(Genève) – Le procès qui s’ouvrira en Suisse le 8 janvier 2024, pour des crimes graves commis en Gambie, représente une avancée significative pour délivrer la justice aux victimes de graves abus, ont déclaré aujourd’hui des groupes gambiens et internationaux participant à la campagne Jammeh2Justice.
L’ancien ministre gambien de l’Intérieur Ousman Sonko est inculpé de crimes contre l’humanité liés à des actes de torture, enlèvement, violence sexuelle et exécution extrajudiciaire entre 2000 et 2016, lorsque le président Yahya Jammeh était au pouvoir. La présidence de Jammeh, qui a duré 22 ans, a été marquée par des violations systématiques et généralisées des droits humains, avec entre autres des arrestations arbitraires, des tortures, y compris par les violences sexuelles, les exécutions extrajudiciaires et les disparitions forcées de personnes opposées réellement ou supposément à son régime.
« Le procès d’Ousman Sonko est une nouvelle avancée majeure de la quête de justice pour les victimes des crimes brutaux commis sous le régime de Jammeh et leurs familles », a déclaré Sirra Ndow, coordonnatrice de la campagne Jammeh2Justice. « L’affaire Sonko devrait renforcer les efforts accomplis au sein de la Gambie pour juger les crimes de l’ère Jammeh, afin que leurs auteurs répondent des actes atroces qu’ils ont commis. »
Sonko avait été arrêté à Berne, en Suisse, le 26 janvier 2017, au lendemain de la plainte déposée au pénal contre lui par TRIAL International. Le Ministère public de la Confédération suisse avait déposé un acte d’accusation contre Sonko devant le Tribunal pénal fédéral le 17 avril 2023. Le procès, qui se déroule dans la ville de Bellinzona, devrait durer environ trois semaines.
Ce procès est possible parce que le droit suisse reconnaît la compétence universelle pour certains crimes internationaux graves, ce qui permet de lancer des poursuites judiciaires concernant ces crimes, quel que soit l’endroit où ils ont été commis, la nationalité des suspects ou celle des victimes. Des organisations non gouvernementales suisses, d’anciens procureurs fédéraux et des membres du parlement, entre autres, avaient déjà critiqué par le passé les autorités judiciaires suisses pour leur retard en matière de compétence universelle, par rapport à d’autres pays européens, alors que le pays disposait d’une législation solide lui permettant de juger les crimes graves.
« Avec le procès de Sonko, la Suisse semble enfin accélérer le mouvement en ce qui concerne le jugement des atrocités commises à l’étranger », a estimé Philip Grant, directeur exécutif à TRIAL International, qui soutient les plaignants de cette affaire. « Sonko est le responsable du plus haut niveau qui ait jamais été jugé grâce au principe de la compétence universelle en Europe. »
Sonko est en effet la seconde personne à être jugée en Suisse par un tribunal non militaire pour des crimes graves commis à l’étranger, la seconde personne à être jugée en Europe pour des crimes commis en Gambie et le responsable du niveau le plus élevé jamais jugé en Europe grâce à la compétence universelle. Des activistes et des survivants gambiens, ainsi que des acteurs internationaux de la défense des victimes, assisteront à l’ouverture du procès à Bellinzona et sont disponibles pour fournir des commentaires à ce sujet. La première affaire ayant jugé des crimes commis en Gambie s’est tenue en Allemagne à l’encontre de Bai Lowe, ancien membre de l’unité paramilitaire dite des « Junglers », que Jammeh avait créée. Lowe a été reconnu coupable et condamné à la prison à vie par un tribunal allemand le 30 novembre 2023, pour deux meurtres et une tentative de meurtre constitutifs de crimes contre l’humanité.
Un défi important sera d’assurer que les Gambiens, aussi bien au sein du tribunal qu’en dehors, puissent avoir accès aux procédures, les suivre et les comprendre, sachant qu’elles auront lieu en allemand. Des survivants, des groupes de victimes et des associations de la société civile se sont efforcées d’assurer que les informations ou les actualités du procès soient diffusées en Gambie afin qu’elles touchent davantage de personnes.
« L’évolution des procédures judiciaires d’une affaire aussi importante devrait être rendue accessible aux Gambiens, victimes ou non, dans la langue qu’ils comprennent, l’anglais, ce qui accroîtra l’intérêt qu’ils portent au procès », a déclaré Fatoumata Sandeng, une plaignante de l’affaire Sonko qui préside la Fondation Solo Sandeng. « Il faut par ailleurs davantage d’efforts de la part du gouvernement pour établir les responsabilités en Gambie. »
Depuis la chute de Jammeh, la Gambie n’a vu aboutir que deux affaires judiciaires pour des crimes commis sous sa présidence. Le 24 décembre 2021, le rapport final de la Commission Vérité, réconciliation et réparations (CVRR) a conclu que Jammeh et 69 de ses subordonnés avaient commis des crimes contre l’humanité et appelé à les juger. Le 25 mai 2022, le gouvernement gambien a accepté les recommandations de la CVRR en vue de l’établissement des responsabilités, mais sans aucun plan d’action.
Le 12 mai 2023, le gouvernement a enfin présenté son plan de mise en œuvre détaillé, appelant à la création d’un Bureau de procureur spécial pour compléter les enquêtes initiées par la CVRR et constituer des dossiers pouvant passer en jugement. Un tribunal hybride formé par la Gambie et la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) serait créé pour juger les infractions les plus graves. La Gambie et la CEDEAO ont créé un comité technique conjoint pour mettre en place le tribunal hybride.
« Le gouvernement gambien et la CEDEAO devraient créer sans tarder le tribunal hybride », a déclaré Elise Keppler, directrice adjointe de la division Justice internationale à Human Rights Watch. « Les victimes et le public gambien ont déjà trop attendu l’opportunité de voir la justice rendue. »
Les groupes impliqués dans la campagne Jammeh2Justice sont notamment les suivants : Africa Center for International Law and Accountability (ACILA), Amnesty International Ghana, Center for Justice and Accountability, Commission internationale de juristes, Commonwealth Human Rights Initiative (CHRI), Fondation des médias pour l'Afrique de l’Ouest (MFWA), Fondation Solo Sandeng, Gambia Center for Victims of Human Rights Violations, Ghana Center for Democratic Development (CDD-GHANA), Human Rights Advocacy Center, Human Rights Watch, Institute for Human Rights and Development in Africa (IHRDA), POS Foundation, Réseau africain contre les exécutions extrajudiciaires et les disparitions forcées (ANEKED), Right 2 Know Gambia, The Toufah Foundation, TRIAL International et Women's Association for Victims’ Empowerment (WAVE).