, moins de 5% battaient un pavillon de l’UE quand ces navires ont été vendus pour leurs pièces détachées.
Les compagnies de frêt maritime qui espèrent se débarrasser de leurs épaves au Bangladesh vendent habituellement leurs navires à un acquéreur intermédiaire. Dans de nombreux cas, ce dernier utilise une société écran lors de la revente à des chantiers de démolition au Bangladesh, ce qui rend difficile de repérer l’entité qui contrôle effectivement la vente et en bénéficie.
La non-application des lois nationales et des normes règlementaires facilite le démantèlement de navires dans des conditions dangereuses et dommageables pour l’environnement. Les déclarations de déchet pour les navires importés au Bangladesh sont souvent remplies sans aucune supervision, transparence ou accréditation claire, avec des conséquences qui peuvent être mortelles. Les pays exportateurs ignorent délibérément l’exigence de la Convention de Bâle qu’ils obtiennent l’accord informé préalable du pays importateur et qu’ils s’assurent que les navires en fin de vie soient envoyés uniquement dans des pays dotés de capacités suffisantes pour traiter des déchets toxiques de manière saine pour l’environnement.
Le 26 juin 2023, le Bangladesh et le Libéria ont adhéré à la Convention internationale de Hong Kong, permettant à cet accord d’entrer en vigueur deux ans plus tard, le 26 juin 2025. Quoique l’OMI, les compagnies de frêt maritime et les chantiers navals de démolition vantent la Convention de Hong Kong, des experts et des activistes déplorent depuis longtemps l’existence d’importantes lacunes dans ce texte, qui affaiblissent sa capacité à fournir le niveau de règlementation que ses promoteurs promettent.
Au lieu d’investir du temps et des ressources dans l’écoblanchiment de pratiques dangereuses, les compagnies maritimes devraient investir dans des méthodes notoirement sûres de recyclage de navires, et elles devraient cesser d’affirmer qu’échouer les navires est une méthode sûre, ont affirmé Human Rights Watch et NGO Shipbreaking Platform.
Pour assurer que le monde dispose de la capacité de recycler de manière sûre les navires en fin de vie dont le nombre, selon les prévisions, devrait augmenter considérablement au cours de la prochaine décennie, les compagnies maritimes devraient investir dans la construction de plateformes de quai fixes, selon des normes qui protègent pleinement les droits des ouvriers, et y inclure des mécanismes pour le traitement en aval des déchets et leur élimination, ont déclaré Human Rights Watch et NGO Shipbreaking Platform. L’UE devrait réviser sa règlementation en matière de recyclage de navires pour faire en sorte que les compagnies de transport maritime soient tenues responsables et pour qu’elles cessent de contourner la loi.
« Démanteler des navires sur des vasières littorales expose les ouvriers à des risques inacceptables, avec des conséquences mortelles, et cause des dommages irréparables à des écosystèmes côtiers sensibles », a déclaré Ingvild Jenssen, directrice exécutive et fondatrice de NGO Shipbreaking Platform. « Le coût d’un recyclage durable de navires doit être supporté par le secteur du frêt maritime, et non pas par la population et l’environnement du Bangladesh ».
Déclarations et récits sélectionnés :
Des pseudonymes sont utilisés pour protéger l’identité des ouvriers.
« Nous ne sommes pas en sécurité sur le chantier pendant le travail », a déclaré Kamrul, âgé de 39 ans, qui travaille dans la casse de navires depuis l’âge de 12 ans. « Nous sommes blessés par des clous ou par des flammes. La plupart des ouvriers se brûlent un jour ou l’autre. Je ne me sens jamais en sécurité ».
« Le bateau est immense », a déclaré Ahmed, 26 ans. « Nous le découpons en étant suspendus le long de la coque sur une échelle de corde. Parfois, les ouvriers glissent et tombent à l'eau ».
Hasan, 25 ans, a déclaré qu’il avait quitté ce métier en avril 2021 après être tombé du deuxième pont d’un navire : « Je n’avais pas de harnais de sécurité, donc je suis tombé d’environ 4,50 mètres jusqu’à l’étage inférieur ».
« Je ne gagne que 200 taka par jour, donc je ne peux pas me payer des bottes de caoutchouc qui coûtent 800 taka », a déclaré Sohrab, 27 ans. « Je travaille pieds nus. C’est pourquoi les ouvriers sont souvent blessés, à cause du feu ou en marchant sur des fils de fer ou des clous. La compagnie ne nous donne rien pour notre sécurité. Si je demande de l’équipement de sécurité, les propriétaires disent: ‘Si vous avez un problème, vous pouvez partir’».
Le 19 novembre 2017, lors d’un service de nuit illégal vers minuit, Rakib, 20 ans, découpait un lourd morceau de ferraille lorsque la pièce est tombée, lui entaillant profondément la jambe gauche, tandis qu’une barre de fer lui perçait le ventre. Il est resté cloué au sol pendant 45 minutes avant que les autres ouvriers ne parviennent à le secourir. Du fait qu’il travaillait en pleine nuit, aucune voiture ou cyclo-pousse n’a été immédiatement disponible et ses collègues ont dû le porter sur leurs épaules jusqu’à l’hôpital. Rakib a affirmé que les propriétaires du chantier n’étaient disposés à payer que les soins vitaux et il a donc dû quitter l’hôpital au bout de 17 jours. La gangrène s’est emparée de sa jambe et sa famille a dû emprunter de l’argent pour payer des soins médicaux privés. Rakib a affirmé que les propriétaires du chantier ont refusé de lui verser la moindre indemnité. « Je n’ai que 20 ans et ma vie est déjà complètement gâchée par cet accident », a-t-il dit.
Le 19 juin 2019, Sakawat, 28 ans, portait un paquet de barres de fer sur son épaule quand il a glissé et le paquet est tombé, lui écrasant le pied droit. Il est allé à l’hôpital, où son pied a par la suite été amputé. Les propriétaires du chantier ont refusé de couvrir ses frais médicaux et il a dû utiliser toutes ses économies et emprunter de l’argent à des amis. Il est maintenant sans-abri et passe ses nuits à la gare de chemin de fer, où il mendie.
Quand les ouvriers découpent les navires au chalumeau, sans masques respiratoires ou d’autres équipements de protection recommandés pour un tel travail, ils peuvent inhaler des substances extrêmement toxiques. Tanvir, 50 ans, qui travaille comme découpeur, a déclaré : « Quand nous faisons le découpage, la fumée nous cause des problèmes respiratoires comme de la toux et des difficultés à respirer. On ne nous donne pas de masques, donc nous essayons d’utiliser nos propres vêtements en guise de masques, mais la fumée pénètre quand même ».
Les ouvriers ont précisé qu’on leur accordait rarement de pauses ou d’espace pour se reposer en sécurité, bien qu’ils travaillent six jours par semaine par tranches de 8 à 12 heures. Ariful, 28 ans, a affirmé qu’ils étaient même réprimandés pour s’être reposés : « Si le contremaître ou les autorités du chantier nous trouvent assis ou en train de nous reposer, ils nous réprimandent », a-t-il dit.
« Les ouvriers n’ont pas de contrats écrits », a expliqué Rashed, un ouvrier et activiste des droits du travail. « Cela veut dire que les employeurs peuvent refuser de verser les salaires. Ils ne payent pas le salaire minimum fixé par le gouvernement. Ils nous payent selon leur bon vouloir ».
« Certaines compagnies prennent la signature des ouvriers, mais seulement pour des raisons officielles », a précisé Asok, 27 ans. « Mais en réalité, ces ‘contrats’ ne sont pas donnés aux ouvriers. Parfois, nous signons un contrat sur papier mais aussi parfois c’est juste une feuille de papier blanc ».
« Nous n’avons pas un syndicat qui peut se battre pour nos droits », a déclaré Syed, 22 ans. « Personne ne s’occupe de nous défendre ou de défendre nos droits ». Kamrul, 39 ans, a dit : « Si les ouvriers élèvent la voix, ils perdent leur emploi ».
« Si la compagnie découvre que je vous ai parlé, je subirai des représailles et je pourrais perdre mon emploi », nous a déclaré Ahmed, 26 ans. « Mais ce que je vous dis est vrai. Je ne sais pas si les compagnies propriétaires des chantiers de casse de navires nous considèreront jamais comme des êtres humains et nous fourniront des équipements de sécurité ».
« La vie des ouvriers des chantiers de casse de navires est toujours cachée, sur les chantiers et en dehors, à cause des pressions des propriétaires », a déclaré Sohel, 28 ans. « Si nous parlons ou si nous élevons la voix, nous perdrons notre emploi ».
Asok, 45 ans, qui travaille dans la casse de navires depuis l’âge de 10 ans, a affirmé que ces dernières années, les propriétaires des chantiers ont créé des entrepôts pour les déchets, mais qu’ils « rejettent ces déchets dans la mer ». Aijaz, 25 ans, a indiqué qu’il était pêcheur mais qu’il a commencé à travailler dans la casse de navires parce qu’il avait perdu ses moyens d’existence : « L’eau est polluée par le bateau quand ils y déversent le carburant et les produits chimiques qui sont toxiques pour la flore marine et pour les poissons. Les pêcheurs ne trouvent plus de poisson comme ils en trouvaient avant. Il y a une pénurie de poisson dans les zones côtières ici ».
« L’eau de mer est polluée par les navires et cela l’empoisonne, donc les pêcheurs ne trouvent plus de poissons », a déclaré Masum, 44 ans, qui a commencé à vendre du poisson après avoir été blessé sur les chantiers de casse de navires. « Les poissons meurent ».
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